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Full text of "Etude Sur La Langue Créole En Louisiane"

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LIBRARY 

OF 

PRINCETON UNIVERSITY 




He/cc.'.e.ï' 


ETUDE 

SUE LÀ 

LANGUE CRÉOLE EN LOUISIANE. 


Beportons-nous, par la pensée, au temps de la 
;raite des noirs ; assistons au débarquement de ces 
esclaves, qui vont être employés les uns aux travaux 
les champs, les autres à ceux du foyer domestique, 
es voici en contact avec une autre race, dans un 
îilieu tout différent de celui où ils sont nés et où ils 
^nt grandi. Ils ne savent ni lire ni écrire ; ils parlent 
Une langue qu’ils ont apprise d’instinct. Les mots 
jont pour eux simplement des sons ; chaque son arri¬ 
vant à leur cerveau, par l’intermédiaire de l’oreille, y 
eint une image à laquelle se rattache une suite de 
ensées. 

Il nous est assez difficile, à nous hommes civilisés, 
habitués dès notre enfance à lire et à écrire, de nous 
lettre à la place d’êtres humains pour qui les carac- 
ères de l’écriture sont comme s’ils n’existaient pas, 

E t pour qui le langage est une sorte de musique arti- 
ulée. C’est cependant ce qu’il faut faire, si nous 
oulons comprendre comment le nègre inculte, mis 
n présence du blanc, devine d’abord, en l’entendant 
>arler, ce qu’il veut de lui, et comment ensuite il 
Dm pose, avec la langue de son maître, une langue à 
on usage personnel. 

Le nègre introduit en Louisiane a formé, avec le 
inçais que parlaient ses maîtres, un patois qui se 

I arle encore dans la partie franco-louisianaise (’é 
otre population. Le maître, pour être compris de 
esclave, parla lui aussi le langage inventé par celui- 


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— 2 — 


ci; l’enfant blanc, confié aux soins de la négresse, 
apprit à parler comme sa gardienne. Tous les petits 
blancs d’origine française, en Louisiane, ont parlé ce 
patois concurremment avec le français; il y en a 
même parmi nous qui ont fait usage exclusivement 
du dialecte des nègres, jusqu’à l’âge de dix ou douze 
ans ; je suis un dé ceux-là : je me souviens de la ré¬ 
compense qui me fut accordée, le jour où je m’enga¬ 
geai envers mes parents à ne leur parler désormais 
que le français. 

Le patois des nègres, le créole, comme on dit, est 
encore très répandu en Louisiane; il y a tout un 
quartier de la Nouvelle-Orléans où l’on s’en sert, 
dans l’intimité, en s’adressant aux domestiques et 
aux enfants. Du reste, quiconque parle ici le créole 
sait aussi s’exprimer en bon français ; il n’est pas de 
petit nègre ou de petite négresse, dans les rues les 
plus retirées, qui ne se fasse un point d’honneur, si 
vous l’interrogez en français, de vous répondre dans 
le langage que vous lui parlez. 

Il m’a semblé intéressant d’étudier le créole dans 
sa formation grammaticale. Il y a là, si je ne me 
trompe, au point de vue de la psychologie et de la 
philologie, de curieuses recherches à faire. Il y a 
d’abord un fait important à constater; c’est la rapi¬ 
dité avec laquelle le nègre, importé en Louisiane, 
oublie sa langue natale. Il y a pour cela deux rai¬ 
sons; la première, c’est que l’esclave pour com¬ 
prendre son maître et pour en être compris, est obligé 
de se faire le plus tôt possible au langage dont celui- 
ci se sert ; la seconde, c’est que son idiome africain i 
n’étant pas une langue écrite, il n’a pas, pour con- i 
server la tradition, la ressource du livre. Une langue ' 
dans laquelle on ne lit ni n’écrit, s'altère et s’oublie 
rapidement. Nous avons, en ce moment même, un 
exemple frappant de ce fait, dans ce qui se passe chez 
nos franco-louisianais, qui, ne lisant et n’écrivant | 
plus le français, se contentent de le parler; il est fa- | 


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elle de prévoir, à la difficulté qu’ils éprouvent à s’é¬ 
noncer, que bientôt ils ne sauront même plus le parler. 
Quant à l’Africain, son langage indigène a si bien 
disparu qu’il n’en reste plus de trace; à peine pour¬ 
rait-on, en cherchant bien dans le patois créole, trou¬ 
ver six ou huit mots d’origine africaine. 

Il va sans dire qu’il n’y a pas d’orthographe dans 
la langue créole ; il n’y a que des sons. En nous ap¬ 
pliquant à rendre ces sons, nous emploierons aussi 
peu de lettres que possible, laissant entièrement de 
côté toute considération d’étymologie. 

C’est certainement chose curieuse que d’assister 
aux opérations intellectuelles, par lesquelles le sau¬ 
vage de la côte d’Afrique, transporté sur un autre 
continent, se compose une grammaire avec les mots 
étrangers qui frappent son oreille. Nous nous ser¬ 
vons à dessein du mot grammaire ; oui, le nègre s’en 
est fait une; les mots qu’il entendait sortir de la 
bouche des blancs, se sont combinés dans son cerveau 
de manière à y créer toutes les parties du discours 
nécessaires à l’expression de sa pensée. En premier 
lieu, il compose son verbe. Pour son présent de l’in¬ 
dicatif, quand celui-ci indique une manière d’être 
fixe, il se sert du pronom et de l’adjectif qui qualifie 
la manière d’être. Ainsi, pour exprimer l’état du 
contentement, il dit : Mo contan , je suis content, pour 
moi être content ; il supprime l’infinitif. 

A proprement parler, il n’existe qu’un verbe, le 
verbe substantif être ; les autres ne sont que des at¬ 
tributs. Par exemple, quand nous disons: Je lis; 
c’est comme si nous disions : Je suis lisant. Ce parti¬ 
cipe présent lisant est en réalité un adjectif ; cela est 
si vrai qu’en latin il se décline legens , legentis, legen- 
tem , comme les adjectifs de la troisième déclinaison 
sapiens , sapientis , sapientem . 

Le présent de l’indicatif annonce ’que l’action ex¬ 
primée par le verbe, est en train de se faire. Vous 
vous présentez à la porte d’une maison,.et vous dites 


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— 4 — 


à la négresse qui vient vous ouvrir que vous désirez 
parler à son maître; elle vous répond qu’il dîne, 
c’est-à-dire qu’il est dînant: pour faire son participe 
présent, elle prend le pronom lui qu’elle prononce li, 
elle le met devant la préposition après, apé; de ces 
deux mots elle en fait un, lapé, qu’elle fait suivre de 
l’infinitif dîner, lapé dinin , il est après dîner. 

Cette préposition après, apé , joue un grand rôle 
dans le dialecte créole. Autrefois, en France, on 
l’employait dans le sens que lui donnent nos nègres ; 
être après faire quelque chose , est même une locution 
qu’on retrouve encore, croyons-nous, dans le Lan¬ 
guedoc. Il est probable que les colons de la Loui¬ 
siane, au dix-huitième siècle et au commencement 
du dix-neuvième, en faisaient usage. 

Ainsi, pour exprimer une manière d’être actuelle, 
on emploie en créole le mot qui caractérise cette ma¬ 
nière d’être et on le fait précéder du pronom : 

. Mo Je suis | 

To Tu es 5- malade , 

Li II est ) 

Nou Nous sommes ) 

Vou Vous êtes S- malades . 

Yé Ils sont ) 


Pour rendre une action en voie d’accomplissement, 
on a recours au pronom joint à la préposition apé 
que l’on fait suivre de l’infinitif, moi après, mo apé , 
lequel mo apé se contracte en mapé, De même to apé 
se contracte en tapé; li apé en lapé; nou apé en napé; 
vou apé en vapé ; yé apé en y apé : 

Mapé 


Tapé 
Lapé 
Napé 
Yapé 
Yapé 
Je suis 
Tu es 
Il est • 

Nous sommes 
Vous êtes 
Ils font 


dinin. 


après dîner. 


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Comme on le voit, des pronoms moi, toi , lui , nous 
vous , ils ou eu# (tyé), 11 ne reste plus, dans le créole, 
par suite de la contraction, que la lettre initiale, ou 
plutôt le son initial que cette première lettre repré¬ 
sente ; car, encore une fois, rappelons-nous que le 
dialecte dont il s’agit ici, sort de la bouche de gens 
pour qui les lettres n’existent pas. 

Quand le blanc parle de choses qui se rapportent 
à ün temps écoulé, le son tè est celui qui frappe le 
plus souvent l’oreille de l’Africain : j'étais, tu étais , il 
était , ils étaient Le nègre saisit ce son té; pour lui il 
figure le passé. L’accolant aux pronoms, il forme 
son imparfait de l’indicatif du verbe être : 

Moté J’étais 

Toté Tu étais 

Lité II était 

Nouté Nous étions 
Voûté Vous étiez 

Yété Ils étaient. 

On voit déjà comment dans l’esprit du nègre réduit 
aux seules ressources de l’audition, la langue raffinée 
de l’homme civilisé tend à se simplifier. 

Pour son parfait, il emploie l’infinitif précédé du 
nom ou du pronom ; exemple : “ La nuit vint, il soupa ; 
la nouite vini, li soupé .” Commet ce soupé s’appli¬ 
quent aux trois personnes du singulier et du pluriel ; ils 
restent invariables. Cela est logigue. En effet, dès 
que l’on a des pronoms pour signifier à quelle per¬ 
sonne du singulier ou du pluriel est le verbe, pour 
quoi faire varier la terminaison de celui-ci ? Dans le 
latin le pronom étant supprimé, on comprend la né¬ 
cessité de changer le son selon la personne qui ac¬ 
complit l’action indiquée par le verbe; ainsi, dans 
amo, amas, amamus, amatis, o est le son qui appar¬ 
tient à la première personne du singulier, as à la se¬ 
conde, us à la première personne du pluriel, is à la 
deuxième. Mais en français, le pronom suffisant pour 
indiquer à quelle personne est le verbe, c’est faire en 


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— 6 — 


quelque sorte un pléonasme que de faire varier la ter¬ 
minaison de ce verbe. 

Le nègre entend dire au blanc qui attend quel¬ 
qu’un : “ Il va venir ” ; aussitôt il s’empare de ce son 
va, pour en faire le signe du futur. Pour dire, par 
exemple, que ce gros bateau à vapeur ne pourra pas 
descendre, quand l’eau sera basse, il s’exprime ainsi : 
“Gro stimbotte-lapa capab décende can lo va basse.” 
A ce son va il accole l’infinitif du verbe, pour déter¬ 
miner de quelle espèce est l’action qui sera faite, et 
le pronom indique à quelle personne est le sujet. 
Ainsi, va chanté annonce qu’on chantera. Qui chan¬ 
tera ? le pronom répond à cette question : 

Mo 1 

To 

Nou va chanté. 

You 

Yé J 

Telle est la forme primitive du futur créole; il ne 
tarde pas à subir deux changements. D’abord, le son 
va s’agglutine au pronom, et l’on a mova, tova, liva 9 
nouva, vouva, yéva chanté ; ensuite, par une contrac¬ 
tion dans laquelle les sons ov, iv, ouv, év , disparais¬ 
sent, la lettre initiale du pronom s’unit au son radical 
a et nous avons: 

Ma 1 

Ta 

^ chanté. 

Va 

Ya 

La condensation ne s’arrête pas là ; dans certaines 
circonstances la consonne s’évanouit de na, va et ya; 
la voyelle a reste seule pour représenter le futur. 
Voulons-nous dire en créole que le temps est beau 
aujourd’hui, et que les oiseaux chanteront plus 
qu’hier? nous parlerons de la façon suivante : “Tanbel 
zoi'di , zozo a chantéplice pacé 1er .” Dans un conte, dont 
nous parlerons plus tard, Mlle Calinda dit à M. 


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— 7 — 


la ter* 


l qnel- 
ce son 
re, par 
ra pas 
> ainsi: 

détei- 
lite, et 
sujet, 
clian- 


il ne 
e son 
, liva, 
atrac- 
irais- 
dical 


aines 

fc ya; 

futur. 

beau 

plus 

mbel 

dont 

à M. 


Chevreuil et à M. Tortue : “ Vous tirerez une course de 
quarante arpents.” Çomme elle parle créole, elle 
s’exprime ainsi : “ Ouzote (vous autres) a galopé (galo¬ 
perez) dice foi cate narpan.” 

Yéva et vouva se réduisant à la simple voyelle a, 
cela peut paraître extraordinaire ; mais les diminu¬ 
tions de ce genre ne sont pas rares dans l’histoire des 
langues, surtout quand un mot passe d’une langue 
dans une autre. Dans le latin nous voyons l’impéra¬ 
tif ito, va, se contracter en i. Un mot grec de quatre 
syllabes, episcopos , évêque, se rapetisse à mesure 
qu’il marche vers le Nord ; arrivé en Scandinavie, il 
est réduit à l’état de monosyllabe, ops. 

En créole, pour l’impératif on se sert de l’inûnitif 
précédé du nom ou du pronom : “ Que Jules vienne 
avec vous, Jule viniavé vou ; viens demain, to vini 
ditnin .” 

L’infinitif employé comme impératif n’appartient 
pas exclusivement au créole ; on le rencontre dans la 
langue grecque, les poèmes d’Homère en offrent de 
fréquents exemples. Nous-mêmes, en français, nous 
donnons des ordres au moyen de l’infinitif; les mé¬ 
decins emploient volontiers, dans leurs ordonnances, 
cette forme de langage. 

La première personne du pluriel à l’impératif 
créole, offre une particularité assez curieuse. Ici, le 
nègre appelle à son secours l’impératif du verbe aller, 
qu’il prononce anon; “Traversons cette rue, anon 
traversé larue cila.” Il eût été bien embarrassé s’il 
lui avait fallu dire à l’impératif buvons, dormons , cou¬ 
sons ; il échappe à la difficulté grâce à son invariable 
anon qu’il je int à l’infinitif, anon boi, buvons ; anon 
dromi, dormons ; anon coude , cousons. 

Comme on peut le voir déjà, pour cet Africain in¬ 
culte, que l’on peut comparer à un grand enfant 
obligé d’apprendre oralement une langue étrangère, 
l’infinitif est l’ancre de salut ; il y revient toujours. 
Nous allons le voir s’y cramponner encore pour fa- 


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— 8 — 


briquer son conditionnel. Souvent son oreille est 
frappée d’un certain son, qu^nd son maitre parle 
d’une chose qui serait ou se ferait moyennant une con¬ 
dition : il lui entend dire que s’il avait plu davantage, 
la canne à sucre serait plus avancée ; que s’il fai¬ 
sait beau, il chasserait Ce son srè étant pour lui 
le signe du conditionnel, il s’en empare ; il le met entre 
le nom ou le pronom et l’infinitif, et cette combinai¬ 
son ingénieuse va lui suffire pour exprimer sa pensée, 
dans les circonstances où l’accomplissement d’un fait 
dépend de l’existence d’un autre fait. Pour dire qu’il 
fumerait s’il avait du tabac, il parlera ainsi: Mo sré 
fumin si mo sré gagnin taha .” Veut-il faire entendre 
que s’il faisait plus froid, les bécassines seraient déjà 
arrivées ? Il dira : “ Si sré fé pli frette, bécassine sré 
dija rivé .” 

Le conditionnel passé marque qu’une chose aurait 
été faite dans un temps passé, si la condition dont elle 
dépend avait été remplie. Ceci est passablement 
compliqué, et l’on se demande si cette fois le nègre, 
qui ne sait seulement pas ce que c’est qu’un verbe, 
pourra se tirer d’affaire. Il y parvient néanmoins. 
Pour cela il combine le son qui représente le passé, 
té, avec celui qui représente le conditionnel, sré . Il 
veut nous apprendre qu’hier il serait allé à la chasse, 
s’il n’avait pas fait si chaud ; il dira : “ Ier mo té sbé 
court à la chache si té sr Épafé si tan cho 

Notre présent de l’indicatif, dans certains cas de 
généralisation, embrasse à la fois les trois temps, le 
passé, le présent, le futur. On demande à quelqu’un 
quels sont ses moyens d’existence, il répond : “ Jq 
coupe du bois ” ; cela veut dire qu’il coupait du bois 
hier, qu’il en coupe aujourd’hui, qu’il en coupera de¬ 
main. Le nègre connaît cette nuance. Vous lui 
adressez la question : “Que faites-vous pour vivre? 
il répond : Mo coupé di boi moi couper du bois. 

Quelquefois le participe présent est précédé de la 
préposition en exprimée ou sous-entendue ; alors on 


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l’appel gérondif . Le gérondif existe dans le créole ; 
mais il se manifeste sous une autre forme qu’en fran¬ 
çais. Ici, comme toujours, le nègre appelle à son 
secours son grand sauveur, l’infinitif, qu’il fait pré¬ 
céder de la préposition après , apé . Il veut dire à un 
enfant qu’en jouant longtemps au soleil il prendra la 
fièvre ; il parle ainsi : Ta pranne la fièvre apé joué Ion - 
tan dan soleil .” 

Le français, en se créolisant, tend à la simplifica¬ 
tion, et acquiert quelquefois une concision qui lui 
donne de la force ou de la grâce. Dans mainte cir¬ 
constance le verbe être ou le verbe avoir disparaît : 
Li vaillan , il est vaillant ; li papeur , il n’a pas peur. 
Les particules négatives surabondent dans le fran¬ 
çais ; c’est un des défauts de la langue. Voyez, dans 
cette petite phrase il n'a pas peur , il y a deux néga¬ 
tions ne et pas , Le créole n’en a qu’une, et il dit en 
trois mots, li pa peur , une chose pour laquelle il faut 
cinq mots en français. Mais la différence sera bien 
plus sensible, si l’on compare les deux phrases sui¬ 
vantes : 

“Je commence à être fatigué; je crois qu’il est 
temps de nous en retourner.” Quatorze mots. 

“ Mo comancé lasse; mo cré tan nou tournin.” 
Huit mots. 

La suppression de la préposition a et de la conjonc¬ 
tion que donne de l’agilité à la phrase créole : “ Je 
vais dire à Madame que vous êtes là ; via lé di Ma¬ 
dame vou la. 1 ’ 


n. 

Il y a de pornbreux points de similitude entre le 
créole et le français primitif. Cela devait être ; de 
même qu’il y a nécessairement entre deux enfants du 
même âge des ressemblances physiologiques et intel¬ 
lectuelles, de même il y a des analogies naturelles 
entre deux langues au sortir du berceau. Le créole 
naît du français comme celui-ci naît du latin. Com- 


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— 10 — 

ment faisait-on dans le français du douzième siècle, 
pour rendre le génitif latin ; par exemple, pour dire 
la fille du roi ,filia regis ? On n’employait pas l’article 
du; on disait simplement la fille le roi . Nous ne par¬ 
lons pas autrement en créole : “ Quelle est cette belle 
maison ? c’est la maison du docteur Clark. Ki bel 
mézon la ? cémézon docter Clark” 

M. Littré, dans son Histoire de la langue française, 
cite ces deux vers du douzième siècle : 

Adelbred out avant un fit 
De la fille cunte Théodriz; 

Adelbred eut auparavant un fils de la fille du comte 
Théodriz. Nous dirions de même en créole, sans l’ar¬ 
ticle du : “ Adelbred divan té gagnin ainfi avéfie conte 
Tèodriz . ” 

Dans le français primitif on voit l’article s’agglu¬ 
tiner au nom et former avec lui un seul mot. u Le 
mot lierre, dit M. Littré, vient du latin hedera au fé¬ 
minin ; il reste féminin en provençal edra , en espa¬ 
gnol yedra , en portugais liera , en italien edera. Edre 
est devenu, dans la langue postérieure, lierre ou hiere 
qui a été conservé dans plusieurs patois ; puis l’ar¬ 
ticle s’y est agglutiné et a formé le lierre ; c’est au 
seizième siècle que l’agglutination s’est faite.” 

Nous faisons donc un pléonasme, quand nous disons 
le lierre; rigoureusement parlant, il faudrait dire 
l’ierre. La même remarque peut s’appliquer aux 
mots luette et lendemain . Autrefois on disait uette 9 
une uette, du latin uva ; endemain, un endemain , du 
latin indè manè. Pour être correct il faudrait donc 
dire Vuette , Vendemain t avec une apostrophe. 

Les agglutinations de l’article et du nom four¬ 
millent dans le créole : ain larue, une rue ; mo labou - 
che , ma bouche. On demande à un nègre si c’est le 
second coup de cloche* ou la seconde cloche qui sonne 
pour le dîner : “ Oui , répond-il, cé segon lacloche . ” 
Une cuisinière demande à sa maîtresse quelle soupe 


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—11 — 


elle veut aujourd’hui, la souos au-bœuf ou la soupe 
aux écrevisses : “ Ki lasoupe vououlé? lasoupe befou 
lasoupe crïbiche ? ” 

L’agglutination, dans certains cas, se fait entre 
l'article au pluriel et le nom au singulier; pour un os 
ou dit ain dézo, pour un œuf ain dézef. On dira en 
parlant au singulier: “ Dézo mo bra apé fé moin mal; 
l'os de mon bras me fait mal. Fou poul té pondi ain 
dézef dan mo jardin, votre poule a pondu un œuf dans 
mon jardin.” 

En passant d’une langue à une autre, ou d’un idiome 
à son patois, un mot change la place d’une de ses 
lettres; le dissyllabe grec nevron, en se latinisant 
fait passer son r du second au premier rang nervus; 
dans le Berry on dit fromi pour fourmi , et dans la 
vallée de l’Epte, en Normandie, flaïbe pour faible. 
Le même fait s’observe dans le créole : Can mo rivé 
li té encore apé dromi, quand j’arrivai il dormait en¬ 
core ; Mamzél apé coude on la garlie, Mademoiselle 
coud sur la galerie. 


III 

Il y a, dans le créole, des locutions qui paraissent 
bizarres; on se demande, par exemple, d’où peut 
venir celle-ci : “Xi parti couri , ” il partit courir, pour 
ü s’en alla. Est-elle sortie spontanément de la bouche 
du nègre? c’est fort possible. En tout cas, on sera 
peut-être surpris de voir que cette façon de parler se 
trouve presque mot pour mot dans Homère. Elle de¬ 
vait être familière aux Grecs du temps de la guerre 
de Troie; on la rencontre fréquemment dans l’Iliade 
et l’Odyssée. Entre autres vers où elle se trouve, 
citons celui-ci : 

Bê dè théein pard te klisias kai nêas ’Achaiôn ; 

Mot à mot : dè donc, bê il partit (il s’en alla), théein 
courir, pard te klisias et vers les tentes, kai nêas et les 
navires, f Achaiôn des Grecs ; il partit courir vers les 


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— la¬ 


tentes et les navires des Grecs. Ce vers se traduit 
admirablement en créole : 

“Li parti covri coté tente é batiman Grecs 

Dans le dialecte louisianais on se sert aussi du datif 
pour exprimer la possession : ziés à moin t mes yeux; 
tchor à li, son cœur. Nous devons cette manière de 
parler aux émigrés de St-Domingue. Ce datif mar¬ 
quant la possession est souvent usité par Homère. 
Thétis, en parlant à Achille, ne dit pas mon enfant , 
mais enfant à moi , * à moi têknon émàn , ô mon enfant à 
moi , comme une négresse dirait ô cher piti à moin. 
Quand Homère nous montre Junon emportée par la 
colère, il ne dit pas que la déesse ne put retenir sa 
colère , mais bien que le cœur à Junon ne retint pas la 
colère , ‘Ère ouk ’ékade sthêthos chôlon; en créole 
tchor à Jïnon pa tchombo colère. 

Le parler créole suffit aux besoins ordinaires de la 
vie; il se prête au récit, il excelle dans le conte. On 
traduirait facilement en langage nègre des passages 
entiers de l’Iliade et de l’Odyssée. Cela n’a rien de 
surprenant. Comme on a pu le voir d’après le peu qui 
a été dit plus haut, le créole et le français primitif se 
ressemblent; or, M. Littré a prouvé, par un exemple 
célèbre dans les annales de la philologie, que la 
vieille langue de France était la meilleure pour repro¬ 
duire le vieux poète grec. On mettrait en créole, avec 
une facilité encore plus grande, les fables de La Fon¬ 
taine; cela même a été fait, je crois, pour un certain 
nombre d’entre elles, en créole de St-Domingue ou 
de la Martinique. La simplicité du récit, dans ces 
petits poèmes, et la naïveté du style, s’adapteraient 
heureusement à notre dialecte, qui, né d’hier, garde 
encore les caractères propres à l’enfance. 

Dès que la pensée s’élève dans la sphère de l’abs¬ 
traction, le parler créole ne peut plus la suivre ; on 
dirait que la présence de la métaphysique le frappe 
subitement de paralysie. 


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— 13 — 


Il y a une différence sensible entre le langage créole 
de la campagne et celui de la ville ; ce dernier se 
rapproche davantage du français, surtout quand la 
personne qui le parle sait lire et écrire. Le créole des 
champs est plus naïf; il a gardé la couleur primitive; 
c’est à lui que nous demanderons un modèle, en finis¬ 
sant, pour justifier ce que nous avons dit au cours de 
cette étude. 

La lettre r disparaît souvent dans le créole ; on a 
pou à la place de pour, * apé pour après, di pour dire, 
cate pour quatre, etc. Le son de Vu est remplacé par 
celui de Pi ; on a torti pour tortue, jige pour juge. Le 
pronom personnel tu a disparu entièrement, il est 
remplacé par to et toi. Ces remarques ne doivent pas 
nous étonner; on sait quelle peine la langue de l’en¬ 
fant éprouve souvent à exécuter le roulement qu’exige 
la lettre r; il y a des peuplades qui ne le prononcent 
pas ; la tribu de nos Chactas lui substitue la lettre l. 
Quant à Pu, dont le son nous paraît si simple, à nous 
qui parlons le français, vous savez quel temps il faut 
aux Anglais et aux Italiens pour s’en rendre maîtres. 
Le son ou paraît plus naturel que u ; les Africains 
prononcent la nuit la nouite , tout de suite tou souite. 
Le son eu se rapprochant d’u, il le change en air ; il 
dit lonair pour l’honneur. Le j et le g dans les mots 
©n ja, jou , gé , le gênent, il les transforme en z; il 
dira zalon pour jalon, touzou pour toujours, marné 
pour mangé. Le pronom personnel je n’existe pas 
pour lui, il le remplace par mo. Quand un mot lui pa¬ 
raît trop long, il l’ampute sans façon ; d’embarrassé 
il fait baracé , d’appelé pélé, d’oublié blié. 

Nous allons maintenant donner un conte nègre. Il 
ne reproduit pas seulement, avec fidélité, le langage 
créole, il donne aussi une idée du genre d’esprit qui 
caractérise l’Africain. Il s’agit du mariage de Mlle 
Calinda. Courtisée par compère Chevreuil. et com¬ 
père Tortue, elle hésite ; elle ne sait auquel donner la 
préférence : compère Chevreuil est plus vaillant, mais 


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compère Tortue a si bon cœurl Enfin elle déclare 
qu’elle prendra pour mari' oelui qui sera vainqueur 
à la course. Compère Tortue ne se déconcerte pas ; 
il se rappelle que, dans un combat de vitesse, son 
grand-père l’emporta sur compère Lapin. Il va donc 
consulter un vieux crocodile, qui était si malin qu’on 
l’avait surnommé l’avocat. Le oonseil que donne le 
vieux crocodile, prouve combien il est passé maître 
dans l’art de tirer les gens d’embarras. C’est là que 
l’on voit l’intention du conteur; sous un air de grosse 
bonhomie il raille avec finesse l’habileté inventive 
de Messieurs les avocats. Grâce à l’ingénieux avis du 
vieux crocodile, compère Tortue épouse Mile Calinda. 

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CONTE NÈGRE* 
Mabiagb Mlle Calinda. 


Dan tan lé zote toi, compair Chivreil avê compair 
'orti té tou lé dé apé fê lamou à Mamzel Calinda. 
Mamzel Calinda té linmin mié compair Chivreil» 
ofair li pii valan ; mé li té linmin compair Torti ou- 
ite, li si tan gagnin bon tchor! 

Popa Mamzel Calinda di il : 

“ Mo fie, li tan to maïé ; fo to soizi cila to oulé.” 
Landimin, compair Chivreil avé compair Torti rivé 
>u yé dé coté Mamzel Calinda. 

Mamzel Calinda qui té zonglé tou la nouite, di yé : 

“ Michié Chivreil avé Michié Torti, mo popa oulé 
10 maïé. Mo pa oulé di aîn dan ouzote non. Ouzote 
galopé ain la course dice foi cate narpan ; cila qui 
3 rti divan, ma maïé avé li. Apé dimin dimance, 
uzote a galopé.” 

Yé parti couri, compair Chivreil so tchor contan ; 
ompair Torti apé zonglé li-minme : 

“ Dan tan pacé, mo gran popa bâte compair Lapin 
ou galopé. Pa conin coman ma fé pou bâte com- 
air Chivreil.” 

Dan tan cila, navé ain vié, vié cocodri ki té gagnin 
lice pacé cincante di zan. Li té si malin, yé té pélé li 
ompair Zavoca. 

La nouite vini, compair Torti couri trouvé compair 
lavoca, é conté li coman li baracé pou so lacourse. 
lompair Zavoca di compair Torti : 

“ Mo ben oulé idé toi, mo gaçon ; nou proce minme 
amie ; la tair avé do lo minme kichoge pou nizote. 
la zonglé zafair cila. To vini dimin bon matin ; ma 
i toi ki pou fé.” 

Compair Torti couri coucé ; mé li pas dromi bou- 
ou, li té si tan tracassé. Bon matin li parti couri coté 
ompair Zavoca. 


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Compaîr Zavoca dija diboute apé bol so café. 

“ Bouzou, Michié Zavoca. ” 

“ Bouzou, mo gaçon. Zafair cila donne moin boucou 
traça ; min mo cré ta bâte eompair Chivreil, si to fé 
mékié ma di toi. 

“ Vouzote apranne jige jordi pou misiré chimin au 
ra bayou ; chac cate narpan raété zalon. Oompair Chi- 
vreii a galopé on la té ; toi, ta galopé dans dolo. To 
ben compranne ça mo di toi ? 

“O oui, eompair Zavoca, mo ben coûté tou ça vapé 
di. 

“ A soua, can la nouite vini, ta couri pranne nef 
dan to zarni, é ta caché aine dan zerb au ra chakène 
zalon yé. Toi, ta couri caché au ra la mison Mamzel 
Calinda. To ben compranne ça mo di toi ? 

“O oui, eompair Zavoca, mo tou compranne mékié 
ça vou di. 

“ Eben ! couri paré pou sové lonair nou nachion.” 

Compair Torti couri coté eompair Chivreil, é ranzé 
tou kichoge compair Zavoca di li. Compair Chivreil 
si tan sire gagnin la course, li di oui tou ça compair 
Torti oulé. Landimin bon matin, tou zabitan semblé 
pou oua gran la course. 

Can lhair rivé, compair Chivreil avé compair Torti 
tou lé dé paré. Jige la crié : “ Go ! ” é yé parti galopé. 

Tan compair Chivreil rivé coté primié zalon, li hélé : 

“ Halo! compair Torti. 

“ Mo la, compair Chivreil.” 

Tan yé rivé dézième zalon, compair Chivreil sifflé : 
" Fioute I ” Compair Torti réponne : “ Croak ! ” 

Troisième zalon bouté, compair Torti tinkàtink 
avé compair Chivreil. 

“Diabeî Torti la galopé pli vite pacé stimbotte; fo 
mo grouyé mo cor.” 

Tan compair Chivreil rivé coté névième zalon, li 
oua compair Torti apé patchiou dan dolo. Li métê 
tou so laforce dihior pou aïen ; avan li rivé coté bite. 


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Il tendé tou moune apé hélé : “ Houra ! houfa t pbd 
compair Torti.” 

Tan li rivé, li oua compair Torti on la garlie apé 
brassé Mamzel Calinda. Ça fé li si tan mal, li sapé 
dan boi. 

Compair Torti maïé avé Mamzel Calinda samedi 
capé vini, é tou moune manzé, boi, Jika yé tchiak. 


Le Mariage de Mlle Calinda. 

i>ans le temps d’autrefois, compère Chevreuil avee 
compère Tortue étaient tous les deux après faire l’a¬ 
mour à Mlle Calinda. 

Mlle Calinda aimait mieux compère Chevreuil, 
comme le plus vaillant; mais elle aimait compère 
Tortue aussi, il avait si tant bon cœur! 

Le père de Mlle Calinda lui dit : 

“ Ma fille, il est temps de te marier ; il faut choisir 
celui que tu veux.” 

Le lendemain, compère Chevreuil avec compère 
Tortue arrivèrent tous les deux près de Mlle Calinda* 

Mlle Calinda qui avait réfléchi toute la nuit, leur 
dit: 

“ M. Chevreuil avec M. Tortue, mon père veut que 
je me marie. Je ne veux pas dire à l’un de vous autres 
non. Vous autres galoperez une course dix fois 
Quatre arpens ; celui-là qui arrivera devant, je me ma¬ 
rierai avec IuL Après-demain dimanche, vous galo¬ 
perez.” 

Ils partirent s’en aller, compère Chevreuil son coeur 
content ; compère Tortue en réfléchissant en lui-même : 

“Dans le temps passé, mon grand-père battit com¬ 
père Lapin au galoper. Je ne sais comment je ferai 
pour battre compère Chevreuil.” 

Dans ce temps-là* il y avait un vieux, vieux crooo* 


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— 18 —î 


dile qui avait plus de cinquante dix ans. 11 était 
si malin qu’on l’appelait compère Avocat. 

La nuit vint ; compère Tortue courut trouver com¬ 
père Avocat, et lui raconta comme il était embarrassé 
pour sa course. Compère Avocat dit à compère Tor¬ 
tue: 

“ Je veux bien t’aider, mon garçon ; nous sommes 
proche même famille ; la terre avec l’eau sont la mê¬ 
me chose pour nous autres. Je réfléchirai sur cette 
affaire-là. Viens demain matin ; je te dirai ce qu’il 
y a à faire.” 

Compère Tortue courut se coucher ; mais il ne dor¬ 
mit pas beaucoup, il était si tant tracassé ! Le matin 
il partit courir du côté de compère Avocat. 

Compère Avocat était déjà debout, après prendre 
son café. 

“ Bonjour, Monsieur Avocat. 

“ Bonjour, mon garçon. Cette affaire là m’a donné 
beaucoup do tracas; mais je crois que tu battras 
compère Chevreuil, si tu fais le métier que je te dirai. 

“ Vous prendrez juge aujourd’hui pour mesurer le 
chemin au ras du bayou; chaque quatre arpens; 
mettez un jalon ; compère Chevreuil galopera sur la 
terre; toi, tu galoperas dans l’eau. Tu comprends 
bien ce que je te dis ? 

“Oh! oui, compère Avocat, j’écoute bien tout ce 
que vous êtes après dire. 

“ Le soir, quand la nuit viendra tu iras prendre neuf 
de tes amis, et tu en cacheras un au ras de chacun 
de ces jalons. Toi, tu iras te cacher au ras de la mai¬ 
son de Mlle Calinda. Tu comprends bien ce que je 
te dis? 

“ Oh ! oui, compère Avocat, je comprends bien tout 
le métier que vous me dites. 

“ Eh bien ! va te préparer pour sauver l’honneur 
de notre nation.” 

Compère Tortue alla vers compère Chevreuil, et 
arrangea tout ce que lui avait dit compère Avocat. 


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— 19 — 


Compère Chevreuil était si sûr de gagner la course, 
qu’il dit oui à tout ce que voulait Compère Tortue. 
Le lendemain, de bon matin, tous les habitants s’as* 
semblèrent pour voir la grande course. 

Quand l’heure arriva, Compère Chevreuil et Com¬ 
père Tortue étaient tous les deux prêts. Le juge cria : 

“ Allez! ” et ils partirent à galoper. 

Quand compère Chevreuil arriva au premier jalon, 
il appela : 

“ Hé ! compère Tortue. 

“ Je suis là, compère Chevreuil.” 

Quand ils arrivèrent au deuxième jalon, compère 
Chevreuil siffla : 

“ Fioute ! ” 

Compère Tortue répondit: 

“ Croack! ” 

Le troisième jalon atteint, compère Tortue était 
toujours tingue à tingue avec compère Chevreuil. 

“ Diable! cette tortue-là galope plus vite qu’un ba¬ 
teau à vapeur; il faut que je remue mon corps.” 

Quand compère Chevreuil arriva au neuvième jalon, 
il vit compère Tbrtue qui plongeait dans l’eau. Il 
mit toute sa force dehors pour rien ; avant qu’il arri¬ 
vât au but, il entendit tout le monde crier : 

“ Hourra! hourra! pour coïnpère Tortue.” 

Quand il arriva, il vit compère Tortue sur la galerie, 
embrassant Mlle Calinda. Ça lui fit tant de mal, 
qu’il s’échappa dans le bois. 

Compère Tortue se maria avec Mlle Calinda, le 
samedi suivant, et,tout le monde mangea et but si 
bien qu’on se grisa. 


De. Alfred Mercier. 


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