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Louisiana Anthology

Joseph Dunn.
“Un demi-cercle de fauteuils roulants couronnés d’argent.”

© Joseph Dunn.
Used by permission.
All rights reserved.

J’ai croisé le curé à l’entrée. Il venait de terminer la Messe et avait déjà ôté son chasuble. Il marchait vite, ce petit homme rondelet, la quarantaine ou cinquantaine déjà bien derr!ère lui, pressé de partir ailleurs.

L’une des concierges des lieux, jeune, souriante, m’aborde pour demander if I’m looking for someone.

– Yes, lui dis-je, Marie Cecile.

– Oh, you’re here to speak French. She’s right over there in the corner.

Marie Cecile est bien là, au coin de la pièce. Je ne la connais que sur internet, mais elle m’embrasse quand-même et continue à parler avec une dame dont je n’arrive vraiment pas à deviner l’âge… a-t-elle 80-90-même-100 ans ?

Impossible à savoir. Elle est assise sur le siège de son déambulateur à roulettes, ses yeux, vifs, derrière les verres épais de ses lunettes.

– J’vas rentrer back dans ma chambre. J’ai tombée et je me suis fait mal à la hanche. C’est pas cassée, mais j’suis lasse après la Messe.

Marie Cecile me présente, dit à la dame qui je suis venu d’en Ville pour parler français.

– Merci. C’est plaisant d’vous’rencontrer.

Elle me serre la main et l’infirmière arrive pour la ramener chez elle. Dans sa chambre.

Les autres sont déjà installées de l’autre bout de la salle. Marie Cecile s’asseoit derrière une table, fait encore office de maîtresse d’école, comme elle l’a toujours fait, ses écolières devant elle

un demi-cercle de fauteuils roulants couronnés d’argent.

Jennie
Anna-Mae
éva
Cécile
Rosa-Mae
Nessie
et d’autres dont ça me fend le coeur d’avoir oublié leur prénom

muettes
têtes baissées

– BONJOUR ! Vous-autres est parées pour parler français ?

– OUI !

Elles répondent en choeur, levant comme dans une chorégraphie d’un seul coup les yeux vers elle.

Marie Cecile parle fort. Il le faut. Presque crier. Elles ont du mal à entendre, spécialement parce que leurs oreilles ne sont plus très habituées à cette langue qui les habite depuis toutes leurs vies.

Je tire une chaise à côté du fauteuil de Jennie. Elle est petite, ses cheveux coupés courts. Je ne peux m’empêcher de remarquer que son prénom et nom de famille sont marqués en feutre noir sur ses bas nylons, juste au niveau de la cheville.

Est-ce pour éviter à ce que l’on les lui vole ou pour que l’on se souvienne de comment elle s’appelle ? Je lui dis dans ma tête, “Tracasse-toi pas, Jennie… je viens tout juste de te rencontrer, mais je ne vais jamais t’oublier.”

Marie Cecile me présente à l’assemblée, leur dit que je suis venu d’en ville pour parler français. Je prends la parole et leur pose une question :

– C’est en quelle année que vous-autres a voté pour la première fois ?

Ma voisine Jennie répond qu’elle est née en mil-neuf-cent…. she can’t remember how to say it in French mais elle a quatre-vingts-treize-ans. Je dis que je suis pas bon pour faire le calcul dans ma tête et je sors mon téléphone de ma poche pour soustraire.

– Tu es énée en mil-neuf-cent-vingt-trois.

Cela me met mal à l’aise de les tutoyer, mais j’emprunte leur accent, je fais exprès de m’adapter pour me rapprocher dans leur parler à elles.

– J’ai voté pour Roosevelt en 1941. Il était un bon président.

C’est Rosa-Mae qui répond à Marie Cecile qu’elle avait travaillé dans les champs à couper la canne. On se demande quel est le mot spécifique pour le couteau à couper la canne mais on se souvient pas et on continue parce que

Jennie était telephone operator and that’s how she made a living and Marie Cecile lui rappelle qu’on est là pour parler français but oh she forgot et

– J’aime ça parler français

– Moi aussi. Dans c’temps-là, t’avais les différents câbles à brancher et à débrancher pour les appels ?

– Ah, ouais.

– Et des fois t’écoutais ce que le monde disait dessus les lignes ?

– Ah, ouais (elle me fait un clin d’oeil).

– T’as entendu des secrets, hein ? Quel est le meilleur secret ?

– I can’t tell you. Eusses nous a fait jurer de ne jamais rien dire. On pouvait pas !

– Mais, c’était il y a bien, bien longtemps. Asteur, tu peux pas m’dire ?

– Non, non, non. J’peux pas. J’vas pas te dire.

Elle me fait un autre petit clin d’oeil et je brûle de savoir quel est ce secret qu’elle refuse de divulguer même après toutes ces années.

Marie Cecile demande si quelqu’un connait les paroles d’un ancien chant d’église. Nessie qui somnole en arrière du cercle s’ouvre comme une fleur sous le soleil et joint sa voix à celle de Marie Cecile qui ouvre grand les yeux, ferme la bouche et écoute la vieille dame enchaîner les paroles… c’est la première fois que Marie-Cecile rencontre quelqu’un qui se souvient de la chanson.

C’est l’heure de partir. Tout le monde me serre la main, me dit que c’était plaisant de m’rencontrer et je pose une dernière question à éva, qui n’a pas beaucoup dit pendant toute la séance

– Quel âge est-ce que t’as ?

– SACREMENT VIEILLE ! M’rappelle p’us ! Faudrait ’oir ça dessus le papier !

tout le monde rit

Jennie
Anna-Mae
éva
Cécile
Rosa-Mae
Nessie
et d’autres dont ça me fend le coeur d’avoir oublié leur prénom
Marie Cecile et
Moi

qui étais venu d’en Ville pour parler français.



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Source

Dunn, Joseph. “Un demi-cercle de fauteuils roulants couronnés d’argent.” Francolouisianais. 29 September 2016. Web. 12 Apr. 2017. <https:// franco louisianais. wordpress. com/ 2016/09/29/ un-demi-cercle-de-fauteuils-roulants-couronnes-dargent/>. © Joseph Dunn. Used by permission. All rights reserved.


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