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TUEORIES DE TAVERNELLE

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CALMANN LEVY, EDITEUR.

DU MtME AUTEUR

Format lITalld, tn-t8

LES REPRtSAILLES DE LA VIE.. . . .. .... .. . . . .. .. 1 vol.

imprimeriel r.!unies, B. Puleau]!

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LES THEORIES

DE

T A VERNELLE P ,\ R

EDOUARD DELPIT

DEUXIEME EDITION

PARIS CAUIANN LEVY, ED1TEUR ANCIENNE ltlAISON MICHEL LhY FR£RES

3.RUEAUBER,3

1883

Uroit. de reproduction .t de traduction r~.erv~s

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AU DOCTEUR P.-J. GRENIER

Mon cher ami,

La dedicace de ces pages vous effarouchera't) t-elle? Je ne suis pas bien sur que vous vouliez ·

c .·

_reconnaitre au passage votre premict'e these de

~ .

~ doctorat. Dans tous les cas, vous trouverez · chez !'YTavernelle· quelqu es-unes des qualites qui vous c~,,font aimer de vos adversaires memes.

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~DOUAnD DELPIT

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LES

THEORIES DE TAVERNELLE PREMIERE PARTIE

I

Dans Ie salon, un immense boide punch s'allumait. Autour de la flamme bleue ondulaient une douzaine de tetes a tous cl'ins. Les rires, les chansons, les appels se croisaient a travers la fumee lourde des eigares et des pipes. Soudain la porte ouverte Iivra passage aune femme de ha~e taille. Elle s'arrMa, suffoquee. Les jeunes gens ahuris regardaient. Son grand ail' les intimida. lis se leverent.

-Le baron de Jalnosse'/

L'un d'eux, se detach ant du groupe, avanca :

-Madame, Henry tl'availle. lei, dans son cabinet.

II fit quelques pas et desiglla une piece a I'autre bout du salon.

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9 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Nous sommes veritablement conCus... · Sans

doute, Henry ne vous attend pas? ... Si nous avions

pu prevOlr...

II marchait, montrant Ie chemin, rempli de defe

rence. II souleva les draperies qui masquaient l'en

tree du cabinet et appela :

--J alnosse !

-Laisse done. Je 'suis trop occupe. Dis-leur de

prendre Ie punch sans m'attendre, Tavernelle.

-Tavernelle! s'ecria la nouvelle venue. Elle devi

sagea son introducteur. Ses yeux avaient une etrange

expression de durete. Le jeune homme s'inclina :

-Pour vous servir, Madame.

Un imperceptible sourire retroussait Ie c()in de sa levre. II s'tBoigna. Henry s'etait leve. Son regard etincelait de joie.

-QueUe bonne surprise! Vous, rna mere, aParis? Vous! comment? pourquoi?

-Je' voulais te voir.

"-=-Sans m'avertir?

-Et la surprise?

-Mais songezdonc, au milieu de ce desarroi••.

-Je te gene?

-Jamais.

-QueUe societe frequentes-tu, mon enfant?

-La meilleure, mere! fit-il en riant et s'asseyant pres d'elle. -C,a? dit madame de Jalnosse d'un ton de mepris souverain, l'index tendu vers Ie salon.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE -Oui, ~a! mes amis. Quelques-uns, des compatriotes. -J'ai hien vu. Tavernelle. Du propre. -Un si hrave coour ! Et puis rna societe, comme vous diles, ne se borne pas au quartier latin. Je ne neglige aucune de nos relations. Donnez-moi quelques jours, vous pourrez verifier. -N'en doute pas, je verifierai, dit-elle finement. Restee veuve tresjeune avec un fils qu'elle adorait, la haronne douairiere de Jalnosse n'avait jamais voulu se separer de lui. Elle s'etait retire.e aPontalnauve, terre patrimoniale de sa famiIle, pres de Monthel, un des plus jolis chefs-lieux de canton de la Dordogne. La, tout en gerant sa fortune, elle .trouva Ie temps de culliver son esprit au profit de l'enfaril. La province compte beaucoup de ces femmes qui, passant inconnues, laissent des traces feeondes et, selon Ie mot energique de Joseph de Maistre, font des hommes. La baronne est une de ces Ames d'elite. Son fils apprit d'eUe Ie respect de sa race, principe du respect de soi-meme. Par elle, il s'ini\iait au beaget au hien. Acote du terre aterre force de l'existence qu'il n'est pas permis de dedaigner, elle lui donna la soif de I'ideal, qui fait monter. Sa foi de chretienne ardenle, toules ses delieatesses de grand esprit, elle les lui communiqua. Illenerait sa mere avec passion. ~ntre ces deux etres, en plus des liens du sang, se multipliaient ceux de I'Ame et du coour, croissait un sentiment que n'ebranlerait aucun orage.

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4 LES THEORIES DE TAVERNELLE

La mere ayaH apporte d'abord un soin jaloux au choix des compagnons de son fils. L'heure vint on elle pensa qu'il valait mieux Ie laisser entrer sans elle dans l'independance de la vie, seul, mais arme des austeres leeons du foyer. La province s' obstine a croire qu'un homme ne fournit sa mesure qu'apres s'etre male au lourbillon parisien. La baronne se sacrifia de bonne grace: Henry s'alla livrer aux tempates, comme ille disait lui-meme en riant.

Les fiots lui furent clements.

Trcs grand, carre des epaules, Ie visage ouvert, Ie 'regard bien droit des francs, ses yeux noirs brill ant comme des escarboucles, il avail la grace enjoleuse -un charme de plus chez les forts -que donnent les longues empreintes d'une douceur feminine.. Mais sous cette cillinerie de jeunesse, on sentait une fougue impHueuse, un car~ctere indomptable.

A Paris, Ie baron s'amusa en conscience. 11 fut de toutes les feteset de tous les mondes. joyeux,d~ vivre, deconnaitre, « de naitre », ajoutait Tavernelle. Une ambition Ie prjt: devenir utile ason semblable. Sans projet de carriere, en pleine Iiberte de son temps et de ses actes, c'etait surtout un serieux, acharne au trav~il. II voulut sui Vl'e les cours de l'ecole de Grignon. « J'apprends l'agriculture », ecrivait-il a sa mere; une faeon de rendre plus tard des services aux paysans de Montbel. Madame de Jalnosse approuva. CeUe curiosite d'une science qui profitAt aux autres fiattait son amour-propre maternel. Meme,

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

elle rejoignit Ie futur savant pour l'insLaller a sa guise. Brule par la fievre nouvelle, Henry pAlissait de bonne foi sur les livres. Il fallait un aliment acette imagination ardente,la nature et ses mysteres

l'attiraient: i) s'y plongea jusqu'au cou.

De temps a autre, il s'arrachait a I'elude, allaH

embrasser sa mere retournee la-bas, ou faisait une

apparition dans Ie monde. Mais a peine restait-il

quelques jours a Pontalnauve ou a Monthel; malgre

Ie sourire engageant des jolies femmes, les salons

oe Ie gardaient pas longtemps. Vite, comme un amant,

il accourait aux longues veiIlees sous les lueurs pAles

de sa Iampe de travailleur.

Son titre et sa grande fortune Ie poussaient a se

faire lres simple parmi ses camarades. II parlag-ea

leur modeste train de vie, heureux de se dire un

etudiant, comme eux. Son appartement de la rue de

Seine s'encombrait d'allants et venants. Chacun clait

accueilli avec joie, trouvant toujours son couvert mis.

Depuis Ie depart de Henry, la baronne douairiere

habitait aAlontbelleur vieille maison, d'archilecture

bizarre, moitie forteresse moitie couvent. Elle s'y

fixait d'une maniere definitive pour etre moins isoIee

et se rapprocher de I'eglise. Son salon reunissait une

petite cour !uotidienne, quelques amis venaient Ie

soir faire un whist, prendre Ie the. Mais rien ne

rernplacait les intimites d'aulrefois, son enfant lisant

Ie rn~rne livre qu'elle, pensant ses pensees, emplissant

sa vie comme iI emplissait son arne.

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LES THEORIES DE TAVRRNELLE

Elle songeait, avec une pointe de regret egoisle, aux esperances baties sur cette chere Mte, au bonheur d'avoir un fils de son fils pour lui entourer Ie cou de ses bras, pour donner a ses demiers jours ce renouveau de tendresse qui fleurit au creur «les vieillards avec les sourires des petilsenfants. Henry demeura sourd atoules ses instances. Elle mit un art infini aprovoquer des rencontres, les plus jolies filles du departement defilaient dans son salon; l'autre repartait Ie lendemain po~r Paris, Iranquille, serein, Ie creur dans un equilibre admirable.

-Mais quand te marieras-tu donc? lui demandait-elle. -Lorsque vous pourrez me dire: Tiens, voila comme j'etais avingt ans . .

La premiere fois, elle fut flath~e; la deuxieme, ennuyee; elle faillit eclater a la dixieme, exasperec. Cet enMtement n'elait pas naturel. Des doutes la prirent, des suppositions; une soufJrance la remua. Bref, n'y tenant plus, elle venait d'apparaitre chez son fils al'improviste.

Alors elle mit tout en reuvre pour percer Ie mystere. Rien de plus facile: iln'y en avait aucun. La jeune homme vivait au grand jour. Pas la moindre trace de choses suspectes, pas Ie plus mince embryon de scandale, pas Ie plus petit amour I Au contraire. Tres choye des femmes, fort estime des hommes, infi~ nimeot convoite des mel'es, Henry ne s'occupait ni des meres ni des hommes ni des femmes.

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LBS THEORIES DF: TAVERNBLLE 1 . Une autre en aurail ate pleine de joie ; cette constalation triomphante doubla les regrets de la baronne. Elle s'en ouvrit aune parente. La parente confirma purement et simplement les resultals grandioses rnais desesperants de l'enqu~te. Henry prenait les proportions d'une vertu en granit. QueJque chose d"inebranlable comme un roc. -Qu'y voulez-vous faire ? un gout special. II De se mariera pas. Beaule, Cortune, un nom, de l'esprit, mais trop de science. -Un obstacle, eela? -Pas pour Ies autres, pour lui. C'est une liaison; it ne veut pas rompre. Un {J}, votre Henry, rna cMre , un puits. Trop profond. L'on a beau se pencher, on ne 8'y voit pas. -Vous m,e desolez. -II faut en prendre votre parli. -Jamais. -A moins que ... -Vous voyez bien, it y a un espoir. -Relatif. A moins que I'amour, pour se venger, ne Ie foudroie. Ah I une conquMe glorieuse .•• mais improbable. Depuis longtemps je I'observe : iI a bien ebaucM, de ci de la, plllsieurs petits romans. Pas un qui ait un feuillet plein. Arracbe, Ie feuillet, du jour au lendemain oublie. Nulle femme ne peut se vanter de l'avoir fixe quarante-huil heures. Avant les preliminaires du siege, ses livres I'ont deja repris. II appeUe cela un vice redhibitoire. Une jolie langue

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

qu'il parle 13, notre baron. Faites-en votre deuiJ,

rna chere amie; vous avez enfante Ie dernier des

Jalnosse.

-Helas ! murmura la douairiere.

Et, dims l'ecroulement de ses esperances, celte

mere, accourue avec la crainte d'une chaine dange

reuse, se prit a regretter presque la sagesse exem,..

plaire de son fils.

II devina sans peine Ie motif du voyage. D'ailleurs,

quoiqu'elle ne s'expliquAt (!I)int, madame de Jalnosse ne cachait pas sa lristesse. Pour la consoler, it pro mit d'aller tous les trois mois passer pres d'elle quelques semaines en perigord. II tint parole. Deux: ans, ses voyages furent tres reguliers. II s'occupait . de Ponlalnauve, Ie coin tie predilection·a cause de son heureuse enfance ecoulee la. Sa. mere lui avait

remis la gesLion de leurs proprietes.

Tout a coup un changement s'opera. Le genre de

vie et Ie caraclere subirent une metamorphose brus

que. La gaiele s'envola. Les livres trainerent,

delaisses. De longues heures s'ecoulaient en des

contemplations sans objet. Une melancolie profonde

avail envahi · M. de Jalnosse. II gal'dait un silence

presque hostile. Si sa mere I'inlerrogeail, inquiete,

il devenait d'une loquacite nerveuse. II avail des

allures etranges, accapare pendant des mois par

Pontalnauve, et soudaiil disparu, . emporle vers

Paris.

Lue Tavernelle aurait pu donner la clefde l'enigme.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE \I

Sa famille est de vieille bourgeoisie perigourdine. Bertrand Tavernelle a siege ala Convention et vote la mort du Roi. 11 eut un fils qu'il eleva lians ses idees et qui ne tarda pas a Ie depasser. Bertrand avait emboite Ie pas derriere les energumenes de sa province, un peu par ambition, beaucoup par betise, a l'instigation de sa femme, une Parisienne pour qui les . tricoleuses etaient Ie dernier mot du bOil genre. Ce couple, bien assorti, baplisa son rejeton du nom de Brutus. Ce fut Ie seul bapMme du petit. Brutus, Ii peine sevre, dut begayer Ie calechisme paternel. Une fois homme, il Ie savait si bien par crour qu'il l'allait debitant parlout, agrand renfort de voix. Par respect filial, il accentua la note, tres convaincu, tres serieux. En philosophie) en religion et en politiqup.,il massacra tout: l'Ame, Dieu et l'homme. Aussi Ie scandale ful-i1 enorme dans Montbel, lorsqu'une jeune fill.e charmante, d'une piele remarquable, s' eprit du conventionnel seconde Mition -considerablement augmentee -et Ie voulut epouser contre la volonte ·des siens. Madame de Jalnosse, une amie d'enfance, fit des prodiges pour Ia guerir de son Brutus. Brutus resta tout-puissant. Le mariage eut lieu. Des lors on ne se salua meme plus quand

.on se rencontrait. Un ostracisme impitoyable. La nouvelle mariee ne parut pas s'en emouvoir. Son mari lui faisait oublier toutes ces tribulations. Un fils leur naquit. Pendant six ans Ie bonheur du menage

. garda sa serenite.

1.

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to LES THEORIES DE TAVERNELLE

Mais a mesure que grand it renfant, une sorte d'antagonisme s'eleva : chacun pretendait a la direction morale. Le petit Luc avait un caractere tres ouvert, il etait doue des meilleures dispositions. La mere au fond de l'Ame conservait sa foi, ravl\ree par la tiedeur de ce berceau, puis par la douceur de ce sourire; elle voulut la lui inculquer. Brutus frappa du poing, comme a la tribune, eut des tOllnerres dans la voix, formulant ceci:

-Le fils au pere. L'~mbryon d~esprit a l'esprit mOr. Qu'est-ce qu'une femme?lamoitied'unhomme. Place au tout!

La zizanie etait complete: Elle n'emp~cha pas madame Tavernelle de mettre au monde un autre enfant, une fiUe. On la nomma Berthe. Les couches furent difficiles, une fievre puerperale mena l'acconchee a deux doigts de la tom be. Alors elle songea, pleine d'angoisse, a I'avenir des petits. Son mari n'ecouterait aucune de ses prieres quant au fils ; peut~tre, pour adoucir l'amertume de ses derniers moments, lui permettrait-il de disposer de la fille. Elle Ie supplia de confier Berthe a une soour a elle, ursuline au couvent de Perigueux. Brutus besitait. II execrait la famille de sa femme et toutes les religieuses lui inspiraient un~ pieuse horreur. Cependant, trouble par ceUe agonie double.e de desespoir, il promit. Sa femme morte, it tint sa promesse.

Berthe, elevee la-bas, eut une enfance triste. L'aft'ec-.

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LES THEORIES DE TAVERNELLB it

tion de la tante at des religieuses ne remplacait pas les molles.lendresses du foyer. SO.n p~re I'allait voir une fois par an, mais il apportait la mine (roide, prevenue, de l'homme qui penetre en un liou pestifere. Berthe n'etait pas l'amvre de son esprit. II la suspectait : que voulez-vous qu'on apprenne derriere ces murs glaces, sinon la haine et Ie mepris du pare? La facon deces dames d'entendre la charite chretienne, de pratiquer Ie quatrieme commandemenl! Car Brutus possMait sa religion sur Ie bout des doigts. II se sentait malll'aise devant Ie regard candide de la jeune fille, en ce parloir ou ron avait I'indecence d'accrocher un crucifix entre deux gravures d'il ne savait quelles vierges et martyres .

.Ce n'esl point que Brutus manquAt de creur. La fibre paternelle vibrait, mais toutes ses forces aimantes, il Ies reportait sur son tiJs. Luc prenait sa vie. Pour Luc, il assouplissait Ia rudesse de sa voix, montrait Ia patience d'une femme, Ia gaiete d'un camarade, Ia fermete douce d'un pere. II I'eleva luim~me, de bonne heure lui inculqua toutes ses doctrines, jouant ll'ap6tre devant ce disciple gamin, I'envoya terminer ses etudes dans un Iycee de Paris et Ie laissa choisir une carriere.

Luc Tavernelle avait I'intelligence vive, Ia parole facile, une imagination enflevree. D'un creur chaud, profondement honn~te par nature, eselave d'une parole donnee, humant Ia vie apleins poumons, il ne se connaissait que deux cultes au monde: sa sreur,

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ti LES THEORIES DE TAVERNELLE

quoiqu'il I'eut rarement vue, et son pere, Ie premier maitre. Oh ! son pere ! quel homme ! quelles idees admirables! comme ce philosophe disait leur fait a la religion et au pouvoir !

II passait les vacances aux Charmettes, la propriete de famille. Bien que Pontalnauve fut it deux pas et que Henry de Jalnosse eut son age, jamais il n'avait noue de relations avec lui. C'est au quartier latin qu'ils se connurent. U ne grande amitie les lia tout de suite, nee des memes gouts pour Ie travail et la simplicite, du meme enjouement meridional dans la controverse.

Car entre eux la controverse. allait bon train. Luc, avec son intelligence superieure mais faussee, s'embarquait en des raisonnements quifaisaient tressautel' Henry. Sous sa verve railleuse, des sarcasmes pittoresques sapaiellt tout. Par ordre du 'pere, il ne croyait a rien. La vie est courte et sans lendemain; cueillons les roses! II les cueillait, un peu partout, beaucoup dans l'etude. Dieu? bast! L'ame? allono donc! Sa these de doctorat eut du retentissement. Un eveque illustre s'en emut. II y etablissait que Ie libre arbitre est une invention de ces infames pretres. Le gouvernement intervint. Le medecin diplome dut comparaitre de nouveau devant la Faculte, en sim

ple ettidiant, avec des idees d'apparence pIns sage. Cela lui valut dans Paris quarante-huil heures de cetebrite.

Henry se demandait comment un garcon, imbll de

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

13 pareilles doctrines, pouvait etre un parfait honnete homme et Ie rester. En revanche, Luc s'etonnait qu'un esprit OU les prejuges s'enlassaient sur les erreurs. elit une lelle envergure, une si haute perception des choses. Leur intimite se querellait du matin au soir; il leur etait impossible -de se passer l'un de l'autre. D'un commun accord, sans s'lHre donne Ie mot, its ne parlerent jamais de leur amitie ni a Brutus ni ala douairiere. lIs sentaient la un abime. Pendant les vacances, a peine se rencontraient-its une ou deux fois par hasard, au moment de la chasse, dans les bois mitoyens des Charmettes et de Pontalnauve. Quand la baronne avail trouve Tavernelle chez son fils aParis, c'avait eLe une stupeur veritable. Du reste, pell de temps apres cette rencontre, Luc revint en perigord. · La mort subite de son pere Ie fixait chez lui; leurs affaires y etaient compromises par la gestion fanlaisiste du fanlaisiste philosophe. Au couvent de Sainte Ursule, sa soour vivait dans un eLiolement melancolique. Ill'alla chercher et commenea pres d'elle, au milieu du calme de la campagne, une existence paisible, laissant a la jeune fille loute liberte pour ses messes, prieres el autres momeries Mtes.

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II

Malgre sa profonde amitie pour Tavernelle, Henry de Jalnosse ne songeait pas a l'allervoir. Sam~re ne recevrait jamais Luc; aquoi bon risquer de la froisser? Un jour cependant, occupe aune coupe de bois, il s'avanca sur la lisiere de la for~t. A quelques portees de Cusil, la maison des Charmettes, se delachant toute blanche sur Ie vert des pres, montrait son toit d'ardoises. Accables par la chaleur, les travailleurs faisaient une courte sieste. Henry ne put vaincre la tentation. A grandes enjambees, iI franchit la distance. II se trouva tout acoup dans Ie vestibule.

-M. Tavernelle?

-Je vais voir. Entrez, Monsieur.

La servante lui ouvrit la porte du salon. A ce moment, I'escaliers'emplit d'un bruit d'avalanche. Une voix joyeuse criait : -Pas possible I Henry? J e ferai graver la dale: 18 juillet 1857. Jalnosse sentit deux bras I'Ctreindre par derriere. II se retourna. Tavernelle lui prit les mains.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE i5 -Toi! toi! Ill'entrainait au salon. L'autre s'arrMa, surpris, intimide: sur une chaise basse, une jeune fiUe assise lisait. Elle avait dresse . la t~te a l'entree des deux hommis. Un voile de meJancolie couvrait son visage. Jalnosse eut au creur un tr.essaillement. La jeune fiUe se leva. -Ca, voyons, que je fasse la presentation I dit Tavernelle. Comme dans Ie monde, observa-t-il en raillant. Berthe, je te presente Ie baron Henry de Jalnosse, mon ami, Ie meilleur. Ce dernier demeurant toujours incline mais muet, Luc ajouta: -C'est rna sreur. Berthe se rassit. Une robe de deuil faisait ressol'tir I'extr~me blancheur de .Ia peau. Les doigts, tres fins, poses avec grAce sur Ie livre referme, se rapprochaient, pour se croisflr, dans l'habitud~ de la priere. Mademoiselle Tavernelle avait dix-huit ans. Grande, mince, elle ressemblait aces fleurs delicates faites auxmoiteurs des serres. Ses yeux bleus, trans parents , accentuaient, parmi Ia masse enorme des cheveux blonds, la diaphaneite du visage. Toute sa personne respirait la douceur et, malgre l'elegance de la de-marche, une sorte de craintive incertitude. La nonchalance des poses, la lenteur des mouvements faisaient comme un bercement de faiblesse. Elle avait l'air d'une enfant qui a besoin de soutien et qui, se sentant seule, en est etfrayee et triste. L'allure

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

ptHulante de son fl'ere marquait Ie contraste des deux natures. Les yeux gris et vifs de Luc furetaient partout, tres fouilleurs; ceux de Berthe se fixaient et se dtHachaient lentement. De taille moyenne, presque laid, il seduisait avec sa physionomie franche, son grand nez aquilin, sa bouche narquoise; elle avait cette beaute reguliere qui s'impose.

Elle parla peu. Tavern.elle, bayard comme un meridional, absorbait la conversation, se chargeant de tous les frais, donn ant la repJique a ses propres demandes, si joyeux de ceUe aubaine inesperee! II n'en revenait point: Henry chez lui! Toute une revolution chez .ce revolutionnaire. Ce n'etait pas a lui que ces choses-Ia faisaient peur. Seulement iI ne rendrait pas la visite; que dirait la baronne douairiere ! Un mecreant pareil! II entendait encore son exclamation, quand elle I'avait trouve chez Henry, Ie jour du punch, a Paris. Elle Ie prenait pour Ie diable. Une maniere comme une autre de s'affirmer I'existence du bonhomme. Certes non, il n'irait pas. Mais il etait bien heureux tout de meme. Avoir revu son vieux Jalnosse! lui serrer les mains! Cela rappelait Ie bon temps, les fetes joyeuses, Je travail en commun sous la grande lampe, tout ce passe d'hier deja si loin.

Henry ne songeait guere a I'interrompre. II se senlait incapable de prononcer une parole. Tavernelle lui rendait service en accumulant les phrases. Celte loquacite laissait Ie temps de reftechir, de·re-

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LES THEORIES ()E TAVERNELLE

garder .•• Il siapercui qu'il ne retlechissait a rien. Ce qu'il regardait? un medaillon accroche au mur, Ie prom de Luc par un sculpteur connua l'epoque de la farneuse these sur Ie libre arbitre, avec des mots en exergue, d'une litterature etrange: « La science, pat' son origine comme par ses fins, est et ne pe!tt etre qu' athee. » Leschevtmx epais, tres longs, couvraient les epaules. A gauche, de l'autre cOte du profH, une meche emergeait, tombait en avant, n'en finissait plus. Celie meche Ie preoccupait. Puis Ie tout se m~la. I.e medaillon se fondit. II n'en resla que sa blancheur de marbre OU montail, ainsi que derriere un brouillard, l'image flottante d'u ne jeune fiUe pensive et triste. Et cette phrase lui re

venait: « C'est rna sreur. I) II se leva pour partir. -A bientbt,j'espere? demanda Luc. Involonlairement, Ie regard du jeune homme ren

contra celui de Berthe. Elle detournait les yeux, em

barrassee. -Oui, a bientot. Jalnosse s'inclina devant la jeune fille et sortit au

bras de Tavernelle. lIs se separerent dans les bois. Lue, encore vibrant, vint retrouver sa sreur. -N'est-ce pas qu'il est gentil? -Oui. _. Tiens, tu m'agaees avec tes tranquillites. Oui ...

tu dirais du m~me air: Non. He! remue-toi done, rna petite Berthe. SOl'S un peu de tes exlases. D'ail-

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LES THEORIES DB TAVERNELLE

Un soupir s'exhala des levres de la jeune fille.

-Puisque je te laisse libre! fit tendrement Tavernelle.

-Ton ami partage-t-illes idees de sa mere?

-D'une maniere absolue. Je n'ai jamais compris

qu'avcc des opinions aussi radicalement opposees, nous ayons pu nous lier de Ia sorte. II se meUrait au feu pour moi, je me ferais tuer pour lui.

Berthe remonta tres tard chez elle ; a genoux sur son prie-Dieu, elle joignit les mains. Cette fois la premiere -les paroles sainles ne vinrent pas.,

Tous les dimanches, elle entendait · la messe a l'eglise paroissiale de MontbeI. Elle yrevit Ie baron de Jalnosse. II etait debout acMe d'une femme de fort grand air. A peine osa-t-elle gagner sa chaise, placee un peu en avant des It'urs. Pendant Ia ceremonie, elle eut Ia sensation d'un regard obstinement fixe sur elle. CeUe fois encore, Ies prieres ne venait'nt pas.

L'office termine, Berthe suivit la foule. La sortie se faisait Ientement. SOUS Ie porche, elle se trouva pres de Ia douairiere appuyee au bras de Henry.

-As-tu remarque ceUe jeune fille en deuiI, davant nous? Je ne la connaissais pas. Une jolie personne.

-Chnrmante! repondit faiblement Jalnosse. Berlhe se Mta de s'eclipser. La femme du maire s'avancait pour saIuer la baronne. --Diles-moi, demanda celle-ci, queUe est donc

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20 LES TH~;ORIES DE TAVERNIHLE

ceUe blonde, si distinguee, en grand deuil, tenez : qui s'en va. la-bas ? -Mademoiselle Tavernelle.

-Oh! non. Elle etait it trois ou quatre rangees de chaises, devant nous, pendant la messe.

~Parfaitement, Berthe Tavernelle.

-Non.

-Je vous assure.

-Elle vient done a l'eglise ?

-C'est la piete en personne. Un vrai petit ange. Elle sort du couvent. -Un ange y serait reste, marmotta la douairicre d'un ton sec.

Elle remontailla rueHe qui passe devant la i;ortie lah~rale gauche de l'eglise et debouche sur la place. Par endroits, des femmes de la campagne, debout devant leurs banes, y Halent la pyramide des fruits et des legumes et les corbeilles d'eehaudes. Les paysans, vetus de laine bJeue, causent en groupe, barrent Ie passage, attendant Ie crieur de ville et ses roulements de tambour. Un peu plus loin, les mains derriere Ie dos, M. Broussailles, maHre Odon, et Degage, Ie tailleur, et Pigeon nat, Ie conducteur des ponts-et-chaussees, et tous les bourgeois se promenent avec importance d'un bout al'autre de la place, deux par deux, au soleil. Le riche epi del' du coin,

M. LEibain -un gouvernemental a eutrance·-salue, Ie crayon a l'oreille, d'un air seraphique, leg. capuchons noirs des sreurs de Sainte-Marthe, ramenant les

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LES THt=:ORIES DE TAVERNELLE ~t

enfants it l'ecole. La-Las, en face de la poste, sous une corniere, les elegants de Montbel posent devant Ie cafe Gibert leur grace endimanchee. Le comte de Chateau-Marzailles, venu pour une election en sa qualile de candidat perpetuel, perore dans un groupe, cite un mot qu'a daigne lui dire l'Empereur, auquel il n'a jamais parle, et Ie dernier flot des fideIes,sorti par Ie haut portail ouvrage de I'eglise, s'arrele et laisse passer, dans Ie vacarme des claquements de fouet, la diligence de Bergerac.

Madam,e de Jaln(lsse n'avait pas quitte Ie bras de son m~.

-Je ne sais it quoi je pensajs, dit-elle. J'ai failli faire attention it cette pelite Elle n'en vaut pas la peine.

Le baron essaya de sourire.

-Vous etes bien changeante, ma mere. Tout a 1"Ileure ... -Tout it I'heure, j'avais tort. -Je trouve que mademoiselle Tavel'Delle avec

sa tenue modeste...

-Allons done!

-Son air recueilli. ..

-Grimaces!

-Pourquoi?

-Les raisins ne poussent pas sur les ronces. Les

petites p~ntheres ressemblent a des chaltes : cela ne

les empeche point d'etre la progeniture d'animaux

feroces.

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2't LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Et les Tavernelle? -Sont pis que cela. -Comme vous ~tes absolue, rna mel'e! -C'estla seule maniere d'etre juste. Et la baronne caressa du regard la figure attristce

de Henry.

Celui-ci aUa les jours suivants a Pontalnauve. Chaque Cois, il fit une apparition aUI Charrnettes. II restait une heure aupres de Tavernelle, et, les premiers temps, echangeait seulernent quelques paroles avec Berthe. Peu a peu la jeune fille sortit de son mutisme, de sa reserve. Un sourire eclairait son visage al'arrivee tie Henry. Se trouvait-elle seule, ils causaient ensemble it voix presque basse.Des riens prenaient un sens mysterieux, profond, murmures d'amour ou Ie mot d'amour n'etait pas prononce. Un reve delicieux les bercait. lIs De demandaient rien, sinon de Ie prolonger toujours.

Le bruyant Tavernelle devint taciturne. Une ombre

. passait sur son front, voilait la limpidite de ses yeux. Quand il tombait, en arrivant. entre Jalnosse et Berthe au salon, son regard plongeait dans celui de son ami, fouillant avec une persistance qui parfois surprenait Henry. Luc observait sa seeur, redoublait pour elle d'affection, avait des attendrissements subits, s'armait de resolution, ouvrait la bouche, et tout it coup se detournait, comme iI'rite contre lui

m~me.

Un jour, il s'etait accoude asa fenetre. A gauche,

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LES THEORIES DE TAVERNELLE i3

les acacias, les ormes, les sorbiers, peuples d'oiseaux, ceignaient d'une eeharpe verte Ie Oane de la maison et s'epanouissaient dans l'enchevMrement d'un bosquet toutru. En bas, devant la facade blanche, un parterre de Oeuts embaumait. Ses arabesques multicolores dessinaient une pente douce jusqu'au petit lac qui posait sa bande d'argent entre la maison et la prairie sans fin. Ce lac sort aI'improviste du bosquet ou les alMes se eroisent en un fouillis de feuilles et de. roses. Sur les vignes Ie long des coteaux, sur les peupliers Ie long du ruisseau, sur toute celle nature en fete Ie soleil jetait son or. Au lointain, la severe bordure des grands bois et les clochetons de Pontalnauve se noyaient dans la buee tremblante du matin. Lue, encore plus assombri que d'habitude, eut un soupir: il avait vu Jalnosse march ant a elite de Berthe. La jeune fille faisailla toilette de ses Oeurs.

-Les belles roses, dit Ie baron. -N'est-ce pas? mais des ingrates. Voyez comme elles me traitent.

Berthe, rieu8e, tendait sa main, entailiee par les epines. Henry la prit doucement. Sur les traces saignantes il colla ses levres. Mademoiselle Tavernelle 8e degagea, fit un pas en arricre et nese sentit pas la force de dire une parole. Un Oot de sang lui etait monte au visage •

. -Je vous aime, murmura M. de Jalnosse.

~Eh bien, Henry! cria Tavernelle de sa fenMre,

tu ne viens pas?

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2' LES THEORIES DE TAVERNELLE

Berthe s'etait enfuie. Elle emportait, avec la sensation bl'lliante de ce premier baiser, l'ivresse du premier aveu.

Tavernelle recut Jalnosse de son air d'habituelle cordialite. La causerie dura longtemps. Jamais les regards inquisiteurs qui depuis quelques semaines enveloppaient Henry n'avaient ele plusaceres. ·L()fsque Ie baron se leva pour partir:

-J'ai _ ate parler, dit Luc tout a coup. CeIa, depuis longtemps. J'ai toujours difl'ere, a cause de notre amitie. Maintenant je me demande si je n'ai pas ete tres coupable.

-Toi!

-D'imprudence.

-Comment?

-Tu aimes Berthe.

-Qui. De toute mon ame. Eh bien?

Tavernelle eut un geste d'impatience.·

-Eh bien! tu ne te marieras pas contre Ie gre

de ta mere. Je Ie sais, toi aussi; ma soour ne peut done Mre ta femme. Mais elle peut t'aimer et soufl'rir. Je ne Ie veux pas.

-Dieu me preserve ...

-Laisse ton Dieu tranquille ! nous sommes des hommE's, agissons en hommes. II ne faut plus remettre les pieds aux Charmettes.

-Es-tu fou, Tavernelle ?

-II y a deux mois que j'aurais dll te faire ceUe

priere. Que veux-tu? je te regardais comme mon

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LES. TH~OHIES U., TAVEI\NRLLE !i5

frere ... comme Ie sien. Quand la verite m'est apparue, j'ai fremi. NOlls sommes gensd'honneur, toi et moi. Pars et ne reviens que lorsqu'il n'y aura plus rien Ia.

Doucemenl, it avait pose la main sur la poitrine .de son ami. Son honnete figure debordait d'emolion.

Le gros nez aquilill se contractait. Au pH nerveux

de la bouche, on sentait que des larmes etaient pro

ches..

-Sans la revoir? begaya Jalnosse.

-Je trouverai une explication.

La porte s'ouvrit. Berthe, metamorphosee par Ie

bonheur, se tenait dans I'embrasure, la tele haule,

Ie busle droit. Un sourire tendait l'are rose de ses

levres un peu tremblantes.

-Etes-vous prets ? demanda-t-elle.

-Jalnosse ne dejeune pas. Je Ie reeonduis a Pontalnauve. II part ce soir pour Paris.

-Pour Paris! balbutia Berthe.

Henry leva sur elle ' un regaru desole, plein . d'amour, de prieres, de larmes, et sorlit, entraine

par Luc.

Quand il se retrouva rue de Seine, en sa chambre d'etudiant, iI lui sembla qu'on venait de rompre sa vie. Pour Ia premiere fois; Ie travail lui fut aride, pesant. A quoi bon lravailler ? Qui serait fier de ses efforts? It alia dans Ie monde, au thea.tre; il en revint ecmure. Le monde ? Toujours la meme comedie jouee par les memes acteurs, un peu vieillis, voila

2

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~ LES THEORIES DE TAVERNELLE tout. Le theatre? Toujours Ie m~me salon, pleurant les memes larmes 011 riant Ie me me rire. Au fond, deux choses identiques, insllpportables. Toutes ces apparitions de femmes n'tHaient pas la femme. Alors il s'absorbait dans une contemplation lointaine: Ie pont de chaume jete sur Ie lac, les sentiers sous Ie bosquet et Ie vivier . borde de roseaux ou coulait la source glacee sortie de son encorbellement de pierre et la cabane rustique ou se lavait la lessive, at les chevaux dans I'ecurie, et dans I'3.tre immense de la cuisine les bonnes tlambees de sarments qui plaquaient des teintes roses sur la blancheur d'un visage. Et ce visage ressemblait acelui d'un ange ayant des yeux de pervenche. Et tout acoup une petite main d'enfant saignait, dechiree par les epines. II avait bu ce sang, lui; ce sang I'avail enivre! Ah! qu'est-ce done qu'il etuit aile Caire la-bas, puisqu'il n'y pouvait rester? Jalnosse mit toute son energie d'honnele homme a ehasser la douce vision. Pourquoi penser a Berthe ? De quel droit ]'aimer? Elle ne serail pas alui, sa mere ne Ie permettrait jamais. 11 luttait en conscience contre Ie souvenir, voulant, esperant Ie vain· cre, pour ne plus se lacerer Ie ernur comme un dcse!lpere. Enfin, iI erut avoir reussi. Peu apeu la vision s'effaca, noyee dans une ombre transparente. Le visage melancolique prit les proportions et la tenuite du reve. Une sorte de vapeur l'enveloppait, pareille a

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 'l7

ceUe neige des nuees OU se fond l'azur intense du

ciel.

-Ce que c'est que de vouloir! pensa-t-il.

Tout fier de sa virilite, Jalnosse revint. II y avai t

six mois qu'il n'avait mis les pieds it Montbel. De

nouveau, Pontalnauve Ie captiva. Mais il evitait les

Charmettes. Si la plaie, a peine cicatrisee, s'allait

rouvrir!

Une de ses promenades Ie mena vers la source de

la metairie des Roes. Cette source jaillit au fond

d'un vallon etroit que les boi!! entourent d'un cOte;

de I'autre, d'enormes blocs de gran it Ie couronnent.

Quelque main de @eant les a semes sur la colline

abrupte qu'un taillis epais coupe en deux. Ce coin de .

verdure s'assombrit longtemps avant Ie coucher du

soleil derriere Ie rideau touWu des arbres.

Henry cheminait lestement. La mousse assourdis

sait Ie bruit de ses pas. II se pencha sur la souree :

entre les masses granitiques une silhouette se dela

cha, glissant vers Ie taillis. Jalnosse fit un mouvement

rapide. En une seconde, il se trouva en face de

Berthe. La jeune fiUe leva les yeux sur lui, Ie salua

de la t~te et precipita sa marche. Lui, dans l'hebete

menl de la surprise, immobile, la regardait s'eloigner.

Elle allait, courbant sa .taille flexible, faisanl une

trouee de lumiere a travers Ie sombre des branches

croisees. Quand elle eut disparu, Jalnosse tendit les

bras comme un homme qui s'eveille.

II aimait toujours.

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28 LES THEORIES DE TAVERNELLE .

Mais pour tenir la promesse faite a Tavernelle, il ne se montra pas aux Charmettes. Il epiait les courses de Berthe, la suivait de loin, heureux de l'apercevoir. Lorsque au bout de la journee elle ne lui etait pas apparueJ iI rapportait it Montbel une tristesse morne.

Incapable de s'expliqller ces brusques changements, la mel'e s'en effrayait. Tous les soirs, la societe du bourg et des environs s'assemblait chez elle. Ces reunions meuaient Jalnosse au supplice: on n'y larissait pas sur Ie compte de Tavernelle, Un chassecroise de mechancetes, d'ironies, interminable. Ce pauvre Luc! Retourne dans tous les sens, passe a l'etaminr, mis avif sous Ie scalpel impiloyable de ce monde correct et bien pensant! On epargnait la soour -pour cause -. mais on se dedommageait sur Ie frere.

-Un pareil homme! la peste dans un pays.

-Figurez-vous, il ne salue m~me pas monsieur Ie cure. L'autre jour, ils se sont rent;ontres, il lui a tourne Ie dos,

-Pas possillle?

-Puisque je l'ai vu.

-L'on devrait lui supprimel' Ie droit de faire de

la mMecinc. II en abuse contre ses malacles. Tenez, je Ie sais d'une maniere positive, il est reste jusqu'au derQier moment pres de la vieille qu'un a enterree hier matin. II ne voulait pas qu'elle vit Ie prelre. Si Cl' u'est pas infame!

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LES THEORIES DE TAYF.RNELLE 2'J -Au moins, l'a-t-elle eu? -Qui... gr~ce aDieu. Et puis les voix baissaient, parce qu'on allait dire des choses monstrueuses. Les epaules avaient des balancements scandalises. -Quelles mmurs, hein? Ne pas seulement se cacher? . -Se cacher? II sevanle en place publique. -·Ila un grand mot it ce sujet... Je n'ai jamais pu Ie retcnir.. -La selection naturelle. -Precisement. Qu'est-ce que c'est ? -Une horreur. -Je Ie pensais bien. -QueUe plaie pour Montbel ! Ainsi cet inforlune Luc, qui aceUe heurp. dormait paisible aux Charmettes, prenait I'apparence formidable de 'luelque Antechrist de clocheI', l'abornination de la de,soilition. Henry se taisait, par respect pour sa mere. Une seule (ois, pousse 11 bout, il se contenta de repondre de tres haut aune interrogation: -Qui, Tavernelle est mon ami. Je m'en fais honneur. Cela parut une monstruosite ala baronne. Ses paroles, en guise de riposte, tomuerent mordantes sur cette famille execree. Chacun de ses mots en trait comme un fer rouge dans Ie creur de son fils. La nature fougueuse de Jalnosse ne put supporter

~.

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30 LES THEORIES DE TAVERNELLE'

longtemps une contrainte aussi lourde. A Montbel, it fallait ecouter, impassible, les attaques odieuses dont Tavernelle etait I'objet; aPontalnauve, i1 fallait errer plusieurs jours sans m~me entrevoir la robe de Berthe. Des rages folies Ie prirent. Le bonheur elait la, sous sa main ... Par moments, iI se sentait sans force.

Un hiver tr~s rnde sevissait. Depuis la veille, Ie brouillard tenait tout l'horizon, mettant une nappe de brume floUante aUI arbres, aUI champs et aUI chemins. Henry, pour tuer sa pensee sous les brisements du corps, gagnait apied Pontalnauve. II s'assil, fatigue, au rebord d'un chemin. La, r~veurdesespere, it posait les yeux sur les buissons noirs et sans feuilles, sur ceUe route pleine d'une fumee trembIante qu'it suivait si joyeux autrefois. Tout acoup, une ombre se dessina parmi la c1arte laiteuse du brouillard. Amesure qu'elle avancait, pareille a un fant6me deplacant des nuages, Ie coour de Jalnosse battait plus fort. C'etait Berthe I Dans un inslant elle passerait la, devant lui. Le baron pensa · qu'il ferait bien de se lever, de s'en alier. Mais il n'en avait pas Ie courage, regard ant toujours venir I'apparition. Quand il se dressa, Berthe eut un cri de surprise. Elle s'arr~ta, indecise.

-N'ayez pas peurl c'est moi. Je ne cherchais pas avous rencontrer.

Elle balbutia:

-Vous alliez aux Charmettes?

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

LES THBORIES DE TAVERNELLE :11 -Non. -Tant mieux! -PQul'quoi? fit Jalnosse, blesse. Elle semblait mal a l'aise. Henry insista, a reponse de Berthe l'avait irrite. -Tavernelle me refuserait-i1 sa porte '1 Elle eut un geste de denegalion si convaincu que Jalnosse en Cut bouleverse. -Alors c'est vous qui me haissez? -Moil Elle quitla son allurenonchalante, fit un pas vel'S . Ie baron et s'empara de ses mains. -Je sais que vous ne viendrez aux Charmettes que lorsque vous ne m'aimerez plus. Voila pourquoi j'ai dit : tant mieux I tout a l'heure. Luc m'a tout conte. Je souffre de notre separation, mais je vous aime. Tant que vous m'aimerez, je prefererai rna souffrance atoutes les joies. Lue croit necessaire de nous eloigner l'un de l'autre. Mon Dieu ! j'eusse He tii~re de porter votre nom, d'~tre votre femme. Puisque c'est impossible, je.me sera is contentee de ce que nous avions autrefois: vous voir, vous parler tous les jours, et, vous parti, penser avous. C'est de la folie, paralt-il, ce que je dis la: je suis une grande coupable d'avoir de telles idees. Mais elles sont dans mon creur et mon creul' est avous; il faut bien vous les montrer, afin que vous me connaissiez telle que je suis. Luc avait-il raison? M'estimerez-vous moins mainIe nant?

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311 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Berthe! dit Henry follemenl. II degagea ses mains de la fr~le etreinte ou les relenait la jeune tille. Ses bras l'envelopperent, la ser

o

rant avec passion contre sa poitrine. Le feu courail dans ses veines. II souffrait depuis longtemps. Main. tenant Ie delire faisait baUre ses ternpes. Ses Icvres se collerent aux levres de Berthe. Elle tressaillit et ploya dans un fremissement de tout 1'~lre. Mais brus

quement elle recula.

Les yeux noirs de Henry jetaientdeslueurs fauves.

Au fond de leurs prunelles, plus que de I'amour

brillait: la passion allumee, la passion dechainee,

qui effarouche les vierges.

Berthe Ie contempla, les levres encore brlilantes.

Vaguement elle pressentit un abime de mysteres en

cette tendresse violente qu'un mot d'elle venait d'ar

rachel' it. sa reserve respeclueuse. Un voile se dechi

rait. L'enfant faisait place ala femme.

Elle aussi, depuis un instant, elle aimait davantage.

o

Ses entraillesse tordaient dans une souffrance ill

connue. Elle vacillait, comme si Ie sol se fut deroM.

Oui, elle aimait davantage, mais elle avail peur. Des

mots murmures par Tavernelle, incompris jusqu'alors,

confusement lui revenaient. Entin son trouble m~me

I'avertissait : une pareille entrevue etait une faute.

Avait-elle jamais ressenti semblable chose dans Ie sa

lon des CharmeUes? Henry l'avait-i1 regardee ainsi?

Jalnosse s'avanca vel'S elle. De nouveau Berthe re

cula.

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. LES THEORIES DE TAVER~ELLE

-Mieux vaut ne plus nous revoir. Lue avait raison. Vous me mepriseriez. Adieu. Je vous aimerai toujours.

Elle lui tendil la main, iI s'inclina. Mademoiselle Tavernelle ertleura son front et s'enfuit en courant.

Le baron de Jalnosse demellra la, sombre, iUlmobile. Deja Ie brouillard lui dcrobait la chere creature. Tout, aut our de lui comme en lui, etait froid, desole.

Quand la nuit fut lomMe, iI repril Ie chemin de MontbeI. II partit Ie soir meme pour Paris. Mais rien ne put calmer sa tievre. Entin, about de forces, n'y tenant plus, par une matinee froide dl' decembre, iI arriva chez sa mere. La douairiere, installee au coin

--Tu es malade !

-Non, un peu fatigue de la roule, voila tout.

-Viens te chautfer. Sais-tn que tu es devenu bien remuant? Toujours en voyage! Je ne m'en plains pas, mais j'ai peur de la fatigue. Te voila tout pAle.

Les sourcils fronces, il sllivait d'un reil dish'ait la flamme dansant sur les cendl·es. Elle vint reprendre sa place pres de I'Mre. Elle l'observaif.

La piece spacieuse est tendue de vieilles tapisseries. Des fauteuil~ recouverts de lampas l'encombrent. Dans ce salon, plusieurs siecles ont passe. Les generations des Jalnosse se sont succede avec la bonne ou la mauvaise fortune, sans rien changer aux habitudes. A peine quelques meubles, quelques bahuts, des ivoires, des miniatures pendues de cha-

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LES THEORIES DB TAVERNELLE

que cMe de la cheminee, marquent-ils, avec les reformes de la mode, les etapes du temps. Toujours les yeux immobiles des ancMres assis Ie long des murs ell leurs cadres d'or fixent Ie m~mecercle trace autour du meme foyer. Sous la protection de ces regards la famille nait, grandit, meurt. Une coupe de vieul Simes deborde de primeveres de la Chine aux couleurs c1aires et douces. (:a et la, des albums et des crayons trainent. Vers un des coins de la piece, sur une large table carree, un fouillis de brochures, de journaux illustres, de revues et de Iivres.

Henry tisonnait, faisant un echafaudage de braise. Les prunelles noires de la mere, veloutees de tendresse, eurent soudain une fixite, posces sur ce cher visage, voulant voir Ie dedans. It ne remarquait pas. Toute cette cendre rouge l'absorbait.

-Mon fils, que t'arrive-t-il?

II eut un geste, comme pour eloigner cette question.ll se leva, fit dans Ie salon quelques pas indecis. Tout acoup, se rapprochant de sa mere:

-Vous avez souvent desire me marier; j'ai toujours refuse.

-Pour mon malheur!

-Aujourd'hui je voudrais, et vous...

-Eh bien? demanda la douairiere, dont la figure s'iIluminait.

-Vous refuserez.

-Qui aimes-tu?

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LES THEORIF:S DE TAVERNELLE 3:'> -" J'aime 1 repondit Henry tres bas. Les yeux de madame de Jalnosse flamboyerent. -Quelqu'un d'indigne? -Une saiute,.un ange. -Toujours! Si c'est un ange, pourquoi refuseraisje? Tu ne songes pas, je pense, ate mesalIier ? -On ne se mesallie pas, quand il y a la noblesse du coour, de I'intelligence et de I'honnMete. Du reste, si elle n'est pas noble, elle est de bonne famille bourgeoise. -Bourgeoise! L'intonation faisait de ce simple mot tout un poeme. La baronne demeura pensive. Que de reves

brises! Cependant la perspective d'un petit-fils I'enchanta.

-Si vous saviez comme je l'aime! reprit M. de Jalnosse. Je l'ai rencontree, i1 ya d€ux ans; "depuis, sa pensee ne m'a plus quitte. J'aifail tous mes efforts pour l'oublier. Je n'ai pas pu. Je me penchais sur mes livres? Les carac.teres se brouillaient, un nuage obscurcissait rna vue. Derriere, m'apparaissait une t~te blonde, comme sous un voile. Et peu a peu elle se degageait! Si douce, si meIancolique, avec ses grands yeux bleus! Vous n'imaginez pas comme ses yeux sont bleus. Travailler? Ah! bien; oui! Est-ce que je pouvais? Je me mettais amon bureau, elle s'y asseyait ac6te de moL Je voulais ecrire, sur la page blanche il y avait son nom. Fuir? Ah! bien, oui! Je l'emporlais avec moi. J'emportais ses cheveux d'or,

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36 US THEORIES DE TAVElINELLE

son sourire, son regard, ses levres d'enfant et Ie son

de sa "oix et Ie bruit de sa respiration. J'allais, je

venais, la cherchant, l'evitant, heureux, desespere,

vivant et mourant tour it tour. Ah! mere, depuis deux

ans j'ai use des siecles. Je l'aime!

Violemment secouee par ceUe explosion de pas. sion, elle elltoura son fils de ses bras et Ie pressa sur sa poitrine.

-Ingrat! Comment as-tu pu cacheI' tes an

goisses it ta mere et lui voleI' sa moitie de tes

peines?

-CelJe que j'aime, repondit Henry dont la voix

tremblait un peu, est sans nom, sans fortune.

-Eh bien! tit-elle apres un leger etTort, avec une

nuance d'orgueil, nous sommes nobles et riches pour

deux. Elle se nomme ?

-Berthe Tavel'llelle.

Madame deJalnosse articula neUement :

-Une Tavernelle? Non, non, non!

-Je Ie pensais bien, aussi depuis deux ans me

labourais-je Ie coour; mais elle sera rna femme ou je

ne me marierai jamais.

-Mon enfant I

-Je Ie jure devant Dieu !

Elle se leva. D'un geste tres digne, rail' resolu :

-Soit ! ID9i, je jure ceci it mon tour: tu n'epouseras pas ceUe fille. Et pour que tu ne cherches point it m'ebral1ler, ecoute-moi : d'avance je maudis les enfants qui naitraient d'elle et de toi.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 37

-Ma mere, ma mere, retirez ceUe malediction. Pouvez-vous repondre de l'avenir? De quel droit votre colere frapperait-elle des innocents?

-J'aime mieux la maison de Jalnosse eteinte que

degeneree.

-Vous ne connaissez point mon amour; vous ne

pl;lrleriez pas ainsi. Je me suis donne, je ne me repren

draijamais. J'ai livre de rudes combats, je prevoyais

votre opposition, enfin c'est vaincu queje viens avous.

Pourquoi me repousser comme vous Ie faites? Mere,

j'ai vingt-huit ans, je suis serieux. Je n'avais pas

encore aime. lIe croyez-vous un creur banal, chan

geant? Vous n'avez aucun reproche aformuler contre

Berthe. Elle est l'honneur, la purete...

-La sreur de son frere.

-Mon meilleur ami.

-Libre avous. Mais volre frere? Allons donc!

L'oncle de vos enfants? Jamais ! Un homme sans pl'in

cipes, sans foi. Lorsqu'on se marie, on doit penser

a la race chargee de continuer la tradition des an

cetres. Parfois Dieu frappe avant l'heure naturelle.

II faut des protectetirs aux enfants laisses derriere

soi. Vous et moi disparus, qui donc eieverait les fils

de volre femme? Qui l'aiderait au moins, elle? Son

frere! d'une famille on tous savent l'impiete herMi

taire! Non. Le sang qui couiera dans les veines de

vos enfants ne ~eut descendre d'une pareilJe SOUl·ce.

Leur protecteur, s'ils en ont besoin, ne peut eire

un albee. La passion vous aveugle. Mais elle n'a qu'un

3

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

38 LF.S THEORIES DE TAVERNELLE

temps. L'amour tombe vile. Oubliez. Vous vous Ie devez, vous me Ie devez.

-Je n'ai pas votre sagesse, repliqua douloureusement Henry. J'ai mon creur. On ne s'arrache pas Ie creur. J'aime Berthe, je l'aimerai toujours. Je I'aime a en mourir, j'en mourrai.

-OU vas-tu?

--Le sais-je! Je ne veux pas rester dans Ie pays qU'elle habite. Il me serait impossible de me soumetlre avos decisions.

-Mais, mon enfant! ...

-All! reprit-i1 d'une voix sourde,

Elle se precipita, tout epouvantee.

-Adieu! fit-it.

Maintenant sa chaise de poste brulait la route de Bergerac. II avait hate de metlre de l'espace enh'e ses r~ves et lui, d'oublier sa mere, d'oublier Ie mirage d'un amour impossible. On entra dans Ia ville au milieu de la nuit noire.

-Monsieur Ie baron s'arrete bien pour diner et coucher? demanda Ie postilIon.

. -Changez les chevaux.

11 s'interrogeait. Au lieu de poursuivre sa route, ne ferait-il pas bien de revenir sur ses pas? Si sa mere voyail son desespoir, elle s'attendrirail peut-

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 39

. .

etre. Non, ilIa connaissait. Depuis son enfauce, iI ne se souvenaitpoint qu'elle etitfIechidevant sa parole. Bonne, tendre, mais parfois inexorable. Jusque-Ia jamaisleurs volonh~s ne s'etaient heurtees. Lui, avait herite de sa fermete de caractere; il se senlait I'energie de tout briser au monde, hors Ie respect filial. Lapensee ne lui venait pas d'llcheter ace prix Ie bonheur. C'etait fini. II se replierait sur lui-m~me, cacherait sa plaie, la senlirait lui tiechirer la poitrine et tomberait, comnie l'enfant de Sparte, sans un cri,

sans une plainte.

Les chevaux galopaient. Les arbres de la route dansaient une ronde echeveIee, s'approchant de la portiere, leurs haules cimes abaissees, et soudain disparaissant pour faire place it d'autres. Sur la campagne, les lanternes jetaient leurs lueurs rouges, comme d'immenses feux-follets couches, san gIants, sur des tombes.

Allons! celte course emportee it travers les tenebres,dans Ie froid du corps et du creur, telle serait desormais sa vie. Arriere, Ie passe si doux, capable de lui amollir !'Ame, de Ie faire pleurer! Les tendresses qui l'avaient pris au berceau et suivi jusque-lil mourraient avec son amour brise. Desormais il resterait seul, sans souvenirs, saDS affections. nDe voulait pas etre console, il voulait s'aneantir en sa torture.

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III

A grands pas, avec rage, madame de Jalnosse arpentait Ie salon, meltanl la tache de ses vetements noirs sur la gaiele des objets familiers.

Depuis six mois, Henry ne lui avait pas donne signe de vie. Elle aqui jadis chaque semaine apportait deux ou trois lett res ! Quelques jours apras son rerus peremptoire, un mot du baron lui elail venu, date de Bordeaux. Un simple billeL d'affaires. Henry I'avertissait qu'il prenait des fonds chez leur banquier et partait pour un long voyage. C'etail tout. Pas une allusion. Ce laconisme froid I'avait bouleversee. Elle cut prefere des reproches, une explosion, quelque chose enfin qui montrat encore de 1a. con4ance; landis qu'un abime -elle Ie sentait -venait £Ie se creuser. Henry disparaissait en homme qui ne veut pas de consolation. Entre Ie fils et la mere l'intimite d'ame cessait. II Ia croyait incapable de Ie comprendre. Et depuis six mois, rien ! Pas un signe, pas une nouvelle. Six mois d'angoisses! Elle en ha'issait plus cette Berthe, qui lui avaitdoublement

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LES TIIEORIES DE TAVERNELU; 41

vole son fils. Avec quel art Tavel'l1elle, Ie bandit sans foi ni Ioi, avait du preparer la captation de Henry! Un haron de Jalnosse, millionnaire, grand seigneur, pour une filIe de rien ! ... Monstrueux!

Cel; pensees la secouaient dans tout son orgueil, dans tout son amour maternel, lui faisaient bouillonner Ie sang. Elle De savait quel parti prendre. Elle etait lasse. II lui fallait soIt fils. Impossible de vivre plus longtemps sans lui. Par moments, ses resolutions ttechissaient. Si Henry fdt entre alors, elle se serail jetee ason cou en lui criant:

-Eh hiI'll, epouse-Ia, mais ne me qui tie plus!

Helas! HCIJI'Y n'entJ'ail pas. Savail-elleseulement ou il se trouvait, vers quel coin de la terre i1 avail fui! Cependant elle pouvait monrh' d'un instant it l'antre, elle etait presque vieille. Mourir sans Ie revoir! 11 n'y pensait pas, lui, Ie meiIleur des fils. Une amourette avait raye la mere de sa memoire! Oh! pelit enfant adore, berce dans ses bras avec tant d'esperance, petite flme par elle ouverte, aujourd'hlli vons etiez un homme, une intelligence, et it cette pauvre femme qui vous aVJit fait t0ut cela vous ne laissiezplus que les souvenirs du berceau ! Vous la quitliez al'heure ou sa marche s'appesantissaii, quand a son tour elle avait besoin d'une main forte et tendre comme jadis les siennes, pour la soutenir comme elle vous soutenait alors! Elle ne l'avait pas cleve POUl' elle, en mere egoiste ; elle avait bien prevu qu'~n jour une femme passerait avant

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42 LES THEORIES DE TAVERNELLE

elle III oil elle regnait en souveraine; mais cette femme, elle l'aimait dans ses reyeS d'avenir comme une moitie de son fils; elle ne I'execrait pas comme une implacable rivale. Tandis que maintenant.. . ah! celie jeune fille! Elle, assurement, "avait Ie refuge de Henry. Elle recevait ses protestalions d'amour. Comment ne pas av~ir de jalousie et de haine !

Une telle soif de nouvelles devorait madame de Jalnosse que depuis quelques jours un projet bizarre hanlait son esprit. A cette heure, un combat supreme se livrait entre son orgueil et son amour.

Ce dernier l'emporta.

Le soil', Pontalnauve s'emplit de bruit; 1a baronne venait d'arriver sans erier gare. Pendant que les domestiques alfaires s'occupaient de I'installation, la tete coilfee d'une mante noire, Ie baton a la main, elle parcourait les bois mitoyens des Charmettes. Des enfants de paysans gardaient les brebis. Elle appela run d'eux et, lui donnant une piece blanche, dit quelques mots patois. Puis elle s'assit sur un quartier de roche, attendant.

Trois quarts d'heure passerent. Le soleil baissait. Les petits pAtres etaient rentres. Dans Ie silence des arbres, un bruit montait, pareil a des soupirs. Le bleu plus profond du ciel prenait les teintes du cl'epuscule. BientOt des pas distincts resonnerent. Une

• voix d'enfant disait : -Vous assure, donme"iselle, la dame veut vous

,

voir, elle vous attend la.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 43

Madame de Jalnosse se leva. Un bouquet d'ajoncs et de genievres cachait les nouveaux venus; elle Ie contourna.

--Mon Dieu ! la baronne de Jainosse!

Berthe Tavernelle s'appuya,tremblante, a un chene, incapable de maitriser son emotion. La mere de Henry! que lui voulait-elle? mais c'etait sa mere! Ses yeux de pervenche, dilates par Ia surprise, gardaien t cette expression de douceur qui avait subjugue Ie baron.

Madame de Jainosse jeta une piece a l'enfant : -Laisse-nous! ordonria-t-elle. Quand il eut disparu, elle s'approcha de Berthe. -Mon fils vous aime, ace qu'il parait? -II vous l'a dit ? Comme il faut qu'il m'aime'

s'ecria mademoiselle Tavernelle, rayonnante de joie. La douairiere fron!(a les sourcils. -Henry ne vous a point parle de sa demarche

au pres de moi? -Non, madame. -Quand l'avez-vous vu pour la derniere fois? -Le 23 novembre. -Mais vous lui avez ecri t depuis? -Je ne lui ai jamais ecrit. -Impossible! repliqua la baronne. II est venu Ie

10 decembre a Montbel. Cettedate, je ne I'oublierai pas. II m'a parle de certains projels, de... Bref, j'ai refuse; iJ est parti. Non sans s'aller plaindre au pres de vous, j'imagine.

-Vous vous trompez.

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-H LES THEORIES DE TAVERNELL~;

-II est inadmissible que vous ne receviez pas de ses nOllvelles. Eh bien, moi, je n'en ai aucune. C'est mon fils, j'en veux. Donnez-m'en.

Les paroles etaient seches, martelees. La voix se faisait dure, Ie regard menacait. -Vous De voulez pas me repondre? interrogea la douairicJ'e apres une minule de silence. -J'ignorais ces details, madame. M. de Jalnosse ne llI'a pas ecrit.

-Jamais?

-Je vous l'aflirme.

-N i a votre frere?

-Je ne crois pas. Je n'ai rien 511.

-Incomprehensible!

Elle s'assit de nouveau sur la pierre qui lui avait servi de siege. Elle ne pensait plus A Berthe, elle se perdait en I'amertume de ses ret1exions. Comme elle calomniait son fils tous ces temps passes! Comme ce revoIte restait doux et fier, n'osant la juger, detlaignant de se plaindret Six mois! qui' sait? mort peut-~tre! oh! Dieu ne pouvait permettre cela ...

-Mon fils ! cria-t-elle, mon fils!

Ses mains avaient recouvert son visage. Entre les

doigts au ton d'ivoire jauni, ron distinguait la

paleur des traits, comme de l'albUre sur la robe

noire. Berthe s'agenouilla devant elle.

-Ne desesperez pas, madame. 11 est vivant.

La haronnc laissa tomber ses mains, un soupcon

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LES THEOI\IES DE TAVERNELLE 45

la prenait: Mad~UlOiselle Tavernelle avait menti tout a l'heure.

-Qu'en savez-vous? demanda-t-elle.

-S'il etait mort, je l'aurais senti. Non; il est loin

parce qu'it m'aime, parce que je l'aime et parce que

vous ne Ie voulez pas. II est loin pour tacher de vous

oheir.

Alors, oubliant I'enn~mie, ne voyant plus que la

mere, elle raconta leurs amours. Depuis si longtemps

elle pensait Ii lui sans avoir personne aqui Ie dire!

Luc n'aurait pas tolere ses confidences. « Oublie! »

avait-il commande. Comme si cela se pouvail! Jamais

il ne prononcait Ie nom de l'absent. En elle s'etaient

amasses des tresors de tendresse. Elle Hait si heu

reuse de les mettre au grand jour. Elle parlait salis

reprendre haleine, sans s'arreter, disanl tout a cet

adversaire redoutable, mais qui elait la mere

de Henry. De ses levres couJaient librement, pl'esque

joyeux, des secrets qu'a peine eul-elle laisse deviner

au jeune homme.

La baronne, roide, les mains sur les genoux, ecou

tait, avec un malaise indcWnissable, clouee par la

slupeur, ce debordement candide, cet amour d'au

tant plus impetueux qu'il etait simple et sans phrases.

Peu a peu, elle perdait de sa £lurete. Ses yeux

avaient une fixite moins severe. Elle les ferma. Cette

voix, comme un echo lointain, bercait sa doulellr, la . troublait. ElIe retrouvait quelque chose de Henry en ceUe Berlhe qu'il adorait. Us etaient faits l'un pour &.

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

.t6 LES THEORIES DE TAVEI\NELLE

l'autre, ces deux Mres ; sa volonte de fer les avail

separes, maintenant elle n'avait plus de volonte. Elle

etait faible comme une enfant, la femme forte,

devant ceite jeune fille si douce. Elle comprenait:

Henry venait d'elle; un indompte, lui aussi. La

force ne pouvait mater ce lion, un regard l'avait

enchalne. La loi des contrastes, qu'elle subissait il

son tour!

N'imporle. Inutile de s'avouer vaincue, puisque Henry ne se trouvait pas lil pour profiter de la defaite. Elle se leva pelliblement.

-J'ai cru faire mon devoir! balbulia-t-elle, comme se parlant aelle-meme.

Puis, etudiant Bel'the avec tristesse:

-Ce n'est pas acause 'de vous, mon enfant, que j'ai brise mon fils. Vous Mes digne de lui. Cependant

vous ne pouviez ~tre sa femme, ajouta-t-elle d'une

voix sourde.

Elle soupira, fit un geste d'adieu et, precipitant sa demarche inc"ertaine, s'enfonca dans les sentiers obseurs du bois.

Les jours suivants, elle revint se promener au m~me endroit, pourlant eloigne du chAteau. Le site n'avait rien de pittoresque, les chemins etaient mauvais; mais Berthe allait chaque apres-midi voir it la metairie basse une infirme de la famille du colon. De loin, la baronne apercevait la jeune fille. Aujourd'hui sa peine se doublait d'un regret. Quand elle I'avait vue, elle rentrait au chAteau, s'arr~tant on •

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LES TH EOR lES DE T A VERNELLE

jadis elle s'arr~tait avec Henry. L'avenir? Ferme. II ne lui restait que Ie passe.

Tavernelle roulait de conjectures en perplexites. Berthe tournait 11 la bizarrerie, au mystere, avec des attitudes peu naturelles. Cela, depuis que madame de Jalnosse habitait Pontalnauve. Cetle coincidence elait au moins etrange. Luc pensait tout Ie mal possible de la douairiere, l'esprit etroit, me~quin par excellence, un nid de prejuges enormes, un specimen de teratologie 11 empailler. Apres mille suppositions, it se demanda si la baronne, en venant camper aux portes de I'ennemi, ne ruminait pas quelque noir projet, _bien sceierat. Les femmes de celte ciasse et de cette education se croienl tout permis. Celle-ci adorait son fils. Malgre sa renommee de vertu, elle elait de complexion aprepareI' une intrigue regence, un bon petit piege ou Berthe trebnchAt. Le benefice s'evaluait aisement: du coup, l'austere puritaine imposait it Henry une femme de son choix, en tolerant Ie divertissement d'nne mattresse agreable. Ah! par exemple, jamais! Ces nobles s'imaginaient-ils qu'on edt pris la Bastille pour Ie simple plaisir de massacrer des vieillards inoffensifs? Est-ce qu'ils

lenaient la grande Revolution pour lettre morte? A dire vrai, Ie gouvernement actuel prMait ala confusion. Gouvernement et noblesse se valaient. Mais iJ se souciait des deux com me d'une pincee de sable. II saurait mettre Ie hola.

Son amitie proteslait. M. de Jalnosse avait une pro-

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LES TIlEOR1ES DE TAVERNELLE

bite robuste, incapable d'une speculation odieuse. Par malheur, son systeme politique et philosophique s'opposail it ce qu'it acceptAt sans reserve la probite d'un hom me ayant pour principes des mots vides. D'ailleurs, pensait-i1, on n'est pas son matrre. L'occasion est l'implacable corruptrice. Henry seul avec Berthe, ou set'ait la digue? Jalnosse ne resisterait pas a ses emportements. Caractere sans frein, passion sans bornes; donc un malheur necessaire, 10gique, fatal. Aussi avait-i1 eloigne Jalnosse. Alors qne venait faire la baronne presque chez lui? Que cherchait-elle tous les jours aux environs des Charmf'ttes? Ill'avait vue roder. La tristesse de Berthe diminuaiL Pourquoi? Le baron n'etait pas a Paris: iI y avail ecrit pour s'en assurer. Ou etait Ie baron? Tracas sur tracas. Comme ils surgissaient it propos! on l'accablait de preoccupations, on l'aslreignait a une surveillance continuelle, juste au moment ou il songeait a se marier. Au lieu de faire ses propres aifaires, it fallait denouer une trame absurde. Le

monde est egoi'ste !

D'heure en heure, Tavernelle sentit croltre son

embarras. II avait Ie devoir de garder I'honnenr de

la famille, une famille rendue respectable par Ia

seule morale independante. Berthe prise aux err

bUches dressees dans l'ombre, on ne croirait pas

Jes Jalnosse responsabJes; c'est lui qu'on dauberait,

parce qu'it n'avait pas les idees de toutle monde. Cela

etait exasperant. Entin, it se trouvait bien aplaindre.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 4!J

Ilressassait loutes ses miseres, melancoliquemen t assis au salon. Berthe entra. Elle revenait de la mp.tairie basse et semblait soucieuse.

,

-Oh ! oh ! ricana Tavernelle. II y a du Pontal

nauve Ia-dessous. Qu'a pu te dire madame de Jalnosse

pour t'allonger ainsi la mine?

-Elle ne m'a point parle aujourd'hui.

Luc dressa l'ol'eille. Comme son flair n(', Ie trom

pait pas!

-Aujourd'hui, scanda-t-il. Ceci suppose que

d'autres fois ...

Berthe fit un geste fatigue.

-Que t'importe ?

-Mais beaucoup, mais enormement, mais a tel

point que je ne puis concevoir ton silence jusqu'ici.

-Tu Ia hais.

-A moins de l'aimer pour son mepris.

Berthe ecoutait sans entendre. Elle regardait une

miniature de sa mere.

-Voyons, cherie, un peu de confiance. Tu ne

te doutes pas de la gravite de certaines choses,

-Quelles choses ?

-Celles que tu me caches.

Elle mit ses petites mains sur les epaules de son

frere:

-Pendant que tu etais it Bordeaux, madame de

Jalnosse m'a envoye chercher.

-Charm ant ! En mon absence!

_ Mon Dieu ! elle ne s'occupe pas de toL

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Pal'bleu ! je ne suis pas une jolie fille.

-Elle voulait savoir on se trouve M. de Jalnosse .

. -Te I'a-t-dle confie ?

.-Elle pensait qu'il ecrivait ... a moi. ..

-Comme dans son monde alors ?

-Ou atoi.

-N'esl-il pas libre? Voyez un peu de quoi se m~le ce suppot d'Inquisition ! Luc blessait Berthe. Elle lui coupa la parole. -Comment peux-tu la traiter ainsi ? Elle est malheureuse.

-En verite?

Tavernelle contemplait sa sreur, · I'air atterr~. Quelle femme habite, celle baronne ! Deja une alliee en Berthe ! L'ennemie tenait la moitie de la garnison.

-Je I'ai vue pleurer, reprit la jeune fille.

-Les crocodiles pleurent bien.

-Songe, it lui a demande de m'epouser, elle a refuse. -Pauvre femme! -Alors it est parti. Depuis elle n'a pas eu de ses

nouvelles.

-Et tu la plains? Elle n'avail qu'a laisser son fils tranquille. D'ailleurs, je te Ie demande, a quel propos vient-elle te raconter cela? Quelle manreuvre grossiere!

-Oh r fit Berthe, elle s'est montree au debut dure pour moi, me traitant comme une personne hostile. Mais a rnesure que je parlais de Henry, elle

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LES THEORIES DETAVERNELLE 5f

changeait. Vois-tu, c'est un devoir qu'elle a cru remplir; elle en soulfre. EIIe n'en a que plus de merite. Je l'aper~ois tous les jours, je tr~uve qu'elle s'alfaisse. On dirait qu'elle porte une peine trop pesante et qu'elle n'a plus de forces.

II eprouvait des envies de battre sa sreur.

-Tu voudraisbien aller ason secours, n'est-cepas?

-Oui ! rel'ondit Berthe ingenument. Si je pouvais... Luc frappa du pied. -Sacrebleu ! l'on vous eleve bien dans les cou

vents! Une megere, ta baronne. Elle t'a ensorceIee. Tu ne comprends pas? C'est d'une Iimpidite afaire fremir! On ne t'honore meme pas d'un plan savamment machine. Non, tout va de soi, l'on t'appelle, on te fait des signes amicaux : « Petite! petite! )) On te cajole, on te sucre, on te mitonne: «: Mon grand dadais de fils a daigne vous remarquer; un peu de complaisance, petite. Venez-Iui en aide. ConsolezIe. Nous compterons apres. » Tonnerre ! nous compterons avant.

-Si tu t'expliquais une Cois ? demanda la jeune flUe avec un accent de fermete que ne lui connaissait pas son frere. II y a toujours dans tes paroles des choses incomprehensibles. Que veux-tu dire?

-Ces tourterelles! maugrea Tavernelle interloque. Cela VOllS prend des attitudes ... des airs ... La tour de Babel, une jeune fille ! Aprils tout, je ne suis pas charge de faire ton education sous ce rappol·t;

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LES THEORIKS DE TAVERNELLE

mais entin tu veux que je sois clair? Eh bien, ecoute : Ia baronne s'oppose au mariage de son fils avec mademoiselle Berthe Tavernelle; or, elle attire et feint de plaindre la susdite Berthe Tavernelle; donc iI y a un piege. El, sacrebleu! tu n'y tombetas pas, moi vivant.

Elle haussa les epaules. L'exasperation du frere s'en accrut.

-Je te defends de lui parler, je te defends de la voir! cria Luc. Du reste,' je vous surveiIIerai. Te voila prevenue. Si je m'apercois de queIque chose, j'irai la trouver, moi, madame la baronne douairiere de Jalnosse, et nous verrons. .

-Nous ne verrons rien. Elle ne cherche plus a me rencontrer, je ne cherche pas a lui parler. Surveille-nous, cela m'est indiffet'ent. Qu'ai-je a cacher? Non, je suis tres resignee. J'aimerai M. de Jalnosse toujours, je ne l'epouserai jamais, je Ie sais.

Tavernelle sacra ferme, avec une energie meridionale. C'etait sa faute, it avail compris trop lard.

-Tout se paie en ce monde, continua lenlement Berthe. Je reflechis beaucoup depuis six mois. Je me suis demande pourquoi Dieu m'envoyait ce cha~rin apres mon enfance triste et delaissee. J'ai perise que j'expiais pour quelqu'un des miens. Alors, je n'ai plus trouve rna croix trop lourde.

-Elle est folie! Qu'expies-tu?

-Le mariage de notre mere.

-Le... Berthe, BerLhe, toucher aux parents

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 5~

morts, c'est un crime, car nous venons d'eux; une l~chete, car ils sont dans Ie neant et ne peu\"ent plus se defendre. Rougirais-tu de leur memoire? De quel droit les juges-tu ?

-Je ne les juge ni ne rougis d'eux. Tu ne saurais

m'entendre, tu ne partages point mes croyances. Moi,

je sais q11'i1s ne sont pas morts tout entiers. lis nous

voient. Notre mere s'est mariee contre Ie gre de sa

famille. Elle a trouve Ie bonheur ici-bas. Morle, elle

subit cette peine, la plus grande, j'imagine : ma tor

ture. J'aime comme elle, j'expie pour elle. Com

prends-tu rna resignation?

-Si cela te console! grommela Tavernelle dans

une moue significative .

.-Non, mais cela me donne du courage.

II se tut, tres agace. Berthe pliait toujours devant

sa volonte ; seulement, il y avail en elle une irri

lanle force d'inertie. Elle disait d'un air si lranquille :

« Je n'epouserai jamais M. de Jalnosse et je I'aime

rai toujours! » Entln elle etait trop mystique. Des

idees qui eussent He de I'autre monde, si l'autre

monde existait! Cette discllssion aggrava ses soup

Qons. Inconsciemment, Berthe seconderait madame

de Jalnosse. Comment faire avec ses proprE's pro

jets de mariage? II s'etait violemment epris d'une

jeune fille rencontree it Bordeaux chez la mere d'un

de ses amis. Une orpheline afflil{ee d'un tuteur de

sagreable, fori jolie, dont I'existenee un peu triste

I'avail interesse. L'inler~teut rapidement les allures

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54 LES TtlEORIES DE TAVERNELLE

de I'amour. Lui-m~me etait un charmant garcon, l'orpheline se montra reconnaissante. II y avail bien quelques obstacles, Ie tuteur caressait d'autres visees; par bonheur la jeune fille touchail asa majorite. II suffisait d'un peu de patience. Mais n'est point patient qui veut: Luc ne quittait plus la route de Bordeaux. Maintenant que la baronne etait leur voisine, sa presence Ie genait furieusement.

Tavernelle resolut d'enlever sa samr. Un ~ejour ala ville 1a distrairait. Qui sait? avec l'aide de la jolie fiancee, on trouverait quelque palliatif, un antidote aee poison des Jalnosse.

Le jour du depart, quand ils passerent devant la longue avenue dE' Pontalnauve, il ne put se defendl'e de Mcocher au chateau, qui dressait la-bas ses clochetons, un coup d'reil charge d'une triomphante ironie : Ie revolutionnaire, Ie manant, l'etre honni et deriaigne, supprimait leur proie aux convoitises de tres haute et tres puissante dame Caroline-YseultRenee, baronne douairiere de Jalnosse.

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IV

Les globes depolis des lam pes, les giraJldoles chargees de bougies semaient l'or it travers les salons. Entre elles, ell et la, des femmes chuchotaient, couvertes de diamants, faisant signe de l'eventail aux hommes en habit, Ie claque sur la cuisse. Lesjeunes fiUes allaient et veoaient, embaumees de fleurs, dans des vapeurs de mousseline dont la neige faisait ressortir Ie rose des bras maigres et du visage. Un murmure montait, coupe d'eclats de rire. On arrivait encore. Sous Ie lustre les pendeloques s'irisaient, avec un cliquetis de cristal. L'orchestre envoyait par intervalles des fusees d'arpeges, des notes grincant sur la corde des violons, et les couples de danseurs prenaient place pOl,lr Ie quadrille. A la cheminee, encombree de mousse et de camelias, I'Mte s'adossait, gros, les cheveux grisonnants, la figure ennuyee. Pres de lui, sa pupille, mademoiselle Claire Elliaz. Les tresses, aussi noires que Ie jais, couvraient de torsades sombres la gaze blanche OU les epaules frissonnaient. Le visage sans lignes bien arretees, un peu

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56 LES THEORIES DE TAVERNELLE

chiffonnc, s'epanouissait de bonheur, souriait aux compliments des nouveaux venus, que Ie gros homme recevait agrand renCort de poignees de main.

Peu a peu les salons s'etaient emplis, Ie quadrille tirait asa fin, lorsque TaverneJle entra. Berthe se serrait contre lui, tout effarouchee. Un nunge de lulle brun l'enveloppait comme d'une echarpe. Son adorable t~le de vierge ressortait, mie\'re et delicate. Une grappe de jasmin courait parmi les flots blonds de sa chevelure. Ses joups pales avaient l'impassibililp-riu marbre. Sous les grands yeux abnisses la longue frange des dIs mettait une ombre bleue.

Sa beaute fit sensation.

Tavernelle, enchante de ce triomphe, marcha droit ala jeune fille dont Ie regard s'etait fixe sur eux.

-Jolie, la soour! murmurait-on.

-Plus que la fiancee.

Soour et fiancee s'emhrasserent.

-Un reve! modula un jeune homme qui papillonnait dans Ie Couillis des jupes.

-Fade ... ce doil ~tre filandreux . Elles ont hmtes l'air bete, ces grandes filles blondes! insinua un large paquet de denlelles, mere d'un petit paquet de coquelicots affreusement · brun.

Tavernelle avait pris place acOt~ de mademoiselle Claire Elliaz. On ceIebrait leurs fiancailles. Ni I'un ni I'autre ne cherchait adissimuler sa joie. A quoi bon, puisqu'i1s s'aimaient? Dans ces salons pleins de

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LI>8 THltORl~S 1)J~ TAVERNELL~

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hruit, de mouvement et de lumiere, en dehors d'eux ils ne voyaient rien. Promptement Berthe Cut en

touree.

Les Bordelais sont les gourmets par excellence-a

eet egaI'd ils pretendent au monopole-. lis s'en

flamment avec une rapidite merveillE:use. Un tas de

ceeurs se mirent a. flamber devant mademoiselle Ta

\'ernelle. La jeune fille traversa ces incelldies

nombreux en vraie salamandre. Timidite ou candeur,

a. peine se rendait-elle compte des sinistres. Tous ces hommes ? Autant de com parses. En elait-il un qui put rivaliser avec Henry de Jalnosse ? Comme ils ataient petits en comparaison, tous, et encombrants ! Elle s'ennuyait. Elle eut voulu revenir aux Charmettes. Seulement elle cachait it. Luc son secret desir. II etait si follement heureux! Tavernelle d'abord avait eu quelque embarras vis-a.-vis d'eHe : l'entretenir de son mariage, c'elait lui rappeler I'impossibilite du sien. Mais Bel'the accueillit la nouvelle avec joie. Elle s'etait prise d'affection pour Claire et dans la corvee des reunions mondaines elle apportait beaucoup de placidite exterieure. La fiancee, mise au courant par Luc, avait resolu de susciler un pretendant serieux, d'enterrer Ie baron. Elle marierait Berthe. Les consolateurs ne manquaient pas: il suffirait de les encourager. De fait, sur ce chapitre, la future belle-seeul' payait de sa personne aussi peu que possible. On agirait sans elle.

Berthe, a l'extremite du salon, immobile, pareille

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58 LES THEORIES DE TAVERNELLE

a une cariatide, lenait les yeux grands ouverts sur

ce pele-mete des valses qu'elle 11e regardait pas. La

chaleur la suffoquait.EUe s' etait assise, la, un moment,

pres de l'embrasure d'une fenetre entre-baillee. De la

piece voisine, les portieres soulevees laissaient venir

Ie bruit des conversations d'hommes. Aux tables de

jeu plusieurs jeunes gens oubliaient la danse. D'au

tres, a moilie elendus sur les canapes, causaient. Des

paroles arrivaient jusqu'a elle. Tout a coup il y en

eut qui lui figerent Ie sang dans les veines. Un nom

nail ete prononce : celui de Henry de Jalnosse.

Comment? Par qui? D'ou Ie connaissail-on dans ceUe

maison? Elle preta I'oreille. Luc s'agitail la-bas,

I'oubliant, e1le, tout occupe de Claire. Une envie folie

la prit d'aller it ces inconnus dont I'entretien Ia bouo

leversait.

-Une manie dangereuse, disait I'UR.

--C'est serieux, ces Mtes?

-Parbleu!

-Puisqu'il n'en existe que dans les romans ...

-Tu crois? Vas-y voir. Tout ce qu'il y a de

serieux. Je l'ai dit it Jalnosse : il se feradevorer ...

-Misericorde !

-Le plusgaillardement du monde.

-II fait donc des folies?

-Une temerite, un mepris du danger!

-Ah ca I mais ce danger, a quel propos Ie cher

che-t-il ?

-Par distraction, je suppose.

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LES THEORIES DE TAYERN~LLE

59

...

-Une fantaisie de grand seigneur blase? Nous qui l'avons connu si tranquille I

-Je sais bien. Te rappelles-tu la rue de Seine?

-Du diable si a cette epoque je me fusse imagine

qU'un tigre boirait un jour dans sa poitrine dMoncee.

C'en etait trop. Berthe ne pouvait tenir en place.

Elle quitta l'embrasure de la fen~tre et resolument

gagna la salle de jeu. Les deux causeurs se leverent :

un jeune homme de la ville que son frere lui avait

presente recemment, et un officier de marine, petit,

aux cheveux crepus, allx yeux energiques, carre d'e

paules. Elle ne Ie connaissait pas, evidemment c'etait

lui qui donnait sur Henry ces renseignements ler

ribles. Siupefait de cette beaute radieuse, dressee

devant eux,a l'improviste, il contemplait, ne trouvant

pas un mot. Mademoiselle Tavernelle, aussi embar

rassee, mordit ses levres. Elle n'osait poser une

question, toute blanche dans Ie sombre de sa toilette.

-Vous soutfrez, mademoiselle, demanda Ie Bor

delais.

-Qui... non ... la chaleur ...

-Voulez-vousque j'aille chercher Luc?

-Ce ne sera rien ...

Deja Ie jeune homme avait disparu. Le marin et

Berthe resterent seuls. Les joueurs n'avaient rien re·

marque. Le silence s'accentua, profond, Iourd, peni

ble, entre ces deux ~tres qui, face a face, les yeux

dans les yeux, brulaient de se parler. Le marin etait

dans l'extase. Quelque chose de myslerieux, ala fois

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60 LES TH~ORJES DE l'AVERNELLE

cruel et doux, penetrait sa vie. Berthe, inconscien le d'elle-meme, avait la vision des accidents que tout a l'heureon prophetisait,dont elle gardait encore l'epouvante. Elle se sentait entratnee vers cet inconnu, maintenant silencieux, capable de lui dire ou s'etait refugie Ie baron de Jalnosse.

-Eh bien! que se passe-t-it done?

Claire et Luc venaient d'arriver.

-Un malaise insignifiant. .. j'avais besoin de res

pirer.

Claire enveloppa du bras la taille de Berthe. Mademoiselle Tavernelle fit un effort: a quoi bon troubIer la joie de ces heureux? Mais comment savoir pour Henry?

-Retournez la-bas. C'est fini, completement.

-Du tout. Je t'emmime, nous allons pat,tir.

-Je ne Ie veux pas.

-T'imagines-tu que je vais te taisser la, malade '!

-Je t'affirme que je n'ai plus rien.

-Bien sur?

-Crois-moi.

Non certes, elle n'avait plus rien. La pensee de

quitter Ie ballui etait odieuse. II fallait qu'elle parlat

a ce marin.

-A la bonne heure ! repliqua Luc. Et puis, danse

un peu, que diable! Paul, repril-iI, je te la conlie.

-Si tu me presentais?

-Au fait!

Et, designant Ie marin a sa sceur:

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Digitized by Google U:s 'fllEOHlES DE l'AVEH:"IELLE til -Mon ami Paul da Barencourt, lieutenant valsseau. II disparut, entrainant sa fiancee. de -La presentation est un peu breve, mademoiselle, obsel'va M. de Barencourt. Je n'ose vous avouer ce que Luc a oublie de vous dire: jc suis un sauvage et ne danse jamais .

. -Je voudrais marcher.

L'officier de marine lui tendit Ie bras. Elle y posa sa main tremblante. Comment aborder Ie sujet brulant·? Elle etait venue pour inlerroger, pleine de fievre, anxieuse de savoir; it present elle avait peur de livrer son secret. Somme toute, cet homme etait rami de Luc. La faeon degagee dont son frere l'avait remise aux mains de M. de Barencourt Ie prouvait de reste. D'ailleurs, elle se rappelait soudain leur renconlre : quand ce 1\1. de Bal'encourt avail pal'u, Tavernelle s'etait precipite vers lui. Au milieu du bal, ils s'etaient embrasses, de ces bons gros baisers vigoul'eux, a pleines It'lvres, qui font sonner les joues. Si elle parlait, Luc l'apprendrait tout de suite. Et depuis que Ie nom des Jalnosseavail mis entre Ie frere ella soouI' la memoire des parents morts, toucM a la tranquillite des tombes endormies, elle s'etait impose cette loi de garder pour elle seule Ie douloureux myslere de son amour.

-Permettez-moi, mademoiselle, dit Ie lieutenant de vaisseau, de vous exprimer Ie plaisir que me cause Ie mariage de Luc.

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6! LES THEORIES DE TA;VERNELLE

II epouse une jeune fiUe charmante, reponrlit Berthe, un peu au hasard. Elle etait si loin de ce salon, de ceUe f~te, de la joie des autres ! -Charmante. Elle lui donnera, j'en suis sur, Ie bonheur.

-II Ie merite.

-N'est-ce pas? une nature si loyale, si desinteressee ! nous autres, les amphibies de l'humanite, nous ne pouvons nous dHendre d'une sorte de mel ancolie devant ces bonheurs dont nous nous sommes volontairement exclus. C'est de la jalousie. Ce soil', j'etouffe la miennfl.. Tavernelle est mon vieil ami; je suis ravi d'avoir debarque au bon moment.

-Vous venez de loin?

-De Pondichery.

-Directement ?

-Oui et non, mademoiselle. Nous avons fait

escale plusieurs fois.

-Entre autres a? ..

-Bourbon, Saint-Louis ...

-En Senegambie ?

-A l'embouchure du fleuve. -Ce sont la des pays presque fabuleux ?

-Mon Dieu ! ni plus ni moins que les autres:

D!l loin, c'est quelque chose et de prlls ce n'est rien.

Je ne nie pas aux Indes, par exemple, une majeste g~ndiose. Elles ont des moours etranges, une nature absorbal)te, une inoubliable poesie de soleil,

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LES THEORIES DE TAVERNKLLE

je ne sais quoi de vierge et de trop use, comme une aurOl'e fatiguee d'~tre loujours I'aurore. Mais on s(' fait vite 11 ces merveilles. Et rien ne vaut Ie petit coin de terre ...

Une personne s'interposa, d'environ quarante ans,

jolie encore, a Cortes pretentions marquees par Ie

dodelinement des hanches et Ie jeu des prunelles.

C'etait la femme du tuteur. On la disait du dernier

bien avec Ie lieutenant de vaisseau. Sans doute Ie

Mte-a-t~te de ces deux jeunes gens I'irrilait, ca'r son

sourire prit l'etonnanle ressemblance d'une grimace.

-Que me raconte-t-on, ma loute belle? Vous

vous ~les sentie indisposee.

-Non, non, madame, je vous assure.

Berthe etait exasperee, Barencourt Curieux. Deci

dement elle rie saurait rien; decidement il s'eni\Tait

d'elle. Ces creurs de marins s'ouvrent plus vite que

les autres et baltent plus fort: Berthe avail subjugue

Barencourt. La femme du tuteur ne pouvait ad

mettre Ie changement de joug. Aussi s'obstina-t-elle

arester en tiers, multiplianl ses caresses hypocrites,

enveloppant de miell'amertume des mots Ii double

entente. Le bal s'acheva, sans que mademoiselle

Tavernelle eut trouve Ie moyen de rien apprendre.

Mais I'animation du visage, l'eclal des yeux n'echap

perenl point a Luc: il en tira un augure favorable

aux projets de sa fiancee, ases propres desirs.

Le. temps avail marcll(~. Le frere et la sreur

allaient repartir pour les Charmettes. II fallait quel-

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I" LE8 THEO R IES DE TA VERNE LLE.

ques preparatifs afin de recevoir la nouvelle epousee, la celebration du mariage etait imminente. SitOt les preparatifs lermines, iIs reviendraient. La veilIe du depart, Paul de Barencourt dit it Luc :

-J'aime ta srenr, puis-jeaspirer it sa main?

-Berthe ne releve que d'elle-meme.

-Crois-tu son creur libre ?

-Demande-Ie lui.

-Mais enlin ! ...

-Moi, je ne I'ai promise a personne. All contraire. --Penses-tu qu'elle consente it m'epouser? -Je l'ignore. Cependant, Paul, je serais bien

hellreux de t'avoir pour beau-frere. Peut-etre, soogeail-iI, a-t--elle oublie Jaloosse I

Le soil', Berthe accompagna Claire au GrandTheAtre. II y avait representation extraordinaire. Une troupe parisienne de passage faisait courir tOl1t Bordeaux. La premiere personne que mademoiselle Tavernelle apercut a r orchestre, ce fut Paul. Dans l'entr'acte, Ie lieutenant de vaisseau vint frapper it la porle de la loge. Berthe se plaignait de la chaleur, iIlui offrit Ie bras pour se rendre au foyer. Lnc suivait avec Claire. BienlOt la foule les separa. lis se trouverent seuls, au milieu de visages etrangers, dans la cohue des indifferents. M. de Barencourt serrait contre lui la main posee sur son bras. II avait eru sentiI' qu'on Ie regardait avec une certaine sollicitude; maintenanJ il craignait de s'etre abuse:

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LES T H EORI E8 DE T A VERNE LLE O~

l'amour de cette adorable creature lui semblait un

r~ve splendide, mai!' irrealisable. Tout a coup elle

s'at'reta.

-Vous avez parle de M. de Jalnosse.

-Moi, mademoiselle?

,

-Oui. .. l'autre soir ..• rappelez-vous.

-Je ne me rappelle pas.

-Au bal... les b~tes feroces...

Un souvenir confus prit Barencourt : c'est vrai, it

avait parle du baron. Comment! c'etait avec elle? II

fit un signe d'acquiescement.

-Sa mere est notre voisine de . campagne. Je

l'aime de tout mon creur.

Elle ne trouvait plus ses mots. Dans la ruse, elle

n'avait pas hesite ; au moment de la franchise, sou

dainement elle etait paralysee. M. de Barencourt la

!e~arda. Elle crut que la respiration allait lui man

quer. Ils reprirent leur marche.

-La baronne, observa Paul, est., dit-on, line

femme superieure.

-Oui, monsieur.

-Je n'ai pas l'honneur de la connaitre, rna is nos families sont alliees. J'ai entendll sur son compte de

veritables dithvrambes .

-Ils ne peuventetre exageres. -L'absence de son fils doit faire un gt'and vide autour d'elle. -D'autant qu'elle ignore ou se trome M. de lalnosse. Ce me serait une joie de Ie lui apprendre.

~.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Que me dites-vous la, mademoiselle?

-La verite.

-Henry a de I'adoration pour sa mere.

-Oui, mais il aime une jeune fille ...

-Eh bien?

-Elle n'a pas voulu la lui laisser epouser.

-II fallait que ce mariage flit impossible.

-Probablement. C'est ce qui lui a fait quitter la France.

-II ne m'a pas sourne mot de cette aventure.

-Depuis, la baronne n'a pas eu de ses nouvelles.

Un jour, elle m'a demandc s'il ecrivait aLuc. Voila comment j'ai ete mise au courant.

M. de Barencourt avait cesse de marcher. Mademoiselle Tal'ernelie disait une chose fort simple, les excentricites de Henry, lA-bas, aux Indes, corroboraient son dire. Jalnosse, qu'on prenait pour un fou dans ses chasses perilleuses des grands fauves, etait un desespere. Paul Ie comprenait. Mais, il De savail pourquoi, les paroles de Berthe Ie remuaient, comme si quelqu'une d'entre elles I'atteignait directpment. Le front de mademoiselle Tavernelle prlmait des teintes rosees. Un indelinissable mouvement de jalousie troubla 1e marin. N'aurait-elle point un amour cache pour Henry? Brusquement, il lui demaoda:

-Vous ('onnaissez personnellement M. de Jalnosse? Berthe ne put dompter un tres~ai1lement, et leva sur lui ses yeux clairs :

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LBS ThEORIES DE TAVERNBLLE

-Pourquoi cette question? fit-elle d'Ull ton presque hautain.

-Ah ! j'en etait stir :vous I'aimez!

-Oui. Aprils?

-Aprils? Rien. II reprit d'une voix tres basse :

Vous VOIlS Hiez montree si douce! Vous vous etiez

faite si bonne! On a, comme cela, des esperances

sou daines, venues d'un regard, d'un mot atrectueux,

que sais-je ! On a des r~ves que I'on bAtit il soi seul

et qui s'ecroulenl, parce qu'il faut ~tre deux pour les

porter! Qu'est-ce que je lmis, moi? un paune diable

d'eternel passant, qui n'a pas Ie droit de s'arr~ter, de

songer: «Voici ou je voudrais planter rna tente. :&

Enfin pardonnez-moi, mademoiselle. Je souffre de ce

que vous venez de dire, parl!e que j'avais fait de vous

Ie but de rna vip,. .'

Mademoiselle Tavernelle l'enveloppa d'un regard

plein de stupeur. Le foyer etait vide. Sur la scene: Ie

deuxieme acte c~mmen~ait. Jls n'avaient conscience

de rien.

-Jalnosse? oui, un homme! deux fois homme,

puisque Ie malheur l'a sacre. Un heureux pourtant,

s'il pouvait soup~onner ce que je viens d'entendre!

II y a ainsi des etres a qui }'existence jette ses sou

rires... pourquoi n'ouvrent-ils pas les yeux ?... Je

comprends votre amour... 11 faut que Jalnosse re

vienne...

La voix railleuse de Tavernelle les surprit :

-Vous dites done des choses palpitantes? Les

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li8 Lgg TIIEORlgS Dg TA\'ERNELU;

trois coups sont frappes depuis un quart d'heure. Mes compliments I Si cela ne vous fait rien, une paus~ jusqu'a I'entr'acte. Allons, petite sreur I . 11 entraina Berthe, en faisanl a Paul un signe d'en

.

couragement.

-Bien tenebreux, ce noble Barencourll grommela-t-it d'un ton goguenard. C'est incroyable. Moi, je suis amoureux au possible, n'est-ee pas? Eh bien I regarde-moi: est-ce que je prends des airs tragiques? 11 doit parler (>n vel's. Ne nie pas: tu me produis l'effet de quelqu'un qui vienl de se reveiller.

-Qui, oui, begaya Berthe, qui ne I'ecoulait pas.

II eclata de rire.

-Ces choses-Ia te plaisellt, a toi, mystique. Fi de l'amour tout uni, tout simple, a la bonne franquette I Bon pour Claire et moi, eel amour-la, hein ? Bah I tu n'en es pas moins gentille. •

Une grande oppression accablait Berthe. M. de Bareneourt n'etait plus l'etranger, l'inconnu, Ie «passanl» cOlOme iI se qualiflait lui-meme. Quel feu dans son regard I QueUe trislesse aussi I Do quel droit s'irriterait-elle? Sans Ie vouloir, sans se rendre compte, pendant un mois, elle avait joue 1(> role d'une coquette. Pour se faire aimer? 0 Dieu! non; pour savoit· oli se trouvait Henry, voila tout. Mais pouvait-elle deviner? A present comme il etait difticile d'insisterl

Elle Ie plaignit sincerement. EIre cause d'une souffrance, elle qui les portait toutes I La-bas, a 1'01'·

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LES THltORIES DE TAVERNELLE 09

rhestre, elle Ie regardait, la We pencbee en sa main, absorbe. Le rideau baisse, Paul ne remua pas. Claire et Lue tenaient Ie devan tde la loge. lis riaient en croquant des bonbons. M. Laurent, Ie tuteur, .

portait aux nues lesjambes de la premiere danseuse, . au grand scandale de sa femme, et demandait amademoiselle Tavernelle son avis sur Ie tenor. Berthe repondait par monosyllabes. Enfin les conversations cesserem, la toile se levait de nouveau. La jeune fille trouva ce troisieme acte interminable. Elle aurait souhaife d'Mre ala fin, d'Mre aux CharmeUes, loin de ceUe fantasmagorie de la scene, de l'eclat des lustres qui brulaient les yeux. La musique, en amollissant ses nerfs, lui donnait envie de pleurer. Elle s'assit au fond de la loge, ferma les paupieres, voulut quitter ce coin de theatre qui la marlyrisait, s-e noyer dans la pensee de l'autrefois. BientO! un bruit de voix, de petits banes renverses fit place au tapage de I'orchestre. Elle demeurait immobile. Claire et Luc, les mains enlacees, parlaient tout bas, M. Laurent venait de sortir, serre de pres par son infideIe moitie que la premiere danseuse tenait en eveil. Un murmure tira Berthe de sa torpeur.

-Vous plairait-il, mademoiselle, de faire un tour au foyer? demanda M. de Barencourt.

-Oui, emmeoe-Ia, dit Taveroelle. Nous sorlons aussi. Mais sapristi I degoul'dis-toi. Tu ressembles aun enterrement.

Elle prit Ie bras de l'offieier de marine. lis firent

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L F. S THE 0 R I E S DE T A V ERN ELL E.

quelques pas sans se parler. Paul lui tendit un can'e de vetin crayonne.

-Vous lenez beaucoup a l'adresse de Jalnosse?

-Beaucoup..

-La voici.

D'un mouvement brusque, elle saisit I'objet et Ie glissa sous son corsage.

-Merci ! merci !

-Vous avez dti mejuger severement tout al'heure.

Oubliez mes paroles, je vous en supplie! Comme mademoiselle Tavernelle, interdite, De repondait rien, il ajouta: -Je souhaite que Henry revienne bientOt et que vous soyez heureuse. -. Si M. de J~lnosse revenait, repondit Berthe, sa mere serait heureuse. Quant a moi, c'est fini. -II renoncera vite a celie qu'il aime, lorsqu'il saura, fit douloureusement M. de Barencourt.

Berthe eut un sourire de fierle :

-Celle qu'it aime, c'est moi. II n'a pas besoin de renoncer a moi, puisque j'ai renonce a lui.

lIs se rapprochaient de la loge. Elle rentra. Paulla salua tres bas. Elle lui tendit la main d'un geste plein d'une grace alfectueuse. II y appuya les levres et balbulia ce seul mot:

-Adieu!

-Eh bil'n! demanda Tavernelle, qu'a done Barencourt ? II te met sur la main des baisers de

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

j

LES THEORIES DE TAVERNELLE 71

croque-mort. Quel dr6le d'amoureux! Enfin c'est son affaire. Tu m'as l'air de Ie trouver a. ton gout.

-Je Ie trouve forL bien.

--Quoique lugubre?

-Et j'ai beaucoup d'amitie pour lui.

-De mieux en mieux! Un commencement. II

m'avait parle, vois-tu, ce matin. Je te l'ai adl'esse, de sorte que ses at~itudes de clair de lune ne m'ont pas surpris. Voyons, cherie, qu'as-tu repondu?

-Q\le j'aime Henry de Jalnosse. .

Tavernelle lanca une imprecation sol,ide.

--Toujours alors?

-Toujours ! dit Berthe impassible .

. . . La nuit est noire, une de ces nuits d' ete ou les

cloiles brillentmais n'eclairent pas. Une brise fraiche passe dans lesarbres avec des murmures, comme des soupirs de fant6mes atravers les feuilles. La chouette burle par inter\'alles son vagissement d'enfant. La campagne dort. Seuls, les grillons j ettent leur complainte ininterrompue. Au milieu de l'obscurite. Pontalnauve fail une grande tache plus noire, trouee par Ie losange lumineux d'une fen~tre. Malgre \'heure avancee, quelqu'un veille encore. La fen~tre est celie de la baronne. Le front entre les mains, agenouillee sur son prie-Dieu, madame de Jalnosse songe. Elle ne sait plus redire ses prieres. Elle stest prosternee III pour demander grAce, sans avoir la force d'elever les bras vers Ie ciel.

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72 LES THEORIES DE TAVERNELLE

Soudain, dans Ie silence, un coup de marteau retentil au portail de la cour. Lesaboiements furieux des chiens de garlle repolldent. La baronne est debout, l'oreille tendue. Son cceur bat a se rompre. Qui vient a ceUe heure? Lui, peut-etre I L'absent toujours espere .•. Les chiens se sont tus, la bal're du portail a grince; l'on entend parlementer. Des pas font crier Ie sable. lis eveillent un echo sous la tourelle de rescalier. La pOl'te s'ouvre et livre pas.,. sage aune femme drapee d'un chAle noir qui retombe en masque sur la figure.

Les mains de madame de Jalnosse glisserent de . surprise Ie long de sa jupe, tandis qu'elle disait en Trgardant la visiteuse :

-Vous!

Berthe rejeta son chAle.

-Pardon! mais j'ai besoin de vous parlel' tout de suite.

-Asseyez-vous, dit la baronne, lui Ilesignant une chaise et s'accroupissant sur son prie-Dieu. Je vous ecoute.

-Nous arrivons ce soir de Bordeaux. J'y ai vu I'un de vos parents, je crois, M. de Barencourt. II revient de Pondichery, on il a rencontre ...

-Henry?

-Oui, madame.

La baronne saisit Ie bras de Berthe ct Ie serra d'llne elreinte convulsive.

-1\lon fils I

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LES THEORIES DE TAVERNELLIl: 73

Ses yeux s'injectaient de sang. Elle n'osait questionner, imp~tiente, eft'rayee de savoir. -Il va bien. J'ai demande son adresse. Je vous l'apporte. Les doigts de madame de Jalnosse se delendirent. Un long soupil-s'echappa de sa poitrine : . -Vivantlvivant! Elle s'etait pencbee sur Berthe. Elle l'attirait contre

elle.

_. Herci, mon enfant, oh ! merci.

Les mains dans les mains, les yeux dans les yeux:

-Des details! dites-moi tout: ce que vous savez,

ce que vous a' conte M. de Barencourt.

-Je n'ai eu ce renseignement que hier. J'avais

surpris des mots ...

-Lesquels?

-Une conversation ...

-Laquelle?

-Faites-Ie revenir. Je ne voudrais pas vous tour

menter. Seulement, par pitie! faites-le revenir.

Elle tendit l'adresse et se leva. La douairiere regar

dait ceUe Iigne tracee au crayon, d'one ecriture un

peu tremblee.

-A Pondicbery I 11 court un danger? Yoyons,

parlez-moi, j'ai du courage.

-II joue sa vie.

-Oui. Vous m'avez eft'acee de sa memoire. Huit

mois qu'il ne m'a pas ecril ! Ah ! pourquoi ne puis-je

amon tour l'arracher de mes enlrailles!

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" LES THEORIES DE TAVERNELLE

Elle se leva, eut un geste de defi, parcourut deux

ou trois fois la chambre. Elle ne remarquait plus

Berthe qui n'osait faire un mouvement. Tout acoup

elle se jeta dans un fauteuil :

-Jamais, jamais ! Rieo ne Ie deracinera de moo

crnur!

-Madame, insinua Berthe, si vous l'appeliez ...

-Vous ne Ie connaissez point! Tant que je ne

cederai pas... Et je ne peul ceder!

-Votre voix est toute-puissante sur lui. C'est

pour ~tre certain. de ne pas I'entendre qu'il vous

derobe ses traces.

-Puisque je vous dis qu'il refuserait de revenir'

-M~me si nous nous unissions pour l'y contraindre? Madame, ne prolestez point d'avance. Ce que je vous demande, vous pouvez me l'accorder, vous Ie devez. Mon frere se marie. II n'a plus besoin de moi. J'entre· en religion. Voulez-vous ecrire a

M. de Jalnosse que je Ie supplie d'assister arna prise d'habit? Ce jour-la, je dirai adieu au monde, a lout ce que j'aimais, a tout ce que j'ai r~ve. Vous prierez pour moi, Madame; moi, je prierai pOUl'lui.

La baronne, la gorge serree, observait mademoiselle Tavernelle. Berthe frOia des levl'cs Ie bout de ses doigts.

-Adieu, Madame! Et, sans retourner la tete, elle sortit de la chambre. Dans l'apres.midi du lendemain, Tavernelle

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 75

I'appela au salon. Armc d'un metre, il mesurait les angles. lei, Ie piano; la, une chaise longue ou un canape. II ponssait les tables, relevait et baissait les rideaux pour voir les elrels de jour. Depuis Ie malin it avait retoUl'ne les Charmettes de fond en comble.

-Beau texte Ii declamations pour mes ennemis! eriait-il. Ces revolutionnaires! lis bouleversent tout.

Berthe l'egardait sa joie, Ie coude appuye sur la cheminee, l'reil distrait, Ie visage souriant. II etait heureux, lui! Du fond de sa tristesse inti me, elle en remerciail Dieu. Dans Ie lointain lui apparaissait Ie cIoilre des U rsulines. Derriere la grille, elle se voyait vMue de blanc comme une marice, puis Ii terre sous Ie drap des morts. Celle tombe-lli ctait aussi sombre que celie du cimetiere. Elle apercevait Henry a qui elle n'aurait plus Ie droit de penser, madame de Jalnosse qui l'aurait menee la.

Soudain Ie r~ve prit corps. La porte s'ouvrit it deux battants. La baronne douairiere de Jalnosse marchait droit au maitre du logis qu'elle salua de la tete.

Luc, un peu desarconne, s'inclina.

-Monsieur, dit la douairiere d'une voix ferme, j'ai I'honneur de vous demander la main de mademoiselle Tavernelle, votre sreur, pour Ie baron de Jalnosse, mon fils.

-Ah! Madame I cria Berthe en se jetant a son cou. Tavernelle se trouvait Mte. La foudre tombant it

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L EST H EO R 1 E S DE T A V ERN ELLE deux pas l'eut moins ahuri. Mais en voyant avec queUe tendresse ces bras, pourtant aristocraliques, etreignaient la jeune fille, il sentiL des larmes lui mouiller la paupiere. La colere qu'il avait eue al'entree de I'implacable ennemie de sa famille tomba et ce fut la figure sereina qu'iI dit amadame de Jalnosse : -Elle vous a repondu, Madame. Je suis heureux et fier de son bonheur.

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v

Ce Cut atravers Ie pays une slupeur veritable. Un pareil mari3 ge ! si brusque! si peu-prevu ! si impossible a prevoil' ! Malgre les aigres propos des meres ou des filles envieuses, on entoura de prevenances Ie baron et sa jeune femme.

lis portaient en tous lieux Ie debordement de leurs

joies. Berthe, timide, sans initiative, trouvait un

charme indicible a se laisser guider par Henry, a

s'abandonner ala volonte de fer de cet etre si tendre

pour elle. Henry, dans ceUe faiblesse qui ne se

pouvait. passer de lui, puisait un redoublement d'a

mour.

Toutes les ivresses semblaient venir aenx, Berlhe

mit au monde deux fils aun an de distance. L'atne,

Gaetan, etait Ie portrait de Jalnosse; Rene avail sur

tout la doueeur nonchalanle de la mere.

La douairiere se trouvait au comble de ses ValUX.

Tavernelle seuljetait de temps en temps une ombre

sur sa serenite. Certes, elle s'elait de partie d'une

foule de pl'evenlions. «C'est un devoue, ., disail-elle.

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78 LES THEORIES DE TAVERNELLE

Mais elle ne pouvait pardonner les boutades rail

leuses, partant it tous propos comme des fusees.

Elle Ie recevait cependant. Le moyen de ne pas voir

Ie frare de Berthe, Ie frere de sa fille, si profondemenl entree dans les fibres de son creur? M~me, quand ce diable d'homme n'entamait pas Ie chapitre de ses fameuses theories, elle Ie trouvait charmant. Mais voila! I'on causait, on faisaitde I'esprit, on echangeail ses pensees tranquillement, honn~temenf, en braves gens que I'on Hail; tout a coup un aphorisme monstrueux vous cinglait en plein visage. Alors elle posait les yeux sur Berthe pour s'Oter l'envie de jeter . a la porte ce revolutionnaire. Berthe remarqua cette sorte de souifrance, elle conjura son frere de ne plus « faire de politique ) avec sa belle-mere. Tavernelle n'etait pas d'un caraclere provocant : il s'ohserva si bien que la vigilance de la dQuairiere finit par s'en

dormir.

S'il se montra plus circonspe.ct dans les salons de Pontalnauve, Luc ne se faisait pas faule d'exposer ailleurs ses grands principes a grandes idees, dont Ie resulta! Hait lJue Ie grand n'existe pas,

-L'homme n'a qu'un droit: vivre ; qu'un devoir: gagner sa vie.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

Maitre Odon, l'aubergiste, dodelinait de la tete: il avait si bien pratique son «devoir» qo.'en moins de dix ans il prelevait cinquante mille ecus sur l'es1omac de ses pensionnaires. Aussi, depuis ceUe epoque, avait-il cesse de reclamer Ie partage. Au demeurant, pour tout Ie reste, republicain robusle.

-Polichinelle de bonsoir! clamait-i!. J'ai tant souffert en 52 !

L'bonnete M. Lebain, marchand de melasse et autres produits varies, hasardait contre Luc de timides protestations :

-Gagner sa vie, je ne dis pas, docteur, mais il y

a d'autres devoirs. -Lesquels, s'il vous plait? -Dame! aimer la famille... -Un instinct, cela, mon brave. Comme pour les

femmes. Vive la nature! II est positif que la femme est Ie plus joli des animaux, la famille son meilleur preservatif. Si nous n'avions que l'une sans I'autre, Ie monde serait compose d'un troupeau d'hommes maigres. Qui sait? Peut-etre eela vaudrait-il mieux. La science a decouvert que l'avenir est aux maigres. II s'interrompit, montra ses trente-deux dents et

d'un coup de langue cIaqua ces mots: -Moi, j'aime mieux les grasses. Et toi, Mommy? Gibert, Ie maitre du cafe, qu'on appelait Mommy,

parce qu'il Montbel on a toujours Ie nom que ron n'a pas, cligna cle I'rei!. -Mafoi, docteur,je nechicanejamaissur laqualite.

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80 LES THBORIES DE TAVERNELLE

-Bravo! C'est Ie plus sage, parce que tu fais comme moL.

-Que faites-vous done?

-Je me rattrape sur Ia quantite. Madame de Jalnosse en fremit.

-Et madame Tavernelle? demallda maitre

Odoll.

-Imbecile! Je vais peut-etre la consulter I

Luc etait radieux. Son vice favori, son pecbe mi

gnon, la femme. De fail, iI avait une chastete de mreurs irreprochable. Mais un peu pour repandre Ie systeme de la selection naturelle, beaucoup pour s'amuser des innocences qu'il scandalisait, il s'etail Mti une legende de romans a l'usage des gobe-mouches. Les plus grands hommes ont leurs faiblesses, iI avait celle-ci: faire jaser Ia chronique des mreurs. II y reussissait Iargement.

-Vous disiez done, Lebain, qu'il y a d'autres

devoIrs que de gagner sa vie?

-Oui, aimer Ia famille, Ia patrie, Ia religion,

l'Empereur.

_.-Mon ami, Condillac vous a pt'evu : I'art d'abuser

des mots sans les entendre est pour vous l'art de

fllisonner. Vous deraisonnez, monsieur Lebain.

Le tailleur Degage approuvait. Lui, ne remplissait

pas son devoir. Ce n'etait pas I'envie qui manquait,

c'etait Ie client. Sans quoi, il aurait bien su prelever,

comme maitre Odon ...

-Mes opinions politiqlles me font persecuter.

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LES THEORIBS DE TAVERNELLE

Des lAches, ces imperialistes, Iegitimistes et aulres esclaves de m~me espece.

Tavernelle, un moment interrornpu, reprenait :

-Ce gouvernement e3t infAme. Alors que Ie progres constant de I'homme est devenu un dogme scientifique, qu'est-ce que Ie gouvernement enseigne a l'enfance? l'existence d'un Age d'ol' dans les siecles passes, avec Ie dogme de la chute! La societe a pour base officielle des notions t.i priori. N'est-il pas monstrueux de professer que tout acte merite une punition ou une recompense, que I'homme est avant tout un ~tre essentiellement libre? Refaisons Ie code penal. Qui vient nOIlS parler de liberte? La pierre qui tombe obeit aIa ~oi de la pesanteur, l'homme obeit a des lois naturelles qui lui sont propres. De plus, il y a impossibilite de ne pas subir la double fatalite de la naissance et du milieu.

Toutes les bonnes gens du cafe ouvraient les yeux, rie comprenant pas, pendant que M. Broussailles, Ie pharmacien, pionge dans son whist, poussait d'une voix de fausset indescriptible un pip... piripi ! vigoureux, pour annoncer une atlaque 11 pique, ou un formidable kak... karaka ! lorsqu'il entamait Ie cal·reau.

Les annees s'ecoulerent. Tavernelle restait toujours Ie m~me,adorant sa femme, adore d'elle qui Ie regardaitcomme un oracle sacre, plein d'affection devouee pour Henry et pour Berthe, raffolant de ses neveux.

II n'avait pas d'enfanls. C'elait un grand chagrin. II aurait si bien dresse son fils I Illui aurait incul

5.

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LES THEORIES D~ TAVERNELL!

que ses theories philosophiques avec tant d'amour ! Jalnosse elevait Gaetan et Rene. Leur intelligence, a peine ouverte, s'impregnait deja des fortes croyances du pere. Tavernelle n'y trouvait rien a dire: liberle pour tout Ie monde I Mais parfois un agacement Ie

. prenait: Ia voh: grave de son beau-frere donnant l'idee de Dieu aux petits pendus a son COli vibrait avec trop d'onction; ce christianisme tournai! arabsolu, pretendait metlre les Ames au niveau du Devoir, queUes qu'en fussent la hauteur ou la difficulte. Seule, Ia morale independante atteignait a ce resuttat, non le~ vieilleries venerees par Jalnosse. Ah! s'il avait un fils, lui! Car une fille ne Ie tentail guere. Volontiers il concedait que la religion, pitoyable pour les hommes, est tolerable chez les femmes.

.

L'automne commencait. Les chaumes donnaient des tons gris aux champs ue bIe coupe. La teinte rougissante des feuilles de vigne annoncait les vendanges prochaines. Le temps etait superbe. Sur Ie lacis des chemins autour de Pontalnauve et des Charmettes, les paysans endimanches passaient, parlant haut, riant fori. C'etait la frairie de Pontalnauve.

Au dela du chateau, sur la place du village se dresse un grand mM de cocagne, luisant de savon. Le long des draps rugueux servant de barriere, les arbres du foirail forment les piliers enormes d'une salle de bal avec Ie bleu du ciel pour toiture. Sous Ie plein du soleil, des couples de jeunes gens et de jeunes filles, au son de la vielle et du violon, dansent

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L),:S THEORIES DB TAVERNELLB

Ie branle ou la bourree. Les filles tournent enlevees par des bras robustes, pirouettellt de droite a gauche et reprennent, dans Ie rythme de la cadence, la main de leurs cavaliers qui, Ie chapeau en arriere, la mine provocante, avec un dehanchement pittoresque, tapent fortement des talons pour battre la mesure et se donner des ait·s crAnes. Les Mtes de femmes, coiffees de madras aux couleurs voyantes, se balancent, les jupes de cotonnade a raies bleues et blanches se gonflent et laissent voir Ie jupon rouge de dessous. La danse finie, on se promene sur I. route plan tee d'arbres qui conduit a Montbei. On boit en plein air. La place s'encombre de marchands de friandises, de tourniquets charges de vaisseUe et de statuettes. L'auberge, une vieille branche de pin au-dessus de la porte, Hale Ie long des tables de bois des rangees de verres et de bouteilles, pendant qu'a l'extremite du village se preparent les courses traditionnelles, sous la surveillance de M. Ie maire.

La famille de Jalnosse honorait toujours Ia frairie de sa presence. Suivant }'usage du pays, elle y invitait tout Ie voisinage. On allait voir danser les paysam:, on assistait aux courses et I'on rentrait au chAteau pour Ie grand diner.

Ce jour-la, des Mles .nombreux entouraient la douairiere, faisant de son air de deesse les honneurs des salons chez son fils. Jalnosse, debout dans une embrasure de fen~tre, causait avec M. de Barencourt, revenu depuis peu de la Guyana. SitOt mari~, Ie baron

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~ LES THEORIES DE TAVERNELLE

avait cherche aresserrer les liens d'amitie, presque de parente, qui l'unissaienl a Paul. Il s'etait heurte d'abord ade la resistance. lnsimsiblement,l'intimite grandit. Chaque fois que Barencourt debarquait en France, il passait quelques jours it Pontalnauve. Berthe lui tendait sa petite main loyale. Elle ne se doutait guere qu'elle flit restee I'ideal r~ve du marin. Lui, contemplait sans aigreur, dans un vague sentiment de regret, cet interieur si radieux, si calme. llaimait les enfants, de ceUe tendresse complaisante qu'on trouve chez certains vieux gar~ons. Assurement Paul Hait loin de !'Age oli I'on ne se marie plus, mais son celibat ressemblait tellement aune vocation, qu'i1 entrait d'avance et se rangeait luimeme dans la categorie des vieux gar~ons. Devant Berthe un respect attendri, pour Jalnosse une aft'ec

. .

tion veritable, voila tout ce que l'observateur Ie plus

metieuleux pouvait remarquer en lui. Gaelan et Rene firent irruption au salon. -Papa, cria Gaetan, maman ne dlnera pas ici.

L'onele Tavernelle l'a envoyee chereher.

-Je sais, repondit Ie baron. II se to urn a vers son ami: Va-t-il ~lre heureux! apres huit ans de soubaits!

-Quoi done? -Sa femme se decide a lui donnel' un beritier. -Et I'beritier est attendu? •. -Aujourd'hui. -Certains hommes ont I'air d'avoir fait un pacte

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

avec Ie bonheur, dit Barencourt. Tavernelle est du nombre; vous aussi;

-C'est vrai! repliqua Jalnosse en appuyant les mains sur les tetes bouclees de ses fils. Pourvu que Ie pacte dure!

Un laquais entra, cherchant M. de Jalnosse dans

la 1'oule des invites. Des qu'il I'aper(:ut pres de la

fenetre, il vint a lui:

-Madame la baronne demande lout de suite

monsieur Ie baron aux Charmettes.

Henry s'approcha de sa mere, fit quelques excuses

a ses bMes et se rendit en toute hale aupres de sa

femme. Le cabinet de Tavernelle tHait desert. On

n'avait pas ferme la porte qui commu'niqua'it a la

chambre. Le baron s'arrtHa. Dans la piece voisine,

un grand silence regnait. 11 s'en etonna. Mais on

avail entendu Ie bruit de son entree. Sur Ie seuil,

Berthe s'avan(:a, les yeux rouges, tenant un nouveau

ne. Le vent apportait Ie bruit lointain des violons et

Ie cri des danseurs de Pontalnauve.

-Pauvre Lue! sanglota Berthe.

-Que dites-vous? Est-ce que ...

-C'est fini. Claire vient de mourir.

-Grand. Dieu I

-Allez aupres de lui. J'emporte l'enfant.

Ella sortit, pliant la petite dans un pan de sa jupe.

Jalnosse' franehit Ie seuil. La morte, deja roidie,

reposaiL sur Ie lit. Tavernelle, debout au pied, la

contemplait, bebete, sans larmes.

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1:16 I.BS THitORIES DE TAVERNELLE

-Mon frere I balbulia Jalnosse en pressant Luc dans ses bras.

Une secousse remna Tavernelle. II leva sur Henry ses yeux sees et dit d'une voix rauque, comme s'i1 ne comprenait pas encore:

-Elle est morte.

Le visage bouleverse du baron sembla lui rendre In conscience de la verite. II appuya la t~te l son epaule, et murmura :

-Mortel Un gemissement dechira sa gorge. II s'arracha des bras de Henry.

-Oui, elle est morte I Elle emporle rna jeunesse, mon bonheur. C'est fini. Tout ce que j'aimais retourne au neant, et la, fit-il en se frappant la poitrine et Ie front, on dirait qu'il n'y a plus rien. Je meurs comme elle. Je m'aneantis . .

-Viens! dit Ie baron, cherchant a I'entratner hors de la piece.

-Non. Je veux rester.

11 reprit sa pose d'hebetement au pied du lit funebre. Henry n'insista plus. Berthe rentra, les mains pleines de roses. Elle les repandit sur la forme immobile dessinee par les draps. Elle approcha une petite table ou les femmes de chambre du chateau dressaient deux cierges, un crucifix, une coupe d'eau benite et une branche des Rameaux. Elle aspergea Ie corps, Henry l'imita, et tous deux s'agenouillerent. Berthe pleurait.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

87

-« Des profondeurs de l'ablme j'ai erie vers vous, Seigneur. Seigneur, ecoutez rna voix I )/ dit Jalnosse, d'un ton bas mais distinct. •

Berthe repondit ala priere de lugubre esperance.

Quand its eurent acheve, la jeune femme se leva et sortit de nouveau, faisant signe ason mari qu'it fallait emmener son frere. Luc avait regarde tout cela sans dire un mot, saos uo gesle. Seulement, deux larmes roulaient sur ses joues. Le baron ,oint alui:

-A l'heure de les souffraoces, je voudrais te donner rna foi pour les diminuer. -,.... Oui, peut-~tre moo desespoir seraH-il moins grand, si je croyais aI'aulre vie. -N'est-ce pas un sacrilege de doutel', 10rsqu'i1 y a face aface ce cadavre et ton amour? -Se. leurrer de certitudes menteuses, est-ce une

consolation? .

-Que serait I'homme sans elles?

-Ce queje suis : simple matiere, torturee.

-Done pensante ...

-AUjOUl'd'hui. Demain inerle comme ceeL

-La tombe est un passage, Luc.

--Elle u'a pas dit ses secrets: Elle est muette:

elle ne contient rieo. Je ne puis me repaltre d'une

chimere, afin de me cacher Ie neant qui vient de

commencer pour cette femme et qui sera mon par

tage un jour.

-Je le plains, mon frere. Ton crour est assez

grand pour aspirer al'immortalite. Tout ne finit pas

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LEB THEORIES DE TAVERNELLE

a la terre. Sans cela, tendrais-tu les bras eperdument, Ie desespoir te tordrait-il? Quoi ! la douleur · ne te la revele pas, ceUe Arne que lu nies? Elle palpite, vibre, crie en toi : elle existe. Tu restes sourd, parce que Dieu te g~ne. Quels coups de foudre Ie faut-i1? La tombe n'est pas Ie noir domaine du neanl j elle est Ie berceau de notre esperance immortelle, la porte ouverte sur la divinite.

Ta\"ernelle secoua la lete.

-Non!

II se jela sur la morte, la couvrit de baisers, et, se redressant:

-Rien, rien, il ne reste rien. Je I'aitant aimee! -Espere ! reprit Ie baron. -Je ne puis pas, dit Tavernelle. Jalnosse contempla Ull instant la face blanche

du cadavre :

-Viens voir ta fille !

II s'arma d'une douce violence et poussa son beau-frere hors de la chambre. L'eclair n'avail pas jailli de la tombe. II comptait sur Ie berceau.

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VI

Apres l'enterrement de madame Tavernelle, Lue rentra aux Charmettes, refusant, malgre les prieres de Henry, de mettre les pieds aPontaillauve. II vou

. lait ·s'enfermer chez lui, en cetre maison vide qui parlait du passe, desjours de paix disparns. Sa fille? II ne la verrait pas: elle lui coutait trop cher. Sa naissance etait une deception, suivie d'un bdsement irreparable. II se cloitra dans la solitude parmi ses livres, ne re{!ut personne, ne tolera aupres de lui que Berthe ou Jalnosse. Tout lui dcvenait a charge. II regrettait d'avoir un coour, il eut voulu l'annihiler pour ne plus souffrir. Au-dessus de ce chagrin, la mort d'un ~tre adore, montait un malaise, une indefinissable angoisse. Le doute ebranlait cet esprit, l'incredule ne croyait plus ason incredulite. II vacillait, com me un homme ivre par la uuit obscure, sans points d'uppui pour reprendre I'equilibre, se heurtant aUI negations passees, aux douleurs d'hier. Son pere, l'apOtre du materialisme, il l'avait vu disparaitre : Ie verlige ne l'avail pas

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90 LES THEORIES DE TAVERNELLE

saisi devant ce goufTre insondable d'une fosse ouverte; maintenant tout son ~tre frissonnait au bord de celie on Claire emportait Ie meilleur de Iuim~me. Car une portion de sa substance, de SOil moi, s'ensevelissait avec elle au neant ou entrait dans l'eternite. L'eternite! queIle eternite? Y avait-illa _un rayon de Iumiere capable d'ec1airer, de rechauffer? Peut-~tre ! AussitOt I'orgueilleuse, la vieille negation du sectaire se dressait: ( Lache, tu cedes ala souffrance, tu veux l'endormir, en faire un espoir menleur, afin de retrouver ton cal me. » Alors Tavernelle relevait son front soucieux comme pour defier Ie sort, regardait avec dedain ee qu'il appelait sa defaillance, fier de resister au sentiment poignant qui Ie torturait, a ceUe voix sortie de terre en criant I'immortalite dans Ia mort. Etre stolque, quoique desabllse, fidele a l'atbeisme, quoique , meurtri par lui, cela n'elait-il pas beau? N'etait-i1 pas meritoire de se faire Ie martyr d'un creur et d'un esprit trop tendres pour Ia libre-pensee, assez forts ,cependant pour la garderavec un soin jaloux ? U s'admira de bonne foi, se sentit grandir. En sa Iutte victorieuse il depassait I'animal sociable nomme I'homme! II etait plus que cela. Quoi done alors? Lentement ce point d'interrogation se posa, derangeant un peu Ia complaisance de ses enthousiasmes. La genese des idees s'obscurcit. Un mal bizarre, imprevu, inexpJique l'enfievrait devant Ie redoutable inconnu que roulait sa pensee. II etouffait. Toute Ia

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LES THEORIES OF: TAVRRNELLJ<.;

91

terre qui ecrasait Ie cercueil de la mOI·te ecrasait sa poitl'ine, son cerveau, emplissait ses yeux, bouchait l'horizon. Elle I'emp~chait de voir, de cherch£'r perdu dans Ie r~ve, Ie regard fixe sur l'azur -les choses mysterieuses, attractives 00 d'autres aspiraient, ceUe patrie des Ames obstinement niee, cette derniere illusion du desespoi!' humain qu'il pleurait a present comme une chimere envolee. Souffrir, douter, desesperer, Ie triple lot terrestre! Les croyances jadis traitees de prejuges absurdes etaient peut-etre Ie guide Ie plus sur dans Ie sentier de ronees qui est la vie. 11 ne les avait pas, il n'en voulait pas. Pourquoi Caire? N'etait-il pas un honn~te homme? N'avait-il pas des reins solides pour Ie devoir? Erreurs, ses theories? Mensonges, ses prin,.

cipes ? Soil! Qui donc Ie lui pouvait demontrer? Si I'on essayait, ne lui suffirail-il point, pour repondre, de developper I'impeccable serenite de sa conscience? .

Tout se taisait al'interieur des Charmettes, augmentant la solennite de ce duel moral. De sa Cen~tre, Luc entendait Ie calme murmurant de la campagne, un bruissement de Ceuilles, la complainte de l'insecte, Ie chant des oiseaux, comme un lent bercement rythme de la nature baignee en des flots d'or ou blanchie aux lueurs argentees de la lune. Alors une melancoJie plus douce I'envahissait. Le grand livre ouvert devant ses yeux disait des choses troublantes, par. lait une langue nouvelle. La, plus de philosophie, de

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W LES THEORIES DE TAVERNELLE

phrases sonores : Ie gai bonjour du solei! ou Ie saint attriste des etoiles, Ie simple malS formidable epanouissement de la creation, la marche reguliere des miracles quotidiens; Miracles, creation, ah ! qu'etaitce done que ces mots?

Henry de Jalnosse suivit avec une extr~me reserve Ie tumulle des pensees chez son beau-fl'ere. Il n'intervenait pas. Il attendait en sa foi solide de chretien l'issue de ce combat acharne dout it de'vinait la donloureuse energie. Le mutisme de Luc, honteux d'~lre ebranle, contrastait avec ses habitudes. Le baron respeeta ce silence. Tavernelle tl'ouvail toujours en lui la m~medouceur forte, la m~me franchise devouee.

Cependant i! deperissait. La solitude, l'angoisse aItererent sa sante. Berthe s'alarma. Par tous les inoyens, elle tenta d'ari-acher son frere au! Charmettes. Elle n'y put parvenir.

--Vous avez tort, disait Henry. Ne vons ol.Jstinez pas, laissez faire ia Providence. Au boul de ces douleurs qu'elle envoie, peut-t'ltre a-t-elle place pour Luc Ie calme et Ie repos de sa vie.

Derthe aimait trop pour protester; son mari etait son creur et sa raison. Mais elle ne se resignait pas au chagl'in de Tavernelle, toujours aussi vivace. Depuis huil ans qu'elle avait epouse Ie baron, pour la premiere fois elle ne s'expliquait pas sa conduile. Laisser un homme toute une annee dans I'amerlume de sa pensee fixe, devorante, mortelle! Ne rifm Caire pour Ie lirer de celle lethargie!

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

93

Comment avez-vous trouve mon frere? demanda la jeune femme aM. de Barencourt qui venait d'al'river de nouveau aPontalnauve et. s'etait fait un devoir de forcer la consigne aux Charmettes.

-Affreusement change.

-N'est-ce pas?

-Pauvre Luc t

-Je suis bien malheureuse. Henry ne peut com

prendre cela. Toutes les natures ne se ressemblent point. Henry est la force dans Ie malheur comme dans la joie.

-II suppose aux autres son energie ? -Et Luc est faible, au contraire. Je Ie connais. It mourra. -Peu apeu, dit !.laul, Ie temps efface les douleurs. .

Son regard melancolique se posait sur la baronne.

II songeait au r~ve d'autrefois. De la plaie profonlie,

une cicatrice restait,toujotirs sensible. Berthe hocha

la tete:

-Encore faut-il aider Ie temps.

La cloche du chateau sonnait Ie diner. Au bOl'l1

de l'avenue large, la jeune femme quitta Ie banc de

mousse ou elle s'etait assise, causant avec l'officier

de marine. Elle leva ses yeux bleus si dOUI, desoles,

voiles de larmes, et repeta :

-II en mourra.

Sa petite main s'appuyait plus fort sur Ie bras de

Paul. Ce contact Ie fit fremir, ces yeux Ie boulever-

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II. LES THEORIF:S DE TAVE RNELLE

serent, cette voix brisee Ie IJrisa. II remontait vers Ie

passe, ce passe de jeunesse, quand il avail mis

toutes ses esperances en c(>tte femme maintenant

malheureuse. Le lemps, qu'il invoquait toul aI'heure,

avait laisse dans ce souvenir un charme troublant,

iI en savourait I'aprete. Il demeurait l'ami devoue,

sans amertume malgre l'ancien refus. Les lresors

d'abnegalion, voues jadis a cette crealure aimee, it

les sentait toujours intacts au fond de lui, n'atten

dant qu'une occasion de se prodiguer.

Le lendemain Jalnosse fut tout surpris d'apprendre que Barencourt avail decide Tavernelle a Ie suivre.

• Us partaient Ie soir mArne pour Paris. Un regard humide de la baronne Cut Ie seul remerciement qu'emporta Ie marin. 11 S6 trouva I~rgement paye.

Paris, -les camarades devenus des hommes, Ie vieul quarlier latin bruyant, joyeux, remueur, avec ses rues en accent circonfiexe, ses ruches d'etudiants bOl1rdonnantes et tapageuses et les vitres opaques des cafes borgnes, et Ie va-et-vient des Ecoles, et Ie soir, sous la darte dansante des bees de gaz, la montee vers Bullier, pendant que les grands arb res du Luxembourg frissonnent dans Ie noir de leur feuillage sombre, -il Y avait plus de dix ans que Tavernelle n'avait vu tout cela. Ce fut une vraie joie,. un rajeuni~sement qui Ie ramenait au temps dn sourire. En bas, 1a Seine coupan t la ville, les c1ochetons du Palais de Justice et l'enfilade des toits noirs, tout l'amoncellement des hautes maisons coHees los unes aut

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LES THJi:ORIES DE TAVERNELLE 05

Rutres, avec leurs fen~tres etroites et sales on pendait du Iinge Ie long des quais. La commencait Ie luxe, la fieVl·e, Ie tohu-bohu de ce Gargantua unique au monde qui a celte ironie, en ouvrant des bras d'une envergure de plusieurs Iieues, de prendre dans une main Ie Pere-Lachaise, dans I'autre Ie bois de Boulogne. Et les ponts faisaient la limite entre Ie Paris bourgeois, boursier, bourso\lffle, suant 1'0r et Ie vice, brasseur d'affaires, embrasseur de tilles, plein de bruits, de cris, de hoquets, d'ailleurs superbe et charmant, et cet autre Paris, jenne, ardent, sans une ride au coin des yeux, qui chantait son eternelle chanson d'avril par les mille levres des etudiants. Car Tavernelle n'avait pas emporte autre chose aux Charmettes : ce souvenir, la, sous les toits, pres du ciel bleu mais vide, de sa derniere mansarde on Ie dimanche il s'accoudait po~r voir passer ]e monde grouillant des collegiens et des grisettes. Et ce qu'il voulait relrouver, c' etait l'envolement premier, .la premiere eclosion de l'homme dans l'enfant, alors que Ie cceur ne saignait pas et que I'esprit Iibre et fier portait sans vaciller les sublimes doctrines aujourd'hui ebranlees.

Elles reprenaient leur aplomb dans I'air on elles s'etaient epanouies. Le tumuIte de I'existence parisienne fit son reuvre. Luc se rappelait toujours Ie coup de foudre qui avait jete bas son bonheur; c'avait ete un fracas! il n'en restait plus qu'un echo assourdi. Sa vie, decapitee par la mort de Claire, se

-.

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9G LES THEORIES DE TAVERNELLE

reconstituait. A la place des ruines, elle mettait I'etude, la vieille compagne austere. La douleur, messagere divine, .s'eloiguail, laissant Ie coour pantelant

. encore, mais moins oppresse. Doucement, la figure de la morte se voila d'ombre, per{lit de sa neUete. A mesure que s'effacait Ie souvenir, Ie calme revenait. Calme du creur, calme du cerveau. La lutte n'existait plus. Le doute avait disparu. Douter I De quel droit? N'etait-il pas sorti victorieux de la crise? Certes, aucun pouvoir surhumain ne I'avait aide. Tout seul il s,(!iait pencha sur Ie sillage que rait cet eclair: la mort; il ne se rappelait pas avoir ricn vu, rien I Les troubles de la-bas, dans Ie silence des champs, aux Charmetles, si pres d'une tombe fratche, s'endormaient mollcment. Ainsi de to utes les plus cheres reliques du creur, t61 ou tard noyees dans les brumes du lointain. Sans doute, sa vie Hait terminee. II ne songeait guere a la recommencer. Le bonheur veut un salaire trop rude, ses joies ne compensent point sa perte. II avait appris la souffrance et ne l'atTronterait plus. Mais si e'en etait fait de l'amour pour eclairer sa route, du moins il en garderait la souvenance. Un avenir solitaire ne pouvait l'effrayer. .

-Allons-nous-en, dit-il un soir a M. de Barencourt. La nature a rempli sa tache. Me voila gueri, je me suis retrouve.

-Deja? Soit ! Adieu done.

-Tu me laisses partir seul ?

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 97

-11 faut bien. Je ne suis pas libre,moL

.-L'esclavage officiel!

-Precisement.

-UIl homme de La trempe supporter un LeI joug !

-Affaire de gout.

-Non,d'habitude. Avec tafortune,on se moque du gouvernement. Regarde les pauvres diables comme moi, est-ce qu'i1s ne se passen! pas de la livree? .

-Tu traites ainsi I'uniforme '/

-C'est la livree des ~ens du monde. Et toi qUi pourrais vivre tranquille I -Je suis loin de me trouver aplaindre. -Tiens, Paul, cela me fait de la peine lie fe voir rester au service.

-Au service du pays!

-:-Connu. La vieille gui!are. Ne jouons pas sur les mots. En l'an ~ie grAce 1866, Ie pays, c'est Ie sou-. verain ; il s'appeUe Cesar.

Tavernell ~ n'avait jamais pu se decider a dire: I'Empereur. Ces trois syllabes lui auraient brule les levres. Tandis que ce' mot: Cesar! ille laissait tomber, dedaigneusement, avec une intonation piteuse, des noLes feiees, comme une insulte, prenantainsi sa revanche, jetant au pouvoir la protestation irritee de ces cinq lettres.

-Pas de politique! fit Barencourt. Tu Ie sais bien, nous n'avons pas les m~mes idees. Je o'aime pas I'Empereur ; mais je suis un soidat dans Ie rang. J'oMis. Et puis, ate parler franchement, je prHere

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98 LES THEORIES DE TAVERNELLE

encore l'Empire a ce que les amis et toi vous mettriez a ]a place. Ne fail•. pas de grands gesles! Les gestes De prouvent rien, les phrases non plus.

-" Evertuez-vous a donner aux hommes la notion de leur propre dignite!

-Sur ce chapitre, je ne prends conseil de personne. .

-Et tu as tort.

-Je veux bien, mais je suis ainsi fait.

-Cela m'enrage. C'est avec ]es Barencourt et les Jalnosse qu'une nation se perd.

-Bah! Ene se retrouvera bien toute seu]e aI'occasIOn.

-Grace a nous, les travailleurs de ]a pensee !

-Non, grace aDieu, s'i1 lui permet de tom bel' un jour.

-Dieu'!

Devant l'apparition de I'adversaire maudit, qu'on lui nommait pour la premiere fois depuis ses luHes et son cauchemar des CharmeUes, Tavernelle eut l'emportement furieux du general qui s'est senti sur Ie point d'~tre vaincu et ne se pardonne pas une apparenee de defaite. La Yie, un instant suspendue landis qu'il se debatlait dans sa dou]eur et ses doutes, reprenait avec toute l'impetuosite de sa nature meridionale. L'epreuve, s'H CUt reste seul aseul avec elle, soutenu par Henry, l'eut peut-Mre conduit ala verite; il en sortait plus impie, car it avait ete ebranle, il avail vu ses genoux se derober sous lui, comme

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LES THEORIES DE TAVERNELLE \J9

ployes par une main 'puissanle, et il s'elait releve, dHiant cette force. Elle ne l'avait pas rejetl~ il terre, done elle n'existait point. Il repetait « Dieu! Dieu! ) Ires exalte, tres sincere en son exaltation, arpentanl la chambre a grands pas, se gargarisanl du mot proscrit de son vocabulaire, agitant sur ses epaules de longs cheveux qui commen~aient a grisonner aux tempI's.

-Si tu n'as que de ces arguments, garde-Ies puur toi. Ne me traite pas en petit gar~on ou en vieille femme. Moi, je te parle serieusement; fais-moi l'honneur d'agir de m~meamon egal·d. En somme, ce que je te derpande est bien simple: parlons ensemble. Tu m'as amene ici, je te ramene la-bas. J'y gagnerai Ie plaisir de ne pas te quitter, tu y gagneras la satisfaction de devenir un independant.1l n'y a point la matiere a discuter. Vous autres, vous mettez votre bon Dieu a lous les tOl1rnants de phrases. Eh I sacrebleu I laissez-Ie done lranquille! Vous l'agaceriez furieusement s'iI existait. Oui on non, m'accompagnes-tu?

-Non.

-Pourquoi?

-Parce que mon amitie ne t'est pas utile.

-Qu'en sais-tu?

~Je suppose.

-Tu supposes mal. La maison va me parattre bien grande, bien vide. De loin, cela n'a pas d'imporlance; de pres ...

Tavernelle s'assombrissait. Oui, qU'est-ce qu'iI allait faire en franchissant ce seuil d'ou il avail vu

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tOO LES THtORIES DE TAVERNELLE

emporter, par une claire matinee d'automne, Ie cercueil de sa jeunesse? lei, Ie rire lui etait devenu facile, m~me ce laisser-aller de l'insouciance, qui confine a l'oubli. Mais la-bas! Toutes ses angoisses ne Ie reprendraient-elles pas? Serait-il assez fort . pour braver Ie pAle cortege !les visions douloureuses? Barencourt l'examinait.

-Tu te disais gueri.

-Je crois l'etre du moins. Mais on ne peut repondre d'une plaie si fraichement cicatrisee.

-J'en reponds, moi.

-Parce que je la raisonne? Qu'est-ce que cela prouve?

-Qu'en y touchant, tu ne soutrres plus. Elle est fermee. Moi, au contraire, j'en porte une toujours ouverte. Voila, mon cher, ajouta Ie marin ·avec un sourire triste, pourlJuoi je continue a servir ce tyran de Cesar. L'Ocean me distrait, me comprend, me parle. II me donne ses grandes plaintes superhes, il me berce mon chagrin. Pendant un an, deux ans, je suis son hOte, son enfant et sa chose. Alors je Ie quitte quelques jours, je vais dans un coin de campagne...

-A Pontalnauve!

-Ou aUI Charmettes... sous I'abri des arb res epais, prendre une humee d'air de famille, et je reviens a mon poste, un peu moins triste, un peu moins sombre, heureux du bonheur des autres, qui s'est edifie sur les debris du mien... Insistes-tu toujours pour que je t'accompagne?

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LES THEORU:S DE TAVERNBLLE tOt

Tavernelle etreignait les mains de Paul dans les siennes.II avait compris. La aussi vivait une douleur, mais inaccessible au temps, et si discrete, si humble, que, durant des annees, lui, Ie phitosophe, l'avait coudoyee sans un soupcon.

-Non, jc n'insiste pas, fit-iI, et je te demande pardon de t'avoir vole ton... conge. -Bah! repondit Barencourt en Ie regardant avec douceur, je ne suis pas trop a plaindre: j'ai eu Dieu.

L'emotion de Loc permit a celle monstruosite de glisser. Les derniers mots de la converllation Ie rainenaient si loin en arriere! a Bordeaux, Ie soir de ses fiancailles, lorsqu'il avait. paru dans Ie salon eclatant de lumieres, tenant Berlhe a son bras, et qu'en rencontrant Barencourt, it concevait Ie dessein de lui Caire epouser sa seeur. II y avait donc ainsi des gens capables de souffrir sans une plainte, sans una esperance? En se comparanl a Paul, iI se trouva plus petit. Certes, la deception d'un amour non parlage ne pouvait enlrer en ligne avec Ie coup qui I'avail brise, lui; rnais commc il avail ftechi sous ce coup! Quels cris it avait pousses! La philosophie dbertait au moment du combat; Ie Iaissant desarme, presque vaincu. Ou elle mentait, ou il etait un dis· ciple trailre.

Alors, pour l'honneur de son ecole, il se fit une promesse: desormais, quoi que lui reservAt Ia vie, iI montrerait en lui un homme rendu par ses doctrines superieur atous Ies evenements.

6.

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{(Ill US THEORIES DE TAVERN8LLE

Tavernelle rapport a aux Charmettes plus d'aigreur dans Ie scepticisme, de causticitE\ dans l'esprit, avec une pointe de melancolie desenchantee qui voilait sa franche gaiete d'autrefois. A premiere vue, Ie baron de Jalnosse Ie dechiffra. Ses beaux yeux noirs, caressants et tristes, envelopperent Lnc avec une insistance dont celui-ci ne put se defendre d'~tre emu. Qu'avait Henry it l'examiner de fa sorte? II ne tardapas it I'apprendre •

. -Mon ami, dit Ie baron, rai une demande at'adresser, une demande serieuse, dictee par notre affection reciproque. mon amour pour ta salur, mon attachemenl ala memoire de celle qui n'est plus. Te se~s-tu de force ame faire un grand sacrifice?

-Peste I grommela Tavernelle interloque. Les precautions dont tu m'enveloppes ceUe demande••. Ah ea 1voyons, mon cher, je suis trop grand garcon pour que tu veuilles te m~ler de... comment appellestu cela'l de mon salul. Sur ce point, je t~ I'avoue, tu me trouverais absolument refractaire. Cependant ce preambule de sermon...

-:-Il ne s'agit point de toi.

~ Alors je ne vois guere•..

-Me promets-tu d'acceder aune priere ardente?

-Mais... oui.

-Faite du fond du creur?

-Raison de pIns... Si je pui!l.

-Tn peux.

-Eh bien I parle.

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LES THJl:ORIES DE TAVERNBLLE i03

Henry demeura quelques instants muet, triste, comme indecis. Enfin, surmontant une derniere hesitation, la peur d'une revolte peut-Mre :

-Berthe va t'apporter ta fille r.ladeleine.

Luc fit un mouvement.

-Veux-tu nous la laisser?

Du jour ou etl1it nee cette enfant, Tavernelle avait refuse de la voir. Jamais it ne pensait it elle sans un serrement d'entrailles. II redoutait l'heure 00 on la lui mettrait sous les yeux, Mais . cette demande de Henry, si naturelle, si simple en apparenee, il en saisissait la portee. Jalnosse etait emil, grave, Ce catholique dont la foi faisait peu d'etalage avait des profondeurs de mysticisme inouies. Lui, Tavernelle, qui avait delaisse I'enfant, de quel tll'oit la refuseraitil a ceux qui l'aimaient it sa place? 11 n'aurait pas voulu abdiquer son autorite de pere. Alors pourquoi tant de retard it la faire valoir ? Ces pensees traverserent son esprit comme un eclair. II ne savait que repolldre et se ret ranch a dans un geste con

trarie.

-Tu n'aurais pas Ie cOUl'age de l'enlever it'ta sreur, reprit Henry avec insistance. Bertha a une si grande tendresse pour elle! Tu la verras quand tu voudras, tous les jours, a toute heure. Elle t'aimera autant que si elle etait atoi seul.ll faut une main de femme pour elever les petites filles. Songe, depuis dix-huit mois elle est tellement nbtre! Personne it Pontalnauve ne peut s'habituer aI'idee de la perclre,

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to, LES THEORIES DE TAVERNELLE

Les yeux du baron brillercnt d'une tristesse singu

liere. Luc prit son bras avec effusion.

-Je reconnaitrais mal votre devouement, si je ne conselllais a ce que tu veux. Et eependant. .•

Une larme mouilla Ie regard de Jalnosse.

-Elle sera la soour de mes fils. Tu nous la donnes,

n'est-ce pas?

-C'est-a.-dire que je vous la pr~le. On n'a pas idee! Un pere ne se detrousse point comme Ie premier passant venu. Ma pelite fille? Sacrebleu! c'est rna Pl'Opriete, mon ami. La voix du sang, Ie diahle m'emporte ! je crois que j'enlends la voix du sang. Me donnerais-tu I'un de tes fils ? Tiens, tu ne voudrais m~me pas me Ie pr~ler. Je suis plus genereux. Ne m'en demande pas davantage. L'heure venue de lui former l'esprit, vous me la rendrez.

-Est-ce son bonheur que tu desires?

-Assurement.

-Alors ne roublie pas: c'est une fille. D'une fille,

tu ne peux faire ton disciple. -' Aujourd'hui, j'en conviens. Plus lard, pourquoi pas?

-La vie est pleine de douleurs. Nous lui donnerons, nous, notre foi pour cuirasse j toi, pour seule consolation, tu lui offriras Ie neant.

-C'est bien quelque chose!

-Crois-Ie j n'inflige pas ,aux tien~ la croyance.

-Les doulenrs de la vie? Eh! certainement, elles

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LES TIUtORIES DE TAVERNELI.E f05

existent. Mais la philosophie, qu'en fais-tu? Elle seuledonne des forces jusqu'au cimeliere. Vois-moi plutM. Oui,reprit Luc au bout d'un silence, c'est un grand malheur pour Madeleine de n'~tre pas nee

garcon. Quel eleve j'aurais fait!

-Ma premiere demande, Luc! observa Ie baron

d'un ton de reproche. J'y attacbais une importance

capitale et j'esperais une autre reponse. ·

Le philosopbe s'impatienta. 11 en voulait a Henry

de l'insistance, il s'en voulait a lui·m~me de son refus.

11 voyait clairement qu'il peinait Jalnosse, dont Ie

visage portait I'empreinte d'un chagrin veritable.

Jalnosse s'etait attache a Madeleine comme a son

propre enfant; sur sa petite tete, il avait bali des

esperances. Tout croulait. Et l'avenir lui montrait

la fille de Tavernelle malheureuse, perdue peut-etre

par les theories du pere. Luc se promena de long

en large, dans Ie salon des Charmettes. II jetait ala

derobee un coup d'reil mecontent sur Henry. Son

silence l'affectait. A-ussi une pareille demande, "il

brule pourpoint !Sans meme prendre la peine d'ell de~

guiser Ie mobile! Un attentat it la famille, tout bonne

ment. Ces catholiques n'en font pas d'autres ... SOl1

dain, il s'arr~la devant M. de Jalnosse.

-Je te fAche?

-Qui.

Tavernelle soupira. Somme toule, ce n'etail qu'une fllle! Qu'est-ce qu'on pouvait bien faire d'une fille? Lui apprendre arester honnete? La-dessus, Berthe

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iOO LES THEORIES DE TAVERNELLE •

en savait aussi long que lui, bien qU'elle elit ete elevee aux D.'sulines.

-Allons! dit-il. Ce qui te plaira. Mais je trouve Ie procede violent. Entin, c'est dit, je te donne Made~ leine avec toutes ses dependances. Et allez-y, mes bien bons! Farcissez-Ia de fOS prejuges stupides. Abetissez~1a. }teltez·lui des beguins et des cornettes. Ah! par tous les devots du ciel et de l'enfer ! je veux Mre pendu si ce n'est point Ie pacte du marchand de Venise que je viens £Ie conclure comme un imbecile.

Par les fenMres entre~Millees, un bruit de voix joyeuses, argentines, entra. La porte s'ouvrit avec fracas, laissant rouler deux tMes boucIees et folIes.

-:-Onele Luc, maman vous amime Madeleine.

-Elle marche, Madeleine.

-Elle parle.

-Elle est jolie.

-Et mignonne I

-Pourquoi vous n'~tes pas venu la voir plus tM?

Les enfants, Gaetan etRene, s'nccrochaienU.l'oncle. lIs I'embrassaient, voulaient chacun son premier baiser, a cheval sur ses genoux, tyrans faits aux douces . soumissions. Tout a coup ils bondirent a terre,

criant:

-La voila I Viens, Madeleine.

Luc, un peu pAle, se tourna.

Juste al'entree du salon, la baronne Berthe posait

sur les lames brillantes du parquet une petite fiUe

blanche, rose, potelee, aux yeuK chAtains tr~s clairs,

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 107

les cheveux ondes, qui, toute droite dans sa robe de batiste, marcha d'un air crAne et s'avanca vers lui. Habituee al'admiration, elle lancait des regards fiers sur ses cousins. Quand elle les eut de passes, elle s'arreta. Elle examinait son pere, surprise. Jamais elle n'avait vu ce visage. Elle se demandait sans doule s'il Callait aller plus loin. Et Tavernelle Cut bouleverse. Ce chilTon blanc, cette miniature, ceUe poupee, ceUe enfant adorable, c'etait sa tille, sa fille alui 1 Ses levres tremblerent en un sourire inconscient, un voile humide couvl'it ses yeux. Pour ne pas effrayer l'apparition tenue, Ie pauvre petit morceau d'~tre debout la, haut de quelques pouces, dans la neige decoupee de sa robe, it se mit agenoux et tenditles bras.

Madeleine sourit et courut se blottir contre ceUe

poitrine qui sautait. Alors Ie pere n'y tint plus. II fondit en larmes. L'enfant posa une de ~es mains sur l'epaule de

cet homme et, se cambrant en arriere dans les bras de Luc pour mieux voir sa figure, de I'autre elle essuya ses joues en disant de sa voix d'ange :

-Pourquoi tu pleures ?

Et, Ie menton avance* serieuse, avec une mine gourmande, elle posa sa bouche rose sur les yeux de Tavernelle.

Lui, la couvrait de baisers, murmurant, comme en delire : -Ha fiUe I rna fille t

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I

I

I

VII

-Mommy, de la biere! on meurt de soif par ce temps d'orage.

-Et puis, vous avez beaucoup parle, docleur, hasarde M. Lebain, qui vient de lacher son comploir d'epicerie pour se joindre aux oisifs de Montbel assis au lour des tables du cafe Gibert OU Tavernelle perore.

A Montbel, tout Ie monde est plus Oll moins oisif. Des que maitre Odon, de l'HOtel de France, a servi ses pensionnaires, ce qui lui prend bien trois quarts d'heure par jour, il entre ch'ez Mommy, la pipe ala bouche, sa grosse chaine d'or barrant son ventre en pain de sucre. Quand M. Broussailles a triture les piiules de l'ordonnance, il plante la Ie mortier, feud Ia place de ses jambes courtes, tombe chez Mommy et m~le aUI joies pures du whist Ie hourvari de ses coq-a-l'ane burlesques ou Ie ronflement intense de ses pip... piripi, kak.•. karaka. Seul pharmacien de l'endroit, nul danger que Ies clients lui echappent. Les clients sont forcemen t de bonne composition.

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LES THEORIES DE TAVERNEI,LE lOU

Au bout de la journee, tout Montbel a defile chez Mommy, depuis Ie mMecin du couvent, haut sur pattes, tres dogmatique, pretendu spirituel ral' ccs dames, jusqu'a rhumble employe des tabacs; depuis Ie capitaine en relraite qui sacre dur et roule toujours des yeux furibonds -au demeurant, Ie meilleur des etres -jusqu'au petit clerc de notaire, Frederic, qui rumina deja de finir dans In peau d'un grand homme.

Vers deux heures de l'apres-midi, Ie cafe bat son

plein. A ce moment, les voix se meient, les discussions s'echauffent, les poings sonnent sur les tables avec Ie cliquelis des verres bouscules. Ce sont des .appels de buveurs: «Mommy! »par ci, (Mommy!» par la. Mommy, Ie fin gascon, repond, va, vient, goguenard, les pommettes saillant en rouge SUi' sa face pale, jamais presse, bon enfant, confiant, comme

Broussailles, dans la fidelile du client.

Mais Ie triomphe du cafe Gibert, c'est Ca at la, un jour de marche ou de foire, I'apparition de Tavarnelle, Ie farouche Tavernelle. Toutes ces bonnes gens, qui Ie tjennent un peu pour un damne, s' empressent pourtant autour de lui, parce qu' ( il n'est pas fier ». N'etrepas fier I aux campagnes, Ie grand laissel'passer. Et puis il est beau parleur. On ne comprend guere ce qu'il debite; mais il en debite si long! Et tout d'une haleine I Cela excite l'admiration generale,

-A volre sante, mon cher Lebain I

-Tout de meme, docteur.

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

itO LES THEORIES DE TAVERNELLE

-VOUS n'Mes pas effraye de trillquer avec un revolutionnaire ?

Le marchand de denrees coloniales ebauche une attitude d'independance, un ·geste equivoque qui pllisse donner Ie change a Tavernelle et sauvegarder pour les autres sa reputation de fidelite au pouvoir.

-Ala bonne heure, Lebain ! Vous ~tes un caractere, vous.

Luc promene son bon gros rire epanoui, il'onique, Ie long des tables, sur Ie dos des ecouteurs, comme pour les prendre a temoin qu'il vient de compromettre un pur. C'est sa joie de compromettre un pur. 'foutes ces mines effaroucMes de bourgeois, d'artisans mis en faute, presque compUces de ses tirades, Ie ragaillardissent.

Maintenant afflue Ie peuple de la foire. Les tables sont troppetites, les chaises insuffisantes. On reste debout, causant par groupes, les paysans des bourgs voisins dans leur veste de cotonnade b1eue, tenant Ie fouet ou I'aiguillon, rudes meneurs des booufs roux. Bruyamment les mains tombent dans les mains. Marche concIu. Une parole suivie d'une etreinte: voila deux hommes lies mieux que par toutes les signatures du monde.

Au dehors, un fourmillement: les larges cha

peaux de feutre ondulent sur les fronts Mles; Ie long

des cous brunis, les mouchoirs de toutes couleurs

mettenl la coquetterie de leur pointes. On marche

avec peine, coudoye, presse, bouscule, amoitie sou-

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LES TH&ORIES DE TAVEltNELLE Hi

leve par la foule. Devant Ie cafe Gibert, les toisons de laine et les tabliers de cuif s'elagent en hautes murailles, grises et rouges; elles obstruent la corniere. Des etablis en plein vent chauITent au soleiI, sur la place, dans la pesanteur accabI"ante de l'air, la voussure de leurs toiles tendues. La, des brocanteurs de passage etalent les piles de Hnge ecru, la bigarrure des HolTes criardes, les livres achetes au poids dans quelque grande ville avec leurs enluminures elranges, la luisante artillerie de I'etain et du cuivre. lei les chaInes d'or, les longs annenux d'acier, les bagues, les bracelets marient leur chatoiement aux teintes sombres des chapelets en bois, aux pyramides laiteuses des savons blancs et des fro

mages, p~le-m~le. En tout ce dedale mouvant, tapa

geur, les femmes circulent, l'reiI allume, avec des

desirs, interrogeant, voulant, ne se decidant pas,

vaguement Iroublces par Ie tambour et la veste

rouge de la dentiste debout la-bas sur sa voiture, au

coin de I'eglise, juste a cOte du comptoir de I'esti

mabIe M. Lehain. Les deux rues de Montbel font un

bourdonnement continu, Ie bruit de la maree hu

maine. Le ciel ires bleu semble bleuir davantage.

Le solei! est de plus en plus chaud. Les breufs sur Ie

« foirail » plante d'arbres ont des bavures d'argent

et un leger fremissement d'.khine ; ils sont la, deux

it deux, par centaines, sel'res, immobiles sous Ie joug,

laissant les gardiens s'accouder aleurs cornes. .

Un nouveau venu entre au cafe, s'approche silen-

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II:! LES l' H~ORIES DE l'AVERNELLE

deusement de Tavernelle et lui serre la main avec

de3 airs d'intimite.

-Bonjour, Degage. EL les atTaires?

-Molles, molles.

-Tant pis!

-Bast! avec «ce monsieur»!

-C'est juste.

Degage hausse les epaules, plein de majeste. Une moue superbe contracte ses levres. - Mais vous "ous trompez, risque Ie timide Lebain. La foire est tres belle. -Vous avez quelque interet 11 Ie dire. -Aucun. Seulement c'est la verite. -Allons done! Vous voulez flatter «ce mon sieur ». Le brouhaha reste toujours intense. On saisit au vol des lambeaux de conversation; Ie patois leur donne une saveur rabelaisienne. Dans toute cette honnete gaiete, les mots droles montent. Et jmis soudaill un grand silence: Degage, avocat de naissance, tailleur de proression, qui a failli etre sous-prefet en 48, expose sa politique. Politique simple, en trois temps: \I: La societe se meurt,-Mommy, unbock!» «Lasociete est morte, -Mommy, un bock! » «Ce monsieur l'a tuee, -Mommy, un bock!» Les cinq republicains de Montbel, les seuls d'ailleurs, y compris Tavernelle, ecarquillent les yeux avec des hochements ue tete approbatifs. On sent que Ie tailleur Degage en veut beaucoup it« ce monsieur ). L'Empereur, s'il vous piaU. Mais

..

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

J

LES TIII~ORIE:'i DE TA\"En~ELI,E l ...' '.' il faut bien imiler Tavernelle. Degage a « ce monsieur » parce que Tavcrnelle a Cesar. Et aussi par diplomatie, a cause des gendarmes qui, fralernels pourtant, tres doux, avalent un grog dans un coin et n'ontjamais songe afaire croupir Degage 8u1'la paille humide des cachols. I.uc n'est pas satisfait. Le lailleur a certainement une politi que excellente, mais ill'arrose lrop. Et puis des phrases pretentieuses. Et puis, il faut lout dire: un peu sans gene, Ie tailleur. Prompt au luloiement. Cela est desagreable, quand on n'a pas l'habitude. De bonnes il:lentions. acoup sur; oh! les meilleures tIe la terre, mais empielanles, accaparantes au possible. Aussi Lue ne peut-il se dCfcndl'e d'un mouvement de mauvaise humeur, lorsque Degage lui pose a brule-pourpoint celle question: -Et Henry? -Quel Henry? -Votre beau-frere. -Ah! Ie baron de Jalnosse ? --Tiens, pardi! Vous tenez done au titre? -Pas pour moi. -Pour lui? -Non, pour vous. Eh bien? -Que devient-il? -II ne devient pas, riposte sechement Tavernelle. Lc eapitaine en retraite sourit, tourne les yeux, IAche deux ou trois jurons formidables et deeoehe au

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tit LES THEORIES DE TAVERNELLE

tailleur egalitaire un « Attrape, bon frere et ami!

l)

qui ne contribue pas adiminuer la mauvaise humeur de Luc. Et Frederic, Ie petit clerc de notaire, exa

..

mine Ie groupe en soornois, pour savoir comment il sied de se conduire dans la vie, afin d'en imposer aux badauds. Faut-H precher comme Tavernelle, boire comme Degage ou sacrer comme Ie capitaine? Les trois ont du bon. Le plus sage sera de faire un jour comme les trois.

Aux panneaux des murs, OU quelque Michel-Ange meconnu a peint afresque Ie Voyage du jeune Anacharsis et liberalement octroye au heros de l'abbe Barthelemy Ie cordon de la Legion d'honneur -encore une flatterie al'adresse du gouvernement! une buee Iegere commence a se poser. L'air respirable a disparu. Par les portes ouvertes entre Ie grouillement de la place surchauffee. Les toisons de laine empilees repandent une odeur acre. On elouffe. L'ooil inquiet duo campagnard fouille, par les echappees des colonnades, Ie ciel de plus en plus bleu, d'un bleu implacable, qui tourne au noir. La peur du lendemain prend Ie dessus. A cette epoque de l'annee, les orages de grele sont particulierement redoutables. Presque partout on a fini la moisson; seuls, les retardataires font encore ble fin. Mais les vignes! Ah ! les vignes avec toutes leurs promesses, les grappes au grain petit, serre, dru, a peine ecloses, pareilles au genievre, mettant leur vert pAle sur l'emeraude plus sombre du pampre ! Pour Ie cultivateur, chaque

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LES THKORIES DE TAVERNELLE US

portion de tarecolte est une portion de soi-memc. De Ill, des transes continuelles. En ce moment, dans I'immobilite tremblanle de razur, sous Ie feu qui tombe . ~e la-haut, par ceUe serenile lou~de de I'atmosphere, l'apprehension s'accentue. Sera-ce de la grele?

-Avec « ce monsieur» il faut s'altendre a tout, scande Ie tailleur Degage.

-Pip... piripi! hurle Ie tonitruantM. Broussailles.

Un grand mouvement de recut se fait sur la place. Entre les baraques de toile les alIees se vident, les femmes s'enfuient. Des deux rues descendent, criant, courant, des bandes etJrayees d'hommes, d'enfants. La panique! C'est la panique au «foirail ). La nouvelle se propage au milieu des exclamations folies, des appels terrifies, du sauve-qui-peut general.

La panique!

Les booufs ont secoue de la tete les gardiens appuyescontre eux. Une epouvante soudaine les Couaille. Brusquement leurs ·flancs se sont mis a haleter. Leurs naseaux humides se tendent en avant, deployant la formidable epaisseur de l'encolure. Puis, tout a coup, les booufs entrent en branle, mus par un ressort unique, pris de vertige, la, en meme temps, tous, hagards, mugissants, fous, Ie poil herisse. Des cornes, du sabot, de la queue ils battent I'air, l'homme, les choses, tout ce qui fuit, tout ce qui s'oppose, tout ce qui remue. C'est un ecrasemenl, une danse sauvages, Ie dechainement de forces aveugles,brutales, enormes, une masse inconsciente,

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Digitized by Google it6 LES THEORIES DE TAVERNELLE lancee au hasard,en tous sens, qui s'eparpille, se , rejoint; saute les obstacles, broie et se broie. Pas de \ resistance possible. Une mer vivante, fauve . On ne sait comment naissent ces paniques. Quel vent de folie a souffle sur ces milliers de betes? D'oli vient-i1? Oli est Ie mot d'ol'dre? Car iI y a une entente sinistra, un consentement commun. On dirait l'echappee en bloc d'un monde fantaslique. Et soudainement, l'orage qui menacait eclate. Un orage de vent. Pas une goutte d'eau, pas un ~clair. Des nuages noirs, auxbords f1'anges d'ecume lumi neuse, ont empli Ie ciel. Le bleu a disparu. Des rafales passent, avec des sifflements etdes voix, tor dent les arb res, s'engouffrent aux ' portes, s'arrMent sur place pour tOUl'ner en rond avec des formes d'entonnoir ou queIque main invisible ver!le toute la poussiere des routes. Puis la poussiel'e se releve, vole, aveugle. Du fond des valMes d'autres tourbillons montent. Le vent est ici, lA-bas, partout. Et, pendant que les grands booufs affoles dansent leur epouvan table sal'abande, la tempcte mene Ie ('hoour~ Les paysans ont quitte Ie cafe.. 1l n'y a plus chez Mommy que les oisifs quotidiens de Montbel groupes autour de Luc. Luc est Ie savant. II declare que pour aujourd'hui fout danger de grMe s'est evanoui. Dans I un instant, Ie soleil v~ briller de nouveau, chassant les nuages du cOte de Bergerac. Par la piece assom-. brie, on voil les visages inquiets se detendre peu a peu. Car chacun a un lopin de terre, une vigne, un Original from

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LES THEORIES DE TAVERNELLE H7

morceau de n'impol'te quoi pour lequel il vient de trembler. Quant a la panique, c'est alfaire aux paysans . . On ne va pas se m~ler a· ces trombes de brutes, puisqu'i! n'est point d'autre remMe que d'en attendre la fin. Qu'y ferait-on? Les cris du dehors continuent. Le vent, moins terrible, garde encore pourtant des severites lugubres et les baraques. de toile font des claquements sonores.

Ce bruit s'est repandu : lesbreufs onllue un homme. -Kak... karaka! clame M. Broussailles, . tout a ses cartes. -Un malheureux de moins! prononce Ie philosophe Degage, quand la nouvelle entre chez Mommy.

Le soleil, pour donner raison aux propheties de Luc, brille maintenant avec des clartes tendres, comme fatigue du tumuIte de tout al'heure.

-, Sait-on qui? demande Tavernelle.

Non. Personne ne sait. Seulement des enrants courent dans la direction de la pharmacie. On cherche M. Broussailles. Et M. Broussailles sera it enchante de se rendre utile, mais son whist n'est pas fini. Precisement, il a un jeu superbe. D'ailleurs, puisque l'homme est mort... Pip ... piripi! ..

-Pas tout afait, Monsieur. Venez done! venez vite! •• Le medecin n'est pas a Montbel. II est parli il y a pres d'une heure en tournee.

Pauvrc M. Broussailles! Maitre Odon Ie regarde d'un air narquois, place entI'e un chelem possible eL un devoir certain.

7.

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itS LES THtORIES DE TAVERNELLE

_. Polichinelle de bonsoir! Pas de chance! -Allons, Broussailles, fait Luc. Le devoir, corbreuf!

Le docteur Tavernelle n'a jamais exerce. Medecin par fantaisie, pour I'art, aussi pour venir en aide aUI pauvres diables incapables de payer un praticien. Maintenant Ie confrere est absent, il y a peril; Tavernelle se hate, trainant derriere lui M. Broussailles, qui allait faire Ie premier chelem de sa vie. Pauvre

M. Broussailles!

La-bas, les breufs sont parques au t'oirail, deux adeuI, immobiles de nouveau, n'ayant rien garde de leur folie recente. Le ciel a des resplendissements. Dans I'air affraichi mille senteurs s'epandent, apportees par Ie vent quand il passait sur les fleurs, sur les pres embaumes. Un groupe d'hommes et de femmes coupe Ie ruban de route qui gagne Pontalnauve. Tavernelle approche, tres serieux. Depuis Claire, la mort Ie terrifie. Pres de lui, curieux de l'accident, marchent les habitues de Mommy. Lorsqu'i1 arrive, . Ie groupe se separe, les hommes mellent Ie chapeau ala main, les femmes prennent des airs de compassion, et de toutes ces poitrines sortenl ces deux mots:

_ . Quel malheur !

Dans la poussiere rougie, bleme comme un cadavre, un homme est etendu. Tavernelle pousse une exclamation sauvage: « Henry I Henry! » et se pre

cipite sur Ie corps. A genoux, les levres tremblantes, les dents entre-

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LES THEORIES DE TAVERNELLB H9

choqu~es par Ie froid d'une ilevre subite, il regarde. Un voile couvre ses yeux. Non, ce n'est pas Jalnosse; oh! il ne faut pas que ee soit Jalnosse 1 D'un revers ' de main, il s'essuye les yeux, pour mieux voir, pour bien voir ... La tete de l'homme, inerte, exsangue, repose dans une flaque noire. Sa vie, foute sa vie s'est repandue la 1 Tavernelle souleve cette Mte... elle retombe, d'un mouvement lache, sur l'epaule.

-Henry! mon frere, mon ami, reponds-moi 1

Henry ne peut repondre~ II dort un sommeil de mort, il va Ie dormir au moins. Et voila! lIs etaient venus tous deux, gais, insouciants, a Montbel. La familIe les attend au retour. Qu'est-ce qu'iI va leur rapporter, lui I

-Au secours 1 raJe ce medecin qui ne se sait plus meciecin, paralyse comme, il est par l'epouvantable catastrophe.

M~ Broussailles se penche :

. -N'y a-t-il done rien afaire?

Il a oublie son chelem.

Alors Tavefnelle cherche la place" du cOlur, tate, tate toujours. Dans Ie groupe des mots circulent: t: Tout a I'heure M. Ie baron a remue... Les levres 5e sont ouvertes puis refermees. II y a eu des contractions au visage... Ce sont les betes qui ont tue H. Ie baron... » Tavernelle se redresse : -Qu'on previenne Ie cure. Vous autres, aidez moi.

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HO LES THEORIES DE TAVERNELLE

A deux portees de fusil du chaleau de Pontalnauve, une agglomeration de bAtiments bas jelte leur ombre sur la verdure claire des pres. C'est la metairie de la Cour-du-ChAteau. La pluie n'a pas laisse d'empreintes Ie long des murs aux tons chauds, OU Ie soleil, qui les lt~che depuis des siecles, semble avoir . seme une poussiere d'or bruni.

Dans une grande partie du Perigord, toutes ces vieiUes masures qui servent nux exploitations agricoles ont un aspect rieur. Elles ne se dislinguent au reste ni par la symetrie ni par la cDmmodile. La grange, avec ~a charpente large, qui surplombe, se couche a la diable pres de la maison du paysan dont Ie toit pointu coupe Ie ciel. Le hangar, les Hahles, la {ourniale, ou cuisent des tourtes de pain de trente Hvres, sont groupes de ci de la, auhasard, en travers, en biais, dans .un desordre pittoresque, De la liliere humide cache les asperites du sol, encore impregnce de la rude senteur des booufs qui I'ont foulee aux pieds, pendant que les creux du chemin s'emplissent d'une immobile moirure bleuAtre.

Tout plaque de soleil, Ie purin al'eau noire Luit Ie long du fumier gras et paillete d'or,

a dit Ie poille. Et partout. it cOte des instruments arat(\ires, un pele-mele d'animaux et d'enfants, gl'ouillant ensemble, en un parfait contentement de vivre.

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LES THEORIES DE TAVERNELU: flU

La famille de Jalnosse va venir sur I'aire pour Ie

ble fin.

En bras de chemise, les hommes vident les comportes pleines de grain frais battu. Du cOte du vent, un drap Ie recouvre. Le plus vigoureux fait face a la brise. La large pelle creuse, de bois de noyer, prend, lance... Ie hie s'eparpille, trace un demi-cercle de

. points et retombe, vanne par l'air, avec une cadence de pluie. Le tas de plus en plus monte, s'allonge, s'enOe au milieu, les bouts etires en forme de croissant. Autour, les femmes, armees de jonc, balaient la terre seehe. C'est la, dans Ia pleine lumiere, entre tous ces visages joyeux, Ia richesse de l'annee Hendue, Ie fruit du rude Iabeur, jour de f~te pour Ie campagnard qui comple ce produit et va tout a l'heure Craterniser avec Ie maitre.

L'ombre des ormes couvre Ie coin de la route de Montbel, reliant la metairie au cbAteau. Sous la fralche Doirceur des feuilles, les deux baronnes, escortees des enfanls, attendent la fin du travail. Henry a promis de revenir assez tOt pour Ie partage. Elles s'etonnent qu'il ne soit pas encore Ia. Sans doute Tavernelle I'aura retarde. La douairiere fait observer aBerthe que Tavernelle n'estjamais exact. Cependant elle ne Ie traite plus en suspect, les anciens jours de haine sont loin. Madeleine l'a conquise. Depuis que Ie pere renonce a faire de la petite une idolatre ou quelque chose d'approchant, depuis qu'il a transmis ses droits a . Berthe, la douairiere a de-

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LES THEORIES DE TAVERNEI,LE

pouille tout sentiment hostile. D'ailleurs, en quel coin de son creur Ie logerait-elle? II est plein, son creur, plein du bonheur calme et solide de Henry, de la douceur de sa bru, de la beaute, de la grAce, de la precoce intelligence de ses petits-fils. Tout, autour d'elle, parle de joie et double son orgueil.

Les enfants s'impatientent.

-Allons ala gargabaoudo J

-On va faire la fete sans nous.

Gaetan marche en tMe, tandis que Rene tire les jupes de sa mere. II tient par la main la petite Madeleine. -Nous n'avons pas besoin de papa, dit GaiHan, puisque je suis Iii. I

Son raisonnement de fils aine, de chef futur de la famille, lui fait prendre un air impayable d'autorile serieuse.

On est arrive. Le ciel assombri fait craindre 1'0rage. Et puis Ie vent s'est leve, ce qui hate Ie travail. Les deux femmes assises retiennent Madeleine entre leurs bras. Gaelan et Rene font assaut d'agilite pour franchir la pile, tombent au beau milieu du grain et poussent de grands eclats de rire partis comme des fusees. Le mesurage commence. Le metayer racle la poigniere que ses domestiques emplissent. Les nos ensachent Ie ble, les autres I'alignent suI' deux rangs, celui du maitre, celui du colon. Les heures passent. Brusquement, sa petite main tendu&. ·dans la direction du chateau:

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LES THEORIES DE TAVERNELLE f!3

-Grand'mere, maman, regardez,crie Gaetan.

Elles regardent.

Presque a l'entree de ravenue, au milieu de la route, quelque chose sur un brancard, porte par des hommes, lentement, doucement, avec mille precautions. Les travailleurs se sont arrMes, la mine stupefaite,bouleverses. Les deuI femmes ne comprennent pas encore. Elles. sont si loin de toute pensee horrible!

-Qu'est-ce que eel a ? dit Berthe.

-Un accident, sans doute, repond la douairiere.

Tout acoup un soupcon leur vient. Elles se sont levees, .elles courent. Au moment OU Ie cortege va penetrer dans l'avenue, elles se trouvent en face de lui. Deux cris partent en m~me temps:

-Henry!

-Mon fils!

Tavernelle les retient d'un geste doux, disant aux

porteurs;

-Dans sa chambre.

On monte peniblement. La douairiere suit, avec

Berthe, toutes deux attemles, inconscientes.

Le baron reposait main tenant sur son lit. Le

sang s'etait remis acouler pal' la large blessure qui

lui entailIait Ie crane. La douairiere eut un regard

fou.

-Peut-il ~tre sauve? demanda-t-elle aLuc.

Tavernelle lui montra Berthe, la prunelle dilatee,

couvraot de baisers une des mains de son mari, Ie

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,

Hoi LES THEORIES DE TAVERNELLE

coour fendu au contact de cetle main, it present

inerte, qui etait son guide et son soutien. La vieille

femme comprit, et, se penchant al'oreille de Luc:

-Moi, je suis forte. Ceserait fini?

-J'ai fait avertir Ie pr~tre. ,

Elle se tourna vers Ie lit, se baissa sur Ie visage de son fils:

-Henry! mon enfant! C'est ta vieille mere.

Reponds-Iui. Reconnais-Ia.

Follement, elle embrassait ce visage souille de sang et de poussiere. Le blesse ouvrit les yeux. II sentit les larmes de Berthe inonder sa main, it ren'contra les ycux ardents de sa mere.

-Je meurs! balbutia-t-i!. -Non! cria la douairiere avec violence, je ne Ie veux pas.

Elle se retlressa, elle eut un grand geste de menace vers Ie cie!. Ce sacrifice etait au-dessus de ses forces. Henry voulut se soulever pour lui parler; de nouveau, iI perdit connaissance.

-Plus de calme, Madame! dit Tavernelle d'une voix mal assuree. Menagez-Ie.

Elle s'agenouilla an pied du lit.

-Mon Dien! 0 mon Dieu! rna vie pour la sienne.

MaisDi~u n'accepte point de marches. Henry rou-vrit les yeux et les promena autour de lui. Luc prit les enfants ,dans ses'bras pourqu'il pdt les voir. lis pencherent leurs t~tes boucIees sur celle de leur pere, Ie contemplant etfares. La poitrine du baron

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LES THEORIES DE TAVERNELLE B5

se souleva peniblement. Illes enveloppa d'un regal'd profond, tendre, desole,

En ce moment, it avait peur. · Peu .., non de la mort debout a son chevet, pr~te a Ie prendre, mais de l'avenir pour ees deux pauvres petits Mres. Sa vie repassait tout entiere devant lui. II entendait resonncr les paroles de sa mere, prononeees jadis, il y avait doule aDS, alors qu'elles'opposait Ii son mariage, alors qll'elle avail maud it. les enfants qui naltraient de Berthe, alors qu'elle lui montrait l'eventualite de sa mort et Taveruelle seul soutien de ses fils, les elevant dans l'impiete. Tavernelle, son meilleur ami, son frere, mais un materialiste, un atMe. Les faits etaient done imminents et la malediction, lancee en une minute de eolere, allait peser de tout son poills sur ees tetes adorees. II mourrait annt l'heure D1turelle, surpris en plein bonheur, sans avoir songe aeet instant terrible, sans avoir garanti l'ame de ses fils. Ses fils! Pauvres ~tres, perdus par sa faute, par sa negligence, paree qu'it a\'ait eu foi dans sa foree et la duree de sa vie! Comme si 1'0n faisait un bail avee Ie bonheur!

Une angoisse poignante creusait de l'ombre aux meplats des joues et des tempes. II eherehait epel'dument Ie regard de sa mere, de sa femme. Elles qui savaient si bien lire en lui, elles comprendraient ses douleurs, devilleraient ses perplexites. Elles puiseraient en ses larmes d'agonie et de desespoir les recommandations qu'it ne pouvait plus articuler.

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i26 LEs THEORIES DE TAVERNELLE

Mais toules deux, brisees, vaincues l'une par sa prostration, l'autre par sa revolte ecrasee, sanglolaient pres de lui, songeant alui, ille sentait bien, son pauvre creur en elait lout goulle, Ii lui, si aime, si regretle, non aux enfanls. Les enfants, ces ames de son ame.

Tavernelle les mit a terre. lis se tinrent debout, les boucles de leurs cheveux apparaissant a la hauteur des draps du grand lit. Le pere posa sa main crispee sur leurs t~tes inegales, les benissant.1I cherchait encore, il cherchait toujours Ie regard de sa mere, Ie regard de sa femme. II rencontra celui de Luc, alTectueux et triste.

Ses levres remuerent.

II suppliait des yeux. II etait sur que sa volonte serait respectee de Tavernelle, s'il parvenait as'exprimer. Et dans une contraction de tout I'~tre, -il begaya:

-Mes... fils...

11 tacha de lever la main pour montrer Ie crucifix pendu au chevel. Ses forces Ie trahirent : sa main retomba. Deux grosses larmes coulerent Ie long de ses joues.

Lucavait suivi la direction. II vit Ie christ, ille decrocha. Pour lui, celle chose ne signifiait rieo; mais il savait quel prix y attachait son frere, ilia lui tendit. La prunelle du mourant se fixa, anxieuse, mendianle, tour atour sur I'image sainte et sur la figure

de Tavernelle. Ses levres continuaient aremuel', peniblement. Des gouttes de sueur lui perlaient au front.

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LES THEORIES DE 'fAVERNELLE

127

Ah! Ie regret de la vie si belle, si douce, si berce~,

les angoisses de eet eire brusquement fauche, Luc comprenail tout. Mais ce qu'il ne senlait pas, c' est que d'aulres regrets plus lancinants martyrisaient Henry; que lui, Tavernelle, capable pourtant de se sacrifier pour apaiser ces affres terribles, lui seul en faisait un epouvantement. Illenait toujours entre ses doigts Ie corps du crucifie que Ie baron implorait de ses grands yeux desoles, brules de desespoir, assombris

deja par la mort, ou montaiellt les dernicres larmes, _

celles du derniersoupir. II I'appuya aux levres

decolorees et s'inclina sur ce front. L'homme qui

s'en allait la, c'elait I'homme qu'il aimait Ie

Imeux.

Henry fit encore une tentative.

-Mes fils ... Dieu... Mes fils.•.

--Compte sur moi. Je serai leur pere.

Les traits du baron, convulses, hagards, peignirent

une souffrance atroce .

. -Embrasse-Ie, Berthe, dit Tavernelle. II a sa

connaissance.

La jeune femme se souleva, pAle, defaite :

-Emmenez-moi, Henry, emmenez-moi. Je ne

pourrai vivre sans vous.

La figure bouleversee de Henry la fit tressaillil'.

N'avait-il point assez de son horrible peine, lui qui

se voyait mourir, sans qu' elle y ajoutat la sienne?

Elle refoula ses larmes, et, mettant da'ns ses paroles

loute la douceur de son arne :

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t~ LES THEORIES DE TA VER~ELLE

-Je vous ai donne rna vie. Je vous la rapporterai la-haut.

Le baron l'enveloppa d'une ineffable caresse des yeux. Une lueur sereine se faisait atravers les tenebres de son desespoir : Berthe comprendrait...

-Mes fils ! balbutia-t-il encore.

II embrassa du regard tout ce qu'il allait quitter, pour en faire l'holocauste, se soumettre, s' abandonner a la volonte de Dieu : sa femme, sa mere etendue sans mouvement dans un fauteuil,ses fils et Madeleine, et Tavernelle qu'il avail espere convertir. Dans ce sacrifice, il puisa l'energie d'un dernier effort. Sa main defaillante souleva la croix coucbee sur ses levres et la posa sur la tete de ses enrants comme un boucHer. Puis une secousse l'etreignit.

Le baron de Jalnosse etait mort.

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DEUXIEME PARTIE

I

L'aube pointait. De l'ombre confuse·et fuyante les arbres, comme des fantomes, emergeaient, prenaot un corps. Les Hoiles se fondaieot derriere la teinte grise de brouillards iegers, pareils it des nuages d'encens. Sous eux, les champs et les bois un a un apparaissaient. L'horizon, elargi par degres, grandissait avec Ie jour. Le chateau de Pontalnauve, masse encore indistincte, n'avait pas attendu I'aurore pour sorlir de son sommeil. Au perron, de grosses torches assombrissaient de lueurs fauves les clartes blafardes tombant du ciel. Des voix joyeuses fvent vibrer l'air. Accouples, remuants malgre Ie fouet des piqueurs, les chiens aboyaient. Lell chevaux piaffaient, maintenus avec peine par les valets d'ecurie. Deux jeunes gens de haute mine, en lenue de chasse, corrects, clegants, acclieillaient les hOtes de plus en plus nombreux: l'un, tres grand, brun, it I'anure

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t30 LES THEORIES DE TAVEfiNELLE

fiere, dedaigneuse, temperee d'ailleurs par la grace des manieres et l'exuberance de la gaiete ; i1 avait Ie regard energique, une physionomie belle mais tourmentee ; I'autre, plus petit, mince, blond, les yeux bleus d'une douceur extr~me. C'etaient Gaetan et Rene. Entre eux, Ie contraste Ie plus (raJ)pant, avec ceci d'etrange qu'its se ressemblaient et se com pIetaient I'un par l'autre.

Un jeune homme s'approcha de Tavernelle qui gesticulait acOte de M. de Barencourt. -Des nOtres, d~~teur? Et vous aussi, monsieur I'amiral?

-Je crois bien! J'arrive d'hier. Trois jours libres. Je tombe en plein projet de chasse; va pour la chasse. J'aurais ete desoIe d'~tre un trouble-f~te. Et frappant sur l'epaule de Luc : Allons! acheval, l'ami, continua Paul. Ne faisons pas attendre Ja jeunesse.

Ce fut un brouhaha fou. Tous les sportsmen des environs se massaient Ii cette heure dans la grande avenue de Pontalnauve, gagnant au galop les halliers inextricables de la 8essede, ou, vraisemblablement, Ie sanglier de chasse dormait encore. La moitie de I'equipage avait pris les devants pour detourner la Mte; Au bout de trois quarts d'heure, on arriva en for~t. La chasse commen~a tout de suile.

Ga~tan y apportait une incroyable furia. Ce plaisir allait ason temperament. Moins fanatique, Rene se trouvabientOtenarriere avec Tavernelle et Barencourt.

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Digitized by Google LE~ THEORIES DE TAVERNELLE t31 - Tu ne m'as pas l'ail' bien entratne? lui de manda Ie contre-amiral. -Mediocrement. Mais Gactan aime cela. C'est I' essentiel. -Entratne, lui? interrompit Luc. Sais-tu .ce qu'it

fait pendant que nous courons? -II court comme vous, je suppose. -Ah! bien, oui t II s'installe sous un arbre,

paisiblement. . -A la mode de Virgile, mon oncle : .

Mollesque sub arbore somni.

-Si encore tu dormais! Pas du tout, il se d6

traque Ie cerveau, mon cher. -Comment cela? -Des lectures insensees. --Par exemple! protesta Ie jeune homme. -Tiens, je te parie 'lu'H a un livre dans quel

qu'une de ses poches. Pas vrai, Rene? Rene partit d'un eclat de rire. -Pour ne pas vous donner de dementi, mon

oncle. II tira un volume de sa jaquette. -Bon! s'ecria-t-il. C'etait bien la peine de me

charger de celui-ci. Une... machine aGaetan I -Et tu ne peux pas lire les... machines aGaetan, jeune fHle? questionna Tavernelle goguenard. Rene eut une moue enriuyee. La moue intrigua Ie marin.

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j:l~ LES THEORll':S DE TAVERNELLE

-Qu'est-ce que c'est donc? fit Barencourt.

~Cela ne se demande pas. Tenez!

Le jeune homme tendit Ie livre aPaul.

-Gaetan a la manie de se bourrer de philosophIe. Un disciple de l'oncle Tavernelle ... -Je m'en flatle! -Libre avous, mon oncle. Moi, vos philosophes

m'assomment. J'aime encore mieux la chasse, que je n'aime pas du tout. Ah! continua-toil, en dressant I'oreille, entendez-vous ce cor? C'esL celui de Gaetan. Je vais Ie rejoindre.

Rene piqua des deux, lai!>sant en une minute loin derriere lui ses deux interlocuteurs. Tavernelle et Barencourt resterent seuls, leUl's chevaux allant au pas. Le conh'e-amiral avait Ie front rembruni.

-Depuis quand Gaetan est-il ton disciple? demanda-toil tout acoup.

-Je ne sais trop. Leur precepteur a ete mala de. Je I'ai rem place quelque temps. Tu Ie connais bien? Ce brave abbe Menessier•.. ·

-.,. Qui maintenant habite Ie chateau en qualitc de chapelain.?

-Oui. Lorsque sa sante lui permit de rt'prendre ses fonctions, Gaetan garda un bon souvenir a son pedagogue interimaire. II vint Ie relancer aux Charmettes, lui poser questions sur questions, puiser dans sa bibliotheque.

-II fallait Ie jeter ala porte.

-Tu es superbe I aquelpropos?

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L EST H ~0 R 1 E S 1) E l' A V E l\ NELLE J33

-POUl' ne pas l'empoisonner.

-Tu es done plus... marin que jamais?

-Voyons la suite.

-Ce Gaetan! 1'0ute l'intelligence du pere! reprit

TaverneUe. Une vivacite d'espril, une logique, une droiture d'idees et de sentiments! Et puis la fougue impetueuse de Henry. II se prepare la un homme remarquable, je "assure, un homme pour de bon.

Cet enthousiasme abasourdissait Paul.

-Et Rene? fit-il.

-Rene? ah! oui, Rene... Eh bien! tres intelligent

aussi, Rene. Mais plus la m.erne nature. Oh! plus du

tout, par ex empie ! Tres doux, tres contil en religion, h'es imbu de prejuges, tres tranquille, Ires mystique, tres... Jalnosse. Une eau-forte catholique, gravee par la grand'mere. Croil ce qu'on lui a dit de croire, parce qu'on Ie lui a dit. A des aspiratiQlls moUes, probablement des vapeurs. · S'hahille en homme, pense en femme et rougit en vierge.' Aurait des tournoiemenls de tete, s'il lui fallait sonder les profondeurs infinies ou nous autres, nous trouvons nos negations. Tandis que Gaetan !.. Gaetan donne a son cerveau toute latitude. Un chercheur, un eclectique. II sait ce qu'il vaut. II ecoule sans sourciller les tirades... domesliques. Son frere les avale avec componction; lui, les juge, les pese et n'en retient que ce qui lui plait. Son esprit est aventurellX, un peu inquiet peul-etre, mais deja fort, presque mnr.

Taverllelle etait plein de son sujet. La prunelle 8

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f3" ' LES THEORIES DE TAVERNELLE

briIlante, les narines dilatees, il rejetait ses ~heveux en arriere d'un mouvement leonin. Sa passion de sectaire Ie dominait. II jouissait de montrer au grand jour son apostolal, de prouver qu'il comptait un disciple cache, mais deja fanalise, surtout de sentir une intelligence allumee a son souffle, s'adaptant a la sienne.

Paul de Barencourt n'avait pas, comme feu Ie baron de Jalnosse, une nature exclusivement religieuse, mais il croyait. Trop souvent, dans sa vie de marin, il coudoyait la mort pour ne s'~tre pas instruit ace rude enseignement.

-Un seul mot, dit-il. Que penses-tu que te repondrait Henry, s'il etait Ill?

-Tu as toujours des idees invraisemblables. Si Henry etait Ill, eh bien! .. eh bien! je serais enohante qu'il y flit. Ne vas-tu pas me faire un crime de ce que je te raconte? Tu me demandes un renseignement, je t'en donne une collection, et te voila aux champs 1

-Henry ne permettl'ait pas a son fils d'etre ce que tu l'as fait.

-N e permettrait pas?

-Mille fois non.

-Mon cher, les enfants ne demandent plus la permission. -Depuis qu'on leur enseigne as'en passer. -Depuis que t.out Ie monde est libre. -Toi du moins tu ne l'tHais pas. II fallait ou

laisser Gaetan tranquille, ou Ie faire pareil aux siens.

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LEST H EO R I E S DE T A V E 1\ NELL E

-Je ne suis pas aIle Ie chercher.

-Tu l'as accueilli, tu I'as retenu, et les idees dont Jalnosse a eu peur pour ta propre tille, toi, tu les as donnees it son fils. Voyons, Luc, de quel droit?

-Mais, comprends-Ic donc : je ne lui ai rien donne. Gaetan se charge bien de prendre tout seul. Encore une fois, c'est un esprit. ..

-Superieur j entendu I

-II abondi vers ]a lumiere, voila tout. II porte en lui l'instinct qui developpe les facultes du penseur. Tiens : Rene a autant d'intelligence j eh bien! Rene n'a pas compris un traitre mot a mon sysleme philosophique. Pour lui, cela n'existe point.

-Un imbecile alors?

-Non, ]'instinct qui lui manque. D'autre part, ai-je jllmais dit aGaetan : « Ce qu'on t'enseigne est absurde? » Pourlant, queI tissu de sottises ! Ce Menessier leur en a-t-il debite t Excellent homme au demeurant, fort irlstruit m~me, numismale disiingue. Je n'ai pas broncbe. La preuve de mon respect pour toutes les libertes, flit-ce la liberte de conscience el d'enseignement, c'est que ni lui ni la douairiere, pourtant si fine, n'ont tente de m'eloigner de mes neveux.

-On eomptait sur toi.

-Avee raison.

-Parlons-en t

-Mais oui, par]ons-en. Est-ce que j'ai cherchC

asaper systematiquement ce qu'Mifiait ce prMre?

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~

-• _ . _ _ _ •• --• • -.0-. ••• ___ -_ _

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136 LES THEORIES DE TAVERNELLE

Quelques mots dits par moi devant Gaetan, sans y prendre garde, sans arriere-pensee, ont montl'e Ie chemin acet esprit en quMe de sa voie. Je te Ie repete, il a l'instinct des penseurs. II s'est fait tout seul mon disciple. Mais tu trouveras naturel qu'en voyant la .tournure de ses idees, je ne lui aie pas erie: C[ Tu as tort! ) pnisqu'il avait raison.

Le eontre-amiral fut navre de sa decouverte. Ainsi, dans eet interieur de Pontalnauve oli la mort de Henry avait mis de si dill's bl'isemenls, a ee foyer ou les enfants seuls pouvaient adoucir la tristesse inconsolee de la mere et de Ia veuve, sous ce calme des tendresses de famille, un ahime se creusait. Et dans cet abime, gaiement ouvert par TaverneIIe, Ie creur deja si meurtri de Berthe risquait de sombreI'. Cette femme qui I'avait repousse comme epoux, qui s'isolait derriere ses voiles de veuve, qui Ie toIerait comme ami, n'ayant pour lui qU'une affection froide, peut-Mre LanaIe', maintenant qu'il la senlait menaeee dans la derniere epave de son bonheur, sa malernite, iI se remettait a I'adorer avec les devouements fous de Ia vinglieme annee, lui, I'homme de mer nux cheveux gris, Ie vieux garcon sans famille. Sa famille? Est-ce qu'il en avait une autre en dehors des etres de Pontalnauve et des Charmeltes? Eh bien! il fallait parer au vent. Gaetan Hail encore bien jeune, Tavernelle n'avail pas eu Ie temps de Ie pervertir tout 11 fait. On annihilerail cette influence nMaste, on Ia couperait 11 la racine comme un arbre mauvais. Et tandis que

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LES THEORIES DE TAVERNELU~ f37

les cors resonnaient du tumulte de I'hallali, tandis

que la Bessede tremblait sous les aboiements furieux

de Ia me ute, Ie contre-amiral creusait sa pensee

soucieuse.

Le soir, il y eut grande reception aPontaJnauve.

D'un commun accord, la douairiere et la baronne

Berthe rouvraient leurs salons, ensevelissant Ie deuil

au fond d'elles-m~mes. Henry etait mortdepuis quinze

ans. On ne pouvait faire peser une tristesse eternelle

sur la jeunesse de ses fils. Maintenant les fetes allaient

se succeder. Les deux femmes, la figure souriante,

sacril1aient aux enfants l'Apre bonbcur de leur soli

tude.

Madeleine, en robe claire, une rose de BengaJe

dans ses cbeveux bruns aux renets dores, ondes it la

grecque, resplendissait aupres de son pere. Luc se

rengorgeait : I'admiration excitee par sa fiUe lui

donl1'ait des chatouillements d' orgueil delicieux.

Elle est superbe, Madeleine, ala fois belle et jolie. Sous un front d'une purete de neige, les yeux chAtains, bien fendus, transparents, ont des douceurs de caresse, parfois la durete de racier. Le nez, fin, petit, droit, d'une correctIon de statue, aux ailes paJpitantes, surmonte une houche grosse comme une cerise, ou les dents menues mettent des blancheurs de lait. Le contour delicat du visage, son extreme distinction, une grande expression d'energie comme

voiMe de candeur, attire, captive, seduit. On Ia sent pure, on Ia devine passionnee. Elle est devouee, va

8.

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iSS LES THEORIES DE TAVERNELLE

lontaire, affectueuse. Elle a coutume de tout voir spontanement ceder devant elle, mais elle est de taille a renverser les obstacles. Son allure vive, un peu brusque, a une etrange grAce d'aurore, sa charmante petite tete un port de reine, sa voix des sonorites Cralches comme un chant de fauvette.

Sous l'influence un peu traUresse du MOllbazillac, un des jeunes gens presents, Ie comte de Solanac, debita un impromptu de sa Cacon, rime ala diable. Sous pretexte de celebrer l'hospitalite de Pontalnauve, cela ne tarissait pas sur les charmes de mademoiselle Tavernelle. Une debauche de lyrisme. Depuis Bertrand de Born, Ie mal est enMmique, tous les Perigourdins se croient poetes. Peut-etre Ie sontils. Madeleine subit Ie choc san!; trop de degAts, avec une indifference souveraine. En face d'elle, Ii I'autre bontde la table, les yeux biens de Rene chantaient un poeme autrement passionne que l'impromptu. La jeune fille eprouvait un bonheur infini a les sentir poses sur elle, I'envelopper d'effluves inconnues jusque-Ia. Le reste! que lui importait Ie reste?

Elle avail toujours vu dans ses cousins des freres affectueux, complaisants a ses caprices, expansifs, bl:uyants en face de la petite wmr sans consequence. Une petite tille, la petite soour. Elle s'etait transformee avec une etonnante rapidite. Presque a leur inso, l'enfant avail fait place a lajeune fille. Ce soir, dans l'eclat d'nne toilette -eIegante ou se dessinaient

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LE.S THtORIES DE T AVERNELLE f39

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les fins contours arrondis de la taille, touL acoup, brusquement, elle leur apparaissait comme une autre elle-mbme qu'ils n'avaient jamais soupconnee. En mbme temps, I'inconsciente du monde et de ses succes, de l'amour et de ses coquetteries, qui toujours avait vecu presque en recluse entre sa tante et la douairiere, devinait une vie nouvelle, ignoree, tourmentee sans doute, mais fouettant Ie sang, accelerant les battements du creur, trollblant tout l'elre, delicieuse. Follement, elle aspirait aun bon·heur encore voile, mal detini, mais cherche la-bas dans les yeux. de Rene, tendres, limpides, miroir d'une Arne qu'elle avait toujours connue et qu'elle venait de decouvrir.Tous deux sous Ie charme, sans un geste, sans une parole, ils se donnaient l'un a l'autre, heureux de se trouver beaux, de s'aimer depuis si longtemps et de ne I'avoir jamais compris, puisqu'ils Ie comprenaient maintenant. U ne crainte timide s'elevait en eux, enfoncant tout au fond d'euxmemes ce secret si vieux, si neuf, avec Ie charme iodicible de la premiere emotion d'amour. Soudainement, les horizons changeaient. Rien en dehors d'eux n'existait plus. Le present, I'avenir, c'etait eux, toujours eux; c'etail leur amour. lis s'aimaient.

En vain M. de Solanac s'efforcait-il d'attirer )'attention de ce beau regard brun, veloute, si vif, si rapidement charge de langueurs. Madeleine repondait; on aurait jure qu'elle ne repondait pas. Elle en etait encore aI'impromptu, elle n'avait rien entendu

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HO LES THEORIES ng TAVERNELLE

depuis, sa vie ayant commence ace moment. Elle felicitait Ie comte de sa verve poetique, et il y avait unquart d'heure que l'infortune s'escrimait en prose pour varier ses moyens au pres de la charmeuse. Gaetan trouvait asa cousine un etourdissant aplomb. Oli diantre s'etait-elle forge l'eclat de ce soir? un eclat superhe ! Decidement, elle etait gentille, cette petite, et m~me jolie, et meme belle. Et Ie jeune homme delaillait en amateur, fouillant sans respect sous tous les voiles.

La douairiere fit les honneurs avec son aisance habituelle. L'Age et les chagrins ne I'avaient pas courbee. Ses cheveux blancs idealisaient l'energie de sa OgUl'e fraiche encore, sans une ride. Les larmes avaient amorti Ie feu de la prunelle, adouci la vivacite du regard. Devant ses petits-fils, devant Madeleine qu'eJle cberissait, elle prenait des airs de triomphe : Ia verve de Gaetan, I'esprit de Rene, Ie resplendissement de la jeune fiUe Ia gonfiaient d'orgueil.

Apras Ie diner, · M. de Barencourt s'approcha d'elle. II la savait Ie chef inconleste de la famille : Berthe ne se connaissait d'autre volonte que celie de sa belle-mere. Lui, l'ami de Tavernelle, il ne voulait pas dire: «Prenez garde it Luc! ) mais il ne pouvait non plus laisser Luc achever son reuvre.

Les groupes se formerent au hasard. Solanac continuait ses tra~aux de circonvallation autour de Madeleine .qui continuait it ne pas voir l'assiegeant.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE. 141

Tout exlasie encore du subit envolement d'amour el craignant de laisser deviner son secrel, Rene par contenance s'absorbait dans une conversation avec Ie vicomte de CbAteau-Marzailles, dont Ie pere venail de subit· son dix-seplieme echec electoral, et

M. Alain d'Eymet, pelit, brun, graciellx, tenorino cbarmant, chasseur intrepide, mais d'une timidite incurable. « A ce point, disait Gaetan, qu'il rougit m~me en r~ve. ) Dans un coin, quelques jolies femmes entouraient Ie baron de Jalnosse et M. Laignette, Ie plus riche tisseur (Ie Monlbel, facile apres boire aux propos legers. Gaetan et lui se donnaient la replique . et c'etaient des rires etoutres, avec ~a et 13. des exclamations etrarouchees.

De loin, penche vers la douairiere, Barencourt

comlemplail ce pMe-m~le joyeux ou peut-~lre cou

vait la temp~te.

Par moments, Tavernelle surgissait devant les deux conteurs, pretait l'oreille, --haussait les epaules et rejoignait Berthe, un peu isoIee, desormais enfermee dans l'autrefois.

-Absurde, ce Laignette t bougonnait-il.

-Pourquoi?

-Un reactionnaire d'abord. Et puis il daube ce

malheureux Cassetou.

Anatole Cassetou etait Ie prefet du departtlment. On I'y execrait a cause de son outrecuidance, de ses manieres de hauteur bouffonnes. II prenait avec tout Ie monde des airs de tranche-montagne. Par

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Hi! LES THEORIES DE TAVERNELLE

les temps de Republique qui couraient, it avait tl'ouve

Ie moyen dese tailler un royaume ou petits et grands

devaient courber la tete, un pachalik ou chaque

jour les plus monstrueux abus de pouvoir se com

metlaient impunement. ~'est lui qui, dans un hivet'

tres rigoureux, a eu l'ingenieuse idee de se chauffer

avec les solides poutres de cMne emprulltees aux

bAtisses de la prefecture. Les journaux de la localite

signalerent Ie vol; on decora Ie prefet.

Laignette conlait une aventure dont ce fonction

naire, repute pour sa laideur autant que pour son ava. rice, s' etait recemment trouve Ie heros. Les rires ner veux des femmes devenaient plus c1airs, et Taver nelle ne pouvait toIerer qu'on se permtt de toucher

a Cassetou, un representant de la Republique !

-Donc Anatole a l'improviste tombe chez son

sous-prefet de S*'*. Absent, Ie subordonne, pour

une heure ou deux. « En tournee de visites de

noces,) a dit Ie secretaire. Le pacha fait porter sa

valise dans la chambre d'honneur, OU son premier

soin est de se.. : mettre a l'aise ... de fond en comble.

Vous savez son principe: ne se g~ner nulle part.

-Ah ! soyons justes, observa Gaetan. La cha

leur Hait abominable.

-D'accord. Les ablutions finies, il s'agit de re

prendre une tenue presentable; et comme Cassetou

procede avec ordre, Ie voila devant la glace, la t~te

couverte d'une toile eblouissante, et s'efforcant de

passer les bras par des ouvertures que l'art de la

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LES THEORIES DE T AVERNELLf:. U3

blanchisseuse a faites trop etroites. De sorte qu'il rappelait d'une maniere saisissante ces bAtons destines aepouvanter les oiseaux, vetns de loques en haut et de rien du tout en bas. La-dessus entre la sous-prerete.

-Et les visites de noces?

-Erreur. Le sous-prefet etait parti seul. · De plus, il avait neglige de prevenir son chef qu'on passerail la lune de miel dans la chambre d'honneur. Une Italie comme u ne autre. La jeune femme se croyait chez elle. Devant ce remue-menage de bras en l'air, celte tete aux prises avec Ie lin Ie plus pur, elle ne distingue rien que ..• Ie reste du mannequin et Ie prend pour sa propriete eonjugale. Alors, une idee folle ou Ie diable la tentant, d'un revers de main elle...

-Assez, Laignette, assez ! cria Gaetan.

-L'al1tre se retourne, furieux. Tous deux poussent un eri. La douleur lui avail fait passer les manches, ce qui sauva la situation.

Les eventails s'agitaient, couvranl les jones pourpres des femmes. L'anecdote seandalisait. Mais Laignette venait de pivoter sur ses talons, prenant a la fois I'air irrite et ahuri d'un homme brusqnement frappe par derriere. Et son gesle, imitant Ie prefet, fut si drMe que les rires eclaterent comme une fusee.

-Sont-ils joyeux ! murmUl'a la douairiere.

-~ui, repondit Paul. Cela me gene un peu.

-A quel propos?

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t ,U LES THEORIES liE TAVERNELLE

-Une demande que j'ai a vous faire.

--Failes, mon ami.

-Je voudrais emmener Gaetan.

-Oli?

-Avec moi.

-Ahea ! en matelot ?

-En camarade.

Le contre-amiral mit en avant la nature du baron, fougueuse, active, indomptable. Est-ce qll'clIe ne consentirail pas a lui confier Ie jeune homme? II Ie ferail voyager, se devouerail a lui, pret a sacrifier sa carriere, trop heureux de vivre un peuasaguise, d'aider l'enfant amurir son esprit. Avec une chaleur extreme, iI entassait toutes les raisons capables de plaitler en faveur du projet, n'osant Jlourtant donner la veritable.

Madame de Jalnosse l'ecoutait, les yeux fixes sur Berthe loujours belle et gracieuse. Elle Hait trop fine, la douairiere, pour n'avoir pas devine de longue date Ie sentiment cache sous les empressements de M. de Barencourt. Berthe, tout ases regrets, n'avait rien vu; mais eIle, lisait dans l'Ame du marin comme dans un livre. A cctte heure plus que jamais, c'etait clair: Paul cherchait UI1 pretexte pour entrer sans Lapage dans Ia vie de sa bru, avec une arrierepcnsee egoiste, une esperance de s'implanler en douceur. Un pli singulier tira ses levres, tandis que Barcncourt parlait. Ses yeux, toujours rives a ~erthe, avaient des lueurs bizarres, commc des sOUl'ires

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LES THEORIES DE TAVERNELLE t405

ironiques, insultanls, un peu coleres. Entin, se tournant vers Ie contre-amiral et d'une voix mordante :

-Vous Mes tresdevoue it ma belle-fille, devoue au deli!. de toute expression. Je vous en sais Ie gre qu'il convient et vous remercie de vouloir travailler it son bonheur. Mais son bonheur, croyez-moi, si elle doit Ie retrouver un jour, ce sonl ses fils qui Ie lui rendront. Ses deux fils. Et je ne veux pas lui Oter Gaetan. Je Ie garde.

Paul comprit.

-Oui, Madame, dit-illentement, je suis devoue

ala baronne Berthe, et cela depuis vingt ans, devoue

corps et arne. Pour la servir, je ferais tout. Je fel'ais

tout aussi pour les fils de Henry, mon ami, en souve

nir de leur pere. Si je vous ai parle de GaEilan, c'est

que je redoute pour lui certaines influences, la vie

trop desreuvree de la campagne.

La douairiere I'observait. Barencourt etait fort

emu, mais rien ni dans la voix ni dans I'attitude ne

trahissait la moindre g~ne.

-Allons! pensa-t-elle, c'etait un calcul incons

cient.

Elle lui tendit la main:

-Ne VOllS fachez pas de mon refus. Vous Ie savez,

mon ami, je suis entiere en mes idees: je ne veux

point me separer de mes petits-fils. A queUes in

fluences faites-vous allusion 'I Une amourette 'Ill faut

que jeunesse se passe. Je suis de taille a combattre

les mauvaises influences;

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t46 LES THEORIES DE TAVERNELLE

Paul n'insista plus. Seulement Ie lendemain, il

eut de longues causeries avec -Rene, seul a seul.

Quand Ie contre-amiral quilta ses hOtes, la physiono

mie du jeune homme prit une expression qu'elle

n'avait jamais eue. Au detour de l'avenue, Baren

court apercut de loin la belle figure pensive de Rene.

-Pauvre mere I songea-t-i1. Celui-ci du moins

ne la brisera pas I

It allait s'embarquer a Toulon pour Saigon ou il

resterait cinq ans.

Tous Iesjours, de grand matin, Madeleine se rendait aux Charmettes. Elle habitait Pontalnauve. Depuis sa naissance, elle n'avait pas dormi une seule Ruit hors de la chambre qui touchait acelIe de sa tante. Mais, silot levee, eUe courait donner au pere son premier baiser. Elle semait de fleurs tous les recoins de la maison, Ie cabinet de Tavernelle, remuante, rieuse, eveillant de sa voix fraiche les echos assoupis des appartements deserts. Quelquefois ils dejeunaient en t~te-a-tete. Mais Ie plus souvent ses cousins la venaient chercher, emmenant leur oncle.

Luc idolAtrait sa fille; Elle tHait pour lui Ie dernier mot des merveilles humaines. 11 aurait, en l'admirant, crie au miracle, si les miracles et lui n'avaient ete absolument brouilles. Et puis, l'amour-propre d',auteur! Quoi! cela, sa fille? Cette creature superbe, grande, aux epaules splendides, celle statue echappee au ciseau d'un Phidias et circulant sous une enveloppe de chair? Qui, certainement, sa fiUe I Et puis

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LES THEORIES DE T A VERNEoLLE U7

apres? Mais au fond it (Hail pris d'eblouissements. II passait des heuresa la conlempler, en extase. Pour se faire con soler, iI s'invenlail des soucis.

A part ces soucis volonlaires, pas un sujet de Iristesse, ce brave Tavernelle ! L'homme Ie plus heureux du monde! Ses neveux De Ie quittaient pas, pleins d'une tendresse rendue avec usure. Et c'etaient dans son cabinet des discussions interminables. Car Rene maintenant ne fuyait plus ces questions philosophiques, si dedaignees autrefois. II avail change de caractere et d'habitudes. Barencourt parti, Rene s'elait fail l'ombre de son frere, etudiant avec rage les theses familieres aGa,etan. L'abbe Menessier, leUl'

ancien precepteur, lui etait venu en aide sur sa demande.

-C'est une mer sans ciel, disait Ie jeune homme, Je ne m'y reconnais pas. II faut me piloter la-dedalls. -Une fantaisie bizarre qui vous a pris, mon

enfant! -N'est-ce pas? N'importe' Armez-moi de pieu en cap. Je vous expIiqu(,1'ai plus lard.

II voulait defendre, faire prevaloir les croyances de son pere, son pere, dont 1.1. de Barencourt, en Ie premunissant contre TaverneIle, I'avait si longtemps entretenu, doni il venerait la memoire, dont il egalerait la foi. Tout d'un coup, en une heure, il passait de l'enfance a la virilite. Pour eel a, iI lui avait suffi de puiser des forces dans sa double tendresse filiale et fraternelle.

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US LES THEORIES DE TAVERN ELLE

L'abbe Menessier est un petit, vieux, maigre. Figure d'ascete. Un puils de science. II delaissa ses medailles pour s'occuper plus activement de Rene. Le mobile du jeune homme, sa brusque metamorphose, il eomprenait tout. Car depuis quelques mois, vaguemenl tourmente, il observait Gaelan. .

II crut necessaire d'accompagner son eleve sur Ie terrain, de payer de'sa personne. Bientot Ie cabinet de Lut aux Charmettes devint un champ de bataille gigantesque. Tavernelle et M. Menessier se jetaient leurs armes ala tele : docteurs de l'Eglise, in-folios indigestes, citations sur citations. Luc soulignait ses arguments de coups de poing a la Mirabeau j l'abbe frottait desesperement ses lunettes, faisant des gestes larges, enfoncant avec rage sur ses cheveux b1anes sa caloUe de velours noir.

Ces combats d'aigle n'avaient pas toujours les cimes pour theAtre. Tavernelle, s'il se sentait vaincu, tombait it. plat dans quelq ue marecage terreslre. II com plait bien que l'enva5ement ferait fuir l'adversaire. Son gros rire prenait alors des sonoriles de Irompette.

-Oui, la femme! que failes-vous de la femme? Que devient l'amour dans votre systcme? Est-ce que vous eroyez au Festin de Pierre? Je De m'y suis jamais assis, moi qui vous parle. Et, saperlotte, j'ose me vanter pourtant ...

-Ne vous vantez pas, Monsieur... il y a de cer

taines oreilles ... enlin, Monsieur, iI me semble ...

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LES THEORIES DE TAVERNELLE H9

croyez bien que ... oh ! devant ces jeunes gens, Mon

sieur!

-Eh! vous en voudriez faire des nonnes.

-Monsieur, Monsieur ...

-Les Donnes ont du bOD, l'abbe : quand elles

cessent de l'etre. Le celibat est une mODstruosite.

Non que je preche Ie mariage; it a ses ecueils. Mais

l'homme est a la femme ce que la source est aux

pres verts. La seule jolie chose que vous ayez mise

dans la Bible, c'est l'histoire du serpent. ..

-On lui a ecrase la tete.

-Je ne m'en porte pas plus mal. Or, pour mon

compte, l'abbe, vous ne sauriez croire Ie nombre de

pommes que j'ai fait manger.

II ne s'arrelait plus, il enumerait, cODtent de voir

bondh' l'ecclesiastique, !Ie couvrant de son faux vice

comme d'un drapeau cribie de balles, se vengeant

peut-elre de ses auslerites de chaste pal' l'etalage

flamboyant destriomphesqu'il n'availjamais chercbes.

Le pauvre bonhomme de vieillard, decontenance,

humilie, frottait de plus en plus ses lunettes pour ne

pas voir.

Et cela encore n'elait rien. Parfois -Ie digne

pretre en avail des frissons -l'lmpiete de Gaetan . venait a la rescousse. Toutes ses paroles, des nega tions. II ne laissait rien debout, Ie neophyte, sapant a droite et a gauche, impitoyablement. Sur ses levres defilaient les theories de 'l'avernelle, corrigees

par Ie temps.

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1;,0 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Pas d'enseignement libre! L'Etat dans -l'ecole

et non Dieu ! Sus aUK moines et aux enfants!

II J avait quinze ans, Tavernelle demandait exactement l'inverse, mais ni lui ni son disciple n'y regardaient de si pres.

L'ancien precepteur demeurait abasourdi. Qu'etaient devenus les bons principes soigneusemellt inculques par lui? Comment lesexemples de toute une famille religieuse portaient-ils des fruits a ce point detestables? II ignorait, Ie vieil abbe, que, depuis longtemps deja, I'oncle avait detruit ses enseignements. La foi d'un enfant s'ebranle d'un mot, si ce mot tombe sur un instinct mauvais qu'il developpe et /latte.

Gaetan avait un esprit de revolte. 11 aspirait aune liberte sans bornes -pour lui. Tout joug Ie blessait. Aussi salua-t-il comme une delivrance des doctrines repudiant Ie controle divino Quoi de mieuK que rien apres la mort, et pendant la 'vie I'irresponsabilite des actions mauvaises? II portait en lui Ie jterme de grands vices et de -gran des vertus. Le premier croissait a I'aise, grace aux theories, envahissant · l'autre, pr~t aI'etouffer. .

L'abbe Menessier crut· devoir prevenir mesdames de Jalnosse. Rene n'aurait jamais eu Ie courage de les . attrister de la verite. Quant a Gaetan, il avait pour elles une tendresse profonde et se surveillait en leur presence avec un soin scrupuleux. Elles espererent que l'abbe exagerait.

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LES THEORlES DE TAVERNELLE 151

Cependant la douairiere et Tavernelle eurent une explication orageuse. Elle l'aecusa d'avoir capte son petit-fils. Luc prit d'autant plus mal ces rep roches que, somme toule, il se senlait blAmable. II s'emporta, parla de ne jamais remettre les pieds aPontalnauve et de reprendre Madeleine. La vieille baronne s'etait attachee a l'enfant; elle l'avait elevee avec amour, continuant la tAche entreprise par son fils de sauvegarder ceUe Ame; elle n'entendait pas la ceder. Devant l'inutilite de ses recriminations tardives, elle prefera ne point envenimer la discussion. Mais, au fond du ereur, elle ne put pardonner a Tavernelle d'avoir mesuse de sa confiance.

Alors Ie devouement du contre-amiral lui apparu\ sous son jour veritable. Elle I'avait rejete, ce devouement; quelle faute! Barencourt etait un honnete homme, calomnie par elle; il avait vu clair, il avail tente de lui dessiller les yeux, aelle, l'aveugle.

-Peut-Mre, rensait-elle, eut-il sauve Gaetan.

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II

Madeleine et Rene vivaient en leur songe -un songe radieux.

II n'y avait rien de cbange aux habitudes anciennes. Les m~mes heures les rapprochaient. lIs faisaient les m~mes promenades sous les grands arbres du pare ou par les bois des Charmettes. Cependant tout etait nouveau pour eux, autour d'eux. Jamais ils n'avahmt hume l'air avec plus d'enivrement, senti plus delicieusement leur creur battre. Chaque Mre, chaque objet semblait feter la fete de leur arne. Pour eux, la vie datait du jour oti Hs avaient devine leur amour. Leur amour I lis n'en parlaient pas. lIs Ie cachaient avec un soin jaloux I'un aI'autre. Mais ils Ie savouraient au fond d'eux-m~mes. Toute chose s'illuminait de ses rayons.

L'activite nerveuse, febrile de Gaetan ne lui permettait pas Ie repos. Mailltenant Ie baron delaissait les livres. Les conferences aux Charmettes n'avaient plus d'attrait. Le fusH sur l'epaule, il courail Ie pays, en qu~te de gibier et -d'aventures, ou montait a

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LES THEORIES DE TAVERNELLE. 153

cheval, S~ prodiguait en visites chez leurs voisins. Il etait de toutes les parties joyeuses. Pas une folie ne se faisait, qu'i\ De I'eut organisee. Son fl'ere Ie suivait rarement. La nature calma de Rene lui servait de prelexte. Nul ne soup!;onnait Ie vrai motif de I 'abstention.

-Que voulez-vous? disait Ga~lan. S'enDuyer

I'amuse. Je me rattrape pour deux.

Rene De pouvait plus se detacher de Pontalnauve;

il avait besoin d'entendre les pas de Madeleine allant

et venant atravers Ie chateau, Ie son de sa voix ani

mant de noles claires la vieille demeure un peu

solennelle. II avaH besoin de vivre toujours ainsi,

dans son air, pr~t arepondre ases appels, al'accom

paguer aux Charmettes, ala suivre chez les infirmes

ou les malades des environs, dans ses courses de

charite. II avail besoin de s'annih iler devant elle, de

se faird sa chose silencieusement, eperdumenl, avec

un respect attendri, une reserve timide. La jeune

fille etait seule acomprendre ; mais toutes ces choses

la bercaient, lui montraienl leur longue amilie

transfiguree en un chaste et inebranlable amour.

Gaetan triomphait au retour de ses peregrinations.

Ses succes nombreux Oattaient sa vanite. Quand il

rentrait ii Ponlalnauve, il prenait son frere par Ie

bras d'un geste cali11 , lui contant ses aventures,

cherchant a lui en donner la tentatioD. Ses amis ne

remplacaient pas son frere. Malgre la dissemIJlanee

de leurs goOts, tous l~s deux s'adoraient comme aux

• 9 .

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i51 LES THEORIES DE TAVERNELLE

jours de leur enfance. Rene etait Ie seul Mre qui gardat quellue influence sur lui. Sa mere? l'aleule? Cerles, il les venerail, il les aimait. Et ce bon

Tavernelle aussi. Celane I'emp~l'hait pas de repousser -avec des formes, mais nettement -leur autorite, des qu'elle faisait mine de s'affirmer. L'autorite du frere, passe! Lui pouvait tout dit'e impunement. La raison en etait simple: Rene ne disait jamais rien. Et Gaetan vivait dans un tourbillon, desertait de plus en plus Ie foyer de famille.

Tavernelle deplora ces fantaisies, Avoir nourri ce garcon de la moelle sacree, pour arriver ace resu Itat : un oisif: un gommeux. Tant d'intelligence gachee a des balivernes ! Une aurore, si feconde en promesses! Ce chef futur et glorieux de leur ecole, s'atrophiant, s' elranglant dans un suicide Mle! II ebauchait des comparaisons, malgl'e lui: Gaetan, Rene. Rene pour idees ayait Ie bagage des Jalnosse, c'est-a-dire den de bien Iourd; il allait son petit train, routinier, imbecile, en relard sur Ie siecle d'une certaine quantile de siecles; mais du moins Rene ne ruinait pas dans une existence de saltimbanque son espl'it, cet estomac du cerveau, ni sa sante, cet esprit de l'estomac. Gaetan au contraire tournait a l'invraisemblable. Et la douairiere qui prenait des facons de Ie regarder; lui, Tavernelle, avec sa mine exasperanle de reine outragee! A quel propos, s'il vous plait? Est-ce qu'i1 etail responsable d'un fOil ?

Luc enrageait, d'aulalll qu'il ne savait sur qui

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

mots: liberle absolue. Le droit de faire mal, quand cela me plait; de faire bien, s'H m'en prend fantaisie; Ie droit d'agir Ii rna guise, Ii rna seule guise. Savezvous pourquoi j'aime la doctrine materialiste?

-Parce que c'esl la meilleure. -Alors savez-vous pourquoi e'est la meillt'ure? -Galopin I je suppose que oui. -Simplement parce qu'elle mene droit a l'e

goisme. -Par exemple ! -Oh lies uns sans Ie savoir, les autres sans en

convenir, nous y aboutissons falalement. Eh bien! je suis un egoiste. Puis-je ne pas l'~tre? Cela dependil de moi?

-Certainement.

-Jamais de la vie I ou alors, mon onele, vos lecons m'onl toujours menti. Je trouve 'plus de ... profit a cui liver mes vices qu'a soigner mes vertus? Affaire de gout, de temperament et d'age. Va pour les vices I Ce serait exactement Ie eontraire que je n'aurais

. aueun merite a me draperdanslemanteau de Socrate. Eh bien t laissez-moi tranquille. D'ailleurs, de quoi vous plaignez-vous? Ah I fi donc I Un sermon dans la bouehe de l'abbe, passe I e'estson llletier. Des reproehes chez rna mere ou rna grand'mere, a merveille I e'est leur role. Mais vous, mon maUre, vous, Ie philosophe, vous qui avez arraehe mon esprit a l'obscurantisme, vous qui avez imprime' celle phrase: « II n'y a qu'un devoir: gagner sa vie! » La

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LES THEOR,IES DE TAVERNELLE i57

fortune de mon pere m'alTranchil de ce devoir. Done it ne m'en reste aucun aremplir.

Tavernelle trepignait. Toule son honnele nature

Hait en pleine revolte de protestation. II parlait de

vertus ayant pour principe la dignite humaine, comme

si Gaetan avait son temperament. Ga(itan avait des

instincts. Pour les mater, il fallait un fl'ein de fer;

la moelle sacree ressemblait a de la bouillie molle.

Tavernelle s'offrait comme exemple. A coup sur, sa

vie presentait une grande netlele de droiture, mais

que I compte lui en pouvait tenir un eleve faeonne

pal' lui? D'ailleurs, que repondre a cel argument:

-Tout progresse, mon oncle. Les fils sont plus

grands que les peres; les disciples depassent les

mailres. La theorie des atomes perfeclionnes. Vive

Ie progres!

-Allons, palience ! pensait Tavernelle. C'est de

l'exuberance de vie, cela s'evaporera.

lis avaient autrefois coneu Ie projet d'un travail

gigantesque : une reuvre etonnante apulveriser tous

les retardataires, quelque chose d'imprevu, serre,

massif, irrefutable, destine afaire bonne et decisive

justice des consel'Vateurs et de leurs doctrines.

Gaetan avail deja pose les jaions de ce futur inonu

ment de l'esprit humain. Mais aujourd'hui ces graves

questionsI'ennuyaient. II ne voutait plus s' en octn per.

Un rude deboire pour TaverneIle! Tous ses reves en

debandade, S'il risquait une observation timide,GalHan

haussait les epaules.

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t58 LES THf:ORIES DE TA\'ERNELLE

-A quoi bon? disait-il. L'humanite est majeure. Au diable les Iisieres! D'ailleurs la Republique est Iii. pour lui en tresser au besoin. Nous arriverions trop tard. L'ouvrage aurait eu sa raison d'etre sous Ie gouvernement imperial; avec Ie n6tre, la theorie devient inutile: nous avons la pratique.

Alors Tavernelle exaspere entamait un . discours de circonstance. Le jeune homme l'abandonnait sans ceremonie au beau milieu £Ie ses ronflantes periodes. 11 s'en allait iI. la recherche de Rene. Pas geneur au moins, Rene. Peut-Mre Ie bIAmnit-il, lui aussi, mais en dedans, ce qui ~e fatigue pas, et au rebours de son oncle. Decidement, I'oncle se faisait fastidieux. Avec cela pas un brill de logique! QueUe rage de vouloil' trouver quand meme, en ce bon gar!,:on qu'il etait, lui Gaetan, ne demandant qu'a vivre tranquille, selon son caprice, l'embryon d'un grand homme I Ah! les grands hllmrnes.... il en avait par-dessus les yeux.

On etait en vlein hiver. Le soleH brillait avec des c1artes pAles. Une bise aigre sOllftlait. Derriere un pan de terrain boise, Ie ruisseau de Pontalnauve, enfle par les averses des derniers jours, grondait, faisant un bruit de torrent. La douce voix de Madeleine monta dans ceo"acarme de cristal brisc :

-Viens vite, Rene. Rene, a mon secours!

Cela n'avait rien d'un appel de cielresse. La voix chanlait plutOt, avec des intonations caressantes.

Gaetan longeait Ie bouquet de chenes verts jete

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LES TH~ORIES DE TAVERNELLE 1~tl

entre Ie ruisseau et Ie chemin. II s'enfonca dans Ie laillis, Ie traversa en quelques enjambees et vit sa eousine debout, sur des pieI:res branlantes, au milieu du cours d'eau. Elle avail voulu Ie passer ague. Une des pierres venait d'etre entrainee. Elle ne pouvait plus avancer, ne sachant ou posel' Ie pied. Le vent fouettait ses jupes. II decouvrait sous la neige des bas de fines attaches de jambe et des rondeurs exquises. U ne mantille de laine brune, eoHee a Ia lete, retombait sur ses yeux, l'empechanl de voir. Ses mains etendues lui servaient de balancier. Dans I'incertitude de la pose vacillante, dans les efforts qu'elle faisait pour garder l'equilibre, toutes les lignes de ce corps superbe ressortaient, nettement accusees sous Ies velements que Ie vent plaquait. On aurait dit une de ces fees gracieuses et eplorees, surprises dans un ouragan de ballade et preles a s'envoler loin des bruits de la terre. L'eau Hail profonde en cet endroit. Et de I'autre cllte, en face du bouquet de chenes verts, Rene descendait a Ia hate Ie sentir.r rocailleux de la colline. Son pas elastique sonnait sur Ia pierre. Malgre Ie bruit de la cascade, Madeleine l'en

tendit. Sa voix claire monta de nouveau:

-Vitms done, Rene!

Pendant que de loin, tres presse, inquiet, ne per

dant pas une minute, Rene criait:

-Me voici! me voici!

?tIais Gaetan Hait plll~ pres. It s'avanca vivement

et enleva la jeune fille dans ses bras robustes. Ell

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tOO LES THEORIES DE TAVER~ELLE

deux bonds, charge de son fardeau, iI avait atteint l'autre ~ord.

Une etrange sensation Ie prit.Le contact de ce corps souple, tiede, qu'il serraitcontre lui, Ie parfum de ces cheveux sous la man tille, Ie grisaient. Ses yeux, ou s'allumaient des eclairs, apercurent un coin de la Duque. CeUe peau, celle blancheur attiraient ses levres, les irritant, comme les mordant d'un fer rouge ... IIy mit un baiser furieux.

Madeleine se degagea. Debout sur la rive humide, elle reconnut Gaetan.

-Toi! fit-elle d'un ton de mepris sec, dur, tandis qu'elle enveloppait Ie baron de son regard sauvage.

Elle avait abaisse les pIis de sa robe, rejet.~ sa manteo Des meches folies s'agitaient autour de son front. D'un revers de main elle s'essuya Ie cou pour effacer la trace du baiser.

-Toi ! ... j'aurais do Ie comprendre acette brutalite.

-Tu es splendide, Madeleine!

-Apres?

Inconscient de ses actes, inconscient de ses paroles, il joignit les mains devant elle et begaya : -SpJendide! splendide! Rene les rejoignail. II n'avait vu qu'une chose:

son frere secourant la bien-aimee. -Imprudente! s'ecria-t-i1. Comment peux-tu t'exposer ainsi?

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LES T H EORI ES DE T A VERNELLElG\

-L'eau du moins ne salit pas, fit la jeune fille d'une voix sourde.

Elle s'etait pendue au bras de Rene, toute fremissante, les sourcils fronces, couvant l'orage qu'elle ne voulait pas laisser eclater.

Un pli vertical creusa Ie front de Gaetan. Une revolution brusque s'operait en lui. L'insulle de la jeune fille venait de Ie frapper comme un soufflet. L'eau ne salit pas! Il ravait donc salie, lui? Quoi! par un baiser! Lui, son ami d' enfance, presque son frere'i Un baiser donne dans un mouvement irretlechi, sans arriere-pensee d'affront! Mais iI l'aurait embrassee ainsi devant tout Ie monde... Eh bien! non, il melltait. Non, il ne l'aurait embrassee ainsi ni devant sa mere, alui, ni devant son pere, a elle. La revolte de Madeleine etait legitime. Il avait profite de la solitude, de sa force, de la faiblesse de renfant. L'insllJte avait Ie droit de tomber, brutale

comm~ l'emportem~nt.

Plus Ia conscience de ses torts s'accentua, plus grandit l'irritation interiellre. Irritation double, contre Iui-m~me et contre Madeleine. Car elle etait trop belle · sur ce refuge de pierres branlantes, e~ veloppee d'ecume, bercee au vent qui lui lechait Ies pieds. Cene apparition lui avait jete une bouffee de demence. Mais si sa cousine ne se ftit pas lrouvee la, si elle n'eut pas appeIe, rien n'aurait eu lieu de ce qui venait de se passer. II Ia regardait apresent, penchee vers Rene. Tous deux suivaient Ie sentier

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tGil LES THEORIES DE TAVERNELLE

trop etroit, se serrant l'un contre ('autre. La jeune fille avait des mouvements d_e corps abandonnes, une grace souveraine, il ne savail queUe allure elrange et captivante. Allons! II ne fallait plus la regal'der! Et ses yeux, agrandis par Ie desir, devoraient Ia superbe creature. L'apre ressouvenir du baiser courul de nouveau sur ses Ievres. Des flots de fureur, de passion ·se m~lerent dans ses veines. Lavoix harmonieuse de ces deux etres, pais'ihles, maintenant insoucieux, lui donnait des elancements au coour. Que pouvaient-i1s avoir ase dire, eux qui s'appelaient I'innocence? Ga~tan se secoua. Pourquoi celle absorption de tout son ~tre en une pensee unique? Car iI avait beau faire, sous la jeune fiUe toujours la femme lui apparaissait, rien que la femme. Hier, il n'y songeait m~me pas; voici que l'envahissement Ie prenait de toutes parts. Comme ils se doutaient peu la-bas des tourments soudains dont il etait devenu Ia proie I Leur calme l'irritait.

-Vous ne m'attendez point? cria-t-iI.

Rene se retourna.

-Madeleine est soufTrante. Elle veut rentl'er Ie plus vite ·possible. Souifrante I II I'avait done bien profondement ebranlce? Illes rejoignit.

-Qu'as-tu?

Madeleine feignit de ne pas entendre. Les narines dilatees, Ie coin de la bouche tire par un rictus dedaigneux, eUe allait, Ie visage enflamme, la t~te

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LES THEORIES DE TAVERNELLE Hl3

haute, avec un air de resolution et de colere qui lui donnait un charme de plus.

-Est-ce vrai que tu souifres?

-Non.

Elle jela ce monosyllabe comme un deli, d'un accent rauque, les yeux droit devant elle, Mlaot Ie pas. Rene sourit. -Je I'ai grondee de son imprudence. Elle nous tient rigueur.

?tIais la folie prenait Gaetan. Le fr61ement des jupes, ce balancement de taille, ce prom de statue courroucee doublaiellt sa fievre. Est-ce flu'elle allait continuer longtemps a Ie traiter de la sorle? Apres tout, iI se repentait. Ce repentir merilait un peu plus de douceur. On ne garlie pas a un enfantillage des l'ancunes eternelles. D'ailleurs il fallait que cette vierge ftit bien instruite pllur avoir su faire une difference entre un baiser de frere et un baiser d'homme. Ou avait-elle pris tant de science? II cherchait en sa memoire : Madeleine avail dix-sept ans, on I'entourait beaucoup, depuis quelques jours elle portait au visage des resplendissements inaccoutumes... U11 mouvement de jalousie cl'ispa ses poi"ngs. Quelqu'un oserait! .•. 11 avait ose beaucoup plus, lui; mais pOUl' soi I'on a de ces indulgences. Gaetan evoqua tous les familiers du chAteau, ceUe suite d'invites, d'amis, de jeunes gens. Pas un qui lui semblAt capable de fixer Madeleine. Le comte de Solanac? Trop nul. Alain d'Eymet? Trop !imide. M. Laignette? Epris ailleurs.

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i6i LES THEORIES DE TAVERNELLE

Le vicomte de ChAleau-~larzailles? Un enfant. Et puis Ie pere de celui-ci n'aurail jamais loIere que son noble rejeton epousAt de la hourgeoisie; trop aristocrate de pacotille pour cela. C'etaient les plus assidus, ceUI qui chaque soir Caisaient un whist, de la musique ou de l'espril dans les salons de Pontalnauve. Qui done alors? Qui mettait ce rayonnement aux traits sculpturaux de la jeune fille? Restaient

Rene et lui. Lui? Allons done! II venait d'avoir la preuve des dispositions de sa cousine a son egard. De la repulsion, de la haine, un mepris, cache jusque-la, debordant soudain par sa faute. Voila tout. · Alors Rene? Mais ce n'elait pas possible. Rien dans l'altitude de Rene ne pouvait justifier l'amour de Madeleine. II n'avait pas change pour elle, iI restait l'enfant d'autrefois, toujours Ie m~me, doux, tranquille, affectueux. Certes, si elle connaissait son frere comme it Ie connaissait, lui, ce ne serait pas trop de foute sa purete pour payer les tresors de ce creur immacule. Mais mademoiselle Tavernelle devait surtout regarder a la surface : elle n'avait pas impunement ces yeux pleins de tempHes; elle etait bAlie pour les passions orageuses!

Brusquement,l'image de Bare ncourtflotta devant lui.

Barencourt? Eh! oui, ce Barencourt mysterieux, tenebreux, un peu sauvage, avec sa poesie de marin tout impregne des senteurs indiennes, son regard profond ou luisait Ie sombre des forets vierges. Les petites flUes se prennent a de pareilles amorces. Elles

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L.ES THEORIES DE TAVERNELLE HiS

fonl plus grands que nature ces hommes mMes aux tourmentes continue lies de l'Ocean, ccs visiteurs de pays sembI abies ades r~ves. lis viennent alors, eux; ils jettent dans Ie terre a terre d'une existence de province, a travers les serenites curieuses de l'innocence, passant comme des fantOmes, la courte apparition de leur physionomie resolue, de leurs fronts marques ade lointains soleils. lIs apportent Ie trouble et rem portent des creurs.

Cepelldanl Ie contre-amiral Hail reparti. Son absence durerait cinq ans. Si Gaetan avait devine juste, comment expliquer la metamorphose recente de Madeleine?

II.y eut un epaississement de mystere. Le baron de Jalnosse ne comprenait plus. Et par moments il se demandait quel t>esoin de comprendre l'avait envahi. Les joies de Madeleine? Mais elles allaient de soi : tout lui faisait f~te dans la vie. N'etail-il pas simple qu'elle passAt en souriant au milieu des adorations qui l'entouraient?

lIs approcherent de Pontalnauve. Tavernelle, debout dans l'avenue, leur fit signe de loin. Madeleine courut alui, heureuse de se delivrer du voisinage de Gaetan.

Maintenant les deux freres etaient seuls. L'l\loe gardait toujours sur son visage les contractions douloureuses de la pensee; Rene s'en apercut.

-Qu'as-tu fait de ta gaiete? demanda-t-i1, en fixant sur lui ses grands yeux doux et caressants.

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too LES THEORIES DE TAVERNELLE

Gaetan eut un geste deeourage.

-Ma gaie1e? Tu y crois done, toi?

-Tu serais malheureux?

-Cela 1e parait invraisemblable, n'est-ce pas? Malheureux! Allons done! De quel droit? Du matin au soir, je m'amuse. Je ris de tout. Je fais du bruit. Seulement, au plus fort de mes ex1ravagances, par moments, a de certaines heures, je me sens un tel vide que j'en erierais. C'est beau, la vie! Elle m'eereure, voila la verite.

Rene passa son bras autour du cou de son frere.

-Tu ne vas pas te facher?

-Non.

-J'etais sur que tu en viendrais lao Chaque , jour je l'ai demande a Dieu. II fallait bien qu'il m'exaucat.

Un sourire mauvais plissa les levres de Gaetan.

-Ah I tu demandais aDieu: ..

-De te rendre atoi-meme.

-Je ne te suffis pas tel que je suis?

-Non.

-Je suis done bien coupable?

-Non et... oui.

-De quoi?

-Cela n'est point mon affaire.

M . . 9

-alS encore ....

-Tu es mon frere aint\, Ie chef de famille.

-Et tu penses que Dieu vient de t'exaucer?

-Puisqu'il t'envoie l'ecceurement de ta vie.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE f(J7

-De rna vie, non; de la vie, oui. Ne confonds

pas.

-C'est la rn~me chose.

-Tu te trornpes. Peu importe ce que je fais.

L'odieux, c'est d'Mre oblige de Ie faire, de tourner

dans un cercle elroit, comme un cheval de cirque,

fouaille par CEl dompteur qui s'appelle Ie sort, ap

plaudi par cette galerie qui s'appelle Ie monJe. Oh !

me debarrasser de moi-m~me et des autres!

-Ingrat!

-Comme si tu comptais parmi les autI'es! Tu sais

bien que non.

-Je sais, dit Rene d'une voix basse, tremblante, ,profonue, que je t'aime de toutes les forces de mon

creur et que je donnerais rna part de joies pour t'a

voir heureux et tranquille.

-N'y pensons pas. II y a des r~ves irrealisables.

Je ne crois plus au bonheur.

-A quoi, Gaetan, crois-tu donc?

-A rien .

. -Je te plains sincerement.

-T'imagines-tu que je ne me plaigne pas, moi? Mes aspirations, mes esperances, ma jeunesse, j'ai tout noye dans Ie positivisme de rna raison. Mais il y a des aurores queje voudrais saluer, des chants que je voudrais redire, des espaces OU je voudrais marcher. Entre tout cela et moi j'ai mis une barriere stupide. Quelle est-elle? Je n'ell sais rien. Sinon, je Ia briserais. Elle est la, brutale, obstinee, faile d'un

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i88 LES THEOnIES DE TAVERNELLE

venu aux oreilles de Madeleine. Et puis, non! Jamaisil n'avait songe Ii ee que lui demandait son frere. II mentirait, s'il lui repondait oui; il ne voulait pas mentir.

-Non, dit-iI, je n'y ai jamais pense. Comprendstu? Jamais. -Tu ne l'aimes pas! repliqua Rene dont les yeux s'illuminerent.

II avait envie de se jeter au eou de Gaetan, de lui confier sa passion, ses petites jalousies, ses esperanees. Mais Ie sceptique I'eut raille peut-etre. II n'osa point.

L'autre perdait la tete. -Je ne l'aime pas! Qu'en sait-it? Qu'en sais-je moi-meme '!

Une fureur Ie prenait. Toujours eette obsession! II s'etait pourtant jure de la vainere ... elle se resserrait autour de lui, brulanle. Des besoins de frapper quelqu'un lui venaient, de briser quelque chose, de depenser la seve de tumulte et de revolte qui fermentait dans ses veines. Barencourt la, ill'eut soufflete. II en etait sur: e'etait lui qu'aimait Madeleine. A quel propos les questions de Rene? Que faisait a eet enfant ee qu'it pensait ou ne pensait pas? Ah! e' est flue celui-la gardait la soli de et perspicace tendresse des devoue:;. Peut-etre lisait·il au fond de son ereur mieux qu'iI n'y pouvait lire lui-m~me; peut-etre soupconnait-il. .. Quoi? Rien a soupconner! Rene, c'elait l'innocence, la purete; GaHan, lui, portait aux

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LES THEORIES DE TAVERNELLE {SO

enlrailles tous les germes du mal. Jusqu'a present, du moins, il les avait etouffes; belas 1 voici qu'ils l'affolaient I

Au moment ou la douairiere et Bel'tbe allaient se retirer, suivies de Madeleine, Tavernelle entra.

-Ouf 1QueUe eorvec 1 J'ai eru que je lle me debarrassel'ais pas ... Je tombe de fatigue. lIais rai voulu vous dire bonsoir avant de gagner les Charmettes.

-Vous n'avez pas I'ail' entbousiasme, mon onele? fit Rene.

-J'aurais voulu t'y voir 1 ... Trop jeune fille pour eela. Au fait, foi, Gaetan, a quel propos m'as-tn manque de parole?

-II a eu peur de nous faire de la peine, deelara Ja baronne Berthe. Aller dans une semblable reunion 1

-Oil je me trouvais! -Cela ne saurait vous deplaire, observa Ie baron de Jalnosse, de me voir frequenter mes amis.

-Tes amis 1 s'eeria la douairiere. Tu oses appeler ainsi tous ees revolutionnaires, tous ees bu veurs de sang, tous ees...

-La, la, Madame, fit Tavernelle en riant, ne nous malmenez pas de la sorte.

-Si je suis l'un d'eux, grand'mere? .

-Mon fils 1 protesta Bertbe, songe a ee que tu dis. Les divers evenements de la soiree, l'etat d'ame

11 .

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190 LES THEORIES DE TAVERNELLE

de GaiHan depuis plusieurs jours, faisaient une tension de nerfs trop grande. II ne pouvait plus se contraindre.

-Eh I rna mere, qu'est-ce donc que j'ai dit de si etrange? Oui, je suis avec eux. Je vais meme plus loin qU'eux. Par moments, il me prend des envies folies de me jeler dans la melee humaine, de saper la societe. Elle me pese, la societe, comme une ruine. Arriel'e les antiquites branlantes qui pretendenl commander Ie respect.

-Gaetan I Gaetan I

-Ah! que voulez-vous? J'ai repudie les croyances de mes peres. J'ai deserte I'honneur de soulenir leur maison. Voici Ie dernier des Jalnosse. -Du doigt iI indiquait Rene. -Moi, j'ai du sang des Tavernelle aux veines, du sang de regicide, n'est-ce pas, mon onele ? Et maintenanl qu'il n'y a plus de trone it ebranler, it bas Ie reste I A bas les masques, Ie mensonge: prelres, bourgeois et nobles I Je culbuterais Ie monde pour m'en donner la distraction.Oui, reprit-il au milieu du silence alterre des femmes et de son frere, pendant que Tavernelle hochait la tele, trouvant que son disciple allait trop loin, oui, je pense atont cela ... quand je m'ennuie. Et je m'ennuie souvent. Et puis, au fond, je me moque du bouleversemenl universel. 11 passe parfois devant mes yeuK comme un opera a grand orchestre, avec des incendies, des ecroulements, des coups de feu, des rates de detresse, des cris de tl'iomphe, entin

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LES THEORIES D.E TA VERNELLE t9t

lout ce qui peut emouvoir et Caire sentir que I'on viI. Je m'en moque, parce que, la toile baissee, je me retrouverai toujours Ie meme, lrainant toujours avec moi Ie meme vide mortel. Ah! la solte chose que la vie! Tenez, il n'y a dans la mienne qu'une purete, la voici.

II serra son Crere contre lui avec un mouvement de desespoir sauvage.

Rene, stupefait, avait ecoute ce flot de paroles, sondant ces yeux etincelants de flammes, epouvante des violences sorlies de ces Jevres, mais remue jusqu'au fond de I'etre par Ie dernier elan, ceUe supreme conCession de tendresse. Le regard de la douairiere pesait obstinement sur Tavernelle, comme pour Ie prendre atemoin que cet homme etait son wuvre, et la baronne Berthe pleurail dans les bras de Madeleine.

-Ah I Gaetan, s'ecria-t-elle, si ton pere vivait!

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IV

Madeleine se penchait sur son meliel' a broder, Gaelan ouvrit la porle liu salon. -Toute seulc? a la bonne heur~. J'ai besoin de te parler. Je te rai llit hier: tu aimes. Je veuxsavoir

.

(lUI.

Les mots sifllaient entre ses dents. Les yeux de Ja jeune fiUe s'emplirent de larmes. L'une d'elles brilla au bOl'J lies cBs et roula sur la joue ..

-Tu pleures 1

II Hendit Ie bras, entoura la taiIle de sa cousine; mais elle s'etait brusquement levee. Elle Ie repoussait avec rage. Son atTaissement momenlane fit place a une colere violente qui secha les perIes humides suspendues Ii ses paupieres. Un regard de haine foudroya Gaetan.

-Je ne suis qu'une enfant, voila pourquoi tu me traites ainsi. Avec d'aulres, tu n'oserais pas. Ta mere pourtant m:a servi de mel'e, je me croyais votre sreur. Que t'importe? tu peux bien me manquer de respect, puisque personne ne me defend; tu peux bien

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 193

me condamner Ii tes poursuiles odieuses, puisqu'elles restent impunies. Mais ilte faut mes secrets? Allons donc! je suis Iibre d'aimer, d'aimer qui bon me semble. Cela to l;egardo-t-il? Tu u'es pas charge de moi, Dieu merci! Je te denie Ie droit de te meier de rna conduite.

-Meme si je t'adore, Madeleine? Elle jeta son ouvrage a terre. Sa figure prenail une rigidite de rnarbre.

,

-Car je t'adore! Ecoute-moi: je te chasse de mes yeux, je te chasse de mon cerveau: tu bl'liles mes yeux, tu bouleverses mon cerveau! J'ai des moments de fureur, sui vis d'extases inelfables. Pourquoi Ia nature fa-t-elle comblee de grttces? Tout de toi me paralyse, puis m'irrite, puis me subjugue. Ce n'est pas rna faute: ou donc as-Iu pris ce sourire meprisanl? II y a ell toi une telle puissance de beaute que, parfois, j'ai la tentation de te saisir dans mes bras, de l'emporter je ne sais ou, de ta broyer. Tes coleres memes me foueltent Ie sang; elles t'ilIuminent. Oh I je suis un insense I Mais qui m'a vole rna raison? Comme tu sais bien ce que lu fais, Iorsque tu m'ecrases de ton arrogance I Va, tu ne me meprises pas aulant que je Ie merite; mais par pilh~ pour moi, par pitie pour toi, tu devrais me cacher ton aversion, car elle prend de telles allures que j'en suis veno aIa croire menteuse. Cette idee-la, voistu, me met de la lave dans les veines.

-Je suis chez la baronne de Jalnosse, chez toi.

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t9. LES TH EORlE S DE T AVE RNELLE

Jc ne saurais donc te conlraindre asortir d'ici. Je te cede la place. Tes paroles sont comme tes actes: indignes d'un gentilhomme.

Elle fit quelques pas vers Ia. porte. II sc j(\la audevant d'elle el, lui saisissant les poignels :

-Tu veux m'exasperer. Tu es chez toi, tu Ie sais bien. Et eela est ton droit ahsolu de me renvoyer. Je m'en vais. Seulement ecoute-moi un seul instant, je t'en supplie.

-Non! Elle cherchait ase degagei'. Les mains de Gaetan serraient les sienlles comme dans un elau.

-Je ne te manquerai pas de respect, je te Ie jure. Ce que j'ai dit tout 11 l'heure vient du depit que j'eprouve, de. plus que cela. J'ai un vrai chag-rin, des mouvements de jalousie atroces. Ell! oui, de jalousie. Pourquoi pas't Quand tu hausserais les epaules ! ... Qu'est-ce que cela prouve? Une folie m'a traverse Ie creur celle nuit: je me suis figure -je Ie souhaite tant -que tes incroyahles dUl'eles vElnaient d'un peu... d'amour pour moi. Et en te voyant ce malin si hautaine, si cruelle...

-Alors pourquoi insistes-tu't Oui, j'aime! Et

Dieu m'est temoin : ce n'est pas toi. Le baron de Jalnosse se mordit les levres. -Qui? .

. Un apre desir I'agita. SQn creur saignait peut-~tre, mais surtout son orgueil. Ses sens se revoltaient. II aimait celle beaule radieuse et fiere que son effort

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L EST H EO R I E S D ETA V ERN ELL E

195

ne ployait pas. Qu'elle appartinl a un autre que lui,

if ne l'admettail point.

-Tu ne-Ie sauras pas . ..

-Madeleine!

-C'est mon secret.

lis demeurerent un instant face a face, s'examinant, comme deux adversaires avant Ie combat. Brusquementillacha ses mains.

-Barencourt! Allons, avoue-le.

Elle s'enferma dans une impassibilite mome.

-Lui ou un autre, Solanac, Eymet ou Laignette, je saurai, je saurai. Quel qu'il soit, je Ie hais et je brise ce qui se trouve sur rna route. Tu ne me connais pas .

. -Si I repliqua-t-elle avec hauteur. Voila pourquoi je me lais. Quant a les menaces, quant a ta col ere, je les brave.

Elle lui tourna Ie dos, et, tranquille, vint ramasset' son metier. Lui se retirait. Avant de franchir Ie seuil, iljeta les yeux en arriere. Madeleine, assise de nouveau, travaillalt, tr~s calme, comme si rien ne I'avait troubIee. II eut un geste de defi. Puis, furieux, ulcere, il disparut.

Ou etait Rene? II voulait se confier Ii son frete, etaler son crnur devant lui, -demander une consolation. L'orgueil Ie retint. Somme toute, c'etait son premier echec aupre!\ d'une femme. La defaite l'humiliait. Vingt projets contradictoires se heurterent sous son crane: chercher Ie rival, Ie decouvrir, Ie

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HJG LES ' THEORIES DE TAVERNELLE

pulveriser, ou bien rendre a Madeleine dedain pour dedain, ne plus s'occuper d'elle, la hair. Mais la beaule splendide de eeUe creature Ie han tail. 11 avait la vision de eette taille souple, cambree, du chatoiement de ces yeux passant par lous les Ions du brun, des liwres adorables, moquetises, rouges, avec lem' petit signe noir au coin. Les paroles de Rene, la veille, lui revenaient: «Est-ce que tu as pense afaire ta femme de Madeleine?» II avail dil non. II ne voulail pas se mariel', pardieu! Prendre une chaine, entraver sa libertr, allons donc I Alors que voulaitil? Faire d'elle sa maitresse? Oh! non. La seule idee lui en semblait monsl-rueuse : elle etait presque sa sreur; l'honnt>ur de Madeleine faisait partie de celui des Jalnosse. -L'honneur, un mol creux, un prejuge 1 ... d'ailleurs il n'etait pas en question. Quoi donc? Eh bien 1 il ne savait pas. II s'irrilait contre lui-merne et beaucoup plus conlre sa cOllsine. N'etaient-ce pas ses pu,leurs outrees qui avaient allume ceUe Mvre? N'etaient-ce pas ses mepris? II ne supportait aueun obstacle, elle prenait plaisir it les herisser entre eux. Si Madeleine flit restee comme

par Ie passe... non, il mentait; rien que d'evoquer son image faisait battre Irop vite ses arteres.

Deeidement, il ne· se po~vait deharrasser de l'apre sensation qui avait germe, fermente en ses veines, seche ses levres. Elle montait, montait. Un voile obscur lui couvrait l'ame. La nature se faisait compliee, ne laissant plus debout et vivaees que des

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LES THEORIES DE TAVERNELLE i97

instincts. Par moments, un resle d'honnetete se debattait, mourante. Cela durait Ull f\clair. II se faisait horreur. Si Rene qu'il cherchait tout 11 l'heure decouvrait ses tempetes, comme elles I'effareraient!

Un heureux celui-Ia! II s'etait bati un ideal audessus de l'humanite. Ses souffrances, ses joies, il exaltait tout. II chantait avec Ie poete :

L'homme est un Dieu tomhe qui S6 souvient des cieux.

Rayonnant de ce souvenir, il ne m archait pas en ce monde, il planait. II avait cherche un secours

. plus haut que lui, I'avaittrouve, s'elait aveugle 11 des visions on la douleur s'endort, ou la mort n'effraie plus, Oli I'on triomphe superbement de tous les tumultes dll l'esprit et des sens. Aimant, reveur, doucement passionne, caplif du beau, il ignorait la fange melee 11 la chair. II avait la raison et Ie creur d'un homme, mais la conscience d'un enfant. Ses epouvantements ne prouveraient rien.

Lui, avait tout scrule d'un reil temeraire. Violemment il avait secoue les ~ieilles croyances de son berceau; elles s'etaient envolees, pareilles 11 la poussicre blanche des chemins sous un grand vent d'orage.1l avait delaisselescimes frequentees par les ames, il s'etait courhe sur les mysteres de I'argile. Lui, ne pouvait etre dupe, comme Rene, des sentiments fact ices qui impos~nt Ie sacrifice de soi-meme,

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i98 LES THEORIES DE TAVERNELLE

l'abnegation. Sa raison dominait son esprit. Mais

elle etait domptee it son tour par une force jusque

Ia presque inerte.

En etait-il responsable ? Nevivait-il pas touj ours sous }'influence d'une sorle d'instinct irreflechi? S'i1 De pouvait contenir sa fougue, il y avait a cela tant de motifs: la conformation du cerveau, Ie temperament, qui , sait? les lois de l'hCredite. Les sophismes se pressaient: l'intelligence n'est point la caution de la matiere, puisque l'une enltwe it l'autre son libre arbitre. On D'arrMe pas un torrent qui bondit de la montagne, on ne paralyse ni la rotation de la terre, ni Ie flux de l'Ocean, ni l'homme. II n'y avait pasde libre arbitre, it n'y croyait point, pas plus qu'it ne croyait en Dieu, pas plusqu'il ne croyait en son arne. L'ardente passion qui Ie consumait n'avail point ses racines dans son creur ou sa volonte. Elle elait la fille de ses yeux, de sa chair. Jl fallait qu'i1la subit. Vint l'occasion ...

II tressaillit.

Que ferait-il alors? He! serait-il libra? N'agirait-il pas inconsciemment? D'une voix monotone, il repelait : 4: II n'y a pas de. libre arbitre. II n'y en a pas! » .

Qui done lui avaH enseigne cela? Tavernelle. Qui avait feconde ce germe de fruits empoisonnes ? Le pere de Madeleine. Le pere livrait sa fille.

L'occasion! Maintenant l'esprit de Gaetan s'y arr~tait avec complaisance.. Etait-il plus responsable

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LES THEORIES DE TAVERNELLE H)()

de ses desirs, de ses pensees, qu'it nc Ie serait de

ses actes? Non, certes. Lentement il roulait dans

l'abime ereuse par Luc. Son esprit avait Ie vertige.

II ne voyait plus rien qu'un brouillard obscur, et

dans cette brume passait en apparitions fugitives,

attractives, troublantes, Ie crime qui desormais ne

soulevait plus en lui d'etonnements.

Un bras glissa sous Ie sien.

-Peut-on causer?

-Vous I

C'tHait Tavel'nelle, Ie m~me bon gros sourire ha

bituel fiche aux levres, avec une pointe de tris

tesse.

-Vous! repeta Gaetan, frappe de cette concordance du hasard qui amenait Ie pere au moment de la·lutte supr~me.

-Je te g~ne ?... Ecoute-moi, tu m'as peine hier. Tu vas trop loin. -Ah! vous trouvez? Je ne suis pas fache d'avoir votre sentiment aeet egard. Vous trouvez que je

vais trop loin? Qu'appelez-vous trop loin, mon onele?

-Ne ftit-ce que l'oubli des plus simples convenances. La colere n;a jamais rien prouve. Tu n'etais pas en colere, tu etais en fureur.

-Je Ie sais bien.

-On a pleure.

-Je m'en doute.

-Tu comprends, mon ami, c'est moi que l'on

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WO LES THEORIES DE TAVERNELLE

accuse. Si tu voulais••• avec un petit effort ... rien qu'un mot a dire ... tout uniment: ·«Pardon! »Personne n'y songerait plus.

-Trop tard. Je reste ce que vous m'avez fait.

-Tu dis?

-Pardieu!

--Moi, je t'ai fait mauvais?

-Pis encore: infame.

-Gaetan!

-Eh! vous n'avez qu'a, ouvrir les yeux et les oreilIes pour vous en convaincre, comme je n'ai eu qu'a ouvrir les miens pour Ie devenir. Je ne sais plus ce qui se passe en moi, mais que je vous en sois redevable, oh! oui, par exemple! Incredule et debauche, voila mon lot ..le Ie tiens de vous.

_. Debauche ! tu me prends pour un debauche! Regarde-moi. Je laisse dire et m~me je fais dire parce que cela m'amuse de voir monter les bourgeois. T'imagines-tu pal' hasard qu'un seul d'entre eux se permette de crojre aces racontars? Et toi, tu viens ..• Halte-liI.! Des plaisanteries, des mots, bon, tout ce que tu vOlldras. La di vagation decolletee ne nuit a pel·sonne. Mais iI y a loin des paroles al'acte. Mon garcon, retiens ceci pour ta gouverne: Ie monde est bele, il faut lacher de l'etre un peu moins que lui; on Ie sera encore de reste. Ah ! vraiment, les mreurs ne compteraicnt pas? Eh bien! qU'est-ce qui compterait alors? Imbecile que tu es, sois une brute, si tu veux; n'en fais pas une de moi.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 20t

Fcuillette les pages de rna vie, sacrebleu! Tu n'en verras pas une qui ne soit blanche. Je trouve l'homme animal ignoble. J'admets une folie, un emportement, justifies pal' ce simple petit mot « amour! )

.Ce simple petit mot enfle tout en des proportions inouies, il est sublime ou en a l'air, ce qui est tout un. Supprime-Ie : tu as Ie choix entre la boue et la Mte. II y a Irente ans que rai fait mon choix: ni rune ni l'autre. Je te conseille d'en douter! Tu feras rire toute la galerie. Rappelle-toi, mon ami, tu es un faux philosophe. Tu penses av(>c ton corps, tu y as loge ton cerveau. C'est comme si til prenais une etoile pour en faire une veilleuse d'alc~ve. Encore cela, ce · serait fort gentil; tandis que Ie reste 1... Debauche, moi? Tu m'eotends, jamais, jamais!

-Alors vous mentiez? -Le mensonge d'un vice, c'est de l'humilite. -Fausse, Savez-vous ou j'en suis? Une it. une

mes illusions tombent, je n'ai plus la force de les retenir; devant moi l'abime, je n'ai plus la force de reculer. Oui, cela est ainsi : j'ai Ia conscience du peril, je n'ai plus l'energie de la resistance. Je me sens vieul avant d'avoir vecu. Diles, qui m'a desseche l'ame?

-L'ame? connais pas.

-Vos le{:ons m'ont desappris mon enfance, volre sourire railIeur s'est glace sur mes levres, votre incrMulite m'a vole rna foi. Ce que je pOI'tais en moi de genereux, d'honnMe, de naif, vous I'avez pris,

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20~ L EST HE0 R I E S DE T A V E It N ELL E

VOUS en avez fait litiere. Et j'Hais emerveilJe! Aujourd'hui cela m'epouvante. .Mais il est trop tard. L'reuvre commencee, je l'acheve. Puisque vous avez mis vos soins a m'oler l;llumiere, laissez mes tenebres en paix. Que me venez-vous parler d'un pardon a demander? Vous Ie savez bien, nul n'est responsable. Si la encore vous m'avcz menti, tant pis pour vous, mon onele, car je ne me sens pas pret aUI remords. Vous les subireT. seul.

II salua Tavernelle, abasourdi de cette explosion, et disparut emportant sa rage. II marcbait vite, sans but, it travers les clairieres du pare. Le beau soleH de mars miroitait sur une verdure aUI tons pAles, emergee des gazons t1etris par l'hiver; il emplissait I'air d'une tiedeur douce. Gaetan ne la sentait pas. n ne sentait pas Ie "ent qui Ie fouettait au visage. Ses oreilles bourdonnaient. It s'assit au pied

. d'un arbre, ignorant du lieu, de I'heure, las, deja degotite de son tumulte intericur. Le vide se faisait en lui, ce vide mortel dont il avait parle hier. Les hirondelles tournoyaient au-dessus de sa tete, rayant Ie ciel, avec de petits cris aigres et joyeux. Elles aussi,des familieres de l'espace! Lui, il etait aterre, ecrase.

Un bl'Uit de roues, de chevaux, de grelots ne Ie tira pas de sa torpeur. Une voiture de louage passa. II lui sembla qu'on prononcait son nom, qu'une main Ie saluait. La voiture, toujours lancee au galop, monta I'avenue de Pontalnauve. Dans Ie lointain,

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ~03

sous Ie dbme des grands ormes aux branches noires et tordues, il apercevait Ie perron, la taille svelte de Rene en relief sur la pierre grise. Son frere accourail aupres du visileur. 11 Ie vit Ie serrer dans ses bras, entrer avec lui au chAteau. D'un bond, iI fut sur ses pieds. Un pli amer crispail sa bouche. -Barencourt! murmura-t-il, en s'enfoncant dans

I'avenue.

C'etait en effet Ie contre-amiral.

La douairiere lui avait ecrit une leUre fort attristee, une suppli(~alion de les venir voir avanl de quitter la France. Elle y deplorait son refus de laisser partir Gaetan. Barencourt ne put obtenir un conge. Seance tenante, il donna sa demission pour repondre it. l'appel de madame de Jalnosse. II revenail aPontalnauve avec Ie m~me devouement, sans amertume, sans arriere-pensee.

A peine descendu de voiture, l'aieule Ie prit it part: elle avait besoin de parler aun ami, a un homme. Jamais elle n'entretenait sa belle-fille de ce tourment continuel de son arne: Gaetan. La jeune baronne avail une grande tendresse pour son frere; de Tavernelle, elle ne prenait que Ie bon cOte. Ses doctrines? un travers d'originalite fanfaronne; elle n'y attachait aucune importaO(~e. L'idee ne lui venait pas que son fils en put ~tre gangrene. Gaetan l'accompagnait aI'eglise,la suivait chez ses pauvres. L'abbe avail bien dil de certaines choses, elle en avail m~me pleure. Mais, sorti de ses medailIes, I'abbe

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20~ LES THEORIES DE TAVERNELLE

. etait un esprit chagrin. Avec la faiblesse commune it tant de meres, elle ne voyait en son fils que ce qui exaltait sa tendresse ou flattait son orgueil. II y avail une telle fm'ce attrayante, enjoleus~, dans les regards, la voix, les gestes de Gaetan. Voulait-elle par miracle hasarder une remontrance timide, elle restait sous Ie charme de cette grace. Ce qu'elle comptait dire se perdait, oublie dans unecontemplation folie. II avait tort, eUe Ie sentait, mais il elait si beau, si tendre, et c'elait son enfant, cet homme superbe, it la taille fiere, it l'allure martiale, qui parfois s'agenouillait ases pieds, avec les cAlineries du passe! C'etait Ie petit enfant si longtemps porte dans ses bras, nourri de son lait, pour qui eUe avait veiIle, souffert. Elle n'avait pas la force d'elever un blame, eJle I'adorait !

La douairiere respectait ce culte ardent; Ie caractere de Berthe l'expliquait presque. Elle aussi, au fond de .son vieux creur, elle a moncelait des tresors de tendresse et d'orgueil, mais ils ne l'aveuglaient pas. Elle aimait ses petits-fils energiquement, fortement, avec passion, mais sans pusillanimitecomme eUe avait aime Henry. Au lieu de lui bander les yeux, cette affection leur donnait une clairvoyance singuliere. Aussi devinait-elle en Gaetan les doctrines. profondement ancrees de Luc. Elle n'avait paseu besoin du scandaleux emportement de la veille. Helas ! que de fois la verite cruelle lui HaH apparue I Ren'e continueraitles traditions familiales.

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LES TH EORIE S DE T AVERNELLE !l05

Une consolation, cela. Mais Gaetan, I'aine, Ie chef! Ne serait-ce pas un rameau desseche, tombant du vieux tronc au premier souffle d'orage ?

Elle disait a Barencourt l'espoir fonde sur lui.

n fallait etudier Ie caractere de l'enfant, et, quand la maladie serait bien connue, emmener Ie malade loin de Pontalnauve, loin de Tavernelle. A cet Age, tout change encore. Au fond Gaelan avait herite la bonle de son pere. Un milieu nouveau donnerait a s~s idees un .cours 1'lus sain. Mul'ie en dehors des influences pernicieuses, son intelligence faussee se redresserait. Elle avait eu grand tort, des Ie debut, de ne pas eloigner ses petits-fils, de laisser Ie phiIosophe libre aupres d'eux; mais Henry etait en commerce d'esprit et de creur avec cet homme, elle l'en avail v.u sortir si ferme -plus alfermi meme dans ses croyances ! Commentse defier? Elle aurait tenu pour impossible qu'on empoisonnat une enfance imbue de vrincipes forts.

Bare.ncourt promit tout ce qU'elle voulut. A son avis, Ie plus simple etait de partir tout de suite. L'aieule craignit qu·apres l'explosion de la veille, Gaetan ne vit dans un depart immediat une sorte d'exil et ne se revollAt. Mieux valait attendre l'automne.

En quittant Ja douairiere, Paul se lrouva en face du baron de Jainosse. Sa physionomie bouleversee Ie frappa. Le sourire avail. Ie pH du sarcasme, l'reil des eclairs sanglanls. II s'attendait ace que Ie jeune

t2

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206 LES THEORIES DE TA \'ERNELLE

homnie vint a lui, c~mme Rene. II ouvrait les bras. -Cela doit t'etonner de me voirsitOt? -Non, dit-i1, j'allrais parie pour votre retour. -Tu aurais ... -Eh! oui. Fail-on sa cour atrois cents Heues? -. Est-ce toi qui parIes, Gaetan?

' t .

-Ces mOl.

Sa cour! Que voulait-il dire? A\'ait-il done lui aussi devine Ie chaste, l'incurable amour que Ie marin porlait au fond du creur? Voila qui bris~it d'un coup les plans de la douairiere. Paul pouvait accepter de se devouer corps et arne all salut de cet enfant. II n'accepterait pas d'etre suspecte pal' lui.

-Je te prie tie t'expliquer.

-A quoi bon? une seule chose m'eut fail douter: votre embarquement. Vous ne vous embarquez plus j e'est limpide. J'etais sur que vous reviendriez.

Le brave marin qui vingt fois avait croise la mort sans trembler eut peur. Quoi ! la sainte passion de sa jeunesse et de son age lUur, la cachait-il si mal que la grand-mere d'abord, Ie petit-fils ensuite, eussent mis Ie doigt sur la plaie? Alors Ie monde aussi pouvait avoir des soupcons j cette crealure a~oree, dont il eut baise les pas comme ceux d'une sainte, serait un jour ou l'autre compromise ...

-Je ne prevoyais pas cet accueil, dit-il.

--Ne suis-je pas l~ chef de la famille?

-II Y en avait un avant toi, dont j'etais rami.

Celuj-liI. me respectait.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE i07

-C'est qu'il n'avait pas sujet de vous craindre.

-Gaetan!

-Apres?

Les deux hommes se devoraient des yeux.

-Si tes pal'oles n'etaient injurieuses que pour moi, je les laisserais passer. Elles oifensenl une personne qui m'est sacree, je les releve.

-Vous me croyiez votre dupe?

-Je n'ai jamais trompe.

-Pourquoi vous cachez-vous?

--De quel droit m'interroges-tu?

-Parce que vous vous cachez.

-Cela est faux.

-Je suis seul ici asavoir... .

-Ta grand'mere et ton onele savent. aussi. Et, prenant une resolution supr~me : D'ailleurs, peut-~lre vaul-il mieux te dire toute la verite. Oui, depuis plus de vingt ans, j'aime ta mere. Elle ne s'en doute pas. Me parler aussi legerement, c'est fouilIer une blessure, e'est me broyer Ie creur.

Le baron de Jalnosse venait de s'incliner devant

BarencoUl't. II se precipita sur sa poitrine.

-Ma mere! ... pardon, pardon. J'ignorais. Je me lrompais. Je suis un fou. J'ai cru qu'il s'agissait de Madeleine.

Les jours qui suivirent, Paul eludia GaiHan. Le jeune homme Ie traitait avec une grande cordialile respectueuse. II Ie cherchait, se l'atlachait a lui, comme desireux de sa protection. Barencourt elait

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208 LES THEORIES DE TAVERNELLE

quelquefois sous Ie charme de cel esprit brillant,

paradoxal, et brusquement il se sentait heurte,

l'enchanlement se brisait.

Quel insaisissable melange de bon, de mauvllis, d' esperance, de rlesillusion! Trouverait-i1 Ie point

vulnerable de ceLte Arne cuirassec d'erreurs?

n parlait a Gaetlln de ses projets d'exploration, voulait y'interesser son humeur aventureuse, Ie derider aIe suivre, l'heurevenue. Le bal'on ne demandait pas mieux que de sortir de Pontahl:iUVe, mais ce n'etaient pas les deserts, les forets vierges ou les glaces des poles qui l'attiraienl; c'etait Ie plai3ir, Ie tourbillon, Ia Iutte.

Rene hochait la, tete. II ecoutait, sourianl, son frere peindre au marin ses aspirations fl'enetiques II les avail en pitie. Lui, pour trouver de lajoie, n'irait pas si loin. Son horizon etait tout proche: les yeux

'de Madeleine, Ie coin de terre qu'elle habilait. Sa vie pourtant debordait comme une urne trop pleine.

Peu apeu les allures de Gaetan sellI'ent plus tourmentees.' Ses mots it l'emporte-piece ne menagerent personne, hors Barencourt et surtout Rene. Le baron pour son frere deployait des douceurs etranges chez ce violent; sa bizarrerie s'accentua dans ses rapports avec Madeleine. Paul se rappelait Ie detail de leur premiere entrevue et n'en pouvait croire ses oreilles. QueUe affectation a trailer sa cousine en inconnue! Quand la force des choses les rapprochait, il avait ou de I'indifference hautaine ou des ironies inexpli

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LES THEOHIES DE TAVERNELLE :00

cables. Le marin n'elait pas seu) a observer: ce chall

gemenl attl'ista Berthe et fit songer la douairiere.

Madeleine semblait ne rien remarquer.

Par instants, Rene lui-m~me se prenait ane plus

comprendre. Dire qu'il avait cru a de l'amour chez Gaetan! Non, Gaetan n'aimait pas. Mais pOUI'quoi de semblables attitudes? Apras tout, sa cousine demeurail impassible; peut-etre s'exagerait-il les choses. Son frere, san!a amour, ne pouvait la traiter en idole, comme lui. N'importe, it soutrl'ait de ceUe guerre. Gaelan n'avait-il plus de creur que pour Rene? Estce qu'il rejetait toutes les anciennes atreclions? II montrait une humeur decidement bien inegale : ade certains moments, gracieux, enjoue, ainsi que jarlis, il elait Ie roi inconteste de Ponlalnauve, avec de bons elans vers les siens, me me vers Madeleine; puis tout· acoup, une metamorphose brusque, des airs sinistres.

Au milieu du mouvement de la vie mondaine ou dans les reunions plus intimes de la famillE', iJ eut ete difficile de suivre les alternatives de ce duel OU tant de coleW'l, de passion sauva·ge se melait a un mepris profond de soi-meme.Le baron luttait avec energie, mais I'envahissement du mal etait fait. II se plaisait asentir remuer en lui tour a tour la tendresse, la. violence, l'amertume et jusqu'a la fange que soulevaient. ses desirs. Pour cette nature ivre d'orages ces angoiss~s avaient d'apres saveurs.

-Sais-tu que tu me dlMaisses beaucoup depuis l'arrivee de !1. de Barencourt ? II t'accapare, je ne

12.

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2tO LES THEORIES DE TAVERNELLE

te vois pIlls. Vous allez faire des courses inlerminables. Et jereste au salon abrodt'r, arecevoir des visites, ennuyee par If. de Solanac ou ... d'autres, par toul ce moude qui bourdonne autour de moi.

Rene leva sur A1adelt'ine ses yeux limpides. De tels reproches l'enchantaient. II ne chercha pas ase dis~ cui per .

-Veux-tu venir courir les champs?

Elle lui prit Ie bras.

-Je crois bien. Tout de suite.

L'heure et~it encore matinale, Ie temps splendide. Dans l'herbe,snrles feuilles mi·eclost's ruisselaientdes gouttes de rosee. Les bIes verts, deja hauts, faisaient une houle d' emeraude. Le vent bercait les plaines derouIees aperle de vue, qui rejoignaient Ie bleu du ciel au lointain. Madeleine et Rene suivirent les senliers hordes de fleurs et gagnerent les bois. lis se taisaient, aveugles de lumiere. La jeune flUe s'appuya sur son cousin, confiante, fieureuse de leur solitude, Ie creur ,bondissant. lis glissaient sous les hautes fulaies desertes. Peu apeu Ie 'ilence les oppressa; elle serra Ie bras de Rene. Pres d'eux, sous Ie couvert ombrage, Ie vent jouait dans les 'branches, deplacait les rayons lumineux, faisait danser sur

'herbe, par des eclaircies de feuillage, de larges taches de soleil, pareilles ades sequins enormes. Une branche morte tomba. Madeleine tressaillit.

-Tu as peur?

-Moi? pres de toi !

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~li LES THBORIES DE TAVERNELLE

avec une effusion si grande que la vieille femme la regarda, surprisr. Rene s'etait agenouille pres de sa grand'mrre. Ces deux visages charmants resplendissaienl de bonheur.

-Vous voila bien radieux, dit doucement l'aieule en les examinant lour atour. -Nous nous aimons! repondil Rene d'une voix grave.

Pendant une minute, la douairiere les contempla, silenciel1se, puis, unissant leurs tetes dans une m~me etreinte:

-Dieu vous benisse, mes enrant~, ~t benisse en vous la maison de Jalnosse!

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v

!Iadeleine partit de Pontalnauve avec des chansons au coour.

Pour gagner la metairie des Rocs, on monte a pic une colline aux masses de granit gris, entassees la, pele-mele, dans quelc[ue cataclysme antediluvien. Un fort taillis de cMnes les enguirlande, masque les un~~} ouvre aux aulres I'ogive de !;es frondaisons noires ou elles semblent des gnomes monstrueux, accroupis, ayant une face vieille et convulsee. Toutes affectent des formes bizarres, souvent terrifiantes. On dirait des momies petrifiees qui gardent encore une attitude de torture. Des momies de possedes. Le Saorladais en est berisse. II y a la une galerie de damnes, d'etres fantastiques, d'animaux etJ'anges, changes en pierre, menacanls dans leur eternelle immobilite. Les sites ou ils se dressent, deja sauyages et arides, pleins d'une melancolie profonde, leur empruntent de I'horreUl'. A la tomMe de la nuit, Ie spectacle prend palofois les prDportions d'un cauchc

mar.

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21,\ LES THEORIES DE TAVERNELLE

La colline qui s'eleve de I'autre cOte tin ruisseau

de Pontalnauve peut rivaliseravec celles du Perigord

noir: elle a ce caract~re diabolique, mais non leur

nudite mome. Dans les interstices de la pierre, Ie

bois pousse dru, vivace; une epaisse couche de terre

vegetale contourne les monstres, et, sous Ie taillis

deja grand, la mousse couvre Ie sol d'un manteau de

velours. Des bruyeres aux fletus violettes, de hautes

fougeres, des brandes et des ajoncs croissent entre

les pieds rabougris de buis centenaires ou de genie

vres aux grains noirs. La-haut, l'aspect change:

c'est un large plateau, rouille, fertile, coupe de

vignes, avec une hAtisse irreguliere: la metairie des

Rocs.

Quand Madeleine arriva, lout Ie monde travaillait

au dehors. Les laboureurs, acheval sur la charrue, pilluaient les booufs de leurs longs aiguillons, pendant que montaient dans l'air, trouant Ie silence de la nature, des modulations melancoliques, faites de l'egrenement monotone Ii'une seule interjection: ah! La chanson du labour! CeUe syllabe uniq,ue sonne tour a tour la gaiete, la tristesse, fanfare .ioyeuse excitant b~tes et gens, sanglot qu'arrache un deboire -la terre est si souvenl ingrate! C'est une plainIe amoureuse lentement cadencee, comme Ie lointain roucou]ement de la tourterelle au fond . des bois, ou quelque cri de colere pour dompter Ie sol rebelle. Toute la poesie enfermee dans I';\me du paysan dccoule IA de ses levres et berce la monotonie

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LES THEORIES DE TAVERNELLE :H5

dulravail. Elle est incOllsciente, mais on la sent vibrer. Madeleine ouvrit la porte de la maison. . Trois grands lits, garnis de courtines alarges car

reaux rouges et bleus, prennent les angles. Au milieu de la piece, une table de clu~ne cam~e. De cbaque cote, deux bancs de bois de peuplier. Une lampe de cuivre a forme antique descend des solives du plafond, ou pendent un ratelier noir encombre de pains de mais acrodte bl'Une, jaunes comme l'or a l'interieur, et d'immenses quartiers de lard enveloppes d'anciens journaux. PI'eS du buffet couvert de

. vieille faIence a fleurs ebrechee, de ven'es, de cuillers d'etain fichees droites aUI echancrures des tablettes, quelques chaises montrent leur jonc grossier. La terre battue sert de plancheI'. La maison est tres propre,

Dans un des lits, sembI abies aune alcove, une jeune fille de seize ans etait etendue, amoitie assise sur un coussin de toile bise. En apercevant Madeleme, elle poussa une exclamation. Son teint mat eut des couleurs, sa figure contractee se rasserena.

_. Bonjour, Landille. -Que vous ~tes bonne, notre demoiselle! -Comment vas-tu aujourd'hui? -Mal. Je souffre de plus en plus. -Pauvre Landille! Tiens, je t'apporte des Hvres

,

pour te distraire un moment. Quand tu les auras Ius, tu les renverras au ehateau par ta petite scelJr. Oti est-elle'1

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216 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Tout en haut de la colline,notre demoiselle, sur la Iisiere des Roes. Elle garde les moutons. -Et l'on te laisse seule ainsi?

-Dame! il faut bien.

-Comme tu dois t'ennuyer!

-Pourvu que je n'ennuie pas trop les autres! une infirme, cela est si g~nant!

Madeleine detourna la conversation. Les paysans soignent en devoues, mais avec une franchise brutale, et disent paisiblement devant Ie malade: « II souffre tan1. .• ille vaudrait mieux mort. » Le pauvre ~tre frappe, ne voyant pas de terme ason pro pre mal, aux privations des autres, se fatigue ala fin de peser comme une charge sur les siens. Stoiquement il appelle la mort, leur commune liberatrice. Mademoiselle Tavernelle se mit a causer gaiemenl avec la petite infirme. Par moments, elle l'embrassait comme pour lui demander pardon 'de son bonheur. N'avait-elle pas toutes les joies: sante: jeunesse, fortune et -don supr~me de Dieu l'amour, son resplendissant amour? Tandis que la, sous ses yeux, la maladie, l'isolement. .. Ah I pauvre, petite! Le coour de Madeleine s'emplissait de pitie, presque de remords. Doucement ses mains fr61erent Ie front de la condamnee: elle aurait voulu pouvoir lui communiquer de sa serenite. Elle avail trop, devant cette penurie de tout. L'autre ne trouvait qu'un mot et Ie repetait asatiete :

-Que vous etes bonne, notre demoiselle!

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LES THEORIES DE TAVERN E LLE 2i7

«Notre demoiselle» voItigeait atravers la piece, . y seman( son babil enchanteur, desireuse d'cgayer

a toute force.

-As-tu soif? J e vais te preparer.il. hoire.

-Non.

-Si j'essayais de te lever?

-:-Vous vous fatigueriez.

-Je t'amimerai la, devant la porte. Tu respireras

Ie grand ail'. Cela te ferait du bien.

Puis il fallut partir.

-Adieu, petite LandiIle!

-Adieu, notre demoiselle! Vous eles belle.

Jamais je ne vous ai vue si belle. Volre visite m 'a

donne une provision de bonheur. On m'aime a la

maison; personne ne m'aime comme vous.

L'infirme essaya de pOl'ter la main de la jeuue

fille it ses levres.

-Non, dit Madeleine en lui tendant les joues. Embrassc·moi. Un baiser de soour, Landille. Et prie bien pour moi. Parce que je suis heureuse, vois-tu, trop heureuse. C'est surtout pour les heureux qu'il faut prier.

-Que vous etes bonne, noire demoiselle t

Madeleine reprille chemin de Pontalnauve .

.Du sommet de la colline, la vue clait magnitique.

Ases pieds, Ie chateau avec les clochetons des tou

relIes s'enfouissait dans une mer d'ombrages. Au

dela du bois, Ie lac des Charmettes, aux ondes miroi

tantes, coupait d'argent la grande prairie verte. Plus

13

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

218

LES THEORIES DE TAVERNELLE

pres, Ie ruisseau de Pontalnauve decrivait mille

meandres parmi les aunes, les saules et les trembles,.

s'allait perdre derriere Montbel qui s'estompait sur

une hauteur, la-bas, Ii l'horizon, dressant la tour

carree de son clocher et sa silhouette de vieille ville

moyen !ge.

Lentement, mademoiselle Tavernelle descendit Ie sentier sinueux, l'reil noye dans les splendeurs du paysage. Sous les nuees, Ie soleil avait disparu. Mais atravers ce voile, il brulait la terre. La chaleur etait accablante. A eel endroit, Ie sentier fait un conde, ouvrant sur une clairiere posee aplat en cette descente brusque, couverte de mousse et d'herbe fine.

Madeleine s'assit.

Maintenant son regard, fatigue par la reverberation d'en haul, distinguait mal Ie panorama de tout al'heure. Elle se sentait lasse. Des douceurs infinies de pensee la bercaicnt, l'alanguissaient. Une torpeur d'extase I'avail prise. Elle s'yabandonnait, Ie corps etendu parmi les ' fougeres, sur la caresse des mousses. Ses paupieres se fermaient. Elle s'endormit.

De Pontalnauve, Gaetan avait accompagne M. de Solanac pendant deux ou trois kilometres, pour examiner {'allure d'un trottellr que Ie comle lui youlait vendre. II descendit du dog-car: la bete ne lui plaisail pas. II reviendrait apied au chateau. En route, il se souvint : Madeleine etait aux Rocs. S'ill'allait rejoindre? Elle se facherait, car elle aimait la soli~

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ~Hl

tude. Elle ne tolerait guere personne dans ses promenades, sauf Rene. Mais il avait besoin d'une explication, une explication decisive, oli l'on ne put les deranger. Puisque ce n'etait ni Barencourt ni Solanac, qui etait-ce? Voila ce qu'il voulait enfin savoir. Au reste, a quoi bon ces hostilites continuelles? S'ils desarmaient? Plus de mepris, de dMains de la part de Madeleine; chez lui, plus de sarcasmes 011 de colere. Au lieu de poursuivre son chemin vers Pontalnauve / il gravit la colline.

Tout acoup il s'arr~ta.

Lil jeUlle fille dormait sur la mousse. Une de ses mains tenait son chapeau de paille, l'autre servait d'appui ala t~te renvetsee en une p~se pleine d'abandon. Les cheveux ombrageaient Ie front. Les jupes, tirees d'un cOte, decouvraient des pieds d'enfant. Toute Ja physionomie respirait Ie bonheur.

Gaetan contemplait, interdit, respectueux.

II fitqueJques pas pours'eJoigner ... la vision I'attira. Madeleine etait si superbement belle I II se retourna. Quel tableau magnifique! Un peintre aurait beni Ie hasard. La respiration egale soulevait d'un mouvement regulier la poitrine que moulait Ie corsage tendu. La vie circuJait aflots sous celle immobilite. La frange baissee des cits mettait une ligne bleue sur Ie satin des joues. Les levl·es entr'ouvertes avaient Ie luisant d'une cerise. On aper~evait les denIs, petites, pareilles ade la nacre, humides.

Le baron s'assit tout pres de l'endormie, en ama-

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~%u L B S THE 0 1\ 1 B S lJ ETA V ERN ELL E

teur, POUI' etudier. Puisque c'etait une merveille! Sel'ait-elle, en s'eveillant, elfrayce de Ie voir Iii? Oui. .. non ... Pourquoi? Pourquoi pas? Seulc, sans defense, belle, et ill'aimait!

Allons! qu'avait-il b. penser acela? Et, maintenallt qu'il y pensait, qU'avait-il arester en eel endroit?

Apres lout quel mal faisait-i1? II la regardait dormil·. Elle etait splendide. Son cou penche avaH la blancheur des lis. Quel voisinage troublant!

Au fond des yeux de Gaetan, des flammes passerent. II avait des eblouissements. Les taillis disparurenl· sous une pluie d'etincelles, rouges, aveuglantes. II ne voyait plus que ce COI'PS a sa merci. La passion bouillonnait, envahissait Ie eerveau, brisait les dernieres digues. Sa chait· tordue affola son esprit. Pour resister a ce torrent de lave, iI auraitfallu fuir : Ie baron se cramponnait it la roche, hagarll, fascine, contemplant Madeleine. Madeleine! Elle ne I'aimait pas, mais il l'aimait, lui, follemenl, miserablement. Et il l'avait trouvee la. C'elait I'occasion, I'occasion fatale qui naguere hantnit sa pensee. Oui, la fataliLe. Pourquoi l'avait-il lrouvee lb.? Une sorte de rage s'empara de lui. Le vertige l'emporlail, une ivresse mauvaise, folle, cette fois implacable .

...Au pied de la colline, la voix de Rene retenlit,

haletante:

-Madeleine! Madeleine!

Plus loin, celie de Tavernelle, se rapprochant

aussi, 'criait comme un echo:

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LES TIIBOTlIES DE TAYEn~F.LLE :!~I

-lfat.leleine! Madeleine!

Gaetan passa la main SUI' son front. Est-ce qu'il devenait fou? Rene arrivait, it entendait ses pas. II se jela dans Ie laillis. II "oulait fuir, se cacher, sc cache:' a lui-m~me.

El pas une fondriere ou dans slIn degout it plil rouler et se briser les os!

Au bout d'un instant, il s'arrIHa, ecouta. Des exclamations, des appels, des blasphemes. II repriL sa course. Ce bruit Ie tuait. Son crime sonnait la-bas, jete aux vents, hUl'le sous les profondeurs du bois, son crime hideux, ignoble, lAche. Qu'allait-il devenir? Qu'allail-il faire? Ou elait-it?

Gaetan tomba sur Ie bord de la route de MontheI. Son creur ballait a se rom pre. Sa main crispee serrait quelque chose; it regard a : un lambeau de dentelle arracM dans la lutte. Hp.bete, il contemplait cela. C'etait donc vrai? II n'avail pas r~ve? II n'cLait pas la proie d'un cauchemar horrible? Madeleine, sa soour! Oh! mais non, non, non. Tout it l'heure encore, !I accompagnait Solanac. Qu'y avait-il de change enh'e tout al'heul'e et mainlenant? Ne faut-it pas plus d'une minute pour accomplir un crime epouvantable? Est-ce qu'un eclair de folie passe, foudroie, sans que rien rail fait pressentir la seconde d'avant? Une terreur froille comme la tombe glaca ses epaules, ses moeHes, et toujours ce morceau de dentelle, froi~se, dcchiquete, lui enfoncail la verite dans les yeux, lui hrtilait rArne. Machinale-

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lJij LES THEORIES DE l'AVERNELLE

ment il suivit Ie chemin. Des chevaux passel'ent devant lui, au galop, emportant Ie medecin, des gendarmes. Un domestique de Pontalnauve suivait; en face de Gaetan, il mit pied a terre.

-M. Ie baron ne connait pas Ie malheur?

-Quoi?

-Mademoiselle est amoitie morte, M. Tavernelle est amoitie fou .

-Hein?

-M. Rene a rap porte Mademoiselle evanouie.

-Donne-moi ton cheval.

Bl'ide abattue, Ie baron de Jalnosse gagnait Ponlalnauve. II n'avail pas encore pense a Tavernelle; i1 n'avail pense qu';i lui-m~me, a Madeleine~ II y avait Ie pere. Le pere se vengerait. C'tHait justice. II courait au-devant de cette vengeance. Lui-m~me se denoncerait. II n'attendrait pas l'accusation de Madeleine. Au point d'infamie OU il se trouvail descendu, Ie seul droit qui lui restAl etait de ne pas se monlrer lache en face de sa IAchete.

L'avenue, Ie perron du chAteau s'emplissaient de monde. Les gens de Pontalnauve, metayers, domestiques, tout ce qui touchait ala famille, accouraient, la figure navree ou furieuse. L'attentat soulevait ce peuple de travailleurs. II y avait plus que I'exasperation et la pitie pour Madeleine, iI y avait Ie sentiment de la securite en peril, celie des enfants et des femmes. Une lelle abomination a la pleine lumiere du soleil! La demoiselle du chateau! Que serait-ce

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LES THEORIES DE TAVERNELLE lll!a

d'une simple bergere? Les hommes au teint hale brandissaient leurs fourches, exasperes, feroces; les paysannes se pressaient contre eux, affoIees. Des rumeurs monlaient de tontes parts, des cris de vengeance, des appels aune prompte repression. Et par bandes on se precipitait vers Ie taillis des Roes, arm~ de tridents de fer, de faux, de pioches, les outils que chacun avait a gon travail.

Ce dechainement bouleversa Gaetan. Si ces etres

grossiers et rudes ressentaient une indignation

pareille~ que devaient enfermer de Iarmes les murs

du chateau!

II fallait voir. L'expiation commen~ait. II fit pioyer son cheval sur les jarrets de derriere, descendit et I'abandonna aux mains d'un valet d'ecurie. Un gendarme lui dit :

-Calmez vos paysans, Monsieur. S'i1s trouvent Ie coupable, ils Ie massacreront.

-lIs feront bien, 6t Gaetan d'une voix gutturale.

II entra. Sous Ie hall, Barencourt se tenait debout a cOte de Rene. QueUe mine avait son frere! Est-ce que Ie desespoir pouvait ravager ainsi dans un instant? Eh bien, qu'etait ce Msespoir-Ia, pres de celui qu'il venait semer en surcroit! Alors il se sentit paralyse. Non, il ne pourrait rien dirt', c'etait audessus de ses forces. Elle parlerait cependant, elle. TOt ou lard, elle Ie denoncerait. Denonce, grand Dieu! Desesperement, comme un mourant se rattache a la vie, il se rattachait . a l'heure ou elle

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~~. L EST II K0 1\1 E S D ETA V E nNE L L F.

n'avail encore rien dit. Il repoussait avec rage ce spectre de l'ignominie qui l'allait ecraser. II se defendl'ait. Comment? II ne savaiL pas. II cherchait.

Rene designa Ie salon dont la porte restail entr'ouverLe: -Elle est la. Je l'ai posee lit. Elle doit etre morte. II balbutiait, aiDsi que dans un songe, inconscient, la pupille large, la paupiere seche. -Non, dit Barencourt, voulant dompter eet aneantissement. Elle va reprendre eonnaissanee.

Reprendre connaissancc! Gaetan crut que des doigts de fer lui trouaient la gOI'ge. Elle aUait parler!

Les paysans sillonnaient Ie taillis d~s Roes, dans ceUe chasse a l'hommeou ils deviennent des fauves. Un silence de cimetiere couvl'ait Ie chateau. Gaetan 11'osait remuer, mais Ie front de Rene, appuye sur son epaule, Ie brtilait. On entendait la voix du medecin, encourageante, · rassurce. Aulour de la jeune fille on distinguait ~a et la des sanglots etoufTes. Le baron de Jalnosse les reconnut: ils venaient de sa mere.

Tout a coup un grand cri, un cri de folie, de douleur et de rage: c'etait la lumiere, qui rentrait d!lIlS Ie cel'veau jusque-la endormi de Madeleine. Elle filtrait jusqu'au Calur, Ie brisant.

-Ma fille! rala Tavernelle.

Lc timbre grave de hi douairiere s'eleva.

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LES THEORIES DE TAVERNELU~ i!:!5

-Tu es une viclime. Les victimes comm:mdent Ie

respect.

-Elles se vengent! dit Madeleine.

-Oui. Le nom?

II . Y avait quelque chose de tragique en ceUe d~mande. L'aieule allait faire condamner Ie petitfils. Le silence devint plus profond. Gaetan haletait •. Des gouttes de sueur glisserent Ie long de ses tempes.

-Dis-Ie. .

Madeleine embrassa du regard Ie tableau de ces deux femmes innocentes, meurtries de sa meUl'trissure.

Elle se tourna vers son pere :

-Je ne sais pas!

Le baron ne put reprimer une exclamation; Rene se redressa et, broyant la mam de son frel'e : -Crois-tu! rugiL-il. Ne pas connaitre l'infAme, quand j'ai soif de tout Ie sang de ses veines !

Ses yeux lancaient des lueurs fauves,sa physionomie prenait une indicible e~pression de cruaute. Le coupable baissa la tete. Quelle baine si Rene decouvrait ! II ne pouvait vivre sans cette affection, maintenant surtout ,qu'il se sentait faible comme un enfant, menace tOt ou lard de l'isolement d'un paria. Il se serra contre Rene: quelque cbose s'interposait entre eux, il ne Ie voulait pas.

Dans Ie salon,le marechal-des-logis de gendarmerie, appeIe par Tavernelle au grand deplaisir de la douairiere desireuse d'etouffer Ie scandale, faisait

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till LES THEORIES DR TAVERNELLE

subir a Madeleine un interrogatoire penible. La victime ne savait que repondre, revoltee de l'insistance, encore fremissante de l'outrage que la loi s'obstinail a retourner en tous sens. Ce n'est certes pas ala loi qu'on reprochera jamais un exces de pudeur.

Tavernelle parut sous Ie hall. Les trois hommes groupes dans l'atlente eurent un epouvanlement : ces trails ravages, ce front ride, celte longue chevelure grise s'agitant par sursauts! Etait-ce un spectre? 11 vint droit a son disciple, Ie devisagea. Devant cette peinture vivante du desespoir, Ie jeune homme resta petrifie. On Ie bris3it dans ce qu'il avait de plus cher, ce pauvre Tavernelle : dans sa fille, son orgueil et sa tendresse, dans l'honneur, son seul cuIte. Toutes ses fibres saignaient. Sous l'atrocile de la souffrance, tout son creur s'effondrait. Et lui, Ie bruyant, l'expansif, ne pouvait traduire ceUe souffrance que par une etreinte convulsive. Elle etait si poignante, sa peine profonde! II n'avail point de mots pour la rendre. II demeurait accable sous elle. II allait a Gaetan parce que Gaetan etait ce qu'il aimait Je mieux apres Madeleine. La seulemenl il trouverait un appu,i pour sa detresse. Et Je baron, paralyse, ressentait une terreur encore plus grande que la torture du pere. Au lieu de repondre a l'etreinte, il reculait, la face meconnaissable. Une pensee cruelle traversa l'esprit de Luc : helas! que d'esperances jetees a terre! Avant toutes les autres, celie qu'it caressait depuis si longtemps : Ie mariage des deux cousins, de ses

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LES THEORIES DE TAVERNELLF) !!97

deux fiertes, de ses deux enfallts. Plus rien desormais. On avait frappe Gaetan, comme lui, en pleine poitrine; lui, pleurait safille, Gaetan pleurait sa fiancee. Alors, par une ironie feroce du destin, cet bomme eut un mot cQlIlique :

-Courage! fit-il.

Le baron de Jalnosse, pr8t adefaillir, se detourna. Autour du pere, Barencourt multipliait les temoignages affectueux. Quant aRene, disparu, apres avoir empli ses poches de cartouches et decroche son fusH de chasse.

Debarrasse du regard de Tavernelle, Gaetan tomba comme une masse sur un siege. Cette maison en deuil, c'etait son ouvrage, lui seul avait fait tout cela. Ce scandale, eclatant avec Ie fracas d'un coup de foudre, souffielant la famille de Jalnosse, c'etait son (Buvre. Sa mere, son aieule en pleurs, son frere et son oncle desesperes, c'etait lui qui avait bati toules ces douleurs. Et Madeleine ne l'avail pas aecuse! Est-ce qu'elle pardonnait? Un sauvage remords lui dechira les entrailles. Mais tous les crimi nels ont Ie remords. Le toonerre grondail, l'orage se dechainait, suspendu dans l'air depuis Ie matin. A travers les couloirs de Pontalnauve, des rafales de vent passaient avec des gemissements lugubres. Dans Ie parc, les arbres en se courbant hurlaient des plaintes qui montaient jusqu'au chateau. Les girouettes sur les toits grincaient, comme un rire de furies, au plus fort de la temp8te. Bient6t la gr8le heurta les vilres,

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2:!8 LES THEORIES DE TAVERNELI.E

avec un bruit de cailloux jetes par milliers. Elle tombait, menue, sautillante, couvrant les pelouses d'un manteau blanc. Les pelouses, ou Madeleine et lui avaient joue tout petits, prenaient Ie deuil de lajeune fille.N' etait-ce pas un suaire dontelles s'en veloppaient? Helas!

La pluie remplaca la grele, une pluie en avalanche. Barencourt avait emmene Luc. II revinl, l'air inquiet.

-Rene 't

Gaetan eut un sursaut.

-Quoi?

-11 n'est pas de retour?

-Est-il done sorti?

-Mais oui, dans la direction du taillis des Roes.

Pauvre enrant ! Par un temps pareil! Au bout d'un

moment: Ou etais-lu, toi?

Le baron tressaillit de nouveau.

-J'accompagnais Solanac.

-C'est juste. Et tu as appris ...

-En route, fit Ie jeulle homme, avec un geste d'impatience. -Tout cela est epouvanlable. Et puis i1 y ales cOJlsequences : j'ai peur pour ton frere. -Pour Rene? II reprit, pensant lout haul: Oui,

il aimait Madeleine comme une sceur.

Barencourt Ie fixa :

-Et toi, Gaetan?

Gaetan se cacha Ie front dans les mains.

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LES THEORH:~ \IE TAVERNELU: :i!i!!)

-Oh I moi, Monsieur.•. ne parlons pas de moi. Tres bas, il ajouta : Je suis si malheureux.

La douairiere venait d'entrer.

-On est Rene?

Ah cit! mais tout Ie monde alors, tout Ie monde

lui parIaH de Rene, lui demandait compte de Rene. Qu'est-ce que cela voulait dire? Sans Ie savoir, aurailil m~Ie son frere au drame de sa vie? Dans quelle mesure? Dh! que du moins son frere demeurAt it l'abri de ce crime!

-Va. Ie chercher, mon enfant, dit I'a"ieule.

Maintenant que Madeleine elait plus calme aupres de sa tante, la vieille baronne pensait au pauvre crour qui Ie malin se repandait si joyeusement devant elle. Sa tendresse voulait panser la plaie toute neuve.

-Oti peut-i1 ~tre? demanda Gaetan.

Elle haussa les epaules.

-OU, sinon sur les traces du coupable? Va, mon fils, j'ai besoin de lui.

Le baron se dirigea vers Ia porte. II etait terrifie. Quoi! fallait-il revoir Ie lieu maudit, retourner en cette clairiere on la foudre l'aurait bien dli pulveriser, quand iI y avait penetre I

-Mais tu ne sais on no us avonstrouveMadeleine, observaBarel1court.Pel'mette2-moi d'y aller, Madame. -Non, mon ami. Le temps est trop mauvais. D'ailleurs Rene sera bien aise d'avoir son frere.

La pluie cessa. Des paysans parcouraient les pl'ai

ries.

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130 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Avez-vous vu M. Rene?

-Oui, monsieur Ie baron.

-On est-il?

-II a fait tout Ie laillis des Roes pendant I'orage. Maintenant il est sur -Ie plateau.

-Ala metairie?

-Par rapport 11 la petile gardeuse de moutons.

-Qu'a-t-il aCaire de la gardeuse de moutons?

-Ellea vu I'homme.

-Tu dis?

-II fuyait du cote de Montbel.

-Ah!

Ga~tan se mit 11 gravir la pente abruple. L'aurait

on reconnu? Si pourlant il alait decouvert III avait ensanglante les Oanes de son cheval pour se livrer 11 Tavernelle ; 11 present, il ne voulait plus avouer, il ne voulait plus de la reprobation generale.

II trouva Rene dans la maison 00 Madeleine etait venue quelques heures auparavant. Le jeune homme se tenait devant un grand brasier de sarments allume par la metayere. Les vAtements transperces collaient au corps souple comme un roseau. Ses cheveux, sa barbe blonde ruisselaient. Le dos 11 la Oamme, appuye sur son Cusil, d'une voix breve, il interrogeait une petite fille, la plusjeune sreur de Landille. Et Lanrlille, en son lit, pleurait, songeant 11 cette heureuse. qui lui avait demande une priere tantM et qui toot d'un coup etait plus miserable qu'elle.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE iSt

-:' J'ai enlendu crier, Monsieur. J'etais au tail lis. Pour voir, je suis monlee sur une roche.

-Et puis?

-Je n'ai rien vu.

-Rien?

-Seulement, on faisait de grands bruits comme ~a : « Madeleine! Madeleine! ) On accourait du cM-teau. Alors, au pied de rna roche, it y a eu un mouvement. Quelque chose passait tres vite.C'etait quelqu'un. J e l'ai aper~u plus bas, entre les branches, encore une fois. Un homme...

-Qui?

-Je ne sais pas.

Gaetan respira. II avait une montagne sur la poi

trine, on venait de la lui Mer. 11 s'approcba de son frere. -Peux-tu rester ainsi? Allons-nous-en. Tu te rendras malade.

Rene ne I'ecotitait pas.

-Comment cel homme etait-il habille?

-Je n'ai pas remarque. Mais c'etait un monsieur.

Rene rrappa Ie sol de la crosse de son Cusil.

-II allait du c~le de Montbel?

-Oui.

-Petit? grand? comment?

La paysanne regarda les deux freres.

-Comme M. Ie baron.

Ga6tall ne sourcilla point, mais ses arteres battirent

plus fort.

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232 LES THEORIES DE TAVERNELtP.:

-Comme mon frere? insista Rene.

-Oui.

Il baissa la voix :

-Solanac est plus petit que moi et je n'ai pas ta taille.

-Y songes-tu '!

-Pourquoi pas?

-Je I'ai accompagne jusqu'a moitie chemin de Montbel. -Je sais. -Alors? --D'ailleurs il est gentilhomme. Eofin je soup-

t;onne tout Ie monde. Les deux freres partirent. Rene voulut s'arr~ter a In clairiere. -Si je meurs, fais mettre une croix ici. L'on y a tue mon honneur et mon arne.

Ga~tan chancela. Son frere avait-il compris? Le soupconnait-i1? Le baron n'osait plus faire un mouvement, prononcer une parole. U. surtout I Les objets pouvaient se dresser devant lui, crier sa honle.

-Jc deviens fou, rnurmura Rene. J'ai I'enfer en . moi, une soif de sang. Ah I tenir Ie Ilche au bout d'une epee, la lui enfoncer lentement au creur, sentir Ie fer en fremir, je De r~ve plus que cela. Tout renverser, tout broyer, tout fouler aux pieds, nous venger. Qui que ce soit, je Ie trouverai. Fut-ce mon frere, je l'egorgerai.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ~33

Le baron de Jalnosse poussa un cri lugubre. La mesure Hait comble. II ne pouvait plus endurer ee supplice.

-Rene, Rene, calme-toi.

_. Me calmer I Comment faiI'e? Mais toi, tu restes hien tranquille. Tu ne ressens done rien?

-Je souffre plus que toi peut-etre.

-Plus que moi?

-Je n'ai plus ton creur pour m'y appuyer.

-Ah! mon creur? Eh bien! je te I'ai dit, il est enterre la. Gaetan alors redressa la tMe'. Ces paroles sinistres etaient un cl'i d'amour.

La douairiere les atlendait. A la vue de Rene, elle

ne put retenir une exclamation. Ce n'etait plus son

petit-fils, ce n'etait plus un homme, c'etait ulle

machine inconsciente, la statue Mve du desespoir,

sourde, muelte, mal'chant a travers I'horreur d'un

reve. Elle l'accompagna dans sa chambre, I'entoura

de Roins comme au temps de I'cnfance. Et sa chaudc

maternile demeurait impuissante. Pres du chevet

on Ie jeune homme mordait ses draps, elle resta

loute la nuit, penchee sur ce front livide.

Dans la chambre voisine, au milieu du silence

morne, se percevait Ie pas regulier de Gaetan.

Lui non plus ne dOJ'mait pas.

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VI

Le jour parul. Madeleine s'habilla vite. Elle n'avail pas ferrne l'reil de la nuit. Pontalnauve, ce berceau de sa vie, elle ne voulait plus l'habiter. Elle pensait a fuir loin de Rene, loin de tous les siens. Assister au desespoir de Rene, non, cela elait audessus de ses forces; rnais se trouver sous Ie meme loit que Gaetan, ah! cela depassait la mesure. Jamais, jamais. Peut-etre se figul'ait-i1 qu'eUe avail pardonne, parce qU'une crainle indicible de tuer ses bienfailrices avait retenu sa langue .. Pardonner!

Qu'allait-elle devenir?

Sa pensee faliguee cherchait une voie, une issue; elle n'en trouvait pas. n lui fallaH agir seuIe, se derober a tous ses confidents naturels. On I'avait brutalement jetee, sur un chemin desert, dans la boue, aux yeux de chacun, sans lui laisser d'autre ressource que l'epouvanlement de sa solitude deshonoree. Soit ! Elle accepterait cela, puisqu'elle ne pouvait faire autremellt. Mais apres? La' mort? Ce n'etait pas une solution: il y avait Dieu. Dieu? Ce

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

LES TH~:ORIES DE TAVERNELLE ::!a5

ll'etait pas un remMe : it y avait Rene. Car entin on lui brisait Ie coour, on ne Ie lui Mait pas. Elle aimait, elle aimait toujours. Et maintenant qU'un obstacle terrible avail surgi entre elle et son bonheur, elle aimait avec plus d'intensite. N'importe. L'essenliel d'abord etait de s'en aller, de disparaitre, de quitter ce cMteau, sa jeunesse, ses joies, toute la paix et toute la douceur de son passe. L'on verrait ensuite.

Au moment on elle ouvrait la, porte de sa chambre, la haute taille de la vieille baronne parut dans l'encadrement. Madeleine recula. Que lui voulait madame de Jal~osse? Pourquoi venait-elle a une pareille heure? Est-ce qu'il lui faudrait lulter maintenant pour faire sa volonte?

-Tu sors, mon enfant?

-Oui, Madame.

-On vas-tu ? •

-Chez mon pere.

-II est it peipe jour.

-Raison de plus.

La douairiere l'examinait. Le visage contracte de

Madeleine avait des empreintes livides, des mar

brures. Les paupieres rouges semblaient saigner.

D'etranges lueurs phosphorescentes dansaient au

bord de la prunelle. Toute son attitude montrait une

resolution indomplable. Lavieille femme eut peur.

L'idee du suicide traversa son cerveau.

. --Madeleine! cria-t-ella ..

Vue emoljoDpoipante ]a prenait. Ses nerfs, ebran.

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1l:lG LES TH.EORIES DE TAVERNELLE

los par l'attentat de la veille, surexciMs par cette Huil passee au chevel de son petit-fils, eurent Ie dessus. Et la vaillante creature, qui n'avait pas pleure devant Ie cercueil de Henry, eclata en sanglots.

La jeune fille fut bouleversee. Comme elle elait aimec dans cette maison, puisque cette femme, inaccessible aux mise res de ce monde, avait des larmes pour son malheut'! Elle prit les mains de la douairiere, les couvrit de ~aisers, cherchant it les rechauffer, car elles avaient Ie froid de la neige. Avec cette merveilleuse intuition feminine qui perce tous les voiles, elle devina Ie motif de I'angoisse soudaine,

-NOli, murmura-t-elle, je ne veux pas me tuer.

Ellc s'etait agenouillee devant la baronne qu'elle avait fait asseoir dans un fauteuil. Elle posa sur les genoux de l'aIeule sa tete fatiguee.

-Soyez sure, je ne' !ne tuerai pas. Seulement il faut que je m'en aille. Merci d'~tre venue. De vous voir m'aura fait du bicn. On ne quills pas ainsi loutes se3 lendl'esses sans un grand dechirement. El vous etes une de mes tendresses, une des plus profondes.

Elle parlait doucement, comme endormie, avec des

brisements dans la voix.

-J'etais trop heureuse. Dieu m'a chalice. Pour

tant je ne crois pas avoir jamais fait de mal. Si j'ai

eu des pensees mauvaises, c'est depuis bier, dE-puis

ce matin ... des pensees de vengeance.

Elle s'oubliait maintenant, ne se rappelait plus

queUe femme l'ecoutait, reprise pal' Ie bercement de

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LES l'HJ!;ORIES DE TAVERNELLE :m

sa souO'rance. Le JOUl' s'etaitleve; par les fenetres, Ie soleil enlrait aflots et leehait ee pAle visage toul marbre, couche sur les genoux de l'aieule.

-Qui, je me vengerai. Qui pourrait m'en contester Ie droit? Je me vengerai. Comment, je l'ignore. Mais ce n'est pas un crime de punir Ie crime.

Madame de Jalnosse eearta la t~te de Madeleine. Elle releva sur ce fronl splendide les meches eparses des cheveux et, fouillant du J'egard au plus inlim~ de l'etrf. :

-Tu Ie connais ?

--Qui.

-J'en etais sure. Pourquoi ne l'avoir pas nomme

hier? Nomme-Ie. II y aici un homme qui meurt d'amour et de desespoir ; je ne veux pas qu'it meure, je veux qu'il L'epouse.

-Moi?

-Rene Ie luera. Nomme-Ie.

Madeleine s'Ctait levee. QU'avait-elle dit? Comme elle s'etait oubliee! Et que repondrc a present? L'aleule, la eaLholique, voulant un duel pour sauver son petit-fils! II soutTrait done bien atroeement, Rene. Madame de Jainosse, si elle n'eut etc poussee about, dans les derniers retranchements de son amour maternel, n'aurait point parle eomme eUe venait de Ie

aire.

-Beoule-moi, mon enfanl, poursuivit la douai

riere. Des la premiere heure, j'ai senti que tu nous

cachais la v~rite. Je t'en ai su gre, je t'cn ai benie.

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!i38 LES THEORIES DB TAVERNELLE

Ton p~re, tes cousins••• -bref, Ie moindre mot amenait une mort d'homme. Ce n'est pas toujours Ie coupable qui tombe. Mais je viens de passer la nuit pr~s de Rflne, je l'ai vu se tordre dans les sanglots, Ia fi~vre Ie ronge, rai peur. Une nature comme Ia sienne, douce, calme, presque feminine, paie cher I'apprentissage de pareilles tortures. II faut une violence de reaction it ce desespoir violent; sa sante, sa raison y sombreraient. Et je suis venue it toi, te conjurant de parler. Parle, Madeleine! C'est la -vie de mon enfant que je te demande, ctest Ie salut de ton fiance.

-Mon fiance? vous ~tes cruelle. Je n'en ai plus, je n'ai plus Ie droit d'en avoir.

-MArne lorsque j'appelle ainsi Rene?

-Parce que vous ne savez pas.

-Quoi done?

-Oui, je pourrais parler. Je me tais.

-De quel droit?

-Moi non plus, je ne veux point que Rene meUl'e.

Madame de Jalnosse suppliait. Est-ee que Ia malheurellse ne comprenait pas? Puisqu'il s'agissait au contraire de Ie sauver, puisqu'elle assumait toute Ia responsabilite !

-Je me suis mal expliquee, sans doute. Entendsmoi bien: entre Rene et toi, entre Ie bonheur et vous, it y a...

-Un miserable que je hais.

-Bon. 11 faut qu'it disparaisse.

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Digitized by Google LES THEORIES DE TA VERNELLE ~ -Ou que je 'm'en aille. -Cela te rendra-t-ille bonheur? -J'y ai renonce pour toujours. -" Toi, Boit, mais Rene? -Rene fera comme moi. "-S'il ne peut pas? -Moi, je peux bien. -Parce que tu es encore affoIee. -Non, parce que j'ai ret1echi. -Defie-toi de ceUe exaltation. -Nc suis-je pas calme ? -Ton courage est factice, i1 te trompera. La jeune filJe eut un eblouissement. Elle s'etait renversee en arriere, Ie corps cambre, la t~te toujours baignee dans Ie soleil montant, les narines serrees, avec une apparence de folie. Ses mains broyaient Ie vide. Sa poitrine palpitait. Ses levres entr'ouverles, blanches, accenluaient la blancheur des dents.

-Faclice, mon courage? Madame, Madame, vous ne savez ce que vous diles, et je vous pardonne.

Elle eut un eclat de rire sauvage qui fit reculer la douairiere. Ses yeux sees brillaient de lueurs plus intenses, jetaient des eclairs plus sinistres. C'etait comme un dechalnement de temp~te encore reteou par une main invisible.

-Vous imaginez-vous qu'il ne me serait pas plus facile de rester ici? En partant, c'est un eternel adieu que je prononce, c'est la rupture irrevocable. Ah I

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2W LES THEOHIES DE TAVERNELLE

fJuand bien meme mOll courage me tromperail, lorsque j'aurai franchi Ie seuil de ce chateau, ce sera fini, je n'y remettrai pas les pieds. Et cependanl je ne puis vhre sans Rene. Qu'est-ce que celame fe'rait, amoi, d'elre rieshonor~e, si j'avais encore Ie droit de lui crier: (Je t'aime ! » mais je ne l'ai plus, parce qu'il n'y a pas sl'ulement mOll dcshonlleur entre nous deux, iI yale...

-Qui?

-Non, non, non, je ne Ie dirai pas.

-C'est done bien epollvantable'l

-Ah! mille fois plus que t()ut ce que vous POUI'riez rever • .

Et, comme si ce premier aveu l'eut aneanlie, Madeleine baissa la tele. La tempMe de folie se calmait devant I'horreUl' du mal qu'eUe allait faire. Sa physionomie, restee sombre, s'adoucissait pOQrlant d'une teinte de pitie.

Mais il etail trop tard.

Ses gestes, son accent, plus que ses paroles, avaient eu leur eloquence. Dans I'esprit rie l'aleule, une horrible trainee de lumiere courut. La vieille femme tremblait. Elle n'osait pas avoircompris, elle n'osait plus regartler Madeleine. Celle jeune fiUe venail de lui dechirer les entraiIles. Elle eut encore la force de sourire. D'une voix Ires basse :

-J'ai besoin de reflechir. Je voudl'ais l'adresser unepriere : ne pars pas encore. Le monde est mcchant. Il chercherait une explication.

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LES THJ!;OHlES DE TAVEflt\ELLE ';HI

Et, la saisissant avec force dans ses bras, 1'attirant contre sa poilrine :

-Tu es Il'op n6tl'e pour In donner, n'est-ce pas? Laisse-moi Ie temps de retIechir. Tu me I'accordes, dis? A toul a1'11eure, rna fille !

En ces rleux derniers mots « ml fine », elle avail mis toule la caresse d'une supplication ardente, passionnee. Puis, saluant la · victime presque avec respect, elle se dirigea vel'S la porte, les mains etendues, trebuchant, et disparut dans 1'ombre du corridor.

Madeleine appuya ses coudes sur la table pres de laquelle elle venait de retomber assise. Elle etait seule maintenant. Que faire '/ Le monde, avait dit la baronne. C'est vrai, pour elle Ie monde n'existait plus; mais pour eux! Ainsi done, it CaUait qu'elle songeat a l'honneur des nutres, elle! E1 parmi ces autres se trouvail Gaetan. Y avaiL-il songe, lui, Ie chef de la famille? Non. Un crime a commettre, qu'etait-ce que cela? Rien, presque rien. La vie allait continuer pour lui, tranquille, sereine, douce. Quelqu'un pendant ce temps devol'erait sa misere, dans un coin, desheri1e de tout. Entre les pages a moitie coupees d'un livre sortait Ie manche d'un poignard ; Rene Ie lui avait prMe la veille, a peine s'en Hait-elle servi. Elle fit ployer la lame, regarda l'acier miroiter. Sa main fremit; dans la masse brune de ses cheveux, des fdssons pa~saient. La vengeance, Ie monde ... Ah ! quoi done, quoi'?

Tout pres d'elle, un grand crucifix et.endait les

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Sl.U LES THEORIES DE TAViRNELLE

bras. De son regard mourant, ilIa fixait. ~:lIe jeta Ie poignard sur la table. C'etait lini. Elle ne cherche": rait pas a se venger elle-meme; Dieu sans doule se chargerait de ce soin.

La jeune fiUe sonna.

-Priez M. Ie baron de venir me parler.

Elle l'appelait. Dans un moment iI serait la, de

vant elle. Tout a l'heure encore, elle croyait impossible de soutenir sa vue... mais cela valait mieux ainsi. Une explication decisive; quelque chose de net et de tranchant. Certes, si quelqu'un au monde avait Ie droit d'elever la voix, c'etait elle. Muette pour les autres, pas pour lui. Ce que serait I'entrevue, eh bien, il n'y Callait pas songer d'avance. Elle ne redoutait plus ses brutalites; prevenue, 'elle savail a queUe esp~ce d'homme elleavait affaire. Elle Ie forcerait toujours au respect s'il s'avisait ... non, il ne s'aviserait pas.

Un Cr61ement se fit entendre a la porte.

-Entre, mais entre donc I cria-t-elle.

-Madeleine!

Elle poussa un rugissement. Rene, pas tiaetan!

Rene I Qu'est-ce qu'it venait faire ici, lui? Comment resisterait-elle a la douceur de sa voix, aux flammes de ses yeux, ala revolte de son propre coour qui la poussait dans ces bras adores? Et I'autre qu'elle avail appete!

-Toi, toi I Mais je n'ai pas besoin de toi. Va-fen.

-Qui done attendais-tu ?

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LES TH~;OR'ES f)E TAVERNELI.E :l4:l

-Ce n'est pas toi. Je ne veux pas te l'ecevoir.

-Pourquoi?

-Ah! jadis tu ne me poursuivais pas ainsi. Je n'ai aucune explication ate donner. Va-fen. -Madeleine, je fe conjure de te calmer. Je suis venu, parce que je souffre.

-Tu souffres? Et moi donc?

-Moi, c'est par toi. Que t'ai-je fait?

-Tu m'as fait sentir que je suis une creature perdue. Sans cela, tu ne t'obstinerais pas a rester dans rna chambre. Eh bien! ceUe perdue est petrie d'orgueil, apprends-le. C'est tout ce qui lui reste. Et cet orgueil, cria-t-elle en eclatant d'un rire nerveux, tu ne sais pas encore quel il est. Il etouffera tout, il te broiera Ie creur.

Rene l'ecoutait, si effare qu'elle en fut interdile. Comme elle Hail cruelle! Qu'elle soutJraitde ntre! Mais il fallait pulvel'iser leur amour, a tout prix guerir Rene. Dans l'amere voJuple du sacrifice, elle s'enfoncait Jes ongles aUI paumes des mains, se mordait les levres pour ne pas crier: « Mensonge! Je t'aime! ) car jamais elle ne l'avait tant aime. Defaillant au dedans d'elle-m~me, elle forcait son visage a des impassibilites de dedain, ses mots ades hypocrisies feroces.

-Hier, j'etais pure. Je te jurais une eternite de bonheur. J'ignorais la vie. Je la connais maintenant. On m'a dessille les yeux. Je ne t'aime plus, fais comme moi. Tue la passion, la mienne est morte.

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:H4 LES THEORIES DE'TAVERNELLE

-Ce n'est pas toi qui parIes, Madeleine. POUJ'quoi me chasser? Qu'as·tu? Delmis hier, j'ai lant souffert, je ne pensais pas pouvoir souffrir davantage, J'ai voulu appuyer rna douleur contre la tienne, Peines et joies, ne devions-nous pas toul partager? Tu me repousses, je n'ai pas a m'imposer. Mais ce que je l'ai donne, je ne Ie reprends pas. Je t'adore. Je te venere comme une sainte, comme un~ martyre. Quand tu auras besoin de moi, je serai toujours pret, ton frere, ton ami, ton fiance, ta chose. Elle fit un gesle viole nt p our l' inter rompre, II continua: -Quand tu voudras mon creur, tu n'auras qu'a Ie baisser. II est la, par terre, a tes pieds. Foule-Ie, tue-moi, c'est ton droit. Je n'aurai pas un murmure, tu n'entendras pas une plainte.

Madeleine se detourna. De grosses larmes noyaient ses yeux. Elle ne voulait pas les monlrer. Lui aussi r dans sa douceur angelique, etait cruel. II opposait l'inebranlable tenacite de sa passion, comme PQur augmenter leur desespoir, au moment 00 elle devait Ie repousser sans pitie... Rude asa faiblesse, elle dompta l'emotion :

-Si tu dis vrai, prouve-Ie, quitte.moi.

Rene se dirigea lentement vers la porte. Mais Gaetan etait debout sur Ie seuil. Le fiance de Madeleine jeta les bras autour du COll de son frere, appuya la tMe ason epaule:

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LES THEORIES DE TAVERNEr.U'~45

-Je voudrais mourir.

Le baron de Jalnosse no sourcilla point. II commencait acomprendre. II serra Ie martyrise contre lui, comme pour Ie preserver. Helas! Ie preserver. Comment, s'il avait Jevine juste ?

Un acces de rage jalouse transporta Madeleine. Rene lui appartenait ; Rene, comme elle, etait la vicLime de cet homme. Et iI se jetait, cOllfiant, dans ses bras! D'un mouvement de lionne, elle l'en arracha.

-Sois un homme! commanda-t-elle. Les lAches seuls ont besoin d'appui. Va, Rene. Laisse-nous.

Madeleine et Gaetan se Irouvaient face aface. Surexcih~e par sa lutte contre Rene, contre el\e-m~me, la jeune fille perdait la tete, alteree de vengeance. Ses yeux sur la table chercherent Ie poignard que sa main caressait tout al'heure. Frappe par un reflet du jour, il brillait dans l'omhre avec une lueur douce d'etoile. Gaetan avait suivi Ie regard; il alIa prendre rarme, et, la lui presentant:

-To as peur de moi. Tiens.

-Ne me tente pas.

-Tu me rendrais service.

Elle laissa tomber Ie poignard. Lui, s'etait incline.

-Pardon, Madeleine!

-Jamais.

-Je suis un fou.

-Un monstre.

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146 LES THEORIES DE 'l'AVERNELLE

-Oui.

-Tu me Cais horreur.

-Mais tu me permets de parler devant toi,

puisque tu m'as appele. Laisse-moi parler. Laisse

moi te dire. Aujourd'hui m~me, rna mere va l'ap

prendre de moi : Madeleine, je t'aime.

-Miserable!

-Je sais. Tu as raison. II faut pourtant que je

finisse. Tu vas comprendre. Je suis tombe dans un

gouffre, je t'y ai entrainee, je veux nous en tirer

tous les deux. Aucune trace de tletrissure ne doit

rester aton front. Je n'ai qu'un moyen: te couvrir

du nom de mon pere, te confier la garde.de rna.mai

son. Consens if. devenir rna femme. Je n'aurai rien . rachete; du moins je t'affranchirai de mon crime. Tant qu'il te sera odieux de me voir, je disparaitrai.

Tu ne me tendra~ la main que si tu m'en trouves

digne un jour.

Son accent vibrait de caresses emues. II avait en

ce moment ce charme souverain qui desarmait sa

mere. Ses yeux magnifiques se levt\rent, tres doux,

sur Madeleine.

-Fais-moi l'honneur de devenir rna femme.

-Tu vas partir.

-Bien.

-Tout de suite.

-Mais d'abord..•

-Sans retourner la t~te, sans dire une parole.

-Madeleine!

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LES THEOR\ES DE TAVERNELLE !U7

-Assez. Tirer de la fange Ie baron de Jalnosse! Certes, voila de quoi me tenter. Faire de ce forban un homme, une ~me de cette brute, la glorieuse entreprise I Eh bien, je ne suis pas a la hauteur de la t~che. S'il te faut mon aide, n'y compte point.

Les mots sortaient en simant de ses levres et souf~ fietaient Ga~tan, qui l'ccoutait, sombre, Ie front empourpre. La main convulsive du baron pressait sa poitrine. Pour la premiere fois, la volonte triomphait de son orgueil en revolte. Tout ce mepris, ille meritaif. Comme iltombait, large, souverain, implacable!

Ce Cut d'un ton tres humble qu'i1 repondit:

-Alors tu refuses de porter Ie nom de mon

pere?

, -Le nom de ton pere ? Ecoute, j'allais Ie pren

dre, parce que j'aime...

Il eut un eblouissement. Ses joues devinrent Ii

vides. Sa respiration se precipita. Jusque-Ia, iI avait

repousse avec rage ses soupcons; cette femme, it Ie

sentait, I'allait ecraser.

-Ah! tu comprends? Oui, j'aime. Et, pour me

jeter dans la boue, tu as choisi Ie jour OU je venais

d'~tre fiancee a ton frere.

Ga~tan poussa un cri terrible et chancela.

-Rene!

-Rene. Voila mon amour, voila rna passion.

Lui, m'adore, entends-tu? Cela est vieux comme

nous, eternel comme Dieu, pur comme nos deux

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i4S LES THEORIES DE Tt\VER?(ELLE

ames. L'ai-je assez torture tout Ii I'heure pour lui arraeher cet amour souille par toi! Helas! helas ! rien n'y fera. Et je ne peux plus Mre sa femme. Astu cru que je cachais ton nom pal' pilie pour ta mere ou ta grand'mere? Allons donc! C'est pour lui, pourne pas Ie tuer, que je ne t'ai pas nomme. n serait mort sur Ie coup. Maintenant, je dois mentil', feindre une hypocrite indifference, Ie repousscr quand ses bras se tendent vel'S moi, quand je donnerais rna vie pour une etreinte de lui. Ah! je pleure devant toi ; triomphe, Gaetan ! Je pleure sur moi, je pleUl'e sur lui; repais-toi de mon desespoir. 11 te venge de mes dedains, mais il te venge sur Rene. A I'heure OU tu m'as faite ta victime, lu t'es fait son bourreau.

Devant Ie bal'on de Jalnosse Ie desaslre s'etalait, irreparable, navrant. Deux vies brisees sans retour, et I'une, celie de Rene! II comprenait tout: Ia joie du matin Ia veille, Ies emporlements de rage Ie soir. Ces mots lui sonnaient Ii l'oreille: «Ftit-i1 mon frere, je l'egorgerai! » S'il avait su, it aurait eu Ia force de repousser la folie. Repousser, cela se pouvait donc? Pour Rene, oui ; pour I'honneur, non. Pas m~me un essai. Tout l'autrefois defila dans son cerveau. II se voyait enfant, petit; protegeant Rene.1I l'avait serre contre lui, un jour qu'on emmenait dans un cercueille corps de leur pere. Si pourtant I'Ame existai~ celie-Iii devait voleter avec borreur a travers les corridors de Pontalnauve. La scene de l'agonie

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 219

palernelle se reconstilua. Ces yeux desotes, fixes sur eux, lisaient-ils l'avenir, sa honte, Ie malheur commun? Une larme les avait eteints. II se rappelait ... L'etranglement !l'une emotion Ie serrait a)a gorge. Gaetan passa la main sur son front; il y sentait l'empreinte de la croix posec, ainsi qu'un bouclier, par Ie moribond. Ce symhole de rachat, il l'avait rejete; qui donc Ie racheterait, lui? A l'heure on tout sombrait par sa faute, soudain la croix, des lointains souvenirs sacres par la lombe, surgissait comme un temoin pour courber l'orgueil, presque

comme un appui pour diriger dans les tenebres.

Madeleine s'obstinait, impitoyable, quoiqu'elle Ie vii pantelant, aneanti:

-Tu partiras avec M. de Barencourt.

II eut un sourire etrange. II examinait Ie poignard, tombe aux pieds de la jeune fille. Elle n'en avait pas voulu. So-n visage prit une expression calme, joyeuse.

-Soit I repondit-il.

Et, redressant la t~te, il s'eloigna, l'air resolu.

Yom; eussiez dit que rien ne s'Mait passe entre

ceUe femme dl'oite, hautaine et cet homme ecrase

par un coup de foudre.

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VII

Pres de la table du salon desert, M. de Barencourt reoechissait. Le Figaro tomba de ses mains. Son esprit s'absorbait clans les evenemEmts de la veille. Sa profonde affection pour Madeleine et Rene saignait. La douleur de ce dernier lui avait decouvert leur amour; la catastrophe, 00. brutalement se brisaient lant d'espoirs, Ie tenait encore sous I'angoisse du premier bouleversemenl. Des Ie matin, Berthe' s'etait rendue chez Tavernelle; il l'J avait accompagnee et laissee. Mais en face de la lliaie atroce, que pourrait une tendresse de sreur? Paul songeait atoutes ces ruines entassees, il se sentail impuissant contre elles.

Un pas Ieger Ie th'R de sa reverie.

D'un mouvement d'involontaire epouvante, il reprit Ie journal qui trembla entre ses doigts: fort calme, Madeleine se penchait sur son epaule. II ne savait que dire, balbutiait au hasard : «Ma pauvre enfant! rna pauvre enfant! » Les traits de la jeune fille perdirent de leur assurance. Elle souffrait de

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LES TH)~ORlES DE TAVERNELLE ~5t

se montrer ainsi, dans Ie plein jour du salon, avec l'allure des lemps passes. Mais il Ie fallait.

-Oui, une pauvre enfant lit-elle d'une voix presque indistincte, comme pariant en r~ve, atravers Ie cauchemar de choses vaguement entrevues.

Barencourt osait a peine lever les yeux. Elle demeura muette, puis, tres bas:

-Je viens vous demander un service.

-Tout ce que vous voudrez, Madeleine.

-Quand partez-vous?

-Je ne pars pas.

-II faut partir.

-Bien. Quand?

-Le plus tOt· possible.

II l'examinait de son clair regard loyal. Singu

liere demande! Est-ce qu'il la g~nait, devenu Ie

confident de sa pudeur trahie? Etail-ce une revolte

chez la vierge brisee, une colere de ne pas avoir sa

seule famille pour temoins des hontes venues?

Madeleine ajouta :

-Emmenez Gaetan. Tont de suite.

-Gaetan?

Ses paupieres battirent. Un flotde sang avait cou

vert les joues de Madeleine.

-Oui, Gaetan, Ie baron de Jalnosse. Et pas un

mot arna tante, amon pere, surtout aRene. Qu'ils

ignorent tout ceci•..

Barencourt fit quelques pas dans Ie salon. Un pan de voile tombait, lui demasquant un coin de la verite.

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~5~ LES TH~ORIES DE TAVEI\:'iELLE .

Pourquoi? . demanda-t-il, revenu pres de la jeunc filIe et s'arr~tunt brusquement devant elle. Pourquoi ce depart? Pourql1oi ce silence?

Madeleine eut un geste de decouragement impatiente.

-Qu'importe? Je suis malheureuse. Je viens a vous pour ulleger ma peine, avec ~onfiance, comme it un pere. Si vous ne voulez pas, refusez; mais au nom du bon Dieu, pas de questions.

Paul fronea les sourcils, quelque chose comme uh sourire de mepris terrifie mordit ses leues. Gaetan! Le disciple de Tavernellc !

-Me suivra-t-il?

-Je Ie veux. D'ailleurs il me l'a promis.

-Vous lui en avez parle? .

-Oui.

-Quand donc?

-Tout it I'hel1re.

{Tne sueur froide perlait aux tempes du marin.

-Et ce depart?

-Demain, aujourd'hui, al'instant. Menez-Ie loin. Entre nous et lui, mettez des mers, des mondes.

-C'est irrevocable? .

-Irrevocable.

Paul se croyait Ie jouet d'un reve. Ce qu'il comprenait, est-ce que ce n'etait pas impossible? II vit Madeleine chanceler, on marchait derriere lui. II se retourna : Gaetan et Rene s'avancaient. Alors, bftissant encore In voix :

LES THEORIES DE TAVERNELLE

253

-Ai-je votre double promessc? demanda-l-elle.

-Vous l'avez, Madeleine.

Elle alia s'asseoir d'une allure tres tranquiUe ala table ou la veilIe encore . elle faisait ses h'avaux de jeune fille. Lui, cherchait arepousser la verite. Les freres l'avaient rejoint tendant la main, lui disant bonjour, Gaetan, la mine hau Le et fiere comme autrefois, Rene, triste mais calme, pareil a une victime resignee. II repondit, sans savoir, fascine par Ie spectre entrevu. Les deux jeunes gens ne remarquerent rien. La fievre accablait Rene; Gaetan l'entourait de plus de sollicitude encore que d'habitude, Ie couvrant du regard avec une expression de tendresse inquiMe, lui parlant avec une gl'ande douceur d'accent. Rene s'etait assis a quelques pas de Madeleine et Gaetan restait la, pres de lui, pour Ie distraire.

Baren court alla s' adosser a la ch~minee. La douairiere venait de prendre sa place accoutumee dans son vaste fautellil. Le marin se demandait si ses oreilles ne l'avaient pas trompe. II contemplait labas les deux freres franchement unis, Madeleine paisible en apparence.

Sous ce tableau fl'ais, pur, serein, un drame se cachait, un drame poignant, de la boue et des larmes ! Est-ce que la jeune fiUe redoutait d'autres violences, ou commencait-elle les represailles? Jusqu'ou iraientelles? Oh! mais il n'y pensait pas, accuser Gaetan sur un mot peut-etre mal compris ! En verite, Madeleine Ie chargeaiL d'une lourde responsabilite morale;

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!lSi LES THKORIES DE TAVERNELLE

il ne la pouvait assumer ainsi toul seul. Mais it qui parler? 1l1'avait promis: ni aTavernelle ni aBerthe ni a Rene. Reslail }'aieule et Gaetan, Gaetan, cel indechiffrable, ce sphinx, emporte, brutal, en qui jusqu'il celle heure il avait crn, lui, Ie marin naif, malgre la bizarrerie mauvaise de ses doctrines. Soil, il s'expliquerait avec lui... de quoi ? D'un ordre de jeune fille? L'autre hausserait les epaules. A moins qu'il ne se soumit? S'il se soumettait, que lui reprocher? Sur quelles donnees, sur queUes bases s'appuyer? L'amour, tout comme la haine, pouvait ~tre Ie mobile de mademoiselle Ta\"ernelle... Alors ?

Paul s'inc1ina vers l'aieule. Les vieilles femmes ont souvent la divination des choses; SOlllme toute, I'experience est un instinct de memoit~e. Si pourlant la douairiere soupconnait... .

--Madame, dit-il, je quitte incessamment Pontal

nauve. -Ah? -Je voudrais emmener Gaetan. Vous y opposez

vous? Elle leva SUI' lui un regard trouble. -Une bien prompte determination, mon ami. -e'esl vrai. -Vous deviez partir al'automne seulement. -11 faut que je m'en aille plus tOt. .. avec Gaetan. -11 faut? .-Madeleine vient de m'en prier.

La douairiere se dressa toute droite, les yeux fixes.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 255

Surpris, les jeunes gens se retournerent, tandis que

Barencourt balbutiait : ~De gr~ce, calmez-vous ! 11 Mait aussi pUb qu'elle: I'aieule savait comme lui! Elle retomba IOlll'dement sur son siege et se cou

vrit Ie visage de ses deux mains, repetant Ie m~me mot invariable, sur la note monotone d'un desespoir hebele:

-Horrible! horrible! Gaetan et Rene s'avancerent, inquiets. Un regard de Madeleine avait fait frissonner Ie ba

ron de Jalnosse. CeUe femme foudroyee la, ployee sous l'effondrement, il Ie devinait: c'etait lui qui venait de la frapper par Barencourt, par Madelein~. Madeleine faisait ses premiers pas dans la vengeance. Comme elle etait pressee ! La douairiere ecrasee, Ie vieil ami derait, debout ases cOtes, Ie vouaient au mepris. Que lui resterait-il bient6t ? Mais la resolution du

. matin lui rendit son calme. Sans colere, fermement, it fixa la jeune fille, .Ne pouvait-elle lui laisser un jour? Ce dafi muet exaspera Madeleine. Elle selevail, prMe a eclater, faisant un pas vers lui ... elle resta elouee au sol: en face d'elle, sa tante Berthe, son pere enlraient. Toute la famille se trouvait reunie. Etait-ce Ie moment de dechirer les voiles, de frapper tant d'innocents pour alteindre un coupable? Ses deux mains etreignaient sa poitrine ; la haine, sans issue au dehors, l'etouffait. Elle tomba dans les bras de Tavernelle, ademi p~mee.

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~5G LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Sois forte, dit Ie pere, si tu ne veux me voir mourir de chagrin. Cette voix brisee, en meme temps qu'eUe navrail Gaetan, ranimait un peu sa viclime.

-Compte sur moi, chuchota Madeleine.

-Merci. Nous autres, nous te vengerons, n'eslce pas, Gaetan ? ajouta Luc, en s'appuyant sur son neveu.

Le baron de Jalnosse repondit assez haut :

-Oui, mon oncle.

~Iadeleine ne put retenir un geste de colere.

Cependant l'aieule sortait de sa torpeur. Sa grande laille, ecrasee par l'Age, se redressait; sa pupille brillait d'une lueur de fievre en sa face blanche comme celle d'une morle.

-Gaetan ! appela-t-elle.. Le petit-fils approcha. Une emotion poignante l' envahissait. -M. de Barencourt quitte Pontalnauve. II me

demande de te laisser Ie suivre.

-M'enlever mon enfant! s'ecria Berthe.

-Dis a ta mere que c'est toi qui veux partir, interrompit la douairiere.

-Ingrat ! fit Rene.

Le baron serra la main de son frere, it la broyer. Tavernelle etait stupMait. Cette nouvelle Ie frappait d'un coup inaUendu. Gaetan, son eleve, Ie gendre de ses reves, fuyail Madeleine deshonoree. C'etait clair. Encore une manreuvre de la douairiere. Elle etail

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LES TH EOR IES DE T AVE RNELLE 257

incapable de toIerer un mariage dont aujourd'hui Ie monde -son monde, aelle -gloserait; tandis que les braves gens... queUe pitie! II prit Ie jeune homme par Ie bras, l'entralna dans un coin:

-C'est serieux ?

-II parait.

-Tu vas?

-Je l'ignore.

-L'idee vient de toi ?

-Mais...

-Reponds.

-Pourquoi me demandez-vous cela ?

-Parce que je ne crois pas que tu l'aies eue de toi-meme. Dis-moi que c'est un ordl'e. A ton age, on ne commet pas de Iachetes, on les subit. Regardemoi : tu aimes Madeleine.

-MOil onele !

-Ta grand'mere s'en doute et te renvoie. Allons, c' est eela, dis? -Je vous assure ... -L'aimes-lu ?

-Qui.

-Assez pOUl·I'epouser... quand meme?

II y eut un moment de silence. Le baron hesilail. Quel allie lui serail Ie pere, s'il confessait la verite! Madeleine obligee d'obeir, son crime ... Trois mots lui revinrent au ereur: «Je voudrais mourir! b Rene les disait ce malin, Rene, qu'il avail desespere; pouvail-il Ie desesperer un peu plus? Mieux vaJait

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~~ll LES THEORIES DE TAVERNELLE

mentir a son oncle : ce serait une autre face de l'ex

piation. Il repondit :

-Non.

Tavernelle Ie toisa du haut en bas, eut une dedaigneuse inclination de tete et sortit en faisant claquer les portes, suivi d'un long regard intraduisible de sa fille.

-Je donne mOil consentement, declara l'aieule, dont les yeux noirs, froids, meprisants, s'enfoncaient jusqu'a !'Arne du baron.

-Je suivrai M. de Barencourt. Merci, Monsieur, de m'accepter.

Le marin essaya de sourire, mais ses traits garderenlleur contraction d'horreur. Gaetan ne pouvait plus se faire illusion: il avait un juge en cet homme, un juge implacable. · Et sa mere qui circonvenait Paul, lui parlant avec feu, suppliant, trouvant ceUe separation trop brusque, pauvre femme si tendre et si faible, seule a l'aimer a ceUe heure, avec Rene! Encore tous deux l'aimaient-ils, parce qu'ils ne savaient pas... II se tourna vers la douairiere :

-Alors je quitte Pontalnauve ?

-Oui.

Ce mot sec, ce brutal acquiescement tombait comme une condamnatioll supreme. Gaetan courba devant I'aieule haulaine sa belle tete mtHancolique.

Son bras s'arrondit autour de la taille de son frere :

-Viens, mon Rene, dit-iI. Allons revivre ensemble mes dernieres heures de I'autrefois.

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LES THEOnIES DE TAVERNELLE ~j!l

Pendant que tous deux s'eloignaient : -Un Jalnosse, murmura la vieille baronne, Ie fils de Henry 1 J'en mourrai.

La journee passa lentement. Berthe fut surprise de rencontrer chez sa belle-mere une roideur qU'elie ne lui avait jamais vue; chez Paul, si respeclueux, si tendrement devoue toujours, une g~ne qu'it dissimulait mal. Barencourt cherchait a l'eloigner de Gaetan, evitait de parler de lui. La pauvre femme, vaguement inquiHe, senti! une angoisse inconnue l'oppresser. Avec son fils, son premier-ne, tout ce qui avail ete joie autour d'eIle devait-il ainsi s'en alIer? A la douleur de Tavernelle et de Madeleine, parlagee par elle, une autre s'ajoutait au fond d'eIlem~me, sourde encore, faite de craintes mysterieuses, l'apprehension de se voir tout 11 coup arracher de la poitrine son creur, ses fils. La' soir, elle les rejoignit

sur Ie canape ou I'un pres de l'autre its causaient. -Pourquoi nous quitter, mon Gaetan? -Ah! puisqll'il en a Ie courage, ne Ie lui 6tez pas,

rna mere, dit Rene. Desormais Pontalnauve sera SI

triste ! -Oui. Comme tu vas nous manquer ! -II etait dOlJx de vivre ensemble, soupira Ie

baron de Jalnosse.

-NOliS no us appuyions, moi SUI' ta force, toi sur ma tendresse, POUl'quoi ne sommes-nous pas restes petits, ignorallts des miseres humaines, nous suffisant tout seuls, elant notre unique horizon?

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260 LES THBORIES DE TAVERNELLE

Sa voix avait des notes navrees; BOl'the en tressaillit jusque dans ses entrailles. Esl-ce qu'il songeait a ses paroles? D'ou lui venait ceUe trislcsse? Sa jeunesse elait encombree d'espoirs, a que! propos evoquait i1leur enfance avec amertume ?

-Laissez-Ie, ma mere, ne Ie questioRnez pas, fit doucement Ie baron.

-J'avais tort, je mens, repriL Rene, dont les joues se creusaienl, tandis que des yeux il cherchait Madeleine. &Ion enfance heureuse ? Hier encore, je ne I'eusse pas echangee contre Ie present; je ne l'echangerais pas aujourd'hui : plus la soulrrance est atroce, plus elle est sacree.

-II faut l'aimer double maintenant: pour vous, mere, et ... pour moi, balbutia Gaetan.

Ii s'etait agenouille devant Berthe, baisant ses mains. II demeura laquelques instants, noye dans des reveries. Pendant que les levres de madame de Jalilosse effleuraient ses cheveux, lui, la gorge serree, avait des epouvantements. II se leva, enveloppa Rene d'une etreintc. Ses yeux noirs brillaient, mouilies de larmes. D'un pas rapide iI s'eIoigna, rejoignit la douairiere.

-Rene tousse beaucoup. Hier, sous la pluie, il a

pris mal. Je n'ose en parler it ma mere, elle s'ef

fra~·erait. II est Ires change.

-Le moral (lui soulrre, dit gravement la douairiere. -Alors il sera bienlOt gueri, continua Gaelan

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 261

avec une energie sauvage, un accent si profond que Barencourt remue eut peur.

11 fit un pas, voulant se rapprocher encore, l'aJeule reculaj Ie baron eut un sourit'e resigne. II contempla de nouveau les silhouettes de sa mere et de Rene perdues dans I'ombre, a I'autre bout du · salon, puis iI se tourna du cMe de Barencourt en s'inclinant et se dirigea vers la porle.

Depuis Ie commencement de la soiree, Ie marin l'observait. Sous ce calme une plaie profonde, de cuisants remords se devinaient. Cerles, il y avait lit un grand coupable, il y avait aussi deja une expiation bien rude. Cet enfant n'etait pas seul responsable de tous les malheurs accumules en une minute d'egarement. Dans Ie crime quelqu'un avail droit ala part la plus lourde. Ce quelqu'un s'appelait Ie pere! Qui, Tavernelle, Tavernelle, complice inconscienl mais certain, Tavernelle, avec ses theories degradantes qui dechainaient les instincts mauvais. Gaelan n'elait pas un scelerat de naissance. Tout aI'heure encore il semblait avoir pleure. L'on voyait ses efforts pour dompter son emotion. Les scelerats ne s'emeuvent de rien . Tavernelle avait empoisonne son esprit, lui avait Me ses croyances, ses principes, son Dieu, Ie livrant ainsi tout nu aux passions. L'ablme prepare, la chute Hail fatale. Au bord de l'exil, dans les brisements du creur, les vieilles lecons paterneUes reprendraient peut-~tre Ie dessus, victorieuses du naufrage. Barencourt esperait. Il se donnait pour tache

15.

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!l6~ LES tHEORIES DE TAVERNELLE

d'aider au relevement. Qui sait si Ia vie ne lui permettrait pas unjour, plus tard, de ramener aBerthason fils lave de sa faute?

Un silence profond engourdissait Ie chateau. Depuis longtemps, toul Ie monde avait gagne ses appartements, sauf Ie contre-amiral reste pres de Rene, dans la chambre du jeune homme, lui tenant ~ompagnie, preoccupe de sa morne tristesse. Rene s'etait jete tout habille sur son lit. II n'avait plus la force de se mouvoir. Une sorte de lethargic Ie couYrail, une grande roideur des membres avec (les crispations aux tempes, des elancements derriere Ie crane.

-On dirait de Ia ferraille remuee Ia-dedans, soupirait-il, en essayanl d'indiquer Ie front. Sa main s'arrMa au milieu du gesle et retomba sur la poilrine.

Barencourt n'osait appeler. Tont ce pauvre monde avait besoin de repos. D'ailleurs ce ne serait rien sans doute: une reaction qui s'operait, la nature surmenee qui reprenait ses droits. U resolut de passer la nuit a ce chevet. Une lampe jetail ses lueurs a travers la piece, i11'eloigna du lit. Le lit plongea dans Ia penombre, ne dessinant plus que la blancheur des draps et sur' leur neige Ie vague d'une forme noire etendue. Paul se coula au fond d'un fauteuil. Il resta la, guetlant ce commencement de sommeil qui ressemblait ala mort.

Parmi la solennite de la piece, un bruit courut,

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LES THKORIES DE TAVERNELLE ~6:1

un grincement de porte sur ses gonds. Les yeux fixes, la pupille dilatee, Gaetan s'avancail, glissait comme un fant6me, pareil a un somnambule, ne voyant rien devant lui, autour de lui, guide surtout par l'instinct. II s'am~ta brusquement. Rene, les joues en feu, l'baleine courte, ne sortait pas de son immobilite; mais deux larmes coulaient de ses paupieres closes. Sous l'aneantissement de la matiere, l'esprit veillait. Gaetan, courbe, en extase, interrogeait cette inertie souffrante.

Barencourt pressentit un drame. II retenait sa respiration. Son crour battait ase rompre. II etait gene. IL se trouvait de trop, lui, l'ami du pere et de l'oncle, dans Ie rapprochement de ce remords et de ce desespoir.

Un phenomene etrange Ie dressa sur ses pieds : Gaela.n venait de jeter la lete en arriere, avec un mouvement de machine disloquee. Sous les ·clarles de la lampe, il montrait un front lendu, une prunelle fixe, une orbite cave. Les joues se conlractaient, les angles des levres tires en dehors. c..:e rictus lordit la machoire. e'etait hideux. Toule la face, d'une lividite de cadavre, suait l'angoisse.

Soudain Ie corps s'affaissa.

Barencourt s'clait precipile. La, par terre, riant toujours son rire sinistre, disant des mots entrecoupes, (jaetan gisait tout de son long. Des spasmes frissonnaient sur lui, des seeousses convulsives galvanisaient ses muscles roidis. 11 faisait des efforts

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!6' LES THEORIES DE TAVERNELLE

pour changer de place, se lever ... une impitoyable main semblait Ie douer, inerte, sur Ie dos. L'reil dans l'orbite creusee s'enfoncait par degres, ayant une expression de stupeur, comme la conscience de ce qui se passait, vitreux pourtant et ne se detachant pas du regard effare de Barencourt. La figure gonflee prenait des colorations soudaines. La respiration breve, saccadee, avait un sifflement de rAle auquel repondait Ie souffle haletant du frere cndormi.

Paul crut qu'il deviendrait fou. Que faire? Pas un aide, pas un secours. II saisiL Ie moribond de ses bras robustes, en chargea ses epaules, fremissant de sentir tout acoup la detente des muscles. Est-ce que Gaetan serait mort? Du pied, il enfonca la porte qu'av.ait refermee Ie jeune homme en entrant et se trouva dans Ia chambre du baron de Jalnosse. Son fardeau depose sur Ie lit, il courut chez Ia douairiere.

-Vile, Madame, venez.

-Qu'y a-t-il ?

-Ne faites pas de bruit, vous donneriez l'eveil.

Madame de Jalnosse Ie suivit. Encore un malheur?

Les autres, depuis Ia veille, n'etaient done pas suffi

sants!

Paul tendit l'index:

-Regardez.

L'a"ieule blemi t.

-Qu'en dites-vous, Madame?

De nouveau Gaetan setordait.

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LES THEQRIES DE TAVERNELLE 2G5

-Qu'allQns-nous faire ? ajoula BarencQurt.

La baronne demeurait immQbile, alterree.

-II s'est tue, dit Ie marin.

La vieille femme seCQua latele. Elle ne croyait pas au suicide. Un autre malheur, soit; un second crime, nQn. Le marin s'elanca vers Ie cordon d'une sonnette. Madame de J alnosse posa Ie bras sur sa main etendue.

-N'appelez pas.

-II se meurt.

-Le doigt de Dieu !

Barencourt eut un vertige. Cette femme l'epouvantait. Accepter ainsi la mort? Impossible. Quel que flit Ie crime de Gaetan, puisqu'il agonisait, encore fallaH-i! venir en aide a ceUe agonie. 11 avait trouve raieule agenQuilIee sur SQn prie-Dieu; elle y pleurait l'honneur de la matson de Jalnosse, elle y demandait Ie secours d'en haut. Devant les convulsions de ce cQrps jadis adore qui se soulevait tout enlier en des secousses terribles, faisant craquer Ie buis, voila qu'elle croyait sa priere exaucee, Ie secours venu! Et SQn regard se rivait a son petit-fils. L'acces redoubla de violence. C'etait une des formes les plus effrayantes du !tilanQs, l'armature humaine ployee en deux, la base du crAne cherchant les talons. La mtlchoire multiplia ses grimaces sinistres, masque du rire pose sur des affres. Les pieds contournaient leurs PQintes l'une vers I'autre dans une rotation hideuse, avec la rigidite d'nne barre de fer. La peau

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!!66 LES THEORIES DE TAVERNELLE

se couvrit de taches bleuatres, violacees. Les yeux saillaient sans pensee, sans regard. Et, Ie souffle paraissant suspendu, cela faisait un spectacle terrible que cette vie remuante d'un corps humain mort peutetre.

-, Madame, Madame, conjura BareDcourt, Ie laisserons-nous mourir'

-Que pouvons·nous contre les decrets de la Providence? Elle a pitie du remords. lnclinons-nous. 11 faut un pretre.

-Mais s'il peut eire sauve! ...

Son regard venait de tomber sur une coupe en bois des lies, posee a cOte d'un verre d'eau a moitie plein, oubHe lao Dans la coupe, la blancheur de cristaux prismatiques. Barencourt y mit les levres. C'etait d'une horrible amertume.

-Tenez, vous av('z dit Ie doigt de Dieu, Madame. II fallait dire la volonte de Gaetan. Dieu permet-il Ie suicide?

-Un poison?

-La strychnine.

~ Une lachete ! DOUS n'avons pas Ie droit d'etre complices. Secourons-Ie.

Soudain, se reprenant ~

-Mais alors, si I'on vient ici, I'on va voir, savoir. Tout Ie mODde comprendra.

-Fiez-vous a moi. Je D'ai besoin de personne. A nous deux, DOUS suffirons. Maintenant que je connais la cause du mal,tout est sauve... s'il n'est pas trop tard.

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LES TIIEOlllES DE TAVERNELLE 267

Pendant qu'il jetait ces mots, Barencourt avail commence deja l'reuvre de salut.

Deux heures apres, Gaetan se souleva, regard a nutour de lui avec effarement. lIne 5e souvenait plus. II etait surpris de voir a ses cOtes Paul si" profondement trouble, sa grand-mere si tragiquement pAle.

L'eclair de la memoire sillonna son cerveau. Sa journee d'agonie la veille, ses dernieres heures passees pres de Rene, Ie mepris de Madeleine, Ie mepris ~e l'aieule, il se rappela tout. II se rappela les tortures sloiquement supportees parce qu'il se ~avait au terme, ce terme assigne par lui-m~me p,our rendre ason frere Ie bonheur qu'il lui avait vole. Pourquoi lui Mail-on la mort? Elle seule pouvait tout aplanir, tout reconstituer. Desormais sa tomhe etait Ie seul point commun OU Madeleine et Rene pussent se rencontrer et se tendre · de nouveau la main. II repoussa Barencourt et madame de Jalnosse, en disant:

-Laissez-moi I laissez-moi ' La vieille baronne se pencha sur lui. L'anxJele avait entin fondu les glaces du regard.

-On ne rachete pas un crime par un crime. Tu es assez pres de la mort pour que j'aie Ie droit de te parler sans rougir ; tu en es assez loin pour que tu aies Ie devoir de m'ecouter. Je Ie defends de recommencer.

Gaetan cherchait a se degager. II repela d'une voix assourdie:

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Laissez-moi I

-Promels-lu?

-Je recommencerai demain, je recommencerai toujours.

-Non I dit la douairiere en·se levant. Tu dois souffrir Ie poids de la vie que tu t'es faite. Tu as condamne les autres ala douleur, c'est bien Ie moins que tu t'y condamnes aussi. N'y a-l-il p-as assez de boue sur Ie cercueil de lon pere? Moi, sa mere, je te defends de mourir, m'obeiras-tu?

--Je ne peux pa~.

~Tu ne peux pas? fit la douairiet'e soulevee d'un reste de degont, la figure empreinte de resolution. Tu ne peux pas? C'est bien.

. Elle s'elait tournee vel'S M. de Barencourl.

-Mon ami, reveillez Rene, je vous prie. Diles-lui que je I'attends ici. -Non, non! s'ecria Ie baron de Jalnosse. -It sera juge entre nous, lui pour qui tu veux te

tuer. Car enfin, si quelqu'un doit prononcer sur ton sort, c'est lui, ce n'est pas toi. Le jeune homme lendit ses mains suppliantes vel'S l'aieule inexorable. -Ne m'Otez pas sa tendresse! Je vous en conjure, ne lui dites rien.

-Choisis.

II inclina Ie front avec desespoir. Madame de Jalnosse repeta de sa voix cal me, froide : -Choisis.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

-J e vous obeirai, begaya Gaetan. -Mon ami, dit la vieille femme en s'adressant au marin, emmenez-Ie aussi vite que possible.

Le jeune homme etait aneanti. Sa tete retomba sur son epaule. II sentait peser la main de Dieu, il ne songeait plus aen nier la puissance. .

En Ie quittant, madame de Jalnosse s'arreta chez l\ladeleine. Mademoiselle Tavernelle etait couchee ; elle ne dormait pas. La baronne s'agenouilla devant elle, humble, prosternee dans la honte.

-Madame, que failes-yous ? .

-1\lon enfant, dit I'aleule, au nom de moo fils

mort, je vous demande pardon du crime.

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VIII

Des mois avaient passe. Le chateau semblail abandonne. Presque tous les volets c10s lui donnaient un aspect desert. Plus d'equipages sillonnant I'avenue, plus de cavaliers ou d'amazonescaracolanl a travers les allees du pare. Les ehiells de garde se taisaieut, ne jetant que la nuit, par intervalles, un hurlement plaintif com me un sanglot. Seuls, Ies mendiants, toujours stirs de trouver pour eux la porte grande ouverte, mettaient ell et III sur Ie perron I'animalion de leur va-et-vient.

Le baron de Jalnosse voyageait dans Ies parages du pOle arctique.

-Encore un heureux, celui-liI.! declara Ie cornte de Solanac devant les habilues du cercle de Montbel qui se renseignaient aupres de lui.

-II a suivi Ie contre-arniral? dernanda M. Laignette. -On ne sait au juste lequel des deux suill'aulre, fit observer Ie vicomte de ChAteau-Marzailles. -Allons done?

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LES THEORIES DE TAVERNELLB !!7l

-M. de Barencourt, eperdument epris de madame Berthe de Jalnosse, s'est, dit-oD, fait econduire en dOllceur...

-Par la reine-mere?

-Qui a charge son pelit-fils de Ie sUl'veiller.

-C'est moral!

. -Et Gaetan, poursuivit Alain d'Eymet, Ceru it blanc par les charmes de mademoiselle Tavernelle, s'est vu momentanement exiler.

-Par la susdite reine-mere?

-Laquelle a prie Ie Barencourt d'avoir l'reil sur lui.

-Precisement, conelut ChMeau-Marzailles.

-Si vous y tenez! avanca Solanac.

-C'est Ia chronique.

-Elle est adormir debout.

-Alors quoi?

-He! bon Dieu! tout simplement ceci : Gaetan voyuj!:e par plaisir. -Dans les glaces? -Barencourt par habitude. -Puisqu'il y avail renonce. -J'ajoute que Gaetan a dix mille fois raison: il

fait partie d'une expedition scientifique assez dangereuse, par cela m6me tres seduisanle pour son esprit d'aventures.

-'-La gloire ou la mort.

-QuelqueCois l'une et l'autre. De plus, jamais il

ne se serait habitue ace cloitre improvise par ma-

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!!ii LES THEORIES DE TAVERNELLE

demoiselle Tavernelle, suhi par la douairiere et la baronne Berthe.

-Celles-Ia ont toujours raffoIe de ceUe vie. -Inacceptable pour Gaetan.

-Rene lui-m~me a trouve Ie moyen d'en tomber malade, dit M. Laignetle.

-Une cardialgie, s'i1 vous plait, fit l'adjoint Frederic, de plus en plus roide dans sa cravale blanche, depuis que les electeurs l'avaienl envoye representer Ie notariat au conseil d'arrondissement.

-Allons !fODC! protesta Solanac. -Monsieur Ie comle, je De puis toIerer que l'on doute de rna parole.

-La, lA, mailre, De vous emporlez pas. Je De doule de rien du toul. Va pour une... comment ditesvous cela?

-Car-di-al-gie.

-Parfaitement. Menons spleen.

-Monsieur Ie cornie, je•.•

-C'e!'t plus facile a prononcer.

-Je proleste, monsieur Ie comte, et je maintiens

mon mot. Cela est excessivement grave. Le medecin

me Ie disait encore ce matin en branlant la t~te.

-Tous les Anes la branlent. Je vou's Ie repflte,

c'est Ie spleen.

-Non.

-Un spleen noir, par exemple. Rien qu'a re

garder Pontalnauve, on en sent les alteintes. Jug('z

done quand on l'habite. Brr!

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ~73

II est certain que, depuis Ie drame oti tant de bonheurs s'etaient ecroules, Ie chateau n'offrait rien de tres recrealif. Madeleine I'avait metamorphose. La jeune fiUe ne paraissait presque plus au salon, ne voulait voir aucun etranger. Quand on la renconlrait par hasard, elle avait un port de tete si haulain, un regard si froid que son abord deconcertait.

-Le papillonnant Solanac s'y est brule les ailes, gazouilla ChAteau-Marzailles.

-De quoi te meles-tu, gamin?

-Voyons, dit Laignette, vous ne nierez pas que vous ne fussiez tres reellement amoureux? -C'est une superbe creature, oui. -Mais la catastrophe vous a petrifie, observa Ie timide Alain d'Eymet.

-Sans doute elle vous aurait donne de l'entbousiasme, avous? -Monsieur Ie comte, une jeune fiUe n'est pas... -Vous allez dire une betise, Frederic. -Responsable des aUentats d'un monstre. -Au demeuranl, un fort heureux coquin, hasarda Laignetle.

-Qu'il vous suffise' de savoir, MessieuI's, declara Ie cornie, que je n'ai jamais songe ame marieI'. Une violente protestation l'interrompit. -Dans tous les cas, je n'y songe plus, -A la bonne heure! -Offrir sa couronne comtale et sa precieuseper

sonne a... tant de notoriete! ricana ChAteau-Marzailles.

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llH LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Jamais de la vie! continua Ie goguenard Laignette. Mais on peut, malgre la ... ({ catastrophe,,: poursuivre Ie cours de ses assiduites, faire du marivaudage. Cela reussit quelquefois.

-Eh bien! vous vous trompez, mon cher. J'ai essayee J'ai parfaitemenf echoue.

La honte n'avait pas courbe Ie front de Madeleine. Pas une rougeur sur ses joues decolorees. Les yeux ne se baissaient point; ils ne s'eclairaient plus, comme autrefois, de lueurs malicieuses et gaies, leur regard un peu morne ne jetait par instants qu'un rellet d'orgueil blesse, mais ils ecrasaient froidement, brutalement, avec une impassibilite desesperante.

Le pays s'etait emu lors du scandale. On avait as

siege Pontalnauve par curiosite autant que par sym

pathie. Au fond, les ames charitables n'etaient point

facMes d'accahler la « chere enfant ) de marques

d'amitie cuisantes a l'egal d'une insulte. Elle

payait ainsi son ephemere royaute. Mais la vieille

baronne avail une facon de couper court aces temoi

gnages qui paralysait les effusions sentimentales, re

tenait les langues les mieux pendues; elle causait

avec Ie plus grand calme de tout, hors de ce qu'on

s'evertuait a mettre sur Ie tapis.. Berthe de Jalnos5e

s'enfermait en une tristesse muelte ou parlait d'un

air navre des voyages de Gaetan. BientOt, d;ailleurs,

Rene dut garder Ie lit; elle ne quitta plus la chambre

de son enfant.

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LES THEORIES DE T AVERNELLE 275

Peu a peu Ie monde oublia Ie chemin de ce cMteau, qui n'avaH plus pour lui de sourires ni de f~tes. Seulement les conversations allerent leur train. Pontalnauve en faisailles frais. Tous les salons des alentours, d'abord emplis de condoleances, de soupirs apitoyes, de bras leves au ciel en signe de commiseration profonde, passarent a des sujets moins tristes. Les baronnes el Madeleine tournaient a I'elat de souvenirs vagues, d'ombres mysterieusement voi

lees; on prit corps acorps les deux frares, avec Ie joli nombre de millions qui les attendait plus lard. Bien des creurs de mares par avance plantaient leurs jaloos. 00 aimait sinceremeot ces beaux jeunes hommes, doubles de beaux sacs

Rene ne songeait guare it l'interet qu'on voulait bien lui porter. Apras avoir lutte avec courage c~ntre Ia marche de In maladie, il avait ete vaincu. II resta longteOlps entre la vie et la mort. Chaque jour, Madeleine, accompagnee de son pare, Ie v.enait voir. Elle s'asseyait au pied du lit, Ie visage impassible, laissant sa tanle soigner seule Ie malade; elle repar-

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::176 L ES TH EORIES DE T AVERNELLE

tait au bout d'un instant, indilferente, distraite, ennuyee en apparence. Elle eut marque plus d'altenlion aun inconnu. Rene Ia suivait des yeux trislement, avec une douceur resignee. Cette altitude IJIessa Ia baronne Berthe Tavernelle, lui-m~me se montra choque; seule, la douairiere n'y trouvait rien areprendre.

Une fois, Ie malade elait atoute extremite, il a.vait perdu connaissance; Madeleine entra, sui vie de Luc. Elle contempla Rene, Ia figure toujours immobile. Tavernelle s'etait courbe, prenant la main pendue au bord d u lit; tout a coup, il fit signe a sa fille de se pencher. La baronne dormait dans un coin de la chambre, aneantie de fatigue.

-Regarde. Je De trouve plus Ie pouls.

Madeleine courut aupres de lui. Ses doigts tremhlanls cherchaienl l'artere. Elle interrogea ce visage hlafartl. On eut dit que deja Ie sceau de la mort s'y ctait imprime. Elle non plus ne trouvait pas les pulsations. Cependanl il vivail encore, sa peau brulait. Allait-il passer ainsi, devant elle, sans un mol, sans un dernier sourire d'amerlume? Un desespoir atroce Ia remua, elle erut sentir la terre s'efl'ondrer sous elle. Convulsivement, ses mains etreignirent celles du malade. Le souffle haletant de ses levres courail sur Ia face du bien-aimc ~

Rene souleva les paupieres. Madeleine se dressa vivement, et, composant son visage:

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LES THEORl E S DE T AVERNELLE 2ii

-Mon pere, vous me l'avez fait eveiller.

Lui, baisail les petits doigts qui tremblaient tuujours et qu'i1 relenail encore. -Madeleine, tu peux me sauver. Elle tueha de se degager, haussa les epallles. -Madeleine, aie pilie! l\lais elle avait repris son air duro Elle s'eloigna.

Rene retomba sur ses coussins.

Elle I'avait aime pourtant! Ah! cet amour qu'i1 croyait eternel, comme il avait etc court! Tavernelle saisit Ie bras de sa fille :

-Je ne te reeonnais pas. Qu'est devenue celle qu'on appelait la soour de charite? Ce petit se meurt. Sacrebleu! tAche d'avoir une bonne parole pour lui. . De fait, Luc etalt absolument desarconne depuis quelque temps. A la grande tendresse de sa fllle pour Rene une telle froideur avait suceede que, tout d'abord, il en avait fremi jusque dans Ja moelle des os. Est·ce que Rene serait Ie miserable qui... ces catholiques! capables de tont; quand une monstruosite se commet, d'avance on peut etre sur qu' elle vient d'eux. Alors il s'en erait explique avec sa flUe; 'luelle n'avait pas ete sa stupefaction d'apprendre que ces deux elres s'adoraient! Mais voila que plus i1s s'adoraient, plus elle se detournait de lui; meme devant un lit de mort, elle n'e bronchait pas. SinguIier amour, dont il ne trouvait l'explication ch'!z aucun de ses phiIosophes.

Madeleine etait tres pAle. Son pere l'avait ra

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278 LES THEORIES DE TAVERNELLE

menee, ilIa relenait la, presque de force, au chevet du moribond. Et Ie moribond tendit les bras vers elle. Elle l'idolAlrait, elle eut voulu l'envelopper de toute l'ardeur de sa passion refouIee; mais il fallait tromper et martyriser, afin d'arrachel' un impossible amour. Elle detourna la tere, pour ne pas voir, pour vaincre l'elan qui la poussait dansces bras. Elle se dissimula derriere Ies rideaux.

-Non! Regarde jit Tavernelle outre. Parle-lui. Que ferais-tu done, si tu Ie halssais?

CeUe contrainle dechirait la malheureuse. Elle traversa Ia piece en chancel ant. Elle voulait sortir, car elle suffoquait. Dans Ie corridor, elle n'eut que Ie temps de s'appuyer au chambranle de la porte, prMe a s'evanouir. Un bras l'enlaca, la voix de Ia douairiere lui murmurait :

-Bien,ma fille. Courage encore,courage toujours I

Un rauque sanglot s'echappa de sa gorge. La vieille baronne l'entraina. Rene, souleve sur ses coussins, l'reil hagard, ecoutait. Son oreille de malade avait acquis une finesse de perception inouie. La scene du couloir, il l'entendit; ilIa voyait presque. L'indifference de Madeleine? mensonge! C'est elle qui avait pleure, la, asa porte. Elle l'aimait, elle l'aimait. Une joie immense descendit en lui, mais trop brusque. Une constriction serra sa poitrine. II retomba, pantelant. La souffrance se propageait, gagnait les membres superieurs; elle prit Ie cou, I'etrangla.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE l!7\J

-C'est fini, begayait Tavernelle.

Le medecin parut. Luc eut vers lui un geste desespere. Silencieux, l'homme de l'art observa l'acces, les doigts poses sur Ie poignet de I'agonisant; de temps a autre un hochement de t~te indiquait une concentration de pensees lour Ii tour confiantes ou inquietes. La crise terminee, il ausculta longuement Rene. Quand il se releva :

-Eh bien, confrere? inlerrogea Tavernelle. -La fluxion de poitrille est guerie, ou loul

comme. Resle une cardialgie. -Qu'est cela? demanda Berthe tremblante. -L'angine de poitrine, Madame. Luc fron~a les sourcils. -C'est long? questionna la mere. -Oui, Madame. -Et dangereux? Le medecin eut un'signe de main equivoque. -Je suis de ceUI qui croient Ii la guerison radi

cale. -Et, se tournant vel'S Tavernelle toujours soucieux: La science a fait de tels progres!

Luc avail eu si peur un instant plus tM qu'il se familiarisa tout de suite avec un danger encore lointain.

-II faudra prendre garde, poursuivit Ie medecin. -Je m'en charge, murmura l'oncle. -Pas de mouvements brusques ou acceleres.

Eviter Ie contact d'un air vir et froid. Exces d'aucune sorte.

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280 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Oh! de ce cOte!... fit Tavernelle.

-Impressions violentes, jamais.

-Berthe, tu previendras Madeleine.

-Moyennant quoi, et en joignant a ce systeme

preventif quelques remMes dont je vais vous faire I'ordonnance, nous obtiendrons, j'espere, un excellent result at.

La convalescence fut en effet tres rapide, bienl6t

Rene put reprendre sa .place au milieu des siens. ~a figure s'illumina de nouveau des clartes dusourire; I 'indiffer~nce de ~ladeleine ne l'attristait plus. Ne savait-il pas ce qu'il en fallaH penser? II etait avec sa fiancee d'autrefois comme autrefois, n'ayant l'air de se rappeler ni les serments d'amour ni ce qui les avait glaces sur ses levres. La famille crut a 13 complete guerison, Madeleine elle-m~me fut dupe. Elle prit la soumission respectueuse du jeune homme . pour un commencement d'oubJi. Certes, c'etait bien ce qu'elle avait tant demande aDieu... comme it l'avait vite exaucee! Elle fit des efforts surhumains pour rester impassible. Mais elle s'evanouissait souvent, tombant comme une masse, vaincue, pensait

elle, par ses emotions.

A ces moments, la douairiere fouillait les Iraits

tires de la jeune fille, passait son mouchoir de fine

batiste sur les ternpes mouillees d'une sueur froide,

interrogeait la demarche, puis se plongeait en de

longues meditations, Ie visage dans les mains pour

cacher ses craintes.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 281

ElJe etait toujours la l~le de la famille. Depuis 1a

mort de Henry, eUe gOllvernait en souverairJe cette

maison issue de ses entrailles. Jamais Berthe, jamais

Gaetan ou Rene n'avaient discute ses ordres. Mainte

nant il lui faudrait encore imposer sa volonte, I'im

poser, non seulement aux siens, mais a Tavernelle et.

a Madeleine.

Une longue lettre de M. de Barencourt vint lui

porttlrdes nouvelles de Gaetan.lls etaient en Islande,

prets Ii partir pour Ie Groenland. Elle prit une feuille

de papier, y traca quelques Jignes breves, et, quand

eUes furent expediees, s'occupa d'une foule de details

materiels qui donnerent l'e,,'eil atout Ie personnel de

Pontalnauve. Allait-on ({uitter Ie chateau pour Mont

bel ou pour Paris? L'office entrait en revolution.

Elle se propagea jusqu'a la petite ville.

Chez Mommy, I'inquietude prit des proportions serieuses. II n'y avait guere apparence que mesdames de Jalnosse voulussent donner Ie pas aMontbel sur Paris, donc eUes iraient aParis. Et les fournisseurs de se reCriel'. M. Lebain declare que I'al'islocratie devrait Mre condam nee a ne jamais sortir de ses terres.

-Oli allons-nous, si les riches s'en vont? -Puisllue vous ne voulez plus de riches, sacre Ie capitaine en retraite. -Moi qui, justement, viens de renouveler mes provisions .... -Vous etes encore bon, vous, Lehain I risque 16,

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Digitized by Google 28:1 LES THEORIES DE TAVERNELLE K. Broussailles. Vos provisions, qU'est-ce que cela me fait?

-Comment, comment?

-L'epicerie s'ecoule.

-Ou se coule, polichinelle de bonsoir! dame

maitre Odon.

-Mais l'opium, mais lajusquiame! Tout lemonde n'a pas une cardialgie. Pip ... piripi ..• Je demande Ie placement de mes drogues. Eh! la-bas, doucement! 11 faut que Ie docteur defende Ie depart. J'en ai une cargaison qui m'arrive de Bordeaux, sur son conseil, ce n'est pas de jen. Kak... karaka ..•

-Avec cela que \"ous n'avez pas suftisamment

gagne depuis des mois, fait observer Ie tailleur

Degage. Je ne comprends point que ron specule sur

a maladie de son semblable.

-Bah! marmolte maitre Odon, quand les reac

tionnaires se mangeraient entre eux...

-Manger! Odon n'a que cela en t~te, riposte Ie

philanthrope. Mommy, un bock!

Mais M. Broussailles est vexe.

-Dites-donc, vous, si YOUS laissiez les reaction

naires tranquilles? Ils n'en font pas plus que certains

gargotiers republicains, je suppose. En tout cas, ils

n'ecorcbent personne dans les banquets.

-Polichinelle de bonsoir!

Rene etait dans Ie cabinet de Luc, aux Charmettes. Les livres en desordre trainaient par lous les coins, comme au temps des fameuses controverses avec

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ~

l'abM Menessier. Rien de ceUe piece n'avait change, hors cet homme aux cheveux blanes, assis en ee moment it sa table de travail. Luc Tavernelle ne songeait plus it. ses theories immortelles. Depuis des mois, il n'ouvrait aucun de ses auteurs favoris. Tout Ie laissait indifferent it present, tout ce qui n'etait pas Made-. leine et son bonheur brise. Ce bonheur, il en ~vait nuit e~ jour. Il voulait colite que conte Ie lui rendfe. Il lrouvait son enfant si brusque, si sombre, si « autre»! Elle conlinuait 11 venir. Mais elle avait oublie ses chansons, mais elle n'emplissait plus la maison de fleurs, de verdure et de bruit. Elle passait

ainsi qu'une ombre, faisant derriere elle un sillage de tristesse. Et la bonne gaiete insouciante de Luc etait partie. Sa bouche narquoise avait perdu ses plis goguenards.

Il ecoutait Rene parlant d'une voix basse, chaude, vibrantes. De grosses larmes coulaient sur la table de travail. Luc ne prononcait pas un mot, ne remuail pas. Il avait l'air de vivre un songe.

Rene l'epandait son Calur.

Il disait son amour, saint, profond, pur, toujours aussi vivace, les joies innocentes du passe, les premiers aveux, les premiers serments, la benediction de l'aIeule, les dechirements de l'explication derniere, alors qu'il avait promis 11 Madeleine de ne plus jamais lui parler de rien. II tenait sa promesse. Cependant iI ne croyait pas 11 l'indifference vainement etaIee de sa cousine. II croyait it une blessure d'or-

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281 LES THE ORIES DE T A VERNELLE

gueil, aune exageration de fierte, voila tout. Et il venait supplier son onele d'imposer son autorite paternelle. Madeleine restait totijours la fiancee de son choix, de son time et de sa chair. Ilia considerait comme une martyre digne de respect, it l'egal de la vierge la plus chaste. II ne savait et ne voulait rien savoir du crime, sinon qu'elle en soulTrait. Et sa soulTrance la lui rendait plus chere, et son .oncle devl'ait bien lui promettre de vaincre des resistances qui Ie tuaient.

Luc se leva, la figure defaite. II saisit les mains de Rene, les secoua violemment. Cet.te explosion d'amour si grand, si devoue, si genereux, Ie metamorphosait. II balbuLiait: Mon fils! mon fils! Son regard achevait sa pensee. Jusqu'il cette heure, Gaetan, rnalgre Ie refus de la derniere enlrevue, atait demeure son point faible. Rene venait de monter plus haut que lui dans ses tendresses : il prenait Ie meme rang que ~Iadeleine.

~Oui, mon fils. Et, sacrebleu, tu as bien fait de venir me trouver. Nous aviserons.

-Ah! mon oncle !

-D'abord, je savais tout cela.

-Vous saviez?

-Seulement, rna foi, je ne te supposais pas capable d'une telle violence de senliments. Et puis, de vrai, je pensais que ton amour s'etait arrete en route, car enfin... tu concois... Ie monde, ton monde... il ya ta grand'mere ... Bref, Madeleine e<;t

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

une extravagante, moi je suis un vieux fou, et loi tu es tout simplement un beros. Mais qui m'aurait

La porle du cabinet grinca. La douairiere se tenait debout sur Ie seuil. Tavernelle, sans savoir pourquoi, eut un ehoc en plein crour. Elle n'avait pas remis les pieds chez lui, a dater du jour ou elle etait venue demander la main de Berthe pour Henry. Rene ne lui laissa pas Ie temps d'aller a Ja rencontre dela baronno, ill'avait devance. Doucement incline devant l'aieule :

-Grand'mel'e, vous avez ete rna premiere confidente, je n'ai point de secrets pour vous : j'ai tout dit amon onele. II donne son consentement. Lorsque Madeleine voudra, elle sera rna femme.

-C'est impossible, repondit madame de Jalnosse.

Un grand accent de tendresse corrigeait la fermele de sa voix. Tavernelle regimba. Impossible? Comme si Rene ne devait pas etre seul juge en pareille matiere !

-Je l'aime ! s'ecria Ie jeune homme.

-Je Ie sais bien, mon pauvre enfant:

-Elle est digne de porter Ie nom de mon perl'.

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i86 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Absolument.

-Eh bien, alors?

-Je te Ie repete, ce mariage est impossible. Et je viens aujourd'hui, Monsieur, vous entretenird'une resolution qu'il me parait indispensable de prendre pour I'honneur de la famille.

-Je vous ecoute, Madame, repliqua sechement Tavernelle. -Que penseriez-vous d'un prochain yoyage dans Ie Midi?

-A quel propos?

-S'ille fallait?

-Jr. n'ai plus I'humeur voyageuse.

-II ne s'agit pas de vos gouts.

-On dirait que je fuis avec Madeleine.

-La saison oU ·nous allons entrer, la sante de Rene, sont des pretextes fort plausibles. -Insuffisants pour ... votre monde. . -Vous vous trompez. J'ai pris toutes mes dispo

sitions. Suivez mon conseil, monsieur Tavernelle, vous vous en trouverez bien. Luc secoua la t~te dans un mouvement de refus tres categorique.

-Je vous en supplie, Monsieur!

La baronne douairiere de Jalnosse suppliant, cela etait inoui. Luc n'en croyait pas ses oreilles. -Mais enfin, Madame. queUes raisons? -Je vous les apporte, repliqua l'aieule d'un ton

melancolique et doul, qui contrastait d'une maniere

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 287

etrange avec ses habitudes et la roideur de Taver

nelle.

-Expliquez-vous alors.

-Devant Rene?

-All! par exemple, m'exclure, lorsqu'il s'agit de Madeleine! Car il s'agit d'elle, n'est-ee pas?

-Oui.

-Et vous voulez m'exclure !

-Au fait, murmura la douairiere, il faudra toujours qu'il saehe. D'une voix tres basse, encore assourdie par l'appreheosion: Monsieur, Madeleine va ~tre mere.

Tavernelle tomba sur une chaise, foudroye par celle revelation. Madeleine! sa fiUe IAinsi, Ie deshonneur passager se changeait en deshonneur eternel. II s'implantait pour toujours, la, chez lui, a son foyer de pere de famille. Rien ne pouvait Ie renvoyer, Ie chasser, l'arraeher I Rien I

-Je vous remereie d'avoir parle devant moi, s'eeria Rene. Madeleine, plus malheureuse, a besoin d'~lre plus respeetee. Maintenant, mon onele, il ne s'agit pas de eonsentir anotre mariage, il s'agit de l'ordonner. Partir! Pourquoi done partir? Nous ne sommes pas des malfaiteurs, nous sommes d'honnMes gens et nous avons assez souffert pour meriter de. reprendre notre place au hon soleH de tout Ie monde. II ferail beau voir que quelqu'un trouvM il redire a ee que nous flecidons dans notre loyaute. Ce n'est pas vous, grand'mere, qui eommanderez a

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i88 LES THEORIES DE TAVERNELLE

volre petit-fils debaisser la t~te, qualld if a Ie droit de marcher Ie front haut. Madeleine est mere? Soit! Son enfant, je Ie fais mien.

-Et Ie pere? demanda l'aieule, decidee afrapper un coup supreme.

-On ne Ie connalt pas.

-Nous Ie relrouverons. •

-Qui vous dit, Madame, que je ne Ie tuerai point? que je lui sacrifierai rna fille ? Perdue pour perdue, si .ie l'aime mieux heureuse? -II est possible, monsieur Tavernelle, que Ie coupable soit digne de pardon.

-Vous, Madame, c'est vous qui parlez ainsi!

-Ou qu'au moins il s'en rende digne. II est possible que Madeleine I'absolve. -Grand'mere, grand'mere, vous Ie connais::;ez.

-Mon enfant!

-J'en suis stir.

-Calme-toi.

. -Repondez : n'est-ce pas que vousle connaissez, que Madeleine Ie connait? Oh! quel qu'il soit, je jure ...

-Rene I ... Tais-toi, mon Rene I Puisque je te Ie demande, tu dois comprendre qu'il faut que tu te taises.

Elle contemplait Ie visage de son petit-fils, ses yeux injectes de sang; ses veines gontIees au front, pretes a eciater. Elle fit' un pas vers-Iui. II · fallait achever

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

289

de percer ce creur, pour en faire sortir jusqu'au der nier alome d'amour.

-Reprends ton sang-froid. Tu aimes, et tu 'pal'les en jaloux. Madeleine aussi fa aime, elle ne t'aime plus.

-C'est elle qui Ie dit. -Raison de plus pour y croire. -Elle ment. --Qu'en sais-tu ?

. -Eh bien! j'admets. Que m'importe? Je recon querrai sa tendresse.

-Essaye!... Enfant! Apres une catastrophe comme celle qui I'a frappee, une femme a Ie coouI' mort. Elle descend dans une tombe plus fro ide que la tombe: une vie desenchantee, detl{)ree, trop brusque ment reelIe, qui, depeupJee d'amour, est lourde de tous les devoirs imposes par l'amour. Tu crois que

·je te trompe? Demande aMadeleine. Et tu voudrais lui parler un langage qu'elle refuse d'entendre, qu'elle ne peut plus comprendre ! De quel droit? Va, ne fais pas sa tAche plus cruelle. Laisse-Iui ses secrets, elle est libre de les garder. Respecte sa liberte d'Ame. Sa vie est sacrifiee, sacrifie la lienne. Ce n'est plus son bonbeur que j'invoque, c'est au nom de son repos que je t'adjure. Et siellc pardonne un jour, tn feras comme elIe, mon enfant, tu pardonneras aussi.

La voix si ferme de la baronne se brisa dans ces derniers mots. Rene ne se possMait plus. -Jamais, jamais ! Je hais. Je voudrais m'abreuvcr 17

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UNIVERSITY OF MINNESOTA

290 LES THEORIES DE TAVERNELLE

du sang de ce miserable. Quand je pense alui, les

instincts de Cain se dech~inent en moi. Est-ce vous

qui parlez? Est·ce vous, la mere de mon pere? Que

faites-vous alors du code familial? J'ai des ancetres

dont vous m'avez appris l'histoire; en fait de pardon,

ils avaient la dague ou l'epee.

Ses mains amaigries se tordirenl, comme si elles

eussent serre l'arme evoquee. II avait Ie geste ter

rible, Ie regard rouge; Ie demon du meurlre et de la

vengeance Ie tenail. La douairiere hesila. Comment

nommer Ii present celui pour qui elle venait en vain

d'implorer gr~ee? Tavel'nelle, surexcite par la fureur

de son neveu, se laissait aller it un debordement de

reproches.

-Vous sacrifiez Madeleine avolre nom. L'orgueiJ, toujours l'orgueil! Votre fils autrefois, aujourd'hui volL'e petit-fils. Proeedes d'aristocratie. Ne trouvez pas etrange que j'en aie d'autres. Gardez, Madame, tant que vous pourrez, la gloire de la maison de Jalnosse, votre culte; mon culte a moi, e'est Ie bonheur de mon enfant.

-Je fais mon devoir, Monsieur, dit la douairiere avec une tristesse grave. Vous venez d'elre injusle, vous Ie reconnaitrez bient6t. Quant au bonheur de Madeleine, laissez-moi vous Ie dire: peut-etre m'en OCtupe-je plus que vous.

-Comment cela, je vous prie?

-Puisque je veux qu'elleepouse Ie pere de SOil enfant.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ':191

-Quel qu'it soit, n'est-ce pas?

II perdait de vue ses theories egalitaires, Ie pauvre Tavernelle. La douairiere n'eut pas la cruaute de Ie lui faire remarquer.

-C'est un homme du monde, Monsieur, coupablc mille fois, peut-Mre excusable.

-SOil nom? son nom? cria Rene.

-Demande a Madeleine, repondit l'aleule avec

lenteur.

-Tenez! rugit Tavernelle, vous venez de Ie tuer!

Rene ralait en eifel, en proic a line crise de son terrible mal. A l'apostrophe de Luc, Ia douairiere se redress a de toute sa hauteur: I'explosion, si longtemps contenue, se faisait.

-Moi? moi? Ah! Dieu jusle! ce n'est pas moi, c'est vous, vous qui avez entasse dans rna maison ruines sur ruines, vous par qui votre race expie avec la mienne, pour vous et les v6tres !

Aces paroles incomprehensibles, devant ce regard flamboyant, Luc resta petri fie. Madame de Jalnosse, inclinee sur son petit-fils, cherchait it Ie rappeler it lui.

-Allons, dn secours! command;l-t-elle d'un geste de reine.

Tavernellc sortit comme un homme ivre. II croyait du fond du crour que Rene se mourait, que Ia dOl1:airiere etait folie, que Iui-m~me perdait la ' raison. II trouva Madeleine faisant atravers les Charmettes sa "isile quotidienne.

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29~ LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Vite, cours a mon cabinet, ~ene se meurt, j'apporte tout de suite ce qu'il faut.

Le jeune homme souffrait atrocement. Sa figure livide refIetait ses angoisses. II defaillait, it suffoquait. Madeleine s'avanca, ses mains diaphanes entourerent la tete du malade. Elle ressentit tout ce que ressentait ce pauvre corps martyrise; a travers la frange de ses longs cils, des larmes brillaient paretlles ades diamants. QU'elle aurait joyeusement donne sa vie pour celle de Rene! .La mort lui eut paru douce, si elle avait pu, avant de s'en aller pour toujours, effleurer de ses levres les Jevres du bienaime. Et sa poitrine se · gonflait, landis qu'elle lui protliguait ses soins, doux comme une caresse, qui peu apeu dissipaie!lt Ie mal. L'acces perdit de sa via

lence. L'etranglement avait disparu, la douleur diminuait dans Ie hallt du corps. Le visage, que l'angoisse ne tirait plus, reprit son expression de mansuetude.

Rene demeura immobile, la paupiere mi-close, la tete toujours appuyee sur l'epaule de lajeune fille .

Etait-i1 sans connaissance? Madeleine se pencha pour ecouler la respiration. Leurs yeux se rencontrerent. II balbulia:

-Tu m'appartiens. Je te defends de l'epouser.

-Qui? dit-elle avec terreur.

-Lui.

-Mais de qui parles-tu?

-Ah! si je Ie connaissais! Mais je Ie connaitJ·ai.

Nomme-Ie moi.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 293

-De quel droit cet ordre? -Du dl'oit qu'a un fiance de savoir, repondit Tavernelle. -Un fiancp! cria la malheureuse avec une ironic navrante. Ah ! je n'en ai plus, je n'en aurai jamais.

La douairiere cherchait a la soutenir du regard. Elle Iremblait, car elle avait sonde la profondeur de ceUe passion et de ce \Iesespoir; les combats incessanls que loademoiselle Tavernelle livrait contre ellem~me et contre les autres etaient de rudes epreuves, il fallait a cette enfant un courage heroique pour repousser un bonheur tant desire jadis, qui lui tendait toujours les bras.,

-Je t'ai promise a Rene, reprit Luc.

-Vous avez eu tort. ,

-Non.

~Vous ne pouvez disposer de moi sans moi.

-Ne joue pas avec ton clEur.

-C'est vous qui Ie torturez.

-Tu m'as fait ton confident.

-Celui des heures anciennes. Elles ne sont plus.

-Ah! madame de Jalnosse t'a bien endoctrinee!

Elle te destine aun autre ... it ajouta d'une voix basse,

comme si les mots lui brulaient la gorge: au pere

de... entin au pere. Te fais-tu'sa complice?

-Le croyez-vous?

,-Elle veut, acctte occasion, nous emmener dans

Ie Midi. La suivras-tu?

-Si vous la suivez.

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294 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Moi, je ne veux pas. C'est Rene que tu epouseras, ici, Ii Montbel.

-Ni Rene ni... personne.

-Madeleine! implora Ie jeune bomme.

-Songe a ton enfant, dit la douairiere. Fais Ion devoir jusqu'au bout. -Ton devoir est de m'obeir, gronda Tan·rnelle. -Madeleine, murmura Rene, je serai toujours un

frere pour toi, si tu Ie veux. Mais laisse-moi Ie donner mon nom, te consacrer rna vie. A cause de toi, je I'aimerai, ce petit etre queje hais aujourd'hui.

Une hesilation soudaine parut ebranler la jeune fille. Elle laissa Rene s'emparer de ses mains. Elle ferma les yeux; la terre tournait autour d'elle, il lui sembla qu'elle .l'entrainait dans sa route vertigineuse, qu'un insondable precipice l'attirait, la prenait ... Enfin elle sortit de sa torpeur.

-Tu seras toujours mon frere, mon frere · bienaime. Ne m'en demande pas davantage. Laisse-moi dans une obscurite qui m'est cbere. Elle convient au berceau sans nom qui se prepare. Je dois me sacrifier a ce petit inconnu qui m'aimera peut-etre, que j'aimerai sans doute -s'il me reste encore un ceeur, car je De sais plus s'il m' en reste un. _. Non, je o'epouserai ni oe oommerai son pere. A cet egaI'd aucune autorite, aucuna affection he me ploiera. Tenez-moi tous pour uoe veuve. On ne touche pas a la cendre des morts.

Elle s'approcha de la douairiere.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 2'J5

-Nous partirons quand vous voudrez. Mon pere a compris deja que votre determination etait sage. Je vous en remercie pour lui. Je ferai ce qu'il vous paraitra bon que je fasse, Madame, afin de sauver les apparences. Seulement, ne telltez point de faire ceder rna volonte. J'ai une resolution inebranlable, irrevocable.

La baronne la pressa dans ses bras et murmura doucemenl:

-Dieu te premle en pitie, ma fiIle !

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IX

-La bonne aubaine! Comment va ? QU'est-ce que vous titHes par ici ? Le diable m'emporte si je ne crois pas r~ver. Et comme disait Villaret :

De mes yeux eblouis n'est-ce pas un prestige?

Vous, dans ce lieu de perdition, Rene! Vous, it Monte-Carlo!

Le comte de Sola.nac aurait pu continuer longtemps ses exclamations, 00 ne l'ecoutait pas. Accoude 5ur la lerrasse qui domine la Mediterranee, M. de Jalnosse suivait d'un regard absorbe les 110ts calmes,

d'un bleu so.mbre, s'en allant rejoindre la-bas, Ii I'horizon, les tons plus lumineux du del. Au bord du rivage ils prenaient la cOllleur de l'emeraude,

couches sur leur tapis d'herbes marines moirees par les rayons du soleil. n'un geste plein de desiovolture, Ie comte fit siftler sa badine de jonc. II avait Ie cigare aUK levres, Ie monocle savamment incruste dans I'arcade sourciIiere. II toucha Ie r~veur.

-Bonjour!

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LES THEORIES DE TAVERNELLE ~7

Rene fut eontrarie de la reneontrll, il ne Ie laissa point paraitre. L 'autre egrena de plus belle son ehapelet d'intel'jections.

-Je vis un peu en Juif-Errant, repondit ?wI, de Jalnosse, un jour ici, demain ailleurs. Et vous, 80lanae?

-Oh! moi, loujours ici.

-Une passion?

-Une gageure. Je veux savoir lequel des deux devorera I'autre, Ie lIinotaure ou moL

11 salua Ie Casino d'un gai sourire .

. -Je parierais pour Ie Minolaure, repliqua Rene.

-D'autant que je n'ai pas d'Ariane, mon ami. Plaignez-moi. Je sens la dent du monstre s'enfoncel' en mes poches.

-Fermez-les.

-Le moyen? Nous y avons place Ie coour.

-Bah?

-II faut bien lui laisser prendre l'ail'.

-Alors allez-vous-en.

-J'arrive !

-Je ne donnerais pas dix louis de votre gageure.

-Vous feriez bien. Ah 1 mon petit, fermer les

poches! Dieu vous entende 1 Ce serait Ie plus sage.

Je n'aurai pas eet heroisme. Puisqueje vous dis que

l'homme moderne y a mis son eoour. Un coour dore,

sonnant, precieux, superbe I· Seulement, au lieu de

battre aux environs de la mamelle gauche...

-Comme du temps de Mussel.

17.

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:98 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-11 trepigne entre les mailles d'une bourse.

-Un peu bas.

-Heureusement.

-Voustrouvez?

-Nous ne sommes pas la generation des cimes, nous autres. Denudees, laides aCaire peur, les cimes, ou couvertes de neige. Pas (lratiques. Elle ressemblent ala vieillesse. Rien qu'a les voir, je m'aUriste. La nature ne les a pas failes pour rien. ElIes sont un . avertissement. L'homme a fini par comprendre.

-II descend?

-Oui. Les aigies planent encore.

-Oiseaux puissants.

-Mais stupides. Le commun des mortels, moins beLe, se contenle des vallees. Vous ne vivez pas au milieu de vos contemporains, vous, sans quoi vous eussiez devine tout cela.

-Peut-~tre, en elfet, ne suis-je pas de mon temps.

-Moyen age, cher.

-Je Irouve beaux ces sommets chenus caresses

des nuees, j'y vois mieux Ie ciel dans la decoupure de leur nudile superbe. Les_ hauls lieux vous attristent, its me captivent.

-Parce que, mon bon, vous portez Ie creur comme un Vendeenson signederalliement: en pleine poitrine.

-Est-ce un lort?

-Cela devient line cibIe.

-Affaire d'edu~ation. Ma grand'mere m'a fait de son siecle qui, je crois, n'est pas Ie nMre.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

-Oh ! madame de Jainosse! s'ecria Ie comte de

Solanae, avec un geste d'admiration. Brusquement

il changea de ton: Ces dames sont ici ?

-Non. J'y suis seuI.

-Tout seuI?

-Avec mon onele. Vous savez, les malades! ... Je De me supporte nulle part. A for~e de courir de ville en ville, j'ai mis rna pauvre mere dans un etat de fatigue lamentable. Ces dames ont dli m'abandonner.

-A M. Tavernelle?

-Oui, et prendre leurs quartiers d'hivcr ...

-Oil donc?

-Pres de Naples. Elles doivent etre instaUees maintenant.

-Et vous ~tes venu mordre au trentc et quarante? ...:... Un peu. -Je ne vous reeonnais plus. -Ou vous me connaissiez mal. -Joueur, Ie sage Rene? -De fait, je recherche moins les plaisirs du Casino que ce panorama splendide.

Son regard embrassa la Corniche inondee de lu

..

mlerE'.

-Avez-vous remarque,.poursuivit-iI, comme cette nature est melancolique avec ses oliviers et ses aloes, ses rocs bruies que la mer a peur de baUre, la continuelle serenite de SOil ciel ?

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30a L EST II E0 R I E S 0 ETA V E I~ N ELL E

-Melancolique ? jamais de la vie. Ces villas sont coquettes, ces rides de flots, gaies com rile une fossEtte ala joue d'une jeune fille ; ce sol imperturbable l'cssemble aun drap d'or. Tout rit au contraire: temoin les femmes et les hommes, la plus belle partie de la nature, ne vous deplaise. Nous sommes cn plein pays de la joie, mon cher. Je m'y enronce jusqu'au cou, rien qu'a sentir la tiedeur de cette brise, rien qu'a voir, par-dessus la t~le des petits Italiens au galop derriere rna voiture et me chanlant leur perpEHuel : « Sou! sou! »ceUe masse peinturluree, illforme, superbe, ou ronfle Ie monslre dont je suis appe\e a satisfaire Ia voracite.

-Vos villas, repondit Rene, des jouets en cartonpate. Cela traine dans toutes les menageries du jour de I'an, entre Ies chevreuils Was et les vaches bleues; enfant, j'en ai rempli mes poches. Singuliere idee d'en avoir depare ce pays! Elles y mettent, sans I'egayer, une animation factice. Ces collines, que l'eternel sourire du ciel ne parvient pas a enluminer, ceUe serenile m~me de I'at~osphere, tout a quelque chose de douloureux, pareil a la joie d'un fou. On dirait un defi jete a la tl'istesse du sol aride, repete par la complainte de ces vagues lechant les roches mornes qu'elles rongent lentement. Le soleil tombe Iii. comme sur un cimeliere. II oppresse, au lieu de rejouir. Ses rayons eblouissent ace point qu'on ne distingue plus rien, hoI's une vapeur aveuglanle. Et l'on se sent diminue, pauvre, seul, mesquin, dans Ie

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LES TH~ORIES DE TAVERNELLE30i

brouhaha des passanls, avec toute eette gaiele des choses qui pleure. -Ah ell! lIlais dites done, vous Mes deeave,

vous! interrompit Solanae. -Non} pourquoi? -Da'me! des impressions si Iragiques ... -N'ai-je pas raison? -Au fait, la maniere de porter Ie ereur. -C'est cela. Tout en souriant, Ie comte examinait M. de Jal·,

nosse avec attention. II n'avait pas pris garde a ee beau visage fatigue, 'son alteration Ie fra ppa. Ces yeux cernes Ie remuerent, pleins d'une expression soutfrante. Dans un elan de sympathie vraie il se rapprocha de Rene. QueHes plaies profondcs eachait tant de melancolie?

Des souvenirs traverserent son espl'it, mille suppositions, l'image de Madeleine, Ie respect protecteur du jeune homme pour sa eousine. Par hasard, n'y aurait-il pas eu, sous l'ancienne apparence fraternelle, tranquille, quelque chose comme une

. grande passion? [,'on raillait jadis les timirliles de Rene, surtout quallll on Ie comparait a Gaetan. Il avait des etfarouchements de vierge. Tavernelle elait Ie premier as'en tenir les cOtes. Mais que signifiait tout cela? Nul n'avait Ie secret des pensees intimes, des r8ves que l'attenlat etait venu seeouer. S'i1 aimait pourtant, ce pauvre diable a mine desolee? ..

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302 LES THEORIES DE TAVERNELLE

-VOUS avez un chagrin, cher, dit soudainement Ie comte.

.M. de Jalnosse eut un sursaut. II garda Ie silence un moment. II ne voulait pas livrer son creur. Enfin iI repondit d'un tOll navrant:

-Je suis triste, de la tristesse des moui-ants qui ne sont pas resignes.

-Que dites-vous Ill?

-Ma famille a des illusions, je les lui laisse.

-Mais enfin...

-Pour me sauver, il faudrait un miracle. II ajouta d'un ton plus sourd: Un miracle impossible.

Ses mots tombaient avec une nettete desesperee. Redoutait-il tant la mort? Pauvre Rene! Solanac protesta du geste.

-La vie me quitte peu apeu. Je Ie sens bien. C'est la longueur de I'agonie qui me torture.

Cet homme qui parlait d'agonie marchait dans Ull bain de lumiere, de I'allure des jeunAs et des forts, au milieu d'un ciel rayonnant. La brise venait du large. Elle s'impregnait de senteurs d'algues. A droite, Ie rocher de Monaco posait sur Ie miroir de la mer, dans Ie petit golfe immobile de la Condamine, la silhouette de ses maisons crayeuses oti montait Ie palais du prince. AI'ouest, vers la pointe, Ie bois d'oiiviers, I'entree de la baie de Menton, at plus loin Bordighiera iloyee dans une brume. Un train siC/Jait, laissant un panache de fumee s'egraner en flocons blancs sur les tOiti grimpants -de Roque-

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LES THEORIES UE TAVERNELLE 3)3

brune. Agonie! ~Iais tout etait vie et joie aulour d'eux.

lIs quitterent la terrasse; ils se dirigeaient vers Ie Casino.

-M. Tavernelle? demanda Ie comte.

-II ntest pas chez lui.

0-J'allrais voulu Ie saluer.

-lion onele est parti ce malin.

-Pour longtemps?

-Je ne crois pas. II allait iI. Menton.

-Alors demain?

-II sera enchante de vous voir.

-Bon! mais vous etes seul. Je m'empare de vous. Qui sait? Peut-etre vous guerirai-je, moi. Les medecins ne savent que tuer.

Rene prit son parti .en brave. Il edt donne bien des choses pour se debarrasser de Solanac j mais la pitie de I'autre se faisait accapareuse.

-Nous commencons la cure a la salle de jeu, n'est-ce pas? fit Jalnossf:.

-Parbleu! l'homreopathie.

-Soit ! En tous cas, pas pour longtemps. J'ai des engagements. Demain, si cela vous va, je serai libre, mon oncle aussi. Nous pOUl'rons dejeuner ensemble.

Son premier soin flit de trouver une chaise vide autonr d'une des tables. II n'y eut pas plulO1 installe Ie comte de Solallac qu'il s'eelipsa, courut ,iI. la gare et se jeta dans Ie premier lrain descendant de Nice.

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30~ LES THEORIES DE TAVERNELLE

Jalnosse allait aOspedalelti.

II traversa Ie village a pied, suivit pendant dix minutes un chemin liesert, mal trace parmi les 1'0chers, les tamaris et les oliviers noueux, s'engagea dans une gorge encaissee entre deux collines herissees d'aloes et s'arreta devant une grille en bois curieusement ouvragee qui donnait acces sur un jardin. A travers les hranches pointait une villa peinte a l'ocre, d'apparence mo

Rene demeurait indecis. Personne ne l'attendait. II y avait plus de deux mois qu'it n'avait franchi en seuil.

Derriere ces murs encore inondes de soleil, rien qui annoncat la vie. Pas un bruit, pas un chant. On eut pu les croire inhabites. Dans Ie silence, une rum'eursourde, pareil!e au rylhme d'un murmure. accentuait, sans la troubler, toute cette tranquillite mysterieuse: c'etait, invisible en cet endroit, la Mediterrance, avec la cadence moUe de ses vagues sur la greve.

La villa Marzia, qui dormait si paisiblement au soleil, avait cache bien des larmes, En quittant Pontalnauve, la douairiere emmena tout son monde en Italie, Par une mauvaise chance irritante, partout des amis, empresses aulour d'eux, les accablant de politesses. On alia jusqu'a Naples chercher de la solitude. La douairiere s'installa dans un palais.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

Elle attendait Gaetan. SitM que Ie baron sel'ait la, ella dirait tout a Tavernelle. II faudrait bien que Madeleine, par devonement de mere, subit l'imperieuse fatalite des circonstances. Mais Gaetan n'arrivail pas. La lettre de madame de Jalnosse l'avait manque en Islande : Bal'encourt et lui etaient partis pour Ie cap Farewell. Paul envoyait un bulletin regulier de leur sante et de l'expedition. Gaetan ecrivait a son frere de longues pages, un peu sombres, pleines d'une tendresse arden Ie. Mais ces courriers, venus tantot par I'Islande, tanlOt par Terre-Neuve, portaient toujours des dates vieilles.

La douairiere comprit qu'elle avait eu tort de compter sur un prompt retour.

Les obstacles ne la decouragaient pas. Elle manifesta Ie desir de faire une excursion en Sicile. On visiterait ensuite les iles de l'Archipel et l'on pousserait jusqu'a Chypre. Sa maison fut laissee a Na-· pies, el, tandis que les amis croyaient la famille en plein voyage d'exploration, elle se rendait tout dl'oit ~ Ospedaletti, on la baronne, en passant, avait remarque la Marzia.

Ces dames s'y i nstallerent avec Madeleine sous un nom d'emprunt. Tavernelle et Rene poul'suivirent leurs peregrirtations, pour donner Ie change aux indiscrets. Les lettres s'adressaient a Naples, d'on une personne sure les l'envoyait aOspedaletti.

Vint un moment oti Tavernelle DP. \'oulut plus s'eloignel' aulant de sa fille. Le souvenir de la mort de

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300 LES THEOR lES DE TA VER NELLE

Claire lui hantait l'esprit, Ie desolait. Madame de

Jalnosse fit observer qu'un trop Ions' sejour ala

Marzia finirait par tout reveler.

-N'eveillons pas les soupcons, dit-elle. Si l'on

ne vous rencontre plus par les chemins, on sera vile

sur nos traces.

-Songez que sa mere est morle en lui donnant

Ie jour.

-Je comprends vos angoisses.

-Elies sont cruelles.

-Supposez-vous que nous ne la soignerons pas

bien? . -Oh! Madame. Mais vous savez, la distance,

!'incertitude ...

-Eh bien! si vous vous fixiez a Monte-Carlo? C'est a deux pas. Une ville de passage et de plaisIrs.

-Oti Ie jeu absorbe trop, approuva Luc, pour qu'on s'occupe d'espionnages. -Vous donnez pour raison I'etat de sante de

Rene.

-L'obligation de ne pas Ie laisser seul.

-De la sorte, vous avez la llarzia.

-Et la paix! condut Ie philosophe. Madame la baronne, vous pensez atout. -Plus que vous ne croyez! riposta finement la vieille femme. Lue allait a de frequents intervalles voir sa fille, puis il revenail pres de son neveu, s'attachant de plus

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LES THEORIES DE TAVER'NELLE 30i

en plusa cet homme on il retrouvait l'ame de Madeleine. Tous deux frequenterent Ie Casino, se montrerent au til' aux pigeons, luncberellt a Menton, bivouaquerent un jour ou deux a Nice. La bonhomie goguenarde de Tavernelle jelait une sorle de voile sur les angoisses qui les devoraient.

-D'abortl, je te defends d'etre triste, declara-t-il it Rene. Laisse-nous faire. Tu fen lrouveras hien. Tu n'as pas de meilleUl's amis que nous.

H prononcait ce «nous »avec une reelle emphase. C'est qu'il avaH fini par subir Ie joug de la douairiere: il reconnaissait la necessite de s'abandonner pour Ie moment aux inspirations de cet esprit si prevoyant et si fin. N'etait l'orgueil de la noLle dame... oh! par exemple, cet orgueil : incalculable, invraisemblable!

Cependant madame de Jalnosse, malgre la tenacitc de Madeleine, ne perdait pas l'espoir de voir triompher ses projets. A son aVIs, Rene, depossede de mademoiselle Tavernelle, se consolerait plus vite si elle epousait Gaetan. N'aimait-il pas son frere jusqu'a l'ahnegation? Elle avait une absolue confiance en la fermete d'ame des anciens fiances, et, tout entiere au culte de sa vie, Ie devoir, elle marchait a son but,fermant les oreilles et les yeux devant In passiGn brisee. Elle voulait, malgre tGUS les obstacles, Ie bonheur de cet enfant inconnu, ne d'un crime aracheler, portant peut-etre en lui la posterite de la maison de Jalnosse. Oui, Madeleine avait

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308 LES THEORIES DE TAVERNELLE

des eclats de haine au senl nom de GaHan; oui,

Rene ne tenait encore en ce monde que par un

reste d'espoir dont eUe Cerait bient6t une chimere ;

tout cela l'accablait d'utl grand poids sur Ie creur,

mais eUe secouait sa pensee douloureuse, en appe

Janl aDieu.

Peu de jours apres leur installation a Ospedaletti, elle mit mademoiselle Tavernelle au courant de l'ordre laconique envoye a Barencourt: ordre . de ramener Ie baron de Jalnosse. La jeulle fille se recria. Elle avait pose ses conditions avant de quitter Pontalnauve, eUe Caisait scrupuleusement tout ce qu'elle avail promis de Caire; pourquoi changeait-on queIque chose?

-Parce qu'il faut cn finir, mon enfant.

-QueUe necessite?

-NOlls ne pouvons coilstammenl reculer.

-Devanl qui?

-Devanl Ie devoir.

-Mais je ne recule pas, Madame. Lo uevoh'! II m'ecrase. ·

-Oui, ta vie est rude.

-Pourtant vous ne m'avez pas entendue mUl'murer. Que puis-je Caire de plus?

-Creuser un abime entre Rene et toi.

-11 yest.

-Pas pour Rene.

-II finira bien par Ie voir.

-Le pauvre enfant espel'e tOlljours.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 309

-Est-ce rna faule-?

-Non.

-Eh bien, alors?

-Jl esperera, tant que vous ne serez pas separes

par un obstacle infranchissable.

-En est-il de meilleur que rna volonte?

-J'en sais un plus stir.

-Lequel?

-Epouser Gaetan.

Les yeux de Madeleine flamboyerent.

-Encore? encore? s'ecria-t-elle;

-Toujours ! repondit la douairiere.

Mademoiselle Tavernelle eut un gesle d'irritation furieux. Sans Ie savoir, madame de Jalnosse avivait

une plaie saignante. Le malheur avai( aigri ce caractere, bouleveI'se cet esprit et ce creur; Madeleine se croyait marquee d'une honte ineffacable, et renfant qu'elle portait, au nom de qui I'on exigeait un dernier sacrifice, ceIui de sa liberte, par moments elle sentait pour lui des entrailles de madlre, haineuses, feroces. En elle bouillonnait une rage folIe d'avoir la, pendu, enchaine a ses flancs, un Mre issu de Gaetan. Ce miserable I il ne l'avait pas seulement violentee ; illaissait en elIe, de sa vie, de son corps, de son ~me, une ~me, un corps, une vie qu'elle rechauffait, fecondait de son sang maIgre eIle, qui palpilaient, lui murmurant avec des tressaillemenls ineffables: ({ Je suis ton enfant», et brutalement, tout acoup, faisaient fremir tout son ~tre, en criant:

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31Q LE:; THEORU:S DE TAVERKELLE

«Je suis aussi Ie sien! » Elle ne savait pas alors si la folie ne lui entrail pas au cerveau. Elle innocenle, elle pure rrialgre Ie crime, elle la victime, ce petit inconnu la torturait, inconscienl, voulant lui imposer, a I'exclusion de tout autre, Ie plus sublime des amours. Et revollee, rejel:!nt avec degotit l'infamie initiale, elle avait la sombre extase de sa vie perdue, de tout ce qu'on avail fletri, detruit en elle. Mauvaise mere, voila donc ce qu'elle serait ! Et de cette mauvaise mere on voulait faire en plus une epouse. Oh I l'effroyable tempete de haine que cette pensee seule dechainait.

-Songe a ton enfant, disaill'aieule, comme si elle cherchait alui c10uer de force sous Ie crAne la toute-puissance sacree de ce mot.

-Je ne lui dois rien.

-Hors la vie.

-II ne m'est rien.

-Que Ie fruit de tes entrailles.

-Non, mon ennemi. Comma son pere, je Ie hais.

-Son pere etait coupable, il est innocent.

-Comme lui, je Ie maudis.

. -Malheureusc, tais-toi, tais-toi, s'ecria madame de Jalnosse, tremblante. -Voila! conclut la martyrisee, d'une voix brutale.

-Maudire sa race I balbutia la douairiere~ Ah I

tu ne sais pas quels coups de foudre ces maledictions

attirent.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 311

La baronne tremblait, remuee par de loinlains souvenirs. Madeleine venait de la frapper en pleine poitrine.

-Je sais que vous me faites mal, repliqua mademoiselIe Tavernelle.

-Tais-toi. Tu ne peux prevoir demain. Cet enfant que tu repousses, es-tu sure qu'il reste un etranger pour toi, lorsque tu l'auras mis au monde dans les cris et les larmes, lorsque tu auras enlendu ses premiers vagissements? Prends garde, rna fille! Cet ~tre chetif, sans volonte, sel'a demain ton maitre. Ta haine? Ah! pauvre creature! Cette faiblesse en vaincra la force.

Madeleine eut un sourire sinistre :

-J'avais r~ve la maternite ! Le jour on vous m'avez fiancee, earmi tous mes beaux songes d'esperance, je voyais dans mon lumineux avenir se detacher comme la blancheur d'une etoile sur les rayons jetes par Ie soleil de I'amour. Oui, un berceau resplendissait a travers mes r~ves de jeune fille. Ignorante de la vie et du mal, je Ie placais a la cymaise du bonheur. II elait Ie couronnement d'une passion chaste et benie. Je me figurais un ange enlacant de ses petits bras roses la tete de Rene, Ia mienne penchees sur lui, nous ullissant d'un lien plus etroit, grandissant a mesure que la vieillesse nous courberait vers la terre. Je r~vais un ~tre on notre creur flit passe tout entier, pour vivre encore apres que nous ne serions plus. Je revais lout cela,

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31:! LES THEORIES DE TAVER:olELLE

dit-elle d'une voix etrangIee par les sanglots. Oh! comme je l'aurais aime! Comme j'aurais epie avec ivresse son premier tressaillement! II eut ete rna joie et rna recompense, mon orgueil et mon espoir. Je l'aurais adore avec Rene, comme Rene, plus que Rene peut-Mre!

Elle eclata. Ses larmes l'etoulTaient. Mais; les com

primant soudain, se levant, Ie visage decompose:

-Et rien, rien, rien! Un mirage trompeur. Broyees, mes esperances. Pour moi, plus d'amour, plus d'avenir, plus de maternite, la honte; eh bien! laissez-moi ma haine. Elle augmente chaque jour, elle s'accroit, c'est justice. Je hais avec rage, avec delices, avec une ~prete qui me fait mal et me soulage. Je hais Ie pere, je hais I'enrant. Cet ~tre frappe mes flancs deja, il me rend rna haine. En verite, je Ie maudis !

Madame de Jainosse s'approcha de Madeleine, la figure horriblement convuIsee" dans une expression de terreur farouche.

-Ecoute-moi. J'avais un fils, je l'adorais. C'etait Ie t)'pe de toutes les perfections chretiennes. II avait une grandeur chevaleresque. Un jour, il vint me trouver. II voulait epouser la samr de ton pere. Dans Ie mouveme'nt d'une colere pareille ala tienne, j'ai maudit les enrants qui naitraient d'eux. Mon fils est morl. Dieu, n'est-ce pas, me cMtiait d'avoir blaspheme? Eh bien, non!. Dieu m'avertissait seulement. e'est plus loin qU'est tombee la malediction : sur

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 313

Gaetan. II a fallu que M. TavernelIe l'empoisonnat de ses doctrines.

Madeleine poussa un cri lugubre.

-Ah! defendez-Ie, Madame, mais pas ainsi.

-Je te dis la verite.

-Halas! ne Ie sentez-vous point, it l'heure ou tout sombrait autour de moi,cette pensee terrible m'a traverse l'esprit: « Tu es surtout la victime de ton pere? ) Ne sentez-vous point que mon desespoir a failli elever ses blasphemes jusqu'a celui que vous accusez?

-C'est moi seule que j'accuse, rna fille, repliqua la douairiere avec une dignite imposante. N'interprete pas mal rna pensee. Je n'ai pas su jadis pratiquer la charite chretienne : je me suis frappee dans ce que j'avais de plus cher. Profite de mon exempIe. Un jour, Madeleine, peut-etre voudras-tu racheter de ton sang tes paroles de legitime revolte. Dieu permette qu'elles ne pesent point sur toi, comme les miennes ont pese sur moi! Cherche Ie pardon dans la resignation et l'oubli. Surtout ne juge pas ton pere.

-II tenait a toutes les fibres de man etre ... II est Ia seule affection qui doive survivre en rna triste existence... Apres un moment de r~verie, elle ajouta: Survivra-t-elle? Je me sens frappee dans Ie respect. Ah! que me reste-t-il?

-Une vieille amie et Ie devoir.

Madeleine mit au monde un fils.

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31" LES THEORIES DE TAVERNELLE

La baronne Berthe em porta Ie nouveau-ne aux fonts baptismaux et lui choisit un nom sans consulter personne. Au retour, elle dit asa helle-mere:

-Je l'ai place SOlIS In protection de Henry.

Madame de Jalnosse t1'essaillit. Sous la protection du chef de famille mort! Etait-ce une inspiration du ciel? Elle suivit Berthe dans la chambre de l'accoucbee.

Madeleine n'avait pas encore demande son enfant, elle semblait en apprehender la vue. Berthe Ie lui placa sur les bras. Ses souvenirs de mere heureuse lui faisaient oublier que sa niece pouvait souffrir en ce moment. Elle s'etonnait presque de la trouver si triste. La maternite, n'etait-ce pas la vraie lumiere des crnurs de femme?

Mademoiselle Tavernelle regarda l'enfant. II dormail. Une emotion inconnue la prit. Ses levres se poserent sur Ie petit front rouge, cimentant I'alliance d'amour que Ie sang n'avail pu former. La douairiere avaH raison: ceUe faiblesse domptait sa force.

L'enfant s'eveiIla, leva les paupieres. Madeleine poussa une exclamation rauque :

-Ohl ces yeuxt

-Eh bien, quoi? lit Berthe. lis sont superbes. Je n'ai vu qu'un enfant de naissance en avoir d'aussi beaux. C'etait Gaetan, dit-elle avec orgueil. N'est-ce pas, rna mere?

-Oui, oui, repliqua I'aieule, dans une brusquerie d'impatience qui stupetia Berthe.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 315

Elle s'avan~a pour enlcver l'enfant. Mais Madeleine, les yeux noyes de larmes :

-Laissez-Ie moi, Madame. 11 me met au cmUl' une douceur profonde.

Elle lui parlionnait son pere,

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x

Le soleil s'enfoncait dans un nimbe de pourpre : Rene s'arracha violemment a la r~verie qui l'avait cloue la, Ie front contre Ie bois de la grille, berce au bruit lointain des vagues. Le long des bordures, les violettes'embaumaient. Les allees du jardin couraient en zigzags sons la voute des arbres toujours verts. Et la Marzia monlrait enfin son toit de briques coucM sur les enluminures des murailles.

II arriva pres d'une porte-fenetre ouverle.

Madeleine etait agenouillee devant son fils qui dormait SU1' les coussins d'un canape. L'ombre de Rene lui fit lever la tete. Elle ne l'avait pas encore revu, carles elle ne I'attendait pas a cette heure. Cependant elle ne temoigna ni surprise ni trouble. Elle ne remua pas.

II ne prononca aucune parole, fascine par ce tableau: l'enfant endol'mi pres de la mere prosternee.

II elait superbe, l'enfant de Madeleine I polele, blanc, rose, avec ses menus poings fermes, ses leHes fratches, sourianl de ce sourire du sommeil qui

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LI!:S THEORlES DE TAVERNELLE 317

fait dire aux jeunes meres: il rit aux anges. Et puis

iI fit un mouvemenl, s'elira, frappa du talon nu les

dentelles du coussin.

Madeleine Ie prit dans ses bras, se leva el vint

droit a Relle, comme si elle Ie lui presentait.

Les ondes de ses cheveux bruns serpentaient sur I'ivoire toujours pur du front. L'ovale exquis du visage s'en detachait avec des blancheurs sereines et Ie petit nez, droit, aux narines transparentes, semblait humer les senteurs attiedies du dehors.

-. C'est mOIl maitre, je I'adore. Je suis son esclave aulant que sa mere. -Lui qui a . deja pris la grace de ton corps, puisse-t-il avoir pris la beauIe de ton arne!

Ces deux ~lres, en face I'un de I'aulre, oosaient dire l!lurs pensees devant ceUe creature trele, qui ne les ecoulait pas.

Madeleine reprit : • -II ne peul me com prendre. Cependanl il m'ahsorbe deja toule. Je ne veux plus aimer que lui. -Dieu a fail deux parts du cmur de la femme: une pour la mere, l'autre pour l'epouse.

Elle lui imposa silence du geste.

-Ne parle pas de l'epouse.

-Pourquoi?

-Tu me ferais mal. Je De pense plus amoi, je De pense qu'a lui.

-Et tu me sacrifies 1

-Oui. Car je suis alui, je ne m'apparliens plus.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

Je lui donne Ie sang de mon creur avec celui de mes veines. Mais ce n'est pas assez : je lui donne lon creur, que tu m'avais donne; je Ie lui jette, pantelant, parce qu'il ne faul pas de lache sur son front. Je veux qu'il marche t~te haule dans la vie. El tu Ie veux aussi, . puisque je Ie veux. N'est-ce pas, mon Rene?

Jalnosse demeura muet, refoulant tout blaspheme, laissant la pitie, la jalousie et l'amour se debattre en lui silencieusement, extasie devant cene mere tout acoup reveIee, qui Ie condamnait a mort avec des douceurs dans la voix.

-Je I'aime! s'ecria Madeleine, en serrant plus fort I'enfant contre e11e, comme pour se defendre de I'obsession de ce regard dont elle etait troublee. Je l'aime, comprends-lu? Son bonheur passe avant Ie nMre. II n'a pas detruit rna haine, it l'a assouplie. Afiri de lui epargner une peine, j'eridurerais les tourmenls de I'enfer, et c'est pis que I'enfer ou je vais pour racheter sa honte.

Un gemissement s'elrangJa dans la gorge de Rene. Mais il gardait son immobilite petrifiee, sous la cruelle lenteur des paroles tombant de celte bouche adoree .

. -Tu m'as souvent parle de vengeance, co~tinua mademoiselle 'favernelle, vois maintenant si tu auras Ie courage d'en conserver la pensee.

-II ne me resle plus qu'elle.

-Mais si c'est sur moi que tu frappes?

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LES THEORIES DE TAVERNELLE

310

_. Allons donc!

-As-tu sooge a ceci: Madeleine te demandan I grAce? Pas de sang pres de ce berceau 1 Ah! Rene, permets que mon fils ait un pere. Je ne puis rem-· placer lepere ni par rna haine ni par moo amour.

-Non, mais par moL

-Et l'autre?

-Je hi tuerai.

-Que dirai-je donc Ii celui-ci, quand il me demaodera de qui il est ne? Jalnosse baissa la t~te. -Tu Ie vois, nous sommes vaincus par Ie devoir.

Soumettons-nous avec la di~nite des creurs haut places, avec la resignation de bons chretiens. Nous respecterons, toi et moi, celui que nous haissons tous deux, et Ie jour ou iI aura donne son nom it mon fils, je veux qu'i1 te soit sacre:

-A moi?

-Je Ie veux..

-Les forces humaines ont une limite.

-Sois plus qu'un homme.

-Je ne peux.

-Moi, pour toi, j'aurais ete capable du devoue

ment que je Ie demande.

-J'aime mieux mourir. Je ne suis pas Dieu. Dieu seul peut tout souffrir et tout pardonner. On m'a petri d'argile. On m'a fait homme. Un ange m~me refuserait. Je refuse. Cela depasse I'horrible, Madeleine. Oui, aim ant, passionne, doux it tous, voila

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3~O L EST H E0 R I E S DE T A V ERN ELL E

ce que je suis, mais jaloux et implacable quand il s'agit de toi.

-Le bonheur de mon enfa~t, mon repos sont entre tes mains. Je !luis tratlquille, Rene. Car je te connais lllieux que ·tu ne te connais toi-m~me. Tu reflechiras. Adieu!

Jalnosse etait aneanti. CeUe fois, ille compreuait, sa cousine parlait d'une maniere irrevocable. La passion serait impuissante a la fIechir. C'en etait fait de son amour, on Ie brisait comme verre et avec ce mol: Ie devoir.. Ahl Ie devoir! Pourquoi? Au profit d'un lache! ... Non, au profit d'un innocent. Ce petit etre avait dompte l'indomptable creature, jadis si 'superbement ensevelie en l'egoisme de sa fletrissure. Et ce qu'elle lui avait refuse, alui, Rene, maintenant elle l'allait accorder a un miserable, parce que ce frele enfant, dans son laogage mysterieux d'ange, Ie lui chuchotait Ii l'oreille. La mere transfigurait la femme. Victime volontaire, pour atTranchir son fils, elle s'imposait des chaines. Ah! ce h('rceau qui creusait un tel abime, qui faisait de si promptes metamorphoses! Comme il chassait au loin, pour toujours, les visions de cherubins a It~tes blonrles entom'ant Madeleine d'une aureole sacree! Comme il sterilisait les douces joies des jour;; anciens, les

longs martyres du PI'esent I -CommenltHable te trouves.tu la? s'ecria Tavernelle, entrant par hasarJ au salon que venait de quil-

I

tel' sa fille. J'allais prendre Ie train pour te r'ejoindre.

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L EST H EO R IES DE T A V I<: R N ELL E Un bon sourire fiottait sur les levres de Luc. II disparut comme un eclair devant la mine de son neveu. -Pas besoin de te demantler si tu as vu quelqU'un.Cela se lit aussi couramment que dans un livre. Allons, courage! C'est Ie premier choc. Tu t'y feras. Car tu as vu aussi Ie ... -Oui. Madeleine me quitte a l'instant. -Et comment Ie trouves-tu, Ie... -Nous avons cause. -J'entends bien. Mais je te demande ton appreciation sur Ie... enfin, sacrebleu I Ie petit. All! un beau gaillard! Voyons, ne garde pas cette figure longue de plusieurs aunes. Nous n'y pouvons rien changer, pas vrai? II est la, il faut bien Ie prendre. Moi, je l'execrais, tout bonnement. D'abord paree que j'avais une peur! ... Et puis, iI ferail beaucoup mieux de n'etre jamais venu ... Mais ce n'est pas sa faute, que diable 1 Et il est si joli! Oh I lorsque j'ai vu de quel air il se mMait d'etre joli, rna foi, je lui ai tire rna reverence, en lui disanf: ([ Bah! Monsieur, soyez quand meme Ie bien-venu.) II s'est mis ahurler. Oui. Parce qu'un baiser vigoureux a ponctue rna phrase. Eh' bien I mon ami, iI a des poumons I.. Ah eli I tu ne m'ecoutes pas, toi: -Je vousdemande pardo~.Au contraire, mon onele. -J'essaye de te decrocher un sourire. Pas commode. Cela m'agace, mon ami, de ~e voir souffrir. Si je savais comment 1a consoler. II y a bien la philosophie, ma~ elle te fait horreur.

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XI

Le printemps jetait ses brassees de liIas sur')e vert des arbres. Les marronniers du pare neigeaient au souffle des brises ou pleuraient des gouttes de sang. Le cMteau de Pontalnative montrait Ie long de ses murailles centenaires la broderie mouvante des giroflees d'or, poussees dans Ie bAillement des pierres.

A l'interieur, Ia barOline Berthe, triste, vieillie, songeait. De tous les bonheurs de jadis, que lui restait-il? Gaetan s'en allait, Rene s'expatrierait sans doute, voila ce qu'on avait fait de ses anciennes joies, qu'elle r~vait eternelles. Avant peu, elle prendrait elle-m~me Ie chemin de I'exil pour son petit-fils, seul espoir deb out au milieu des decombres. On attendait Rene, ce retour mettait le comble a ses angoisses. II ignorait encore Ie fatal secret. ,Satendresse fraternelle survivrait-elle it la revelation!

Rene savait Ie mariage. On ne lui avait pas ecrit Ie n~m de l'homme, it ne I'avait pas demande. A quoi bon? Puisque la vengeance lui Atait interdite I

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LES THEORIES DE TAVERNELLE :H:I

II croyait la jeune femme toujours en Italie. II ne cherchait pas Ii la voir. Elle remplissait sa tache, iI remplirait la sienne. La sienne etait de mourir, devant l'impossibilite de l'oubli. Seulement il aurait bien voulu mourir tout de suite. L'Europe lui faisait horreur, il la quitterait avec Gaetan. Pourquoi Gaetan n'etait-il pas venu Ie rejoindre au desert? II trouvait done la force'de faire bon menage avec Ie voleur de berceaux qui devenait leur cousin? Lui n'avait rien promis aMadeleine. II est vrai qu'illl'aimait pas Madeleine, lui! II ecrivit a son frere, lui demandant s'il ne comptait pas se remetlre en route, et aqueUe epoque. Le baron avait repondu de Pontalnauve: «Viens, nous partirons, des que tu auras embrasse notre mere. :&

Gaetan ne pouvait plus reculer. Madeleine etait maintenant baronne de Jalnosse, il fa!lait que Rene Ie sut. Lui-meme lui apprendrait l'epouvantable verite. Helas! il eut souhaite que Ia terre l'engouffrat auparavant.

EI chez Mommy, Tave!nelle, entoure des habitues, ne pouvait s'arracher Ii ses l'~veries. Ce n'etait plus Ie gai compagnon d'autrefois. Grave, soucieux, Ie front IaboUl'e de rides, il passait machinalement sa main tremblante'dans la soie neigeuse de ses chev.eux.

-Vous etes sur que M. Rene arrive aujourd'hui? interrogea Degage. Le vieillard poussa un soupir.

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3U LES THEORIES DE TA \'ERNELLE

-Oui, repondit-il. Et, avec un elTort: II devrait etre hi. '

,Le chronometre Odon fit observer que de la gare a Montbelles meilleurs chevaux metlent trente-cinq minutes. Mais M, Lebain, que son commerce eparpille sur la ligne de Bergera~ au Buisson, affirma qu'il ne fallait pas compter sur l'exactitude des tra,ins.

-Tant que nous n'aurons I,as detruit Ie monopole des grandes Compagnies, Messieurs, nous serons Ii leur discretion. L'Etat doit se decider a racheter les chemins de fer. Pour rna part, je trouve la mesure indispensable. Et vous, docteur?

-Hein? demanda Tavernelle, dont l'Ame etailloin.

II fit un geste pour secouer sa torpeUl'.

-Le baron de Jalnosse est arrive directement du Groenland?

-Non, monsieur Broussailles, de Terre-Neuve.

Les yeux ronds de M. Lebain s'arrondirent un peu plus. -'De Terre-Neuve! Tout ce que les lointains voyageurs apporlaient a

I'honorable epicier, c'etait · un fumet de morue.

opoesie des expeditions hasardeuses ! L'horloge de l'eglise sonna dix heures. Tavernelle

eut une sorte de fremissement epouvante.

-Com me Ie temps passe vite! murmura-t-il.

-Ne vous tiez pas it I'horloge, sacra Ie capitaine

en retraite. C'est une satanee machine. Elle bat la campagne.

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 3-'5

-VOUS vous trompez, Monsieur! dit l'adjointlIotail'e-conseiller d'arrondissement.

-Pas Ie moins du monde, FrMeric.

-Monsienr, je ne puis admet.tre que ron doute de lOa parole, -Hein? Allez au diable, vous et votre parole! hUl'.la Ie capitaine.

-Les electeurs m'ont fait l'honneur de me confier un mandat, je Ie rempHs en conscience: c'est moi-memc qui remonte et regIe l'horloge.

Un bl'uit de grelots sonna SUI' la place et vint couper court a la discussion. L'adjoint roula les yeux Ii gauche, pendant que Ie capitaine les roulait it droite, et tout Ie monde sortit pour voir Ie nouveau venu.

-Halle! cria Tavernelle au cocher. Rene! mon enfant! Ah! mon pauvre enfant!

Le landau s'arreta au milieu de la masse compacte des habitants de MontbeI. Luc monta aupres 'de son neveu. M. Laignette, Alain d'Eymet, Je vicomte de ChMeau-Marzailles, Solanac saluaient des fen~tres du cercle, et Ie groupe du cafe Mommy cherchait a lui serrer les mains. Un revenant d' Afrique! D'aiJleurs, il flit revenu de Bordeaux, l'affluence eut ete . la meme. Une voiture qui passe, il n'cn faut pas plus aMontbel pour surexciter les esprits.

Degage, . toujours familier et plus orateur que jamais, grimpa · sur Ie marchepied afin de tourner un compliment au jel1ne homme :

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.

-. . .

:wi LES THEORIES DE TAVERNELLE

MonsiE'ur, Ie bonheur et toute votre famille vous attendent. Je saIne votre retour.

Le cochertollcha les chevaux, Ie landau partit comme une fleche, tandis que maitre Odon, la pipe a la bouche, regagnait les fo~rneaux de I'Hotel de France, Lcbain ses denrees eoloniales, Broussailles ses pilules, et Frederic Ie fau.teuil de sa multiple personnalite.

Rene avail pAlL

-Qu'a dit eet imbecile? Toute la famille?

-Oui.

--Au complet'!

-Au complet.

-Madeleine n'est pas en Italie?

_ .Non, begaya Tavel'Oelle qu'elfl'ayait I'alteration subite de ce visage douloureux. -Elle est aPontalnauve?

.Ll~e inclina la tete.

-Avec son...

-Mon enfant!

-Poul'quoi me l'avoir cacM ?Je ne serais pas venu.

. Tavernelle mit la main sur Ie bras de son neveu :

-II faut bien que 1M ou tard tu saches la verite .

.-L'on n'avait qu'a me l'ecrire. Me mettre en presence de cet homme I J'ai jure de Ie respecter, mais de loin. On ne doit pas me tenter ainsi. Je reux a,'oir lIn moment de faiblesse. Cet infAme, je Je hais! Vous comprenez. Est-ce que je reponds de moi en Cace de lui?·

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LES THEORIES DE TAVBRNBLLE an

-Ah! Ie sang des Jalnosse! balbutia Tavernelle en Ie contemplant. II t'a done donne sa fougue, a toi aussi!

Rene ne l'ecoutait pas, iI repetait toujours :

-Je Ie hais! Je Ie hais!

-Eh bien, et moi? riposla Ie vieillard. Crois-tu done que je ne Ie halsse pas? -Vous n' etes que lepere. -Mais tu n'es pas maudit, toil Comme ils gravissaient Ie perron, Gaetan vint a

leur rencontre. l'etreinte des deux freres fut longue, unpeu genee. Le baron de Jalnosse avait peur de briser cet etre faible, chancelant, sa plus vieille tendresse, et Rene n'osait lever les yeux,-de crainte d'y laisscr lire ses epouvantements.

Toute la famille etait groupee au salon~ Berthe ella douairiere enveloPl'erent de caresses Ie triste arrivant. Barencourt, avec une emotion attendrie -Ie rude marin si douI! -lui marquait son affection presque plus vieille que Ie berceau de l'enfant, et Madeleine, debout devanl les feDelres ouvertes, froide, indifferente, assistait ace retour, oli chacun avait sa part de joie, Qans I'impassibilite de ceux ponr qui la joie est morte.

Rene la contempla.

Au loin, la-bas, on devinait les Charmettes endormies au soleil, it demi masquees par lacolline abruple oli la metairie des Roes mettait, sur la crete, l'entassement de ses Mtisses. Au milieu de la col-

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3'8 LES TH~ORIES DE TAVERNELLE

line, Ie taillis faisait une ombre verte, large, Cil ct la coupee par les tons gr1s des pierres enormes avec lenrs profils de m~nstres.

Et Madeleine demeurait immobile.

Rene se rapprocha de Berthe. La pAleur de sa mere I'avail frappe. La paUVl'e femme se senl.ait mourir. Une afTreuse contrainte pesait sur tous ces etres anxieux, angoisses. La voix mAle. de Ja douail'iere se leva dans Ie silence:

-Moll' fils, tu es au courant du gl'and acLe recent qui touche afa familIe.

II eut un geste desole. .

-Ah! grand'mere, p.ncore Ull moment! supplial-il. Laissez-moi cette minute o~ je vous vois ~ous. Laissez-moi oublier un instant.

De nouvellU, ses yeux eperdus chercherent Madeleine. Elle tixait Gaetan, avec une etrange expression de calere, de haine et de pitie.

Tout a coup, elle quilta l'embrasure de la fenetre, marcha droit au baron. Lui, hagard, Iivide, reculait, trembJait.

Alors elle Ie saisit par Ie bras, et" Ie jetant aux pieds de son frere :

. -Tiens, Rene, mon mari, Ie voila!

Un rugissement coupa "air.

Elle ajouta :

-Pardonne, si ttl peux. Moi, je ne peux pas.

Rene avait bondi. Uue fUl'eur sauvage lui prenait Ie ce~eau. Ses yeux bleus lancaient des flammes

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LES THEORIES DE TAVERNELLE 3i9

rouges; et d'un accent bas, contenu, terrible :

-Toi! toi! c'etait toi, Ie pere 1 toil

Gaetan se leva, fit un pas en arriere. Cette colere froide, implacable, Ie martyrisait. Les mains crispees et tendues de Rene semblaient Ie chercher, vouloir venger Ie crime par un crime. Ah! sa vie, comme il l'elit donnee pour Ie pardon!

Cepcndant Ie coup avait He trop rude. C'etait fini. La maladie impitoyable apportait son etreint~ supreme. Rene chancela, comme ivre.. Madeleine l'ellveloppa deses bras, Ie soutint contre ella, Ie fit asseoi~. Gaetan, agenouilIe devant ce fauteuil on se tordait ce qu'il aimait Ie plus au monde, s'enfoncait les ongles dans la chair avec l'Apre sensation d'Ull renouveau de martyre. . Ladouairiere et Berthe s'approcherent pour aider Madeleine. Le r'egard du mourant les remp-reia. Dou

. cement, il Jes ecarta. II examinait son frel·e. ' Gaetan

frissonnait, secoue par la fievre. Rene lui fit signe de .

se lever, l'attira pres de lui:

-Je t'aimais taot! begaya-t-il.

Puis it prit la main de Madeleine, la baisa, et la posant dans celie du baron:

-Pardon pour lui!

Convulsivement, it serra les deux mains reonies. Sa tendresse triomphait de sa haine. Deux Jarmes coulerent sur ses joues. Une contraclion tira· sa figure on se repandit soudain one impassibilitc sereine et ses yeux eurent l'el1'arement que 20 Original from Digitized by Google

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350 LES THE ORIES DE TAVERNELLE

laisse la mort en ceux qU'eUevient de glaeer. -Rene! Rene! parle-moi! criait Ie baron de Jalnosse. -11 ne t'entend plus, mon fils, dit la douairl~re. 11 a cesse de souffrir. Madeleine arracha violemment sa main de celie de Gaetan :

-Fratricide!

Tavernelle se jeta en sanglolant dans les bras de

Barencourt =

-11 ne me resle plus rien! gemit-il.

-.. 11 ya Dieu! repondit I'aleule .

Et sesdoigts tremblants pass~rent lUI' les yeux

fixes et ouverts qu'elle fermait pour tOlljours.

FIN

Imprimcries NinnieS, B, PuteRlIX

..

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