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I
\
PAULE DE BRUSSANGE
GALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18
CATHERINE LEV ALLIER 1 vol.
LES FILS DU SIÈCLE 1 —
LA REVANCHE DE L*ENFANT 1 —
LES SOUFFRANCES D'UNE M È II K 1 —
LES THÉORIES DE TAVERNELI.R | -
Houhloton. — Imprimeries réunies, B, rue Mignon. 2.
...* PAULE
DE BRUSSANGE
ÉÏXÏIMRD DELPIT
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9
PARIS
CALMANN LÉVY, EDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÊVY FRfcRES
3, RUE AURER, 3
1887
Droits de reproduction el de traduction réserves.
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LÉON DE TINSEAU
SON AMI
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PAULE DE BRUSSANGE
— La maison ! j'aperçois la maison !
— Moi, des silhouettes sur la terrasse.
— C'est papa.
— Et nos frères près de lui.
Deux paires de petites mains battirent à
la portière de la voiture, et je ne jurerais pas
que deux paires de petits pieds ne fussent
en train de protester, par leurs trépigne-
ments, contre la lenteur des chevaux qui
1
2 PAULE DE BRUSSÀNGE
finissaient de gravir la côte un peu raide au
bout de laquelle apparaissaient, en un fouillis
de verdure, les tourelles du château de
Pierrelaurès. Ce château est situé dans cette
partie de la région du sud-ouest que les géo-
graphes nomment le Périgord noir. Il ne faut
pas trop se fier aux étiquettes, même posées
par les savants : le Périgord noir ressemble,
à s'y méprendre, à tout le reste du Périgord,
la terre gaie au soleil, par excellence, mais
çà et là sévère, ainsi qu'il sied aux gens ou
aux pays qui savent que la vie a deux faces,
comme Janus. Ce jour-là, justement, sous
les coulées d'or tombées du ciel et filtrant à
travers le feuillage, en cet après-midi de
mois d'août tiède et radieux, parmi l'éclat
des fleurs, la gaieté des pelouses où le
château se détachait avec une sorte de
coquetterie attirante, rien n'était de na-
ture à donner une impression de tristesse,
PAULE DE BRUSSANGE 3
fût-ce au géographe le plus clairvoyant.
Madame de Brussange, assise au fond de
la calèche, se pencha à son tour, dès qu'elle
eut entendu les derniers mots que ses filles
venaient de prononcer : c Nos frères l »
Quoil les frères étaient là, près du père?
Quelle bonne surprise! Elle n'en attendait
qu'un sur trois, et elle les allait retrouver
tous les trois, et il y avait si longtemps
qu'elle ne les avait embrassés, l'un en
garnison dans une ville du Nord, l'autre étu-
diant à Paris, le plus jeune à Saint-Cyr.
Bientôt la voiture cahota sur les pavés
inégaux de la cour. Les chevaux ne furent
pas plutôt arrêtés que déjà les portières
étaient assaillies. On grimpait aux marche-
pieds, on faisait irruption dans la calèche,
on la prenait d'assaut. 11 n'y eut pas de
résistance d'ailleurs. Les étreintes se mêlè-
rent, jusqu'à ce que les sœurs eussent cédé
4 PAULE DE BRUSSANGE
la place pour courir à leur père, tandis que
madame de Brussange ne savait à qui
répondre, de ces beaux visages d'hommes
inclinés vers ses lèvres.
— Tu as donc un congé, Robert?
— Tout un semestre, maman.
— Et toi, François, ton examen ?
— Passé, maman. Me voilà docteur en
droit.
— Maman, reprenait Robert, le semestre
est doublé d'un nouveau galon.
— Lieutenant?
— Lieutenant.
Les jeunes filles revinrent comme un vol
de colombes. Et les caquetages de com-
mencer : « Ce Robert, toujours le même : le
plus beau des hussards de France... » — c Et
François, avec ses airs inspirés, sentait-il
assez son orateur!... » — c Quant au saint-
cyrien Marc, ce n'était pas une illusion:
PAULE DE BRUSSANGE 5
Marc âvail de la barbe aillant que Robert en
personne. > Le trio des- frères donnait la
réplique : — Aucun d'eux n'eût reconnu
Paule ni Hélène, — tant elles étaient chan-
gées, — en mal, va sans dire, — surtout
attifées de la sorte! Les doigts malicieux
désignaient l'uniforme du Sacré-Cœur dont
elles étaient vêtues, et qui n'est pas pour
inspirer de la coquetterie.
Non loin de l'endroit où se passait cette
scène, un homme regardait. Ces expansions,
à grand renfort de bras, de cris et même de
larmes, lui paraissaient exagérées et un tant
«oit peu ridicules. Cela ne rimait à rien. Les
rencontres en ce bas monde se font d'ordi-
naire avec plus de réserve, et ce n'est pas
une raison parce qu'on ne s'est pas vu depuis
longtemps pour mener un interminable
vacarme. Il haussa les épaules et tourna le
d'os.
6 PAULE DE BRUSSÀNGE
Une main glissa sous son bras : M. de
Brussange le conduisait vers sa femme.
— Ma chère amie, Gérard, qui projette
un voyage en Espagne, consacre à Pierre-
laurès une semaine avant de partir. Il est
arrivé avec François, hier soir.
Pour madame de Brussange, quand elle
avait ses enfants, le reste de l'univers n'exis-
tait pas. Elle portait cependant de l'intérêt à
Gérard: c'était le neveu de son mari, elle
l'estimait et l'aimait en bonne parente, juste
un peu plus que son prochain, et quoiqu'elle
le connût à peine, ce fils d'une sœur tendre-
ment regrettée de M. de Brussange aurait,
en tout autre moment, reçu un accueil cha-
leureux ; dans la circonstance, elle se con-
tenta de quelques mots d'affectueuse bien-
venue. La présence de Gérard la contrariait ;
il tombait en intrus au milieu des premiers
épanchements de famille et gênerait les
PAULE DE BRUSSANGE 7
effusions. Elle avait même saisi à la dérobée
l'étonnement de certains regards levés sur
Hélène et Paule, des plis caustiques sous la
moustache... Est-ce qu'il se permettrait non
seulement de ne pas être ébloui, mais
encore de critiquer? Sans doute parce que
ses enfants n'étaient pas le décalque d'une
gravure de modes... Eh 1 si Ton voulait s'en
mêler!...
Elle s'empara de ses filles.
— Montez vous habiller, mes chéries. Les
Laubermont nous ont vues passer, ils seront
ici avant une heure.
— Oh y es, io be sure! scanda le saint-
cyrien Marc, tandis qu'il saluait railleuse-
ment Hélène à la mode britannique, tout
d'une pièce, le corps raide, avec le flegme
d'un Anglais bien appris.
Hélène était rouge comme un coucher de
soleil. Paule lui vint en aide :
8 PAULE DE BllUSSANGE
— Eh bien, maman, qu'importe? Nous
es recevrons avec tant d'amitié qu'ils ne
prendront pas garde à nos robes.
— Parbleu ! approuva M. de Brussange.
Les hommes n'entendent rien à certaines
vanités maternelles.
Madame de Brussange entra fort dépitée
au salon. Si du moins Gérard avait eu le bon
goût de disparaître! Car, décidément, il
l'ennuyait, il prenait des airs désagréables
au possible. Gérard, comme s'il eût deviné la
secrète pensée de madame de Brussange, fit
mine de s'éloigner; au passage, Paule
l'arrêta :
— Mon cousin, est-ce nous qui vous met-
tons en fuite?
— Pas le moins du monde, ma cousine.
— Alors ne nous quittez pas ; nous vous
connaissons bien, quoique nous vous voyions
aujourd'hui pour la première fois; nous
PAULE DE BRUSSASGE 9
vous connaissons par iiotre père et par
François. Vous êles notre quatrième frère.
A ce titre, votre place est ici.
Elle montrait le cercle de famille, ses yeux
r franchement posés sur ceux de Gérard, avec
une hardiesse naïve.
Cependant, â travers le salon, Hélène fure-
tait partout, remuant les tables, s'accrochant
aux meubles, touchant à ces riens qui sont
des mondes, parmi lesquels elle avait grandi
jusqu'au départ pour le couvent. Le vieux
château de Pierrelaurès, sous l'écho des
voix jeunes, avait comme des tressaillements
attendris. La gaieté rentrait au berceau avec
Paule, avee Hélène : elles ramenaient, pa-
rçilles aux hirondelles, le printemps, ses
fleurs et ses promesses.
Des gémissements partis de la cour fran-
' chirent les fenêtres ouvertes. Paule, la pre-
mière, les entendit. Elle se leva, et, voyant
.10 PAULE DE BRUSSANGE
ce qui se passait au dehors, se hâta d'y
courir.
Près de la grille, des mendiants atten-
daient l'aumône que, chaque semaine, les
Brussange faisaient aux pauvres. C'était,
dans ce groupe, une petite fille de quinze
mois, dont les cris avaient attiré Paule.
— Qu'a-t-elle? demanda mademoiselle de
Brussange en la prenant des bras d'une
femme aux traits anguleux et durs.
— Elle a faim! répondit la paysanne.
Paule serra l'enfant contre sa poitrine et
l'emporta. Hélène vint la rejoindre. On n'eut
pas de peine à consoler la mièvre créature.
Paule la tenait avec crainte : jamais elle
n'avait soigné d'enfants, elle appréhendait
de meurtrir ces membres fluets, leur peu de
poids rétonnait. Elle tendit un bol de lait,
la petite fille mit au bord du vase le trem-
blement de lèvres avides. Hélène, qui as-
PÀULE DE BKUSSÀNGE 11
sistait à l'opération, regretta de n'en pas
apprécier le charme probable.
— Tu as un joli courage. Vois en quel
état sont ces haillons.
Paule examina plus attentivement l'af-
famée.
— C'est vrai, on la tient très mal.
— Aussi mal que possible.
— Cherche-moi ce qu'il faut pour la
rendre présentable. Je la ferai manger pen-
dant ce temps.
Hélène n'en revenait pas : se mettre au
service de cette horreur! Car c'était une
horreur... Mais l'attitude de Paule coupa
court aux objections. Toute la famille savait
que Paule possédait un cœur bâti d'une ma-
nière spéciale, et l'on avait pour ses folies de
bonté des obéissances immédiates. Hélène
rentra bientôt avec les objets nécessaires.
Gagnée par la compassion, subjuguée par
=#*i -+yrr ■•*£?'
M PAULE DE BRUSSANGE
l'exemple, elle aida sa sœur dans la besogne
ingrate. L'effort était d'autant plus méri-
toire que ses regards, de temps à autre,
franchissant la fenêtre, fouillant au dehors
la cour et l'avenue, témoignaient que son
esprit ne restait pas où restait son corps.
Aussi, pourquoi sa mère avait-elle parlé des
Laubermont, et pourquoi l'ironique Marc
avait-il baragouiné trois mots d'anglais?...
La petite fille se laissait faire, attachant avec
gravité son œil noir à ces visages penchés
sur elle.
— Pour le coup, dit Hélène, voici le break
des Laubermont, il monte la côte-; maman
avait raison.
— Sauve- toi, répliqua Paule. Dès que
j'aurai fini, je retournerai au salon.
Quand elle sortit, fière de son œuvre,
faisant sauter sur ses bras l'enfant qui riait, il
n'y avait plus près de la grille que la femme.
ÎV 1
PAULE DE BRUSSANGE 13
— Comment vous appelez-vous? deman-
da-t-elle.
— Janille Thouenne.
— Ma mère vous connaît?
— Je ne sais pas. Je suis dans le pays
depuis peu de temps.
— Vous demeurez loin?
- — Au bout du village.
— Au revoir, dit mademoiselle de Brus-
sange.
Elle lui donna l'enfant, qui tenta de s'ac-
crocher à la jeune fille, de ses pauvres mains
pâles, où transparaissait le bleu des veines,
et se remit à pleurer. Janille, pour la faire
taire, la secouait avec rudesse, et, mécon-
tente de n'avoir pas reçu l'aumône, s'éloigna
en maugréant. Paule ne l'entendit point, les
pleurs de la petite l'avaient attristée. Elle se
dirigea vers le château, distraite, oublieuse
-des Laubermont, cherchant d'où pouvait
14 PAULË DE BRUSSANGE
venir ce soudain malaise qui lui mettait au
cœur une lassitude inconnue. Gérard, seul
sur la terrasse, l'observait, tandis qu'elle
avançait sans le voir. Elle s'assit sur un banc
d'où l'on découvrait la vallée.
Les arbres de Pierrelaurès projetaient de
sombres arabesques sur le vert des pelouses
qu'incendiait le soleil. Du dôme des bran-
ches pendaient, comme un manteau mobile
aux tons flamboyants, des lambeaux de
pourpre et d'azur. Qu'elle l'aimait, ce coin
de terre, première vision de ses yeux, paré
des souvenirs qui se dressaient pêle-mêle
dans leur grâce et leur fraîcheur anciennes!
Comme elle l'avait admiré quelques instants
plus tôt, lorsqu'elle retrouvait le paysage
familier! Chaque buisson, chaque fleur,
chaque brin de mousse chantait un poème
de bonheurs exubérants ou mystérieux,
apportait une allégresse de plus dans l'allé-
PÀULE DE BRUSSÀNGE 15
gresse du retour. La joie débordait en elle,
comme en ces choses inanimées qui pre-
naient des voix pour saluer sa venue; et
cette félicité, surabondante, douce, sereine,
le seul sentiment où se fût épanouie sa vie
entière, sa vie entourée de chaudes ten-
dresses protectrices, elle la croyait sinon le
lot de tous, du moins le partage des petites
âmes neuves, dignes des faveurs du Ciel.
Et voilà que des yeux, à peine ouverts à la
lumière, se fermaient dans le chagrin; que
des lèvres, à peine habiles aux sourires, lui
parlaient de larmes : larmes pour les anges
et les pécheurs, les bons et les méchants.,.
A tous les âges et à tous les échelons de
l'humanité, la grande reine d'ici-bas, la
souffrance, marquait ses sujets; on ne lui
échappait que pour un temps : tôt ou tard ,
elle touchait de son sceptre inexorable le s
rares élus un moment épargnés, et chassait
~*f r
16 PAULE DE BRUSSANGE
devant elle le troupeau lamentable qu'elle
dirige vers la mort, écueil ou refuge des
créatures.
Paule tressaillit. Un voile funèbre s'abais-
sait des nues, comme pour éteindre la gaieté
des choses et lui annoncer les aurores veuves
de rayons, les aubes embrumées de tristesses
ignorées jusqu'ici. Dans ce premier tête-
à-tête avec la vie qui brusquement découvrait
ses misères, elle pensa non pas à elle-même,
mais aux siens. L'intuition de douleurs pos-
sibles les lui rendait plus chers. Ah ! que
Dieu les préservât longtemps, toujours^ et
ne prît qu'elle pour victime ; et, si des croix
leur étaient réservées, qu'il lui permît de
s'en charger seule ! Elle sonda l'espace où
montait son ardente prière, cherchant le
Dieu caché par-delà les immensités, afin de
donner son offrande, la rançon des autres,
son âme, la chair de son cœur, afin de sai-
PÀULE DE BRUSSANGE 17
gner sous la main du Très-Haut tant qu'il
plairait aux desseins dé l'infinie miséricorde.
Et ce regret lui- vint des vieux âges où la
flamme céleste, en consumant l'offrande,
apprenait que l'holocauste était agréé du
Seigneur. Les yeux toujours perdus dans
l'éther, elle questionnait le maître invisible,
•elle attendait de cette nature, — son esclave,
— un signe indicateur. Les nuages, repris
par la brise, glissèrent rapides vers le cou-
chant; ils allongeaient leurs formes fantas-
tiques, par endroits éteignaient la lumière,
couvrant de crêpe la vallée, au hasard de
leur course vagabonde, et, pressés, mena-
çants, lugubres, ils semblaient répondre :
« Regarde-nous, le malheur vient comme
nous venons, en ouragan, avec les ténèbres,
la foudre et la mort; Dieu seul peut le
retenir et nous chasser. » Elle jeta un regard
d'amour vers le firmament où la nuit s'éten-
18 PAULE DE BRUSSANGE
dait, se leva, pleine de courage et de con-
fiance, et murmura :
— Sa volonté sera bénie.
Gérard depuis un moment était debout
près d'elle. Les mobiles expressions de cette
physionomie étrange l'intriguaient.
— En vérité, ma cousine, dit-il d'un air
railleur, vous parlez, je crois, aux nuages.
Paule ne manifesta aucun trouble. S'il y
avait des sacrifices à faire plus tard, elle les
avait déjà consentis. L'insouciance reparut
sur ses traits délicats.
— Vous ne vous trompez qu'à moitié,
répondit-elle.
— Ce doit être intéressant.
— Très intéressant. Avez-vous remarqué,
mon cousin, combien il est facile de s'in-
struire, pour peu que l'on écoute les voix que
Dieu sème autour de nous ?
Gérard eut un geste équivoque. Peut-être
PAULE DE BRUSSANGE 19
n'accordait-il pas grand crédit à ces voix
dont on l'entretenait. Mais puisque Paule
les avait entendues, il n'était pas fâché de
lui emprunter sa finesse d'ouïe, ne fût-ce
que pour juger du colloque. Son attitude
marqua le désir d'en savoir plus long. La
jeune fille continua :
— Une pauvre petite affamée et ces gros
nuages, là-bas, à l'horizon, m'ont appris en
quelques minutes bien des choses.
. — Serait-il indiscret de vous demander
lesquelles?
Elle secoua sa tête charmante, sans se
préoccuper de l'ironie contenue dans le ton
avec lequel avait été posée la question :
— Voyez-vous, dit-elle, nous avons été
trop gâtées, Hélène et moi, par la Provi-
dence et par nos parents. Nous ne con-
naissons pas le chagrin.
— Et vous né seriez pas fâchée de faire
20 PAULE DE BRUSSANGE
sa connaissance. Un beau chagrin, plein de
péripéties et de pâmoisons, quelque chose
d'échevelé, de tragique, dont les couvents
n'ont pas la recette, mais qui traîne dans
toutes les cervelles de jeune fille? Voilà ce
que vous voudriez?
— Vous vous trompez, mon cousin,
répliqua-t-elle. Je ne souhaite point la dou-
leur. Je l'ignore, mais je pressens que ce
doit être cruel.
Un instant elle demeura silencieuse, con-
templant la tombée du jour, les derniers
feux qui s'évanouissaient un à un; puis,
elle articula dans un soupir :
- 1 Nous sommes lâches, tous tant que
nous sommes; nous redoutons les larmes.
Et pourtant... c Bienheureux ceux qui pleu-
rent 1 »
Gérard eut un éclat de rire où des oreilles
expertes n'auraient pas manqué de distin-
PAULE DE BRUSSANGE 21
guer une tension de nerfs, et ne retint qu'à
moitié cette exclamation :
— Romanesque !
De fait, elle possédait le physique et,
pensait-il, l'esprit d'une héroïne d'aven-
tures. Héroïne encore ingénue, mais pro-
mettant de l'être le moins longtemps pos-
sible. Elle savait évidemment sur le bout du
doigt les qualités exigées par le rôle, ne
doutait point qu'elle n'en fût ornée et les
poussait à la bataille... en l'honneur du
cousin. Aussi le cousin voyait-il là une
comédienne, comme la plupart des femmes,
pas assez savante cependant pour régler la
marche de certaines audaces dont l'âge seul
apprenct le sage emploi et qui font, au sur-
plus, des filles d'Eve le mensonge le plus
enivrant de la vie. Or, Gérard détestait le,
mensonge sous toutes ses formes et goûtait
médiocrement les héroïnes; Pauîe ne con-
22 PAULE DE BRUSSANGE
tribuait pas à le guérir de son instinctive
aversion.
Un mol, plus que son rire, avait frappé
mademoiselle de Brussange.
— Qu'appelez-vous être romanesque?
demanda-t-elle.
— Avoir de l'exaltation, des idées chimé-
riques, des rêves impossibles ou extraor-
dinaires, tout ce qui hante en ce moment
voire jolie lête, ma chère cousine...
Les phrases venaient mal, peut-être parce
qu'il défaillait avec trop d'attention ce pur
visage, ces yeux sereins, cette très réelle
beauté. Paule n'eut l'air de s'apercevoir ni
des hésitations du langage ni de l'examen
dont elle était l'objet. Elle répondit :
— Jusqu'à présent, peu de choses m'ont
occupée, en dehors de mes affections de
famille. Je me laissais vivre au milieu des
tendresses, indifférente à ce qui n'y touchait
PÀULE DE BRUSSÀNGE «3
pas. Mes fleurs, mes lectures, mon piano,
mes prières, voilà quels étaient mes soins.
L'esprit se contente si vite, quand le cœur
est plein, et à si peu de frais ! Le mien à
toujours été comblé; de là, mon bonheur
tranquille.
— Bonheur d'enfant, riposta Gérard, qui
tombe au seuil de la jeunesse. C'est un ter-
rible sphinx, un monstre insatiable que le
cœur de la femme. Le vôtre s'éveille au pre-
mier souffle de liberté que vous humez en
quittant le couvent. Il crie vers la douleur,
parce qu'il est inoccupé, parce que tout lui
paraît préférable à cette sensation d'être vide.
— Vide ! s'écria Paule. Il déborde au con-
traire. Seulement il s'ignorait et vient de se
découvrir.
— Ah!
— Il vient de comprendre pour quelle
mission Dieu l'a créé.
24 PAULE DE BRUSSANGE
— Pour quelle mission, s'il vous plaît, ma
cousine?
— Pour aimer, dit-elle d'une voix pro-
fonde.
Gérard laissa tomber ses bras, ébahi de
l'accent autant que des paroles. La jeune
fille se dirigeait vers le salon, il ne songea
pas à la suivre. La réponse de Paule lui
bourdonnait encore sous les tempes. Aimer!
c'avait été dit d'un ton net où éclatait la
conviction intime, une sorte de conscience
d'appel fatal. Remué par la solennité du
silence où s'endormait la nature, par cette
scène à laquelle il ne comprenait rien :
— Elle n'est pas comédienne, grom-
mela-t-il. elle est folle.
H
Les Laubermont étaient non seulement
les plus proches voisins, mais les intimes des
Brussange.
Pendant près d'un siècle, les deux familles
avaient eu la même destinée, les mêmes
habitudes, la même obscurité honorable,
faite de devoirs simplement accomplis,
d'humbles grandeurs et de vertus modestes.
Puis le niveau de la fortune avait changé :
Brussange resta fidèle aux traditions de ses
26 PÀULE DE BRUSSANGE
aïeux et au sol qui l'avait vu naître; Lau-
bermont, dégoûté de la province, se lança
dans le monde où l'ambition le poussait.
L'un aimait le plaisir, la notoriété, l'argent,
et ne dédaignait pas le travail; doué d'une
habileté persévérante, il arriva promptement
à la richesse- L'autre puisa, dans un tête-
à-tête quotidien avec la nature, une rêveuse
tranquillité d'esprit; la poésie de ses bois et
de ses prés sortant de leurs manteaux de
brume aux matins d'hiver, la sérénité calme
des champs épanouis sous les soleils d'été le
pénétrèrent. Par elles, son intelligence s'ou-
vrit à toutes les beautés, son âme aux voix
mystérieuses qui murmurent l'hymne des
choses promené par le souffle du vent à
travers les hautes herbes et les feuilles des
arbres. Il se sentait alors heureux de vivre,
d'être jeune, d'avoir devant lui de quoi
peupler une existence, et, sans chercher à
PÀULE DE BRUSSANGE 27
deviner l'avenir, il laissait son capricieux
esprit errer à l'aventure, saluant Dieu dans
le brin de mousse ou les astres. Il s'en allait
parmi la grande nature, les yeux éblouis aux
merveilles extérieures, hanté de pensées
profondes, épris d'idéal. Aucun désir des
honneurs ou du luxe ne l'avait seulement
effleuré. Il abandonnait à son cœur le gou-
vernement de sa vie. Quand sa sœur fut en
âge de se marier, libéralement il lui donna
le plus clair de l'héritage paternel. Peu de
temps après, il rencontrait une jeune fille
charmante; il l'épousa, quoiqu'elle n'eût
rien. Mais elle apportait le bonheur, ce qui
est bien la plus sûre des dots. Jamais un
nuage n'ombra ce ciel, en dépit de la médio-
crité de leur fortune. Ils eurent cinq enfants,
les berceaux accrurent l'ivresse du père et
centuplèrent ses forces. Ce rêveur était un
homme. Il fallait vaincre le sort; il s'y
28 PÀULE DE BRUSSANGE
appliqua, prit les rudes mœurs du gentil-
homme campagnard, se leva dès l'aube,
guida ses paysans au labeur comme un géné-
ral conduit ses troupes au feu, paya de sa
personne partout et put arracher à cette
marâtre si admirée, si rétive, plus prodigue
de ronces en fleurs que de moissons
fécondes, le duvet et la pâture pour sa
couvée. Madame de Brussange le secondait
noblement. Ni l'un ni l'autre ne recula
devant les sacrifices nécessaires à l'éduca-
tion des enfants. Cœurs, privations, travaux,
ils donnaient tout à foison, avec une abné-
gation aussi robuste que leur tendresse, et,
dans les petites âmes écloses sous cette
haleine vivifiante, les vertus des parents ger-
mèrent par l'exemple. Ses habitudes aus-
tères et laborieuses conservaient à M. de
Brussange la souplesse, la gaieté, presque la
jeunesse. 11 gardait encore sa fraîcheur de
PAULE DE BRUSSANGE 29
sentiments, ses enthousiasmes, sa vigueur
d'esprit et de corps. M. de Laubermont,
revenu à Casteluzech, après vingt ans
d'absence, crut entrer dans le château de la
Belle au Bois Dormant, lorsqu'il fit sa pre-
mière visite aux habitants de Pierrelaurès.
Rien n'était changé; les châtelains parais-
saient être au lendemain de leur mariage,
l'aisance n'avait pas pénétré dans le vieux
manoir toujours délabré, simple et digne.
Laubermont ne vit pas sans regrets ce mi-
racle d'immobilité. L'existence à Pierre-
laurès était peut-être monotone, mais sûre-
ment heureuse et correcte; la sienne n'y
avait pas ressemblé : de ses hasards, il reve-
nait fourbu, cassé, atteint d'une maladie
incurable, au demeurant très riche. Mais
comme il eût troqué sa fortune contre la
quiétude de son ami ! L'air natal trompa ses
espérances et ne lui rendit pas la santé. Du
30 PÀULE DE BRUSSÀNGE
moins, il voulut que sa mort servît à quelque
chose et, s'en exagérant les causes, il exigea
de sa femme qu'elle resterait à Casteluzech
jusqu'au mariage de leurs enfants. Un beau
soir, il s'éteignit, après avoir institué Brus-
sange le conseil d'Arabelle de Laubermont
et le subrogé tuteur des orphelins.
Aussi l'intimité fut-elle plus grande que
jamais entre les deux familles. Madame de
Laubermont était reconnaissante à M. de
Brussanged'un dévouement que ne rebutaient
ni la fatigue ni l'ennui. Habituée au monde
et au tapage dont elle égayait Casteluzech,
elle se plaisait néanmoins dans l'intérieur
sérieux de Pierrelaurès. Une parfaite dignité
de mœurs tempérait ses frivolités appa-
rentes, et permettait à madame de Brussange
de la traiter en sœur, d'autant qu'il fallait
pardonner beaucoup à ses ignorances
d'étrangère, — elle était Anglaise. — Sa
PAULE DE BRUSSANGE 31
façon de témoigner de sa tendresse pour son
fils Albéric et sa fille Edith rappelait cette
origine par son excentricité : une faiblesse
absolue la faisait l'esclave de leurs moindres
caprices. La fermeté de Brussange prenait, à
ses yeux, les dimensions d'une sévérité hors
de saison. Elle le consultait sur tout et ne
l'écoutait pour rien, à moins qu'ilne s'agît
d'affaires d'intérêt; à coup sûr, Brussange
eût fait d'Albéric un homme semblable à ses
propres fils, elle trouvait plus simple d'en
faire un enfant qui ne jurât que par elle.
Cependant elle se départit de cette rage
absorbante en faveur d'un frère qu'elle
avait appelé de Londres après la mort de ses
parents, et dont elle abandonna la complète
direction aux soins du vieil ami. James Per-
nill dut à cet éclair de bon sens de recevoir
une éducation solide que rendait indispen-
sable l'état précaire de ses finances.
: 32 PAULE DE BRUSSANGE
C'était aujourd'hui un robuste garçon de
vingt-cinq ans, qu'on aurait pu croire distrait
outre mesure,- si l'on avait voulu préjuger le
-fond par son attitude depuis qu'il venait de
franchir le seuil du salon de Pierrelaurès.
Madame de Laubermont, un peu affectée dans
ses grâces britanniques, parlait haut, avec un
flegme doctoral, accaparait madame de Brus-
sange, la félicitait d'avoir toute sa nichée
sous les ailes.
— Vous ne pensiez pas la trouver ici au
complet?
— Du tout.
— Voilà, c'était une conspiration.
— Que vous connaissiez?
— Non. Je l'aurais trahie, l'on ne doit pas
faire de cachotteries à une mère. Je ne l'ai
sue qu'après votre départ pour le Sacré-Cœur.
Tout était combiné, ma chère. Vos fils sont
si bien dressés qu'ils se comprennent à demi-
PAULE DE BRUSSANGE 33
mot avec leur père. Précaution inutile d'ail-
leurs, François n'ayant jamais eu le talent
d'Albéricpour être refusé à un examen. Mais
enfin, il paraît qu'on avait peur, cette fois-ci.
L'avancement et le congé de Robert devaient
effacer votre chagrin dans le cas où
François échouerait. On vous aurait si bien
brodé cette contrariété sous les galons de
notre lieutenant!
Edith de Laubermont projetait avec l'offi-
cier des parties de cheval : ils organiseraient
des rallye-papers, ils courraient le pays à
fond de train.
— Tout cela, chuchotait Albéric dans le
cou de sa sœur, parce que l'amazone te va
bien.
La jeune fille voulut protester. Marc prit
les devants et lança ce compliment de
saint-cyrien :
— Tout lui va bien.
34 PAULE DE BRUSSANGE
Edith sourit. L'accent était vrai, le com-
pliment aussi.
Tandis que dans ce coin du salon les
gaietés s'envolaient, François s'approcha de
James Pernill, qui n'avait pas desserré les
dents.
— Qu'as-tu ? demanda-t-il.
— Je n'ai rien.
— Tu as certainement quelque chose.
— Quelle idée 1
L'idée n'était peut-être pas invraisem-
blable, car James Pernill, tout en répondant,
prêtait surtout l'oreille aux bruits du dehors.
Il épiait le pas de mesdemoiselles de Brus-
sange. Serait-il donc obligé de rentrera
Casteluzech sans les avoir vues ? Il y avait si
longtemps!..* Les deux sœurs? Eh! oui,
toutes deux. Elles avaient toujours été
bonnes pour lui, il leur portait une affection
profonde ; seulement , quand il fermait les
\
PAULE DE BRUSSÀNCE 35
yeux en prononçant leurs noms, il ne voyait
se refléter en lui qu'une image, qu'un sou-
rire, qu'un regard, et cela s'imprimait telle-
ment dans son âme que c'en était devenu la
meilleure part. Pourquoi n'arrivaient-elles
pas? Celle des deux qu'il voyait sans cesse
n'était donc pas pressée de le revoir?
— James, dit François, la tristesse n'est
pas du programme. Nous sommes ici tous
à la joie.
— Et moi de même, répliqua l'Anglais
dont le visage étincela. Car la porte venait
de s'ouvrir devant Hélène, et une paire
d'yeux noirs très doux avaient rapidement fait
le tour du salon.
— A la bonne heure, déclara François,
voilà comme je te veux.
Ils avaient achevé leurs études ensemble
â Paris, suivi les mêmes cours de droit et
ne se quittaient guère. Leur ardeur stu-
36 PAULE DE BRUSSANGE
dieuse eut la bonne fortune de rencontrer
l'estime et la protection de Gérard Dalisier.
Ce n'était pas une mince victoire. Gérard ne
jugeait point un homme d'après sa conduite,
son caractère, ses défauts ou ses vertus ; il
n'avait qu'un critérium : les capacités intel-
lectuelles et le résultat de leur mise en
œuvre. La science était l'arche sainte ; hors
d'elle, point de salut. A force de résoudre
des problèmes, il avait pris en pitié tout ce
qui ne relevait pas d'une équation.
C'est peut-être une excellente méthode
pour la santé de l'esprit, c'en est une détes-
table pour celle du cœur. Le sien s'y des-
sécha. Son orgueilleuse intelligence put
bien s'assimiler la substance des choses, elle
ne se tourna jamais vers Dieu pour
demander une bénédiction ou une aide.
Aussi fut-il rapidement le fils modèle
d'un siècle où le savoir confine à la pré-
}\
i
PAULE DE BRUSSANGE 37
somption, et la présomption à l'athéisme.
Gérard n'était qu'à moitié responsable:
les exemples avaient manqué à son enfance,
ces exemples qui se gravent mieux que les
paroles et se transforment en souvenirs bénis
et mouillent les yeux quand on les évoque.
Sa mère était morte très jeune ; son père,
occupé d'entreprises considérables, ne lui
donnait pas une minute de son temps.
Gérard avait grandi près d'un foyer désert,
entouré, d'ailleurs, des mille raffinements
du luxe. Car M. Dalisier, s'il se montrait
avare de lui-même, ne l'était guère de tout
le reste. Il s'était arrangé de façon que rien
ne manquât au fils, hors le père ; les maîtres
les plus distingués, les domestiques les mieux
stylés, les recherches les plus outrées de l'élé-
gance, il n'avait eu garde d'oublier quoi que
ce fût; quant aux besoins du cœur, cela s'in-
scrivait, par destination, aux profits et pertes.
3
38 PAULE DE BRTTSSANGE
Il n'exigeait et n'attendait qu'une chose de
Gérard : occuper fastueusement un jour la
position qu'on lui laisserait toute faite.
L'héritier instruit, brillant, doré sur tran-
ches, serait le couronnement de l'œuvre,
une vanité de plus encadrant les autres.
Les goûts de Gérard servirent à merveille
M. Dalisier. Une soif de sicence dévora
l'enfant, les années en accrurent l'intensité.
Bientôt elle devint un besoin insatiable qui
ne lui permit pas de s'apercevoir du vide de
Patmosphère où il se mouvait. D'humeur
hautaine, il effaroucha les sympathies de ses
compagnons d'études ou de plaisirs. Ceux
qui persévérèrent à forcer son intimilé le
firent dans un but personnel ; il s'en rendit
compte et les méprisa. N'ayant pas eu
d'amis, il nia l'amitié ; n'ayant jamais
ressenti de troubles intérieurs en présence
d'une femme, il nia l'amour. Ces négations
PAULE DE BRUSSANGE 39-
furent tout son code philosophique, M. de
Brussange lui fit l'effet d'un être anormal,
avec cette rage de témoigner à distance de
l'intérêt à un parent qui n'en réclamait pas .
Cependant, lorsque François et James vin-
rent à Paris, il crut devoir les accueillir
pour répondre à ces nombreuses marques de
courtoisie. C'étaient deux travailleurs dontles
progrès l'attachèrent. — Cela rentrait dans
le cadre de la science. — La discrétion de
François, dépaysé parmi les somptuosités de
l'hôtel, fuyant chez le millionnaire ce que
tant d'autres y recherchaient, lui sembla
une chose au moins originale. Il mit aie
voir d'autant plus d'empressement qu'on
montrait plus de réserve. Des relations
suivies s'établirent, d'où naquit une sorte
d'habitude, non dénuée de douceur, que
Gérard s'étonnait de subir sans ennui.
Plus âgé que François, déjà en possession
40 PAULE DE BRUSSANGE
d'une notoriété solide dans le monde savant,
il devint l'idole de son cousin et ne s'en
douta guère. Toutes les lettres de celui-ci
apportaient à Pierrelaurès un concert de
louanges.
Le manoir s'intéressa beaucoup aux dé-
tails qui peignaient les mœurs exemplaires
de Gérard, son horreur du monde, sa bonne
grâce un peu dédaigneuse. François ne ta-
rissait pas : il assurait que l'entrée de Gérard
dans un salon faisait sensation; l'esprit caus-
tique, la verve de Térudit, sa bonne mine, —
sans compter les inscriptions au Grand-Livre,
— lui valaient de vifs succès : il ne bronchait
pas. Les femmes émoussaient contre une ar-
mure de glace, que rien ne pouvait fondre,
leurs traits les plus acérés : il les déclarait
vaniteuses, frivoles, nulles. Et François con-
fessait que ce jugement, peut-être sévère,
dans bien des cas ne manquait point d'à-pro-
PAULE DE BRUSSANGE 41
pos; seulement il fallait être Gérard, un es-
prit transcendant, pour s'y risquer sans
crainte; François trouvait infiniment de
charmes où Gérard ne trouvait rien. C'est
que l'étudiant avait ce qui faisait défaut au
savant : la foi, les enthousiasmes, la croyance
au beau et au bien. Il ne soupçonnait guère
qu'en ce point, il l'emportait sur le sceptique
tant admiré, pour lequel il cherchait à pro-
voquer la tendresse des siens. Ce ne fut pas
difficile. M. de Brussange fit revivre en son
neveu la sœur qu'il avait chérie et lui donna
dans son cœur la place laissée vide par la
mort. Tout ce monde de Pierrelaurès, habi-
tué à la communauté des sentiments, conçut
pour Gérard, sur les dithyrambes de François,
une même affection.
Mais c'était bien là, en vérité, de quoi se
souciait M. Dalisier ! Que lui faisaient des gens
à peine connus, dont le hasard avait mis
42 PAULE DE BRUSSANGE
quelques gouttes de sang en ses veines? Ils
n'existaient que pour mémoire. Et si, en
gagnant l'Espagne, il s'était arrêté chez son
oncle, c'était uniquement parce qu'il n'avait
pas eu le courage de résister aux sollicitations
de François. Maintenant, là, dehors, sous la
nuit tombée, au moment où Paule venait de
disparaître, il se demandait quelle bizarrerie
du sortl'avait poussé dans cette famille, — la
sienne pourtant, à lui, l'étranger partout
depuis sa naissance, — et le faisaient le té-
moin de scènes étranges. La joie du retour,
les baisers, lui bourdonnaient encore aux
oreilles et lui apportaient comme un écho
vague de choses entendues, il ne savait où,
à moins que ce ne fût en songe. Il voulut se-
couer l'impression persistante et s'aperçut
que les phrases de Paule restaient en lui, pa-
reilles à ces flèches qui tremblent encore
dans la plaie qu'elles ont faite. A quel propos
PAULE DE BRUSSANGE 43
s'était-il laissé envahir par un accès de cu-
riosité? Sa cousine était libre d'agir à sa
guise, de regarder les nuages, de causer avec
lèvent, d'être coquette, d'être femme enfin.
Qu'avait-il affaire à ces sortes de créatures,
lui qui passait près d'elles dans la vie en
haussant les épaules? Et parce que Tune
d'entre elles... Certes, elle était jolie, Paule;
mais toutes les femmes sont jolies. Pourquoi
cette rage de porter ses investigations jusque
dans les replis de la pensée d'autrui?Quelui
importait cette enfant, ce qu'elle faisait, ce
qu'elle disait, ce qu'elle rêvait?
Les gros nuages que Paule consultait tout
à l'heure avaient envahi le ciel et posaient
sur le château le dais sombre de leur masse.
La nuit s'épaississait. A travers les feuilles
des arbres, la brise gémissait avec des notes
presque humaines. Deux phares éclatants
trouèrent l'obscurité de plus en plus pro-
U PAUIE DE BRUSSANGE
fonde : c'étaient, au rez-de-chaussée, les fe-
nêtres du salon qui découpaient leurs hauts
cadres d'or sur les buissons de roses endor-
misàlèurs pieds. Arintérieur, des silhouettes
allaient et Venaient. Une d'elles, svelte, lé-
gère, avança dans l'orbe lumineux. Gérard
la reconnut, elle l'attirait. Et comme obéis-
sant à l'attraction mystérieuse, sans savoir,
sans vouloir, d'un mouvement machinal,
tandis que les nuages s'abaissaient un peu
plus et que de sourds grondements annon-
çaient la venue de l'orage, il marcha vers
l'apparition.
III
Gérard dormit mal. Toute la nuit, il épia le
silence. Çà et là, les dernières rafales s'en-
gouffraient dans les couloirs du château, lais-
sant, après leur passage, une accalmie plus
intense. Et par moments,;sous les charmilles
de Pierrelaurès, les rossignols, l'orage parti,
disaient leurs nocturnes, ou quelque oiseau
des ténèbres lançait à travers l'espace son
hululement lugubre. Et c'était tout,
Cette tranquillité l'importunait.
46 PAULE DE BRUSSANGE
Accoudé, songeur, il cherchait, dans l'ab-
sence du bruit, un bruit de souffle, quelque
chose qui ressemblât à de la vie au milieu de
ce désert, une respiration moins tourmentée
que celle qui haletait en sa poitrine. Au
dehors, les chantres ailés gazouillaient de
nouveau leurs joies, s'interrompant au cri
mélancolique de la chouette. Oiseaux d'a-
mour, oiseaux de mort veillaient ensemble
sous l'indifférente clarté des étoiles.
Une agitation de plus en plus forte s'em-
para de Gérard.
Tantôt il eût voulu dormir un sommeil de
plomb, sans réveil; tantôt il souhaitait d'ani-
mer tout ce silence, d'entendre une voix
auprès de lui, douce, caressante, prompte
aux confidences ; de voir palpiter sous son
regard de grands yeux naïfs, de satisfaire
cette soif étrange de curiosités qui tout à
coup l'avait pris. Il ne s'agissait plus des pro-
PAULE DE BBUSSANGE 47
blêmes embrouillés de la science, vite dé-
brouillés par un simple effort de raisonne-
ment. Une question se posait, bien autrement
difficile à résoudre, méprisée jusqu'ici,
grosse peut-être de terribles mystères. Et
cela ne relevait point de la science, il se
demandait ce que cela pouvait être. Son scep-
ticisme opiniâtre lui ramenait aux lèvres la
vieille phraséologie habituelle : « Tu croiras
lire dans une intelligence et tu ne verras que
les divagations de ton propre cerveau en
passe de folie. Tu auras l'illusion, tu n'auras
pas la réalité. Quelle démence, de convoiter
de chimériques trésors ! Au fond de tes creu-
sets, qu'as-tu rencontré toujours? la matière,
et la matière seule. Cette jeune fille est faite
de nerfs, de sang, d'instincts; la belle
avance, quand tu te seras convaincu, — à ses
dépens et aux tiens, — qu'elle n'est pas faite
d'autre chose ? »
48 PAULE DE BRUSSANGE
Gérard se raidissait.
Allait-il, lui qui avait tout nié, hors la
science, chercher loin d'elle, par une aber-
ration incroyable, des leçons et des bon-
heurs, ou resterait-elle, comme autrefois, sa
cuirasse et son bouclier ? Que devenaient ses
rudes dédains, sa morgue superbe en face
des fragilités générales? Rien n'affranchis-
sait donc de ce tribut humiliant, et quelque
chose d'invaincu, d'incoercible, le rattachait
à la chaîne des infirmités humaines !
En dépit de ses efforts, une tempête gron-
dait en lui. Le cœur tué par l'esprit ne res-
suscitait pas, mais des laves gonflaient ses
veines par un brusque afflux de vie et de
jeunesse.
— C'est de la folie ! dit-il tout haut.
Sa voix le fit tressaillir. Elle sonnait les
révoltes intérieures.
Il se leva et, pour se rafraîchir le sang,
PAULË DE BRUSSÀNGE 49
ouvrit sa fenêtre. Les étoiles pâlissaient, une
teinte grise s'épandait sur le bleu sombre du
firmament. La nuit semblait quitter la terre
pour remonter aux cieux et une brume
blanche, encore opaque* se dessinant vers
l'Orient, marquait l'endroit d'où viendraient
tout à l'heure les premiers rayons du jour.
Des senteurs embaumées montaient dans
l'atmosphère. A mesure que la lumière poin-
tait sur les branches d'arbres, sur les
herbes, sur les pierres, des gouttes de rosée
couronnaient cette nature ensommeillée
d'unç parure de diamants. Les oiseaux sa-
luaient le soleil encore voilé de nuages roses,
et, de toute part, des bruits imperceptibles
se croisaient, appelant el rappelant la vie.
Gérard s'habilla promptement et descen-
dit dans le parc. Ces enchantements de la
nature, ce trop-plein des choses qui débor-
dait autour de lui, l'attiraient, l'apaisaient.
-;JT^r
50 PAULE DE BRUSSANGE
L'air froid du matin calma sa fièvre. Il se
promenait au hasard depuis longtemps,
lorsque M. de Brussange déboucha d'une
allée.
— Pas possible 1 s'écria le châtelain de
Pierrelaurès. Eh bien, voilà une chose que
je n'aurais jamais crue. Les savants sont
donc aussi des poètes?
— Parce que je ne dormais plus ?
— Ne nie pas. Tu as eu ton accès de poé-
sie : tu as voulu voir lever l'aurore.
— Comme les gens vertueux. Je ne nie
pas, puisque vous y teùez, mon oncle. Mais
où y a-t-il de la poésie dans ma vertu ?
— C'est la même chose.
— Ah ! par exemple...
— Certainement, et sans paradoxe. Suis
plutôt : la poésie exalte, n'est-ce pas?
— On le prétend, du moinsg
* — Tu n'es guère aimable pour elle. Eh
PAULE DE BRUSSANGE 51
bien, cite-moi quelque chose de plus noble,
de plus haut, de plus surhumain que la vertu.
— Mon oncle, surhumain est le mot, à
telles enseignes qu'ici-bas on ne la rencontre
jamais.
— Bien obligé ! repartit M. de Brussange.
— Si vous aimez mieux, je dirai que vous
l'avez accaparée tout entière.
— Ni l'un ni l'autre. J'essaye d'en avoir
ma part, rien de plus. Mais ce simple essai
prouve qu'elle existe. Ali ! mon ami, ne la ca-
lomnie pas. Sans elle, que ferions-nous ? Elle
est notre palladium, elle nous garantit de
nos misères, nous enlève à nos fanges. Elle
plane dans l'éther.
— Comme la poésie.
— Justement, ce qui les fait sœurs. Par
elle, on comprend le grand, on admire le
beau, l'on aime le bon. Celle-ci crée du su-
blime avec l'esprit, celle-là fabrique du bien
™ — w"-/-^---.-^-"- ^•T-T'.vT"'" •? ■"*"•" ~ rr~~
62 PAULE DE BRUSSANGE,
avec le cœur, et, crois-moi, l'œuvre cachée,
obscure, éphémère peut-être, souvent est plus
féconde que l'œuvre brillante et pourtant
impérissable.
— Voilà, mon oncle, dit Gérard, un pané-
gyrique matinal. Quel dommage qu'il tombe
dans l'oreille d'un sourd I
— D'un sourd par système?
— Oui et non. Je ne crois guère à la poésie ,
je ne crois pas du tout à la vertu.
— Ta vie dément tes paroles.
— Ma vie ne prouve rien. Je suis né sans
vices. A moins, reprit Gérard se rappelant
les tumultes de la nuit, à moins qu'ils n'aient
dormi jusqu'à présent. J'ai le goût et la force
du travail, de là le peu que je vaux. J'aime
la correction dans la vie, comme j'aime l'élé-
gance dans mon salon, affaire d'habitude et
de propreté ; mais la grosse caiase des senti-
ments, mais le culte d'un fétiche, mais le
PAULE DE BRUSSANGE 53
mysticisme au cerveau, souvenirs bleus, aspi-
rations vagues, tout le bagage des faiseurs
de romans ou de sottises, serviteur, mon
oncle, je ne donne point là dedans. Je donne
dans la science, et cela me suffit,parce qu'elle
esya seule chose vraie, la seule qui ne m'ait
jamais flatté, jamais bercé de chimères ; bru-
tale, soit, sincère du moins, raisonnant par
A+B, me montrant l'existence brève, le néant
au bout. A la bonne heure ! on sait où Ton
va. Et l'on n'a plus peur. Car cette existence,
on la double ; ce t néant, on le brave, — tou-
jours grâce à la science. Par elle, on lui sur-
vit. L'effort de la pensée se perpétue dans
l'avenir, y engendre d'autres efforts, et, con-
venez-en, mon oncle, cette récompense en
vaut bien une autre.
M. de Brussange ne répondit pas. Il con-
templait Gérard. L'orgueil vibrant en ces pa-
roles, cet accent qui leur imprimait un air
u r ^*crç??? *r *&*. ï
54 PAULE DE BRUSSANGE
de défi, le remuaient douloureusement. Une
tristesse effaça son gai sourire. Il songeait à
l'enfance solitaire de cet homme, à cette belle
jeune femme morte en lui donnant le jour...
Ne lui aurait-elle laissé rien de son cœur et
de son âme, quand elle l'avait pétri de toutes
ses grâces extérieures? Non, c'était impos-
sible : puisque Gérard vivait, la mère, — sa
sœur si tendrement vénérée, — ne saurait
être morte tout à fait.
— Mon enfant, dit-il, tu te méconnais, ou
tu n'es pas le fils de ta mère,
Gérard eut un geste ennuyé : l'émotion de
son oncle lui semblait hors de saison. Cepen-
dant il résolut de la calmer, en n'effarouchant
plus; et, pour effacer la mauvaise impression
produite par cet entretien, il suivit M. de
Brussange dans ses courses de propriétaire, .
allant de chantier en chantier, visitant les
métairies, captivé bientôt, presque à son
PÀULE DE BRUSSÀNGE . 55
insu, par les façons accortes et surtout la '
conversation de son guide. En ce campa-
gnard, il était émerveillé de découvrir une
érudition solide, se ramifiant à l'infini, de
larges idées, de profonds aperçus. Mais tout
bonnement il avait affaire à un homme supé-
rieur! Comment cette organisation d'élite
avait-elle pu se confiner dans le cercle étroit
d'une vie de province? Il en marqua sa sur-
prise. M. deBrussange ne se blessa ni ne tira
vanité de cet ébahissement, et ce fut du ton
le plus simple qu'il répondit :
— Je n'étais pas destiné aux rôles de sur-
face. Pour sortir du rang que Dieu nous as-
signe dès le berceau, il faut ou un esprit trans-
cendant ou une âme privilégiée. Je ne suis
rien de cela. J'avais une autre œuvre à faire,
œuvre du dedans, dont l'accomplissement
m'apporterait d'abord l'espoir, puis la réa-
lité du bonheur. Tu vas rire : c'est tout bête-
rTVrPSÇ".
56 m PAULE DE BRUSSANGE
ment l'éducation de mes enfants. Je puis me
rendre cette justice de n'avoir pas travaillé
en égoïste. Je ne les ai élevés ni pour moi ni
même pour eux, mais pour Dieu, qui me les
avait confiés.
Dans ces paroles, quelques heures plus tôt,
Gérard eût trouvé matière à raillerie ; en ce
moment, il se serait fait scrupule de ré-
pondre légèrement à M. de Brussange. En
face de la noble humilité de ce caractère, un
respect réel le pénétrait et, avec ce respect,
une inconsciente mélancolie, comme une
appréhension de vagues souffrances.
Ils atteignirent les premières maisons du
bourg bâti à mi-côte. Une rue tortueuse, où
les porches surplombaient, les conduisitit la
place que fermait l'église, une vieille église
romane, avec ses murailles décrépites, brû-
lées aux morsures du soleil. Derrière, un
fouillis de verdure cachait le manoir de
PAULE DE BRUSSANGE 57
Pierrelaurès, dont on apercevait à peine le
sommet des tourelles. Une grande animation
régnait dans le village, les enfants se préci-
pitaient vers la place, culbutant tout sur
leur chemin, jetant l'épouvante au milieu des
oies paisibles, des poules et des pigeons,
hôtes familiers de la rue, tandis que, sur le
pas de leurs portes, les rudes paysans ou les
ménagères actives s'arrêtaient pour regarder
là-bas, vers l'église.
— Jl est drôle, votre village, dit Gérard en
examinant les pauvres toits couverts de.
pierres, où le soleil semait de l'or, perchés
sur la colline comme un troupeau de chèvres,
et le clocher ne montant pas bien haut dans
le bleu du ciel et, vers l'horizon, la ceinture
verte de Pierrelaurès.
— Moi, je le trouve charmant, riposta
M. de Brussange, peut-être parce que je
l'ai toujours vu. Situ savais quels braves
■r a n*. f**?*^.
58 PAULE DE BRUSSANGE
gens l'habitent! Les plus vieux m'ont fait
sauter sur leurs genoux.
Ils débouchèrent sur la petite place.
A l'une des extrémités, Paule, en robe de
percale, un chapeau de paille sur là tête,
une corbeille appuyée à la hanche, distri-
buait aux enfants accourus près d'elle une
sorte d'échaudé, régal des populations du
Sud-Ouest, et qu'on appelle du nom désa-
gréable de tortillons.
— Quelle cérémonie est-ce là, mon oncle ?
demanda Gérard.
— Une façon à Paule de célébrer son
retour. Nous ne sommes pas riches, aussi
ses largesses sont-elles des plus modestes ;
mais elle y porte tant de cœur, que c'est, tu
vois, une joie générale.
Ils avancèrent lentement. La jeune fille
était trop à ses occupations pour remarquer
leur arrivée. Quand sa corbeille fut vide,
PÀULE DE BRUSSANGE 59
quelques gamins se disputèrent l'honneur de
la rapporter au château. Paule la leur aban-
donna et, s'adressant aux paysannes :
— Où donc est la fille de Thouenne ? Je
ne l'ai pas vue.
Une vieille, courbée par l'âge, secouée'
d'un tremblement nerveux, s'approcha de
Paule.
— Vous voilà grande et forte, notre de-
moiselle, dit-elle d'une voix chevrotante, et
aussi jolie que charitable. C'est un bel arbre
que la famille de Brussange. Quand la mort
coupe un rameau, d'autres poussent, et il y
a toujours des fleurs sur ses branches : au-
trefois mademoiselle Séverine, que j'ai nour-
rie, la sœur de votre père, maintenant vous
et votre sœur. Le bon Dieu vous garde, notre
demoiselle, et garde Brussange à Pierre-
laurès! Au village, les vieux s'en vont douce-
ment ; le château les secourt, mais les vieux
60 PAULE DE BRUSSANGE
sont très malheureux, allez ! A votre âge,
vous ne pouvez pas le comprendre. Ils ont
bien de la peine de n'être plus bons à rien,
après avoir été bons à quelque chose. Voyez,
dans toute ma journée, je ne peux seule-
ment pas filer plus d'une fusée, tant mes
mains remuent, et je n'ai pas d'autre gagne-
pain.
• Elle essaya de faire tourner le fuseau, mais
le tremblement des doigts l'empêchait : le
chanvre s'étirait sans être tordu.
— Pauvre mère! dit Paule. Eh bien, nous
allons faire un échange.
Elle sortit de sa poche un chapelet, le mit
dans la main ridée et prit la quenouille
qu'elle pendit à sa ceinture.
— Vous direz le rosaire pour nous tous
les jours, et moi, tous les jours, je filerai
pour vous. Comme cela tout ira bien, n'est-
ce pas?
PAULE DE BRUSSÀNGE 61
Sa physionomie compatissante, sa ra-
dieuse bonté, touchèrent le vieux cœur dé-
couragé dont elle venait d'entendre les
plaintes. Des larmes coulèrent sur les joues
brunes de la vieille, sans que celle-ci
trouvât un mot à dire. Mais elle baisait le
chapelet maintenant deux fois saint.
La cloche de l'église tinta : c'étaient les
derniers coups de la messe ; Paule salua du
geste son entourage qui se dispersa. Gérard
croyait voir quelque reine congédiant sa
cour et le père suivait sa fille d'un regard
attendri. L'envolée joyeuse des enfants dé-
gagea la place, Paule aperçut alors M, de
Brussange. Elle s'alla pendre à son cou et
sourit à Gérard.
— Vous venez à la messe ? lui demandâ-
t-elle.
M. Dalisier ne prit pas garde à l'interro-
gation, tant il se sentait absorbé. Certes,
62 PAIILE DE BRUSSANGE
Paule était belle, mais il avait vu d'autres
femmes aussi belles : aucune ne l'avait
frappé à l'égal de sa cousine. D'où venait
donc ce charme, cette puissance fascinatrice ?
M. de Brussange attribua son silence à l'em-
barras du sceptique et voulut lui venir en
aide.
— Non, dit-il, Gérard ne va pas à la messe.
Il rentre au château. Nous avons fait une
longue promenade, et les savants n'ont pas
l'habitude de l'exercice. Tu m'excuses, mon
ami?ajouta-t-il. J'accompagne Paule.
— Mais, mon oncle, protesta M. Dalisier,
je ne suis pas fatigué du tout, au contraire,
— Tu entrerais avec nous à l'église?
— Si vous ne m'en jugez pas indigne.
M. de Brussange ne put retenir un mou-
vement de surprise, après ce que son neveu
avait déclaré le matin même. La pensée ne
lui vint pas que sa fille n'était point étrangère
PAULE DE BRUSSÀNGE 63
à ce revirement, il s'imagina que Gérard
appartenait à la catégorie des fanfarons d'in-
crédulité.
— Elle est gentille, notre chapelle, dit
Paule; un peu nue, un peu délabrée, mais
on y prie bien tout de même. Venez vite,
nous serions en retard.
Elle les précédait. Elle dégagea de sa cein-
ture la quenouille chargée de chanvre et,
une fois entrée, la posa en travers sur sa
chaise, et s'agenouilla, le front penché,
noyée dans sa prière. Tout à coup, elle se
leva, prit par le bras son cousin, l'attira vers
la chaise qu'elle occupait, sans dire un mot,
sans lever les yeux, et se plaça tout près sur
une autre. Puis elle ne s'occupa plus de
rien ni de personne, tout entière à Dieu.
Gérard ne comprenait rien à cette substitu-
tion, quand son regard tomba sur une plaque
de cuivre qui brillait entre ses doigts appuyés
64 PAULE DE BRUSSÀNGE
au dossier de la chaise. Cette plaque portait
ces trois mots : c Séverine de Brussange. »
Sa mère!... Le matin, son oncle parlait
d'elle, aucun écho n'avait répondu en lui.
Jamais un souvenir, jamais un élan de ten-
dresse n'entourait la mémoire de la morte ;
elle était l'étrangère ou l'inconnue, cette
femme dont les entrailles l'avaient porté,
dont la vie avait payé sa vie, dont le sang
coulait en ses veines. Et maintenant, au fond
de l'église déserte où jadis elle venait, une
impression étrange s'emparait de lui. Pour
la première fois, il se sentit orphelin. Il eut
le regret de cette mère disparue avant l'heure,
belle et bonne comme Paule sans doute. Il
se la représentait à la place où elle avait
prié jeune fille, prosternée, touchante, gra-
cieuse, pure, imprégnant l'air de ses parfums
d'âme ; il la voyait : elle avait les yeux, les
cheveux, les lèvres, le cœur de Paule! Ah!
PAULE DE BRUSSANGE 65
comme elle l'aurait aimé ! Comme, brusque-
ment, il s'apercevait que c'est encore là en
ce monde la plus douce des sciences ! Comme
il s'apitoyait à présent sur lui-même, le
déshérité de toute tendresse ! Qui donc enri-
chirait sa pauvreté morale? Qui l'aimerait,
lui? ... Ses regards coururent à travers le
sanctuaire, un poids l'oppressait, il avait
toujours nié Dieu et ne savait de quel nom
l'appeler, et le vide où il se trouvait perdu
lui donnait la soif d'un appui surhumain. Le
prêtre à l'autel se frappa la poitrine : « Sei-
gneur, je ne suis pas digne que vous entriez
dans ma maison, mais dites seulement une
parole et mon âme sera guérie. » Son âme! Eh!
quoi, ce mot ne crispait plus ses lèvres; des
sanglots, — et non plus le rire, — sonnaient
en lui... H s'enfonça la tête dans ses mains
et demeura immobile, laissant gronder la
tempête qui balayait l'arrogance de sa raison.
66 PAULE DE BRUSSANGE
Quand ils furent de nouveau sur le che-
min de Pierrelaurès :
— Je vous remercie, Paule, dit Gé-
rard, de votre pensée de tout à l'heure.
Je lui dois la première émotion de ma
vie.
— J'en suis donc enchantée, répondit la
jeune fille. En y réfléchissant, j'ai eu peur
d'avoir été imprudente : il ne faut pas heur-
ter trop fort certains souvenirs. Cependant,
ils sont doux et consolants, ceux que laisse
une créature comme votre mère. C'était une
sainte, Gérard.
— Une sainte, répéta-t-il à voix basse.
— Votre père ne vous l'a jamais dit?
— Je ne vois jamais mon père.
Elle se serra contre lui d'un geste frater-
nel et protecteur. Sans mère, presque sans
père, il lui faisait pitié. Son amitié s'accen-
tua de compassion, et, comme elle le suppo-
PAULE DE BRUSSANGE 67
sait désireux d'entendre parler de la morte,
elle reprit :
— Dans notre chambre, nous avons d'elle
un* portrait, à côté de notre cruciûx; mon
père l'y a placé pour qu'il fût l'ange gardien
de ses filles. C'est devant lui que nous fai-
sons nos prières, Hélène et moi. Souvent
j'y ai prié pour vous.
— Pour moi? *
Ils marchèrent en silence, l'un près de
l'autre, dans l'étroit sentier que bordait
encore la rosée. Et Gérard songeait :
— S'il y a des anges, en voici un !
IV
M. de Brussange s'aperçut bientôt que le
voyage en Espagne projeté par Gérard n'était
pas d'une nécessité pressante : de nombreux
jours s'écoulèrent sans qu'il en fût question.
Le châtelain de Pierrelaurès n'eut garde
d'en faire tout haut la remarque; il était
charmé que son neveu se plût chez lui, et
s'ingéniait à multiplier les nœuds qui l'y
pouvaient retenir. Il plaçait l'intimité nou-
velle sous l'égide des souvenirs de sa propre
PAULE DE BRUSSANGE 69
jeunesse, alors qu'il n'était, comm? Gérard,
qu'un orphelin, lui aussi, et que sa sœur
constituait toute sa famille. Séverine était
née et avait grandi dans ce manoir, c'avait
été longtemps son foyer domestique; pour-
quoi le fils de Séverine n'en ferait-il pas le
sien?
Celui-ci se posait peut-être la même ques-
tion; les attentions délicates, les effusions de
son oncle le touchaient extraordinairement. Il
avait perdu son impassibilité récente et ne
la regrettait pas; au savant succédait
l'homme, il vivait enfin.
Cette transformation n'échappa point à ma-
dame de Brussange, qui ne lui en sut aucun
gré, Les sceptiques, à son avis, étant une
espèce de monstres incurables, elle ne
croyait pas à la guérison de M. Dalisier, et
chargea son fils aîné, Robert, d'avoir l'œil
sur la conduite du cousin. Le lieutenant
70 PAULE DE BRUSSÀNGE
épousa ses préventions, en dépit de l'attrait
qui le poussait vers le monstre. Mais qu'eût-
il trouvé? La conduite de Gérard bravait
toutes les inquisitions. Il ne faisait ni mys-
tère ni parade des idées qui froissaient à si
juste titre madame de Brussange. Lorsque le
hasard ouvrait le feu, il discutait avec plai-
sir, mais avec déférence. Paule, dans ses
controverses, apportait sa grâce simple et
de réelles connaissances en philosophie re-
ligieuse; il se laissait battre le plus courtoi-
sement du monde. A vrai dire, sa pensée
désertait les questions ardues traitées par
cette jolie bouche pour se perdre dans la
contemplation du visage aux délicieux con-
tours qu'animaient les enthousiasmes divins.
Paule, soulevée par eux, passait de la terre
aux sommets. Il ne la comprenait pas bien,
mais il l'admirait sur ces hauteurs inacces-
sibles, et de plus en plus se sentait envahi
PÀULE DE BRUSSANGE 71
par une adoration respectueuse, presque
craintive.
Le lieutenant dut confesser à sa mère que
le résultat de ses investigations était la cer-
titude de Tinfluence de-Paule sur Gérard :
selon toutes les probabilités, la jeune fille ar-
racherait cette proie au diable et continue-
rait la conversion par le mariage, ce qui ne
pouvait manquer d'être fort avantageux.
Madame de Brussange poussa les hauts cris;
elle n'admettait point cette manière de pro-
céder au salut des gens.
— On a bien assez de faire le sien, dit-elle .
Mais l'apostolat est la fureur de ton père et
de Paule.
Robert s'étonna d'une critique à l'adresse
du chef de la famille. Madame de Brussange
ne l'y avait pas habitué, sans compter que le
blâme, dans l'occurrence, lui semblait passa-
blement injuste. Elle devina le travail in-
■^^
Il PAULE DE BRUSSANGE
térieur de sa pensée et résolut de s'expliquer
en termes catégoriques :
— Il y a péril en la demeure, reprit-elle,
et je me désole d'être impuissante à le con-
jurer. Que faire pour empêcher ton père —
et Paule, encouragéepar lui, — de tendre la
main au premier venu, de le croire digne
d'intérêt, de lui jeter, avec une charité irré-
fléchie, ce qu'ils ont de meilleur en eux?
— Le premier venu, Gérard?
— Un Dalisier. Sais-tu ce que c'est qu'un
Dalisier?
— Mon oncle et mon cousin sont gens
d'honneur.
— A la façon du monde. Il y a mieux que
cet honneur-là dans la vie : il y a l'accord
des consciences, la paix du ménage, le bon-
heur enfin qui s'appuie sur Dieu, non sur les
hommes. Ta tante Séverine fut une mar-
tyre. Elle était belle et charmante, M. Dali-
PAULE DE BRUSSANGE 73
sier la remarqua. Ce que rêvent toutes les
jeunes filles, elle le rêva, s'imaginant qu'elle
triompherait de l'athée, lui vouant un culte
extravagant... Elle mourut à la peine. L'autre
n'apas sourcillé, rien ne le changeait, ni l'a-
gonie de Séverine, ni le chagrin de ton père,
ni la vue même de Gérard, qui n'est à ses
yeux que l'héritier de sa fortune et le coffre-
fort de sa succession. Voilà le Dalisier. Or,
tel père, tel fils. Je ne veux pas pour Paule
de la destinée de Séverine. Gérard ! l'âme de
Gérard! la conversion de Gérard! qu'est-ce
que cela me fait, à moi? Il ne m'est rien;
ma fille, c'est mon sang. Eh bien, com-
prends-tu mes angoisses et, puisque je suis
seule, ne consens-tu pas à te faire mon allié ?
Robert promit tout ce qu'elle voulut, quoi-
qu'il ne vît pas bien, au fond, de quel secours
il lui pouvait être, et Gérard ne tarda point à
se ressentir de cette conversation : il ne lui
5
74 PAULE DE BRUSSANGE
était plus permis de rencontrer Paule sans
un de ses gardes du corps. On n'y mettait
aucune affectation, mais la surveillance ne se
relâchait pas. Madame de Brussange entas-
sait à plaisir les obstacles : c'était entre la
jeune fille et son cousin un va-et-vient de
tiers, d'étrangers, de bavards, et les Lauber-
mont toujours à Pierrelaurès ou la famille
sans cesse à Gasteluzech.
Là même, elle crut de bonne politique de
dresser des batteries d'une autre sorte : ce
qui l'effrayait pour Paule l'effraya moins
pour Edith de Laubermont : elle fit miroiter
aux yeux de la mère les millions et les avan-
tages personnels de Gérard. L'Anglaise, en
femme pratique, ne manqua pas de trouver
adorable ce gendre possible et commença
bravement le siège. En son honneur, Gaste-
luzech eut un beau défilé de bals, de comé-
dies et de chasses. Hélène rayonnait, parce
PAULE DE BRUSSANGE 75
que James Pernill y était son servant fidèle,
et que rien ne les empêchait de considérer
toutes ces fêtes comme des feux d'artifices
tirés à leur gloire. Albéric de Laubermont
bourdonnait autour de Paule, toujours fra-
ternelle avec lui; et Gérard eût volontiers
malmené le jeune étourdi, si Robert lui en
eût laissé le temps ; mais Robert avait une
façon de céder à son cousin l'honneur, —
très peu souhaité, — de s'occuper d'Edith
qui coupait court aux velléités de révolte.
Bon gré mal gré, il fallait s'exécuter. M. Da-
lisier était furieux : pourquoi lui jeter cette
jeune fille à la tête?
Madame de Laubermont avait mis un em-
pressement d'autant plus vif à prêter l'oreille
aux ouvertures discrètes de madame de Brus-
sange, qu'elle venait récemment de subir un
échec désastreux : lord Melwin, frère aîné
de son père, s'était marié tard aune Anglaise
76 PAULE DE BRUSSANGE
de Calcutta; de ce mariage naquit un fils que
la nature n'avait guère favorisé, mais qui
représentait un des plus solides partis du
royaume britannique. La prévoyante Ara-
belle n'en demandait pas davantage, elle se
souciait bien d'un Adonis pour sa fille ! Un
beau jour, elle tomba dans l'île, flanquée
d'Edith et d'Albéric. Le succès ne lui sem-
blait pas douteux. Par malheur, lord Melwin
avait pris ses dispositions et fiancé son fils
de la veille. Il fallut regagner la France
comme on en était venu.
M. Dalisier surgissait donc à point, Dieu
l'envoyait tout exprès. A défaut de titres no-
biliaires, on aurait la gloire; et, la fortune
du roturier valant celle du lord, les avan-
tages s'équilibraient. Seulement la capture
ne paraissait pas facile : Gérard déconcer-
tait parfois l'imperturbable Arabelle avec ses
airs hautains, ses mots à l'emporte-pièce,
PAULE DE BRUSSANGE 77
son souverain mépris de l'argent et son in-
différence à l'endroit des flatteries qu'elle
croyait habile de lui prodiguer. Madame de
Laubermont se remettait en songeant à la
fragilité des hommes, même supérieurs, et
en constatant le zèle de Gérard pour Edith.
L'idée ne lui vint pas que l'intervention de
Rqbert y jouât un rôle. Elle n'était plus
occupée que d'armer sa fille de pied en cap,
afin de la rendre -irrésistible, et triomphait
lorsqu'en entrant dans le salon de Pierre-
laurès, elle surprenait le sourire approba-
teur de madame de Brussange qui ne man-
quait pas de lui dire :
— Plus en beauté que jamais, votre Edith,
ma chère.
— N'est-ce pas? répondait Arabelle.
Un soir, elle fut toute désappointée : mal-
gré sa marche de déesse et une robe dont les
effets avaient été combinés savamment,
78 PAULE DE BRUSSANGE
Edith n'obtint pas son succès ordinaire. La
famille était au grand complet, personne ne
tombait en extase. Madame de Laubermont
n'en crut pas ses yeux ; sa surprise doubla
quand elle vit James Pernill, tenant Hélène
par la main, s'approcher d'elle et qu'il lui
dit de ce ton froid et gêné dont un long sé-
jour en France n'avait pu le débarrasser :
— Arabeïle, ma sœur, je vous présente ma
fiancée.
Elle se tourna vers le maître du logis :
— Vous avez donné votre consentement?
— Je crois bien, fit M. de Brussange.
— Mais James n'a pas le sou.
— Il travaillera.
— Si cela vous suffit !...
Elle distribua des shake-hands à droite et
à gauche, se déclara touchée, heureuse, re-
connaissante de l'honneur... Elle manderait
la nouvelle à lord Melwin, lui conterait le
PÀULE DE BRUSSÀNGE 79
désintéressement de ses chers amis et le
prierait même de constituer une petite dot à
James. Ce dernier trait de générosité lui va-
lut une jolie rebuffade de la part de M. de
Brussange, qui la supplia de mettre une sour-
dine à ses charités d'outre-mer. Alors elle
prit l'air compassé :
— Il est positif, psalmodia-t-elle, que la
fortune n'est qu'une question secondaire.
— A ce point, ajouta madame de Brus-
sange, que je sais des parents d'humeur à sa-
crifier tous les avantages matériels et même
de secrètes inclinations au bonheur vrai de
leurs enfants, dont ils sont les seuls juges.
M. Dalisier dressa l'oreille, l'allusion lui
semblait directe. Pour qu'il n'en doutât point,
Robert vint à la rescousse :
— Que dis-tu décela, Paule? demanda-t-il.
— Nos parents savent mieux que nous ce
qui nous convient.
80 PAULE DE BRUSSANGE
Le lieutenant jeta un regard furtif du côté
de Gérard, mais celui-ci ne voulut point se
tenir pour battu.
— Vous avez raison, ma cousine, observa-
t-il. Toutefois supposez une lutte entre le
père et la mère : que conseillerez-vous à
l'enfant?
— L'oubli de soi-même pour les remettre
d'accord.
— Mais s'il aime !
- — Alors l'immolation. Car l'amour doit
surtout vivre de larmes, n'en déplaise à ma
chère Hélène, s'il veut être un reflet de
l'amour divin, tout couronné d'épines, ensan-
glanté de blessures et plus fort que la mort.
Le dîner parut à Gérard d'une longueur dé-
sespérante. Placé; entre Edith, qui ne lui fai-
sait grâce d'aucun aparté, et madame de Lau-
bermont, qui ne lui faisait grâce d'aucune
amorce, il les vouait l'une et l'autre à tous les
PAULE DE BRUSSANGE 81
diables. Les paroles de Paule sonnaient tou-
jours à son oreille, tantôt comme les vagues
accords d'une harpe éolienne, tantôt comme
le glas de ses espérances. Sa tendresse se
transformait en une ardente passion que cen-
tuplait le silence auquel on la condamnait;
il avait besoin de l'étaler, de crier sa souf-
france, de demander pitié. Paule ne l'aimait
pas encore, mais elle s'ignorait; peut-être
l'aimerait-elle un jour. Comment le savoir,
puisqu'on l'écartait du chemin où marchait
sa cousine? Non, les choses ne pouvaient du-
rer ainsi, sa patience était à bout, il trouve-
rait, certes, le moyen de voir Paule seule et
de la faire lire en lui.
Quand on fut sorti de table, la jeune fille
alla s'accouder aux balustres de la terrasse.
M. Dalisier la suivit.
— Ce ne sont plus les nuages que vous
interrogez, murmura-t-il, comme le jour de
"T'Tv'V
82 PAULE DE BRUSSANGE
votre arrivée. Vous souvenez-vous? Le ciel
est serein, la nuit est splendide, voulez-vous
descendre avec moi dans le parc?
— Il fait sombre sous les fourrés, dit
Paule.
— Vous avez peur?
— Oh! non.
— Je désire causer avec vous, reprit-il
d'une voix tremblante. Ici nous serions dé-
rangés.
— Des secrets?
— Oui.
Elle lui prit le bras :
— Depuis quand, Gérard?
Ils descendirent les degrés de marbre et
s'avancèrent un moment le long des allées
sans rompre le silence.
— Eh bien? dit tout à coup Paule, vous
m'emmenez pour me faire des confidences...
et vous vous taisez?
PAULE DE BRUSSANGE 83
'«Les lèvres de Gérard s'ouvraient enfin,
lorsqu'un pas derrière eux fit crier le sable.
Robert arrivait en forme d'avalanche. Il ap-
pela sa sœur :
— Ma mère te demande au salon.
Et comme Gérard faisait mine de vouloir
suivre la jeune fille :
— Non, non, dit le lieutenant, elle s'en ira
bien seule.
M. Dalisier fronça les sourcils :
— C'est un parti pris, n'est-ce pas?
— Ma foi, mon cousin, répondit Robert
en pirouettant sur ses talons, vous en croirez
ce qu'il vous plaira.
Quand Gérard fut revenu de la stupéfaction
où l'avaient plongé les paroles et le brusque
départ du lieutenant, il courut à la recherche
de François.
— Mon ami, dit-il, j'ai besoin de Robert.
Je vous prie, amenez-le moi. Je vous attends
ici. Surtout pas un mot à qui que ce soit.
Le jeune homme disparut et M. Dalisier
s'assit sur le banc au, deux mois plus tôt, il
avait rejoint Paule, quelques instants après
PAULE DE BRUSSANGE 85
l'arrivée de sa cousine au château. Deux
mois et quel changement dans un laps de
temps si court! Un flot de pensées se heur-
tait en lui, remuant ce que la nature
humaine a de meilleur et de pire.
Robert et François ne tardèrent pas à se
montrer, il se leva pour aller à leur ren-
contre. La nuit les enveloppait tous trois de
silence et la lune baignait au loin d'une lueur
argentée le calmé des plaines endormies.
— Robert, dit M. Dalisier, les paroles que
vous avez prononcées tout à l'heure vous ont-
elles été dictées par un sentiment personnel,
ou quelqu'un à Pierrelaurès partage-t-il
votre manière de voir?
A ce prélude, François demeura bouche
béante : le calme poli de Gérard ne cachait
pas son irritation, et Robert avait en l'écou-
tant une attitude presque agressive ; que ce
passait-il donc?
86 PAULE DE BRUSSANGE
— Quelqu'un la partage, en effet, répondit
le lieutenant.
— Votre mère?
— Ma mère,
— Eh bienl ce soir même je m'en expli-
querai avec mon oncle.
— Vous ne ferez point cela 1 dit impérieu-
sement Robert.
— Qui m'en empêchera. Vous peut-être?
Le lieutenant sentit que la colère le
gagnait; mais la violence ou la roideur ne
pouvait qu'aggraver une situation déjà déli-
cate. Il se contint.
— Moi, non, riposta-t-il; je n'ai sur vous
aucun droit. Seulement vous serez le pre-
mier à vous condamner au silence, par res-
pect pour mon père. Je vous sais incapable
de vouloir empoisonner son repos dans
une lutte contre 6a femme; je vous sais
incapable aussi de vouloir faire souffrir
PAULE DE BRUSSANGE 87
Paule. Paule jusqu'à présent n'a vu qu'un
frère en vous ; son cœur est paisible, il gar-
dera son calme si vous n'y attentez point*
A quoi vous servirait-il de la troubler? Vous
l'avez entendu : elle ne résistera jamais à la
volonté d'un de ses parents. Or, ma mère, à
tort ou à raison, n'admet pas la possibilité
d'un mariage entre elle et vous.
— Elle te Ta dit? demanda François.
— Catégoriquement. Elle est prête à lut-
ter contre son mari, contre sa fille, contre
tout le monde. Je ne me mêle pas de la juger ;
convenez toutefois, Gérard, qu'elle a pour
elle la sainteté de son titre de mère.
— N'insistez pas; dit M. Dalisier, dont la
voix tremblait.
Il fit quelques pas du côté du château. La
lune descendait à l'horizon, sa clarté se voi-
lait d'ombres mouvantes. Robert essaya en
vain de distinguer les traits de Gérard. Quel
r
88 PAULE DE BRUSSANGE
parti prendrait son cousin, celui de la rési-
gnation ou de la résistance?...
. — Hélas 1 balbutia M. Dalisier, qu'ai-je pu
faire à ma tante pour qu'elle me haïsse à ce
point? ma vie n'a pas une tache.
— C'est vrai, dit Robert.
— Eh bien, alors?
Au salon, M. de Brussange achevait avec
Albéric le whist d'Arabelle; Paule accom-
pagnait Edith et le saint-cyrien Marc, qui
chantaient un duo de Carmen; et madame de
Brussange souriait aux nouveaux fiancés
assis près d'elle. Ce doux visage maternel
s'illuminait d'un air de sérénité qui frappa
Gérard. Bien souvent il avait remarqué cette
expression, lorsque sa tante buvait des yeux
ses enfants; toujours elle lui avait mis au
cœur des regrets, ils s'accentuaient en ce
moment où on le condamnait à se retrouver
plus seul que jamais, sans une main tendue
PAULE DE BRUSSANGE 89
vers la sienne, sans une affection courbée
sur ses douleurs.
Il resterait l'orphelin dépouillé même de
ce souvenir sacré : les premiers baisers, lot
de toute créature humaine à son berceau, les
premiers baisers qui sèchent les premières
larmes. Dans l'espoir de son amour frais
éclos, il n'avait pas ressenti, comme alors,
les tristesses anciennes; Paule ne devait-elle
pas l'en consoler, ne voyait-il point se lever
pour lui sur ses pas un avenir radieux? Mais
maintenant, à cette heure où il fallait
renoncer... Renoncer !... le pourrait- il?
^n aurait-il la force? Quoi! parce que tel
était le bon plaisir de madame de Brus-
sange!
Ses yeux s'attachaient invinciblement à
cette femme qui fauchait son bonheur avant
la floraison. Il s'expliquait l'empire qu'elle
exerçait sur ses enfants : elle les avait si
90 PAULE DE BRUSSANGE
longtemps bercés, elle s'était dépensée avec
tant de prodigalité qu'ils ne la trouvaient pas
assez payée de l'abandon de leur vie, ils lui
jetaient encore leurs cœurs afin qu'elle les
gouvernât à sa guise. Elle s'était incrustée
en eux; quand ils s'interrogeaient, c'était
toujours elle qu'ils entendaient, c'était sa
voix qui résonnait sur leurs lèvres et son
âme dans leurs âmes : ils marchaient sous
son égide sans hésitation, les menât-elle le
long des ronces saignantes, parmi les pierres
où se meurtrissent les pieds. Et cette mère,
dressée entre le bonheur et lui, M. Dalisier
l'admirait dans sa puissance souveraine,
quoiqu'il en fût écrasé.
Une morne douleur l'envahit : il ne pour-
rait pas combattre, il ne chercherait.plus à
braver, il fallait s'incliner, c'était la mère!
Ohl que cette pensée de mère le torturait!
Celle qui l'eût aimé, lui, comme celle-ci
PAULE DE BRUSSÀNGE 91
aimait les siens, dormait sous la terre; il
avait cru sentir sa main étendue sur lui pour
le bénir depuis qu'il était à Pierrelaurès,
était-ce une illusion? Elle ne le protégeait
pas, puisqu'elle permettait qu'il souffrît. Il
voyait son image dans la chambre de ses
cousines, elle souriait toujours en son cadre
d'or, sourire donné à ses joies naissantes,
sourire donné à ses peines ; était-ce un reflet
de ce ciel dont parlait Paule et qu'elle devait
habiter, et où les tristesses de la terre se
changeaient en extases?
— Comme vous êtes pâle I lui dit
Paule.
— J'ai eu froid dehors.
Elle restait debout, en face de son cousin,
l'examinant avec sollicitude. Cette persis-
tance du regard le gênait, sa bouche se tor-
dit dans un spasme.
— Gérard, dit brusquement la jeune fille,
92 PAULE DE BRUSSANGE
si vous aviez un chagrin, vous me le con«-
fieriez, n'est-ce pas?
Pourquoi ne s'expliquerait-il pas, enfin?
C'étaîtPaule qui l'y invitait, Paule qui venait
â lui... Mais, au moment de tout dire, il aper-
çut, à l'autre bout du salon, la figurejoyeuse
de son oncle, le regard inquietde madame de
Brussange fixé sur lui, et Robert qui, main-
tenant, affectait de rester à distance comme
pour témoigner qu'après leur entretien, il
avait foi entière en sa loyauté. M. Dalisier
refoula les aveux prêts à se répandre, et,
s'inclinant devant sa cousine :
— Je n'ai pas de chagrin...
— Ce soir, après dîner, insista Paule,
lorsque Robert est venu me chercher, vous
aviez quelque chose à me dire?...
— Oui, répliqua-t-il avec un effort, je vou-
lais vous demander de prier pour moi.
Comme il achevait ces mots, il s'éloigna
PAULE DE BRUSSANGE 93
d'elle, tant lui montaient à Ja gorge des san-
glots qu'il ne pourrait plus maîtriser.
Gérard profita du moment où tout le
monde accompagnait Arabelle à sa voiture
pour retenirmadame de Brussange au salon.
— Ma tante, dit-il, soyez satisfaite; je
pars.
Elle leva sur lui des yeux étonnés et même
un peu reconnaissants :
— Vous en avez informé Paule?
— Non, ma tante.
— Merci... Quand partez-vous?
— Le plus tôt possible. Demain matin.
— Quelles raisons allez-vous donner?
— Aucune, puisque je ne puis dire la
véritable, à savoir que vous mé chassez,
— Je ne vous chasse pas.
— Mais vous me haïssez...
— Non, je ne hais personne. Seulement,
je suis mère et j'ai peur pour ma fille. Vous
M PAULE DE BRUSSANGE
n'êtes pas un homme ordinaire, Gérard,
Paule s'attacherait à vous, il ne faut pas,
— Pourquoi donc?
— Parce que je vous connais et la connais,
et que ce serait faire le malheur de toute sa
vie. Vos idées, vos croyances, vos principes,
tout diffère entre vous. Elle serait brisée
avant d'avoir vécu.
. — Je l'aime passionnément...
— I ~à passions ne durent pas. D'autres ont
tenu ce langage, qui ont laissé mourir leurs
femmes désespérées. Quelle garantie me
donnerez-vous qu'il n'en sera pas de même
pour Paule?
— La garantie de mon oncle, qui vous
répondra de moi.
— Et d'où vous connaît-il? Qu'étiez-vous
dans la famille avant d'être à Pierrelaurès?
Vous a-t-il suivi, étudié, scruté jusqu'au
fond de la conscience, au point d'être sûr
PAULE DE BRUSSANGE 95
qu'en vous faisan Ue maître de sa fille, il ne
vous en fera pas le bourreau? Entre la ten-
dresse et le devoir, il y a place, croyez-moi,
pour la réflexion.Votre oncle réfléchirait, ne
fût-ce qu'en me voyant hostile, et vous re-
pousserait parce que je vous écarte. Seule-
lement, ajouta madame de Brussange d'une
voix altérée, je suis franche et je ne me dissi-
mule ni ne vous tais qu'avant d'en venir là,
nous aurons les uns et les autres à passer
par des luttes où sombrera peut-être notre
tranquillité présente. Voyez s'il vous con-
vient de vous venger ainsi de moi et de payer
de ce prix l'affection de votre oncle.
— Non, répondit Gérard. L'amour que
j'éprouve est de ceux que dépeignait Paule
ce soir; il est de taille à vivre de larmes,
mais de ses propres et seules larmes. Voilà
pourquoi je m'en vais, ma tante. Vous pou-
vez être tranquille, je ne ferai pas mon oncle
96 PAULE DE BRUSSANGE
juge entre vous et moi, non parce que je
serais le vaincu, comme vous le dites, mais
parce que vous souffririez tous, comme je
le crois.
Madame de Brussange s'inclina devant
M. Dalisier d'un geste ému. Bien des fois elle
avait redouté la bataille, le jour où les cir-
constances amèneraient une explosion; ce
jour était venu, l'explosion n'avait pas lieu.
Elle sortait triomphante de l'épreuve, avec
un involontaire respect pour cet homme,
au sujet duquel naguère elle tremblait encore
et qui s'effaçait si simplement. Elle voulut
du moins atténuer, par la douceur des
paroles, la cruauté de son attitude :
— Cela est bien, Gérard, dit-elle, et vous
êtes, en ce moment, le digne fils de votre
mère. Je regrette que des raisons sérieuses,
graves, m'aient forcée à vous parler dure-
ment. Ne nous quittons pas brouillés, voulez-
PAULE DE BRUSSANGE U7
vous? Puisque vous avez pris le parti de vous
éloigner, allez-vous en courageusement dans
la vie, en emportant cette consolation, — si
c'en est une, — que je vous estime d'avoir
fait fléchir vos intérêts devant les nôtres.
Plus tard, quand vous reviendrez parmi
nous...
— Je ne reviendrai jamais, déclara M. Da-
lisier.
— Pourquoi, Gérard? demanda-t-elle
avec une sorte de tremblement dans les mots,
tant la douleur silencieuse qu'elle avait sous
les yeux lui serrait le cœur. Le temps palme
bien des choses et ferme bien des plaies.
Vous reviendrez.
— Jamais, jamais. Ah I cria-t-il, vous ne
savez pas quel amour j'ai pour Paule, quelle
torture désormais sera ma vie, ce qu'il me
faut de: force pour me taire, pour partir,
pour traîner loin d'ellç une existence pleine
98 PAULE DE BRUSSANGE
d'elle, sans même avoir le droit de lui
demander ce qu'on donne aux morts : un
souvenir ou une larme 1
Un bruit de rires leur arriva : Paule,
Hélène et Marc rentraient. Madame de Brus-
sange poussa un soupir de délivrance. Cette
scène l'avait remuée. Elle pensait de M. Dali-
sier : t II est sincère... comme l'était son
père ; c'est un passionné... comme l'était son
père; mais d'autres meurent de ces ûèvres. »
Lorsque toute la famille fut réunie, Gérard
vint à M. de Brussange et, d'un ton presque
léger :
— Mon oncle, vous avez l'air de tomber
de sommeil. Vous m'accorderez pourtant
bien trois minutes d'audience?
— Tout ce que tu voudras.
— Alors, venez.
Et, saluant madame de Brussange :
— Adieu, ma tante.
PAULE DE RRUSSANGE 99f
— Adieu, Gérard, répondit-elle.
Il serra la petite main que lui tendait
Paule et sortit brusquement. Robert et
François échangèrent un regard apitoyé qtae
Paule saisit au passage.
— Qu'y a-t-il donc? se demanda- t-elle.
Sa mère gagnait ses appartements au bras
de Robert, elle les vit causer d'un air confi-
dentiel; François avait la mine toute décom-
posée, cela lui parut étrange. Tandis qu'Hé-
lène montait, Paule arrêta Marc au bas de
l'escalier :
— Tu ne sai? rien?
— Non.
— Et tu ne trouves pas qu'il y a du mys-
tère?
. — Ohlsi.
— Tâche de découvrir ce dont il s'agit et
viens me le dire dans ma chambre. Je ne me
coucherai pas que tu ne sois venu.
257075B
iOO PAULE DE.BRUSSANGE
Quelques instants plus tard, Marc frappait
à sa porte et, l'entrebâillant :
— Gérard part ce matin à cinq heures
pour l'Espagne.
Elle se dressa.
— Gérard! Ah! mon Dieu!... Que me dis-
tu là?
— Mon père a fait tous ses efforts pour
le retenir, c'a été peine perdue. Des lettres
pressantes l'appellent à SévilU. François
l'aide à finir ses malles. Mon père est
désolé.
— Et ma mère?
— Je suppose qu'elle n'est pas avertie.
Robert est avec elle depuis que nous
sommes montés.
— Quel événement ! -
— Eh bien, quoi ! il devaitpartir. Bonsoir,
chérie.
Au bout d'une heure, Paule, toujours à
PAULE DE BRUSSANGE 101
la même place, les yeux fixés dans le vide,
répétait ces trois mots :
— Il devait partir!...
M. de Brussange, à la nouvelle du déport
de Gérard , avait ressenti beaucoup de tris-
tesse et d'inquiétude. Cette détermination lui
paraissait trop brusque pour être naturelle ;
l'attitude de son neveu, quand il répondait à
ses instances, l'avait péniblement frappé.
Qu'avait cet enfant?... Il devança l'heure des
adieux afin de l'interroger encore et trouva
François près de son cousin, celui-ci tout
habillé.
— Déjà? dit-il d'un ton d'amical reproche.
Il te tarde donc bien de nous fuir ?
— Pouvez-vous le croire, mon oncle?
— C'est qu'aussi tant de hâte...
Il étudiait les traits pâlis et tirés de M. Da-
lisier, qui se détournait pour échapper à cet
examen affectueux. M. de Brussange entraîna
6.
102 PATJLE DE BRUSSÀNGE
Gérard au bout de la chambre, loin de Fran-
çois, et tout bas, avec une tendresse pro-
fonde :
— Je ne voudrais pas t'importuner, mais
voyons, il t'arrive quelque chose d'anormal,
tu es malheureux ? Quoique tu tentes de le
dissimuler, je l'ai compris... Je n'en ai pas
fermé l'œil... Ne me donneras-tu pas une
part de ton chagrin?
Et, comme M. Dalisier demeurait silen-
cieux, afin de ne pas laisser éclater son secret,
l'oncle insistait avec des caresses qui ache-
vaient de martyriser Gérard :
— Je t'aime à l'égal de mes fils, tu dois
me répondre : si ce qui t'appelle en Espagne
est de nature à t' attrister, dis-moi ce que
c'est ; en supposant que je n'y puisse rien, je
pourrai du moins m'attrister avec toi...
Gérard n'y tint plus, et se jetant au cou de
M* de Brussange :
PAULE DE BRUSSANGE 103
— Je vous respecte, je vous vénère, vous
êtes profondément dans mon cœur, et plus
profondément que vous ne pensez. Ne m'in-
terrogez pas... Je n'ai rien.
François sortit pour faire emporter les ba-
gages et surtout donner l'ordre de hâter le
départ : il sentait que c'était rendre service à
Gérard d'abréger une entrevue qui lui
retournait le poignard dans la plaie.
Quand M. Dalisier quitta sa chambre, son
oncle lui dit :
— N'oublie pas que Pierrelaurès te sera
toujours la maison paternelle.
- — Je ne l'oublierai pas, répondit péni-
blement Gérard.
En descendant, il jetait autour lui des
adieux furtifs et désolés à ces voûtes sous
lesquelles la voix de Paule avait résonné si
souvent, à ces murs qui la garderaient encore
et qu'il ne devait plus revoir. S'il eût osé,
104 PÀULE DE BRUSSANGE
comme il eût demandé à faire un dernier
pèlerinage le long des pièces familières, dans
les recoins favoris où s'asseyait la jeune fille,
où tant de douces paroles étaient tombées
sur lui, à revoir la quenouille de la vieille
Jacqueline que sa cousine filait tous les jours
et qui lui rappelait une inoubliable matinée,
à s'imprégner une dernière fois de tout ce
qui venait de Paule, de tout ce qui par-
lait de Paule et ne pouvait plus, comme
Paule, être pour lui qu'un souvenir. Au
bas de la dernière marche, par la porte
ouverte sur la cour, il apercevait Robert
et Marc près de la voiture, descendus afin
de saluer le voyageur. Robçrt s'inclina de-
vant lui :
— Gérard, demanda-t-il, me pardonnez-
vous?
M. Dalisier enveloppa son cousin d'un
long regard navré :
M
PAULE DE BRUSSANGE 105
— Qu'elle soit heureuse, dit-il, et je par-
donnerai tout!...
Il allait monter en voiture, quand une
ombre blanche se dressa près de lui. Une
exclamation de joie douloureuse s'étouffa
dans sa gorge. Paule était là, qui lui tendait
la main I
— Gérard, j'ai voulu vous dire adieu.
— Merci, Paule... Adieu ï
— Vous reviendrez, n'est-ce pas?
Un soupir gonfla sa poitrine. Il baissa la
tête pour cacher une larme près de tomber,
et, se résignant au mensonge :
— Oui... je pense... je le souhaite...
— Tenez, Gérard, voici qui me vient de
mon père. Avant de me quitter, promettez-
moi, au nom de l'affection que j'ai pour vous,
d'y jeter les yeux quelquefois.
C'était un tout petit livre, relié en chagrin
noir ; souvent il l'avait vu entre les mains
106 PAULE DE BRUSSÀNGE
de Paule. Cela s'appelait VImitatton de
Jésus-Christ. Le sceptique, le savant sans foi,
rhomme sans Dieu, prit le livre, y posa pieu-
sement les lèvres et se précipita d'un bond
farouche dans la voiture. »
VI
La fuite de Gérard avait mis comme un
voile sur les gaietés de M. de Brussange;
Paule redoubla pour son père de tendresse
et de câlineries. Elle le menait chez ses
pauvres et ses malades, le suivait quelque-
fois dans les courses à travers champs ou,
quand il rentrait au château, s'asseyant près
de lui, causait et s'efforçait à le distraire. Si
quelque ombre planait avec trop de persis-
tance sur ce front que jadis aucun souci ne
108 PAULE DE BRUSSANGE
plissait, elle l'embrassait longuement, sans
rien dire, heureuse de comprendre, d'avoir
les mêmes préoccupations, faites d'une sol-
licitude protectrice à l'égard de l'absent.
Elle eût craint d'augmenter le chagrin de son
père en nommant M. Dalisier : devant lui ce
chapitre restait clos ; mais elle se montrait
plus expansive avec sa mère. Madame de
Brussange, expliquant à madame de Lauber-
mont la brusque disparition de Gérard, avait
eu des placidités qui témoignaient assez de
son calme à ce sujet; Paule estima qu'elle
n'y dérangerait rien en parlant à cœur ouvert
et ne se douta point qu'elle infligeait une
sorte de torture. Très candidement, elle
avait conté les incidents delà dernière soirée,
\2l conversation du parc interrompue par
Robert, la demande de prière que lui adres-
sait Gérard et la tristesse de son cousin dont
elle n'avait pu obtenir les raisons. Oh 1 certes,
<
u
PAULE DE BRUSSANGE 109
elle priait, et depuis longtemps, et chaque
jour avec plus de ferveur, car elle lui était
attachée, comme à ses frères, et le plaignait
en outre : lui, ne savait pas ce qui pouvait
soutenir et consoler, il était seul, aussi
l'avait-elle armé du livre où il chercherait
peut-être et trouverait l'ami qui ne fait ja-
mais défaut...
Madame de Brussange écoutait d'un visage
impassible, mais d'une âme troublée. Elle ne
risquait aucune observation. Elle méditait de
laisser un si vif intérêt s'user de soi-même,
sans l'augmenter par des approbations ou
des critiques.
Mais les sentiments de Paule n'étaient pas
le fruit d'un caprice, ils étaient trop élevés
pour être passagers. Tout simplement, à tous
moments, le nom de M. Dalisier revenait sous
la forme d'un fraternel souvenir ou d'une
inquiétude. Madame de Brussange répondait
7
110 PAULE DE BRUSSANGE
mollement, rompait les chiens et demeurait
perplexe.
Elle ne s'était pas encore rendue aux plai-
doyers de ses fils, — car François par amitié,
Robert un peu par remords, l'entretenaient
sans cesse de Gérard. Elle croyait à une pas-
sion sans lendemain et ne pouvait changer
tout à coup sa manière de voir. Mais elle
chancelait dans ses convictions. L'attitude
de M. Dalisier la déroutait, leur dernière en-
trevue gênait sa conscience : elle n'avait pas
eu la générosité de cet homme, elle se de-
mandait si l'égoïsme maternel ne l'avait pas
aveuglée ; tant d'abnégation silencieuse criait
contre eJle. De quel droit, à l'insu de son
mari, — pourtant le juge suprême, — bri-
sait-elle Gérard, désespérait-elle un être qu'il
eût été chrétien de ne pas affoler et qu'on
pouvait, en l'éclairant, reconquérir à Dieu?
Elle avait dit à Robert : « Gérard ne m'est
]
PAULE DE BRUSSANGE 111
rien, Paule m'est tout. » Elle le pensait en-
core, pas assez néanmoins pour étouffer de
secrets mécontentements. Elle s'était exagéré
des périls peut-être imaginaires. En vain se
répétait-elle que sa fille n'avait point été créée
pour des expériences de rédemption; un
doute l'assiégeait maintenant. Les récits de
Paule lui montraient Gérard sous un jour
meilleur. Était-ce vraiment un passionné
comme le père? La passion n'a point de pa-
reilles délicatesses, quelques mots ne l'effa-
rouchent pas, elle ne connaît ni la fierté ni
le renoncement, elle est vivace jusqu'au pa-
roxysme et ne meurt que satisfaite; l'amour,
au contraire, comme celui de Gérard, dou-
loureux, idéal, s'accroît aux souffrances et dé-
passe la mort. L'homme qui se donnait et ne
demandait rien en échange, qui s'en allait
et ne se reprenait pas, un tel homme élait
de taille à comprendre Paule, à s'illuminer
112 PAULE DE BRUSSANGE
l'âme au contact de cette 4me. Robert, dès
les premiers jours, avait signalé la bien-
faisante influence de Tune sur l'autre,
elle-même l'avait constatée. Qui sait si Dieu,
plus tard, ne la rendrait pas responsable,
en face de l'incrédule, d'un épaississement
de son incrédulité? Car enfin Gérard, au-
jourd'hui, devait nier une piété chrétienne
qui se faisait impitoyable. Ce qu'elle avait
voulu préserver, ce n'était pas la foi de
Paule, à l'abri de tout danger, c'était son
bonheur, c'était sa vie en passe de ressem-
bler à la vie de Séverine. Et ce calcul égoïste. . .
Mais depuis quand sont-elles égoïstes les
mères qui veillent à l'avenir de leur enfant ?
Non, Dieu ne la condamnerait pas, puis-
qu'elle n'avait songé qu'à remplir le plus
sacré des devoirs... Alors, pourquoi sur son
cœur un poids si lourd?
Elle attendit avec appréhension les lettres
PAULE DE BRUSSÀSÇE 113
de Gérard. Elle y redoutait des allusions, des
reproches indirects ou simplement l'expres-
sion d'une douleur inavouée. M. Dalisier
écrivit en effet à son oncle. Sesleltres étaient
enjouées, affectueuses et fort courtes. L'œil
le plus exercé n'y eût rien découvert d'anor-
mal. M. de Brussange, à leur lecture, se ras-
sura. Il avoua même à sa femme et à ses filles
qu'il s'était mépris et tourmenté mal à pro-
pos : Gérard n'avait pas l'ombre d'un cha-
grin, il explorait la Castille en touriste et
aussi en savant, plongé jusqu'au cou dans
l'archéologie ; il trouvait des trésors, travail-
lait et devait être au septième ciel.
Contente de ces détails, Paule parla beau-
coup moins de l'absent. Ypensait-elle moins?
Nul ne se posait cette question, hors madame
de Brussange, interdite par le laconisme et
le ton d'une correspondance qui ne lui per-
mettait pas de deviner si Gérard trompait
ili PAULE DE BRUSSANGE
son oncle, — et dans ce cas elle devenait un
peu complice du mensonge, — ou si déjà
Paule était oubliée . Elle inclina vers cette
dernière solution : cela cadrait mieux avec
ses répugnances primitives. Un amour si
promptement consolé n'avait pas déracines,
c'était un feu de paille, elle s'y attendait bien.
Elle avait fait œuvre pie en écartant M. Dali-
ôier.
— Reconnaissez, mon ami, dit-elle à M.- de
Brussange qui parcourait quelques lignes
datées de Burgos, reconnaissez que vous
avez pour votre neveu la plus singulière fai-
blesse. Ses moindres caprices sont affaire
d'État. S'il est de mauvaise humeur, tout de
suite vous imaginez une catastrophe dans sa
vie. Par oisiveté va-t-il à l'église, comme cela
lui arrivait ici, vous le canonisez et, parce
qu'il a eu le bon goût de ne pas avoir l'air
de s'ennuyer parmi nous, vous le proclamez
PAULE DE BRUSSANGE MS
homme d'intérieur, en ajoutant qu'il est par-
fait. Il n'y a de parfait que vous, mon ami.
Seulement vous êtes aveugle.
— Non, non, protesta M. de Brussange.
Gérard est un vaillant. Une mauvaise édu-
cation n'a pu le gâter. Le cas échéant, il
serait capable d'héroïsme. Souvenez-vous,
Louise, que le sang de Séverine coule en ses
veines.
Les vacances, finies, Marc regagna Saint-
Cyr, François et James retournèrent à Paris,
Trois jours auparavant, James Pernill, ac-
couru à Pierrelaurès, s'était entretenu avec
sa fiancée sur un ton de joie si démonstrative
qu'elle rompait tout à fait en visière à ses
manières habituelles. Hélène l'entraîna vers
ses parents :
— Voilà Gérard qui fait des siennes !
James les mit au courant : l'un des pre-
miers avocats de Paris le prenait pour secré-
416 PÀULE DE BRUSSANGE
taire, sur* la recommandation de Gérard, et,
désireux de quitter les affaires, lui laisserait
son cabinet pour peu qu'il trouvât « dans le
protégé de son ami Dalisier la moitié des
mérites dont Gérard se portait garant *.
C'était lé succès assuré, le succès venu sans
effort, grâce à une sollicitude qui, du fond
de l'Espagne, se faisait présente aux heures •
décisives.
Le plaisir que tous en ressentirent adoucit
y amertume des séparations, et, lorsque
François et James se trouvèrent de nouveau
loin de ce qu'ils aimaient, on s'aperçut à l'al-
lure des lettrée que l'un des deux au moins
avait emporté sa provision d'espoir. C'était
James. L'autre, qui préparait son agréga-
tion, se montrait plus laconique, soit que le
travail, soit qu'un autre motif éteignît les
gaietés anciennes. Madame de Brussange <
éprouva de cette réserve une pénible impres- ^
PAULE DE BRUSSANGE 117
sion. Mais la bonne humeur de Robert, dont
le congé durait encore, l'atténuait. Robert
chassait, amenait des amis, emplissait le
manoir d'un tumulte continuel et cet hiver
fut relativement heureux. La tante pensait
de moins en moins au neveu, qui n'écrivait
plus qu'à de longs intervalles : il n'était pas
de retour à Paris, François ne prononçait
jamais son nom.
Au printemps, M. de Brussange apprit par
les journaux que Gérard avait envoyé d'Es-
pagne un rapport remarquable à l'Académie
des sciences, et que ce rapport était dans
une certaine presse l'objet d'une polémique
violente. On y découvrait des tendances spi-
ritualistes, on adjurait l'auteur de s'expli-
quer : avait-il renié ses doctrines? Toute une
école qui le prônait le battit en brèche ; par
compensation, ses adversaires de la veille
devinrent ses défenseurs. A Pierrelaurès, on
■•-/WJ% f
118 PAULE DE BRUSSANGE
attendait un mot de lui. Madame de Brus-
sange, à qui son mari ne faisait grâce d'au-
cun article, fut reprise de ses anxiétés; le
silence de Gérard l'inquiéta. Robert venait
de partir à son tour, le nid se dépeuplait;
quoiqu'elle gardât ses filles, une tristesse
l'accablait. Des vides lui trouaient le cœur,
à mesure qu'un enfant, s'éloignant d'elle, en
emportait un lambeau. Ses peines la ren-
dirent plus sensible aux peines d'autrui ;
tout à coup elle prit le parti de demander à
François s'il savait quelque chose au sujet
de Gérard.
François envoya un paquet de lettres re-
çues depuis six mois. La dernière était déjà
vieille de date. Gérard y parlait d'aller en
Afrique ou en Dauphiné ; depuis, il n'avai*
plus donné de ses nouvelles.
Madame de Brussange s'enferma dans sa
chambre et lut.
PÀ.ULE DE BRUSSANGE 119
Quelle différence entre ce qui s'étalait là,
sous ses yeux, et ce que jadis recevait son
mari ! A travers toutes les pages, un déses-
poir morne. Pas une récrimination, pas une
plainte, mais comme le bercement d'une
invariable douleur. Gérard luttait pour la
dominer et demeurait vaincu sous elle. Son
rêve de félicités, mortes aussitôt qu'entre-
vues, le hantait, revenait toujours sous sa
plume, comme un souvenir nécessaire contre
les défaillances. Il écrivait à François, —
son unique confident, — [ses fièvres d'agonie,
cédant à ce besoin de chercher un appui
dans sa compassion.
«... Je me lève, disait-il, je marche, je
travaille et c'est un somnambule qui fait
tout cela pour moi. Quand j'écris, par in-
stants je m'arrête : il me semble que sa voix
m'appelle et qu'elle va me dicter mes pen-
sées* Je les lui abandonne, à l'égal de mon
120 PÀULE DE BRUSSÀNGE
cœur qui bat à m'étouffer. Hélas! elle n'est
plus là pour m'éclairer les ténèbres; je dois
Ai'y guider seul. J'essaye, de toutes mes
forces, en l'invoquant tout bas. Oh ! comme
le chaos de mon intelligence, avec elle,
s'ordonnerait ! Je me demande : « Que me
> dirait-elle ? * Et parfois je l'entends, et
toujours je la crois. J'ouvre son petit livre
et, phénomène étrange, le passage que j'ai
pris au^hasard s'applique à moi, merveilleu-
sement. Alors je me remets au travail, et
ce n'est plus moi qui travaille, c'est un
autre homme, transformé par l'amour,
secoué par la douleur, qui me ressemble
comme un frère, et qui n'est plus que mon
ombre. Le vieil homme est mort; un nouveau
naît dans les larmes, un nouveau qu'elle ne
connaîtra jamais. Ceci pourtant me console
de songer qu'il est son ouvrage et, par là,
qu'il est moins indigne d'elle... »
PAULE DE BRUSSANGE 121
«...Un jour, elle m'a dit : «Nous sommes
lâches, nous redoutons les larmes, cependant
bienheureux ceux qui pleurent 1 * Ce soir
je suis désespéré, ma force n'est que fai-
blesse; malgré moi je sens mes paupières se
gonfler. Elle avait raison : ces larmes sont
mon bonheur, je ne voudrais pas les chan-
ger contre mon indifférence passée. Mieux
vaut souffrir pour elle que de ne l'avoir pas
connue... »
«... Je me suis arrêté à Burgos. Au le-
vant de la ville, sur une colline, la char-
treuse de Miraflorès est un grand catafalque
où dorment les restes de Jean II et d'Isabelle
de Portugal, sous leurs statues couchées au
milieu d'un peuple de pierre, où l'infant don
Alfonse, agenouillé sur des coussins, lit de
ses yeux de marbre un livre ouvert devant
lui. Du côté de l'Occident, parmi la pourpre
éclatante du ciel, se dessine^ le clocher
123 PAULE DE BRUSSANGE
féodal de Santa Maria la Real de las HueU
gas, abbaye de femmes, fondée vers 1180 par
Alfonse VIII, sur les instances de la reine
Eléonor. Là, repose la dépouille des rois de
la Vieille-Castille, c'est là que mes pas se
sont portés. Non que le souvenir des ma-
jestés endormies m'attirât, mais je suis un
voyageur misérable, et le fondateur de l'ab-
baye, en assurant à sa race le repos de la
tombe, a voulu en même temps assurer aux
pèlerins le repos de la route. VHospital del
Rey ouvre encore, devant les fatigués tels
que moi, sa puerta de los Romeros. Sur
une pierre détachée des ruines je me suis
assis, avec cette sensation d'isolement qu'é-
prouvent les exilés. Je songeais à mes frères
des siècles disparus, ceux de France, d'Italie
ou d'Allemagne, et qui se rendaient à Saint-
Jacques de Compostelle, et qui s'étaient
reposés où je me reposais moi-même. Quels
PAULE DE BRUSSANGE 123
autres hommes, ces hommes ! Ils ne m'ont
légué que leur souffrance. La foi les soute-
nait; ils venaient, à travers obstacles et
dangers, couverts de cilices, demander
grâce et pardon. Qu'ai-je à demander, moi,
puisque toute espérance m'est fermée ? En
cet endroit où s'est si poétiquement prodi-
guée la charité chrétienne, je ne voyais pas
les cornendadoras, revêtues de l'habit de
Galatrava, honorer en chaque pauvre, en cha-
que voyageur le Christ souffrant; je voyais
Pierrelaurès et le village riant à mi-côte
dans les baisers du soleil levant, et ses mai-
sons délabrées, et sa vieille église romane,
et par-dessus tout, je voyais, comme un
rayon de miséricorde céleste, l'incarnation
de la charité la plus noble, une âme em-
brasée de pitié, parée de douceurs, si belle,
si bonne, qu'elle s'impose par la magie de
sa beauté, par la force de sa bonté, qu'elle
124 PAU-LE' DE BRUSSANGE
change l'orgueil en crainte et l'égoïsme en
désirs d'abnégation... Un enfant s'est offert
comme cicérone, je l'ai remercié et suis
rentré dans la ville. Le soir, accoudé à ma
fenêtre, je contemplais à l'Orient la châsse
énorme de Miraflorès, éclairée par une lune
splendide. L'antique chartreuse, avec son
aspect mortuaire, m'aurait plu pour vivre
désormais, j'ai regretté que les révolutions
eussent balayé ses moines, je serais allé vers
eux : peut-être m'auraient-ils gardé!... »
c ... J'ai séjourné à Madrid sans voir la
ville. J'ai cherché par un travail opiniâtre
à dompter la douleur, elle est restée aussi
cuisante. Néanmoins, j'ai continué mon tra-
vail et suivi les inspirations nouvelles qui
portent le désarroi dans mon esprit. Main-
tenant, je voyage un peu au hasard. Le bruit
des foules me fatigue, les hommes m'ex-
cèdent, je rêve de solitude. J'ai pensé très
PAULE DE BRUSSANGE 125
longuement à m'enfermer en un cloître,
mais .ma nature répugne à l'obéissance. Un
seul être pouvait tout m'ordonner, et celui-
là... >
«... Me voici en Andalousie. A quel parti
vais-je me résoudre? Quelquefois encore, je
suis tenté d'aller m'enfouir au fond de cette
retraite de saint Bruno, perdue dans les
montagnes du Dauphiné. Si, du moins,
j'étais sûr que mes jours y finissent vite ! En
d'autres moments, je projette d'explorer les
déserts de l'Afrique. Vers lequel de ces deux
buts tendrai-je ? je n'en saisrien encore.
J'éprouve une grande lassitude morale et
physique. Ma vie d'épreuves à peine est
commencée, et déjà j'en suis accablé. Cepen-
dant il faut marcher avec courage jusqu'au
terme. Ma volonté ne fléchira point. Mais,
ce soir, je suis anéanti, comme si j'allais
mourir... »
126 PAULE DE BRUSSANGE
Madame de Brussange consulta la date de
cette dernière lettre : elle remontait à six
semaines; depuis, François ni son père
n'avaient rien reçu. D'une main tremblante,
elle rassembla les pages éparses. Elle cher-
chait un moyen de réparer son injustice. Où
trouver Gérard? qu'était-il devenu? Ses
pensées se faisaient confuses, ses remords
endormis se réveillaient, l'idée de Paule
privée par elle d'un amour solide et pur lui
donnait la conviction d'avoir été mauvaise
mère.
La voix de M. de Brussange la tira de ses
songeries : elle courut ouvrir la porte, prête
aux aveux, décidée à supplier son mari de
remédier aux désastres dont elle était la
cause. Mais il entra, la mine si défaite,
tenant en main une dépêche, que sa pre-
mière pensée fut pour ses enfants :
— Nos fils? cria-t-elle.
»
PAULE DE BRUSSANGE 127
— Non, dit-il. Regardez, Louise.
Elle lut à haute voix :
€ Je prie mon beau-frère de me rejoindre
sans retard à Bordeaux, hôtel de France.
» balisier. »
— Qu'allez-vous faire, mon ami ?
— Partir, puisqu'il a besoin de moi.
' — Cette rencontre vous sera pénible.
— Oui, il a y près de vingt-huit ans que
nous ne nous sommes vus... depuis la mort
de Séverine.
— Mon pauvre ami ! balbutia-t-elle.
— Il faut pardonner, dit M. de Brussange,
et tout remettre entre les mains de Dieu.
- — Que n'ai-je pratiqué cette maxime !
songea la tante de Gérard.
, Quelques heures plus tard, celui qu'on
* \ . L ' »
N?>?"JW
128 PAULE DE BRUSSANGE
mandait si brusquement courait sur la route
de Bordeaux.
A peine avait-il quitté Pierrelaurès ,
qu'Arabelle de Laubermont y fit une entrée
tapageuse :
— Louise , il me faut absolument votre
mari.
— Il a été contraint de s'absenter.
— Quel malheur!... qui voulez-vous que
je consulte ?
— C'est donc très grave ?
— On ne peut plus : une catastrophe chez
lord Melwin.
— Ah ! mon Dieu !
— Je n'ai pas de détails précis. Je sais
seulement que, pendant une chasse où lady
Melwin suivait en voiture avec cette affreuse
petite Indienne fiancée à leur fils, les che-
vaux se sont emportés. Mon cousin s'est jeté
à leur tête. Tout a roulé dans le précipice.
i
PAULE DE BRUSSANGE 129
Une des deux femmes, — j'espère que c'est
la fiancée... mais oui, l'autre est ma tante ;
la petite, je ne connais pas... — enfin, l'une
des deux se meurt, le... héros ne va guère
mieux. Une catastrophe, je vous dis. Lord
Melwin, à cause de son grand âge, doit avoir
perdu la tête. Je me demande si je ne ferais
pas bien pour lui... et même pour moi,
d'aller à son secours?.-
— Pour vous?
— Dame! supposez que le fils s'en tire et
que la fiancée ne s'en tire pas, Edith...
— Ah ! très bien.
— Ma foi, chère, un revenu de plusieurs
mille livres sterling. Mais le moyen de m'ab-
senter en laissant Edith seule avec Albéric?
— Il est certain que vous ne pouvez l'em-
mener là-bas... à moins toutefois que la vic-
time ne soit votre tante ?...
— Et comme je ne suis pas fixée...
130 PAULE DE BRUSSANGE
— Vous désirez sauvegarder les appa-
rences !... Allons, donnez-moi voire Edith,
elle ne quittera pas mes filles.
— Vous êtes un ange! Du reste, j'avais
toujours rêvé ce mariage. C'est uniquement
afin de vous être agréable qu'un instant j'ai
eu l'air de songer à M. Dalisier. Au fait, vous
savez le bruit qui court à Paris ? Nous le
tenons de James, avec recommandation de
ne pas vous en souffler mot. Mais je vous l'ai
dit : je ne suis pas pour les cachotteries. On
prétend que M. Dalisier est mort.
— Gérard! cria madame de Brussange.
Gérard, mort !
— En Andalousie. Que voulez-vous ? Cha-
cun a ses croix. J'ai bien la mienne. Voyez
pourtant, je ne me laisse pas abattre. Adieu,
je vous envoie Edith.
Quand madame de Bussange monta dans
sa chambre, elle s'appuyait aux murs comme
PAULE DE BRUSSANGE 131
une personne ivre.. Paule, qu'elle rencontra,
fut frappée du ravage de ses traits.
— Qu*avez-vous, maman ? Êtes-vous ma-
lade?
Et, la prenant par la taille, la serrant contre
elle, la jeune fille insistait :
— Qu'avez-vous? je vous trouve très pâle.
La pauvre femme, en entrant chez elle, se
laissa tomber dans un fauteuil. Sur une table,
les lettres de Gérard étaient enfermées dans
la large enveloppe qui les avait apportées. Et
lamentablement tous les détails lui en reve-
naient. Hélas ! de quelle œuvre néfaste, de
quelle irréparable faute elle était l'artisan !
Paule gardait à son cousin une affection plus
tendre peut-être que ne l'imaginait sa can-
deur d'ange : comment avouer les remords?
comment, dans la suite, confesser la vérité?
Car, si Gérard n'était plus, elle avait le devoir
strict de montrer à sa fille ce testament du
Ëd&.-.
132 PAVLE DE BRUSSÀNGE
cœur, seule réparation qu'elle pût faire au
défunt. Pour avoir voulu épargner des mal-
heurs incertains, elle était tenue d'imposer
le stérile regret d'un amour qu'on ne se dé-
fendrait pas de plaindre. Elle saisit Paule en
ses bras, et, sachantàpcino ce qu'elle disait :
■ — Je t'aime, mon enfant, mais je L'aime
mal. Dieu n'en punisse que moi I,..
VII
M. de Brussange descendit de voiture en
face de l'hôtel de France et donna son nom
au directeur. Celui-ci le prévint que M. Dali-
sier l'attendait avec impatience, son steamer
devant lever l'ancre le lendemain matin. On
conduisit l'arrivant dans un salon du premier
étage, où M. Dalisier fît aussitôt son appari-
tion. C'était un homme de taille moyenne,
; encore élégante, impérieux, l'œil intelligent,
jjf l'allure distinguée, La blancheur des che-
. TTT^v- (
134 PAULE DE BRUSSANGE
veux et de la barbe accentuait le poli du
visage au ton de vieil ivoire. Un peu de con-
trainte marquait la démarche, à mesure qu'il
avançait à la rencontre de son beau-frère.
Quant à M. de Brussange, il avait peine à
dissimuler son émotion : elle lui serrait la
gorge, en présence de cet homme qu'avait
adoré sa sœur et qui n'était pas étranger
peut-être à la fin prématurée de Séverine.
— Léopold, merci d'être venu, dit M. Ba-
lisier.
— Vous ne pouviez douter...
— Que, présumant un service à rendre, >
vous me traiteriez comme vous traitez tout
le monde ? Non, sur l'honneur, je n'en ai pas
douté. Ya-t-on bien à Pierrelaurès ? Une
éternité que je n'ai mis les pieds par là...
Les affaires !...
— Et Gérard? demanda M. de Brus-
sange.
\
PAULE DE BRUSSANGE 135
— Tout de suite vous mettez le doigt sur
la plaie. Gérard est à Se ville.
. — Encore ?
— Pour une bonne raison : il n'en peut
bouger.
— Malade?
— Dangereusement.
— Que me dites- vous là? Et je n'en savais
rien!
— Moi non plus.
— Pauvre enfant! malade, à l'étranger,
seul.,.
— Par sa faute, répliqua M. Dalisier. Rien
n'était aussi facile que de me faire avertir.
Mais c'est un original.
— Qu'a-t-il ? interrogea M. de Brussange.
— Une fièvre typhoïde ou quelque chose
d'approchant. J'étais en Autriche, sans nou-
velles, et du diable si je songeais à m'en
tourmenter. Les correspondances sentimen-
V- .TT
136 PÀULE DE BRUSSANGE
taies ne sont pas mon fort, Gérard le sait.
J'avais même été surpris.de recevoir quelques
lignes datées de Pierrelaurès, puis de Ma-
drid. Naturellement je n'ai pas répondu.
Aussi son silence me paraissait-il tout simple,
cela rentrait dans nos habitudes. 11 y a deux
jours, je reviens à Paris, on me montre un
pli récemment arrivé. La suscription en
était si précise que, ne sachant qui de Gérard
ou moi était le destinataire, on l'avait gardé
jusqu'à mon retour. J'ouvre. Patatras! C'est
d'un médecin de Séville, écrit en un pathos
inextricable : Gérard est à toute extrémité,
mais il n'y est plus... il a une fièvre typhoïde,
à moins que ce ne soit autre chose... il faut
l'emmener de Sévilte, seulement il ne veut
pas s'en aller... Bref, c'était à n'y rien
comprendre.
— Aussi avez-vous pris le parti de courir
le rejoindre?
Wflf^^x
■T7 ■ ^:
PAÛLE DE BRUSSANGE 137
— Précisément. Trois ou quatre ordres à
mon fondé de pouvoirs et me voilà dans le
premier rapide pour Irun. J'arrive à Bor-
deaux, je descends au buffet... Là, un facteur
du télégraphe me relance, avec une dépêche
du Brésil, parvenue dans mes bureaux après
mon départ. Mon fondé de pouvoirs me
l'expédiait d'urgence. La moitié de ma for-
tune sombre si je ne suis pas le plus tôt pos-
sible à Rio de Janeiro. Vous sentez l'impor-
tance de la chose. Oui, mon cher Léopold,
mes capitaux triplés ou perdus selon que je
pars ou ne pars pas...
— Et... vous ne partez pas, Edmond?
— Je pars. Un homme dans ma position
ne peut subir d'échec. Le premier échec,
c'est la première pierre enlevée à la base de
l'édifice, la ruine n'est plus qu'affaire de temps.
Aussi ai-je arrêté mon passage, parce que j'ai
compté sur vous pour aller chercher Gérard.
8.
-**-œn
138 PAULE DE BRUSSANGE
— Vous avez eu raison : nul ne l'aime
mieux que moi.
— Cela se trouve donc à merveille. Vous
vous acquitterez d'un rôle où, malgré mon
bon vouloir, j'aurais été fort emprunté. Cha-
cun a sa nature, la mienne est réfractaire
aux démonstrations. Peut-être la vie que je
piène en est-elle cause. Un manœuvre pei-
nant tout le jour est plus libre que moi. Je
donne quelques heures au sommeil, quelques
minutes à mes repas; le reste de mon temps
appartient aux relations mondaines qui
m'obsèdent et que je ne puis rompre dans l'in-
térêt de mes affaires, aux soucis continuels,
aux éventualités menaçantes, à mes envieux,
à mes rivaux. Obligé de rouler aux quatre
coins du globe, je me produis l'effet du Juif-
Errant : car je ne suis pas le simple financier
faisant d'un trait de plume dans son cabinet
la hausse ou la baisse, je suis autre chose
PAULE DE BRUSSÀJHGE 139
encore : fondateur, ingénieur, explorateur,
l'être contraint de tout voir par ses yeux, de
tout régler, de tout ordonner, qui a des res-
ponsabilités d'hommes et de choses, des mil-
liers d'existences d'ouvriers à défendre, des
milliers de fortunes à sauvegarder, partout
où l'intelligence dompte la matière, où la
scienGe déjoue les obstacles. C'est un.épar-
pillement de forces indispensable, sans arrêt
possible, sans trêve des nerfs en branle, sans
détente de l'esprit.
Edmond Dalisier se promenait à grands
pas, fier de son opiniâtre travail, las pour-
tant de la vie fiévreuse qui l'enserrait de ses
nœuds, le poussait toujours au plus épais des
activités humaines et lui faisait oublier tout ce
qui s'écartaitde son chassé-croisé de millions.
. — Ne vous plaignez pas, Edmond, dit
M. de Brussange, vous avez une existence
conforme à vos goûts.
140 PAULE DE BRUSSANGE
— Votre parole?
— Supposez-vous des loisirs, qu'en feriez-
vous?
— Mais ce que vous faites des vôtres.
— Croyez-vous donc que j'en aie?
— Je l'espérais du moins, répondit M. Da-
lisier d'un ton où perçait une pointe d'i-
ronie.
— C'est une erreur, une grosse erreur.
Moi aussi, je travaille tout le long du jour.
— Ah ! oui, en vue de ce que vous appelez
le ciel?...
— La route en est dure souvent.
— Aussi ne m'y hasarderai-je jamais.
— Parce que vous ne songez qu'à la for-
tune et à la renommée.
— Lesquelles ont du bon.
— A condition de ne pas détruire le cœur.
— Et vous estimez que chez moi cet or-
gane...
PAULE DE BRUSSANGE Ul
— Mon Dieu, Edmond, ma manière devoir
vous importe peu, je ne l'ignore pas.
— Elle m'importe beaucoup. Vous êtes,
mon cher, un dès rares hommes de qui l'opi-
nion ne me soit pas indifférente.
— Alors, laissez-moi vous le dire : à votre
place, n'ayant qu'un fils, une tendresse
. unique au monde, si je le savais malade et
seul, rien, voyez-vous, ni situation ébranlée,
ni millions en péril, ni ruine possible, non,
rien ne me retiendrait loin de lui. J'aurais
tout abandonné pour le voir, pour le soigner*
pour le guérir. Je lui montrerais qu'il est mon
bien le plus précieux et le meilleur de mon
âme : mon enfant. Je voudrais le lui faire
comprendre et, s'il avait été triste de ma froi-
deur passée, lui prouver qu'elle était à la
surface, non au fond, qu'il avait eu tort d'en
souffrir et que j'ai de vraies entrailles de
père.
\i% PAULE DE BRUSSANGE
— Eh! parfaitement, s'écria M. Dalisier.
C'est même pour cela que j'ai quitté Paris.
Du diable, si je pouvais prévoir cette machine
de Rio... Ah! çà, vous imaginez-vous que je
sois un monstre ? Pour qui donc entassé-je,
sinon pour Gérard? Sans compter que je
suis fier de lui ; un homme superbe, une in-
telligence hors ligne, un savant déjà célèbre.
Il est ce qui m'intéresse le plus, en dehors
de ma vie de galérien.
— Et après elle. Le galérien d'abord, le
père ensuite.
— Gérard n'y trouve rien à dire.
— Qu'en savez- vous?
— Et vous?
— A en juger par ce que j'éprouverais, si
j'étais lui...
— Parbleu! un Brussangel... Figurez-
vous, mon cher, que les Brussange sont des
êtres à part; vous étiez tous faits pour avoir
y
Y
*W«fBF^\r" * --
PAULE DE BRUSSANGE 143
des ailes. Je me souviens de Séverine...
Séverine n'a jamais admis que, la lune de
miel finie, au lieu de me claquemurer dans
son boudoir, j'aie mis en œuvre mes facultés.
Par bonheur, Gérard a surtout pris de mon
sang : il est froid comme un marbre et prise
médiocrement, les sentimentalités. Tenez,
s'il soupçonnait la situation et me voyait
accourir à Séville plutôt que de filer sur Rio,
ma parole, il me croirait en passe de folie !
— A moins qu'il ne vous crût en passe de
• paternité, pour une fois, riposta durement
M. de Brussange. Vous n'avez point la pré-
tention de l'avoir gâté jusqu'ici sous ce
rapport? Ses succès ont chatouillé votre
orgueil, mais c'est peut-être le seul senti-
ment que votre fils éveille en vous. Je vous
connais tous deux, vous, mieux qu'il ne vous
connaît, lui, mieux que vous ne le connais-
sez. Je l'ai gardé deux mois à Pierrelaurès,
144 PAULE DE BRUSSANGE
j'ai pu l'étudier. Un instant, cela est vrai,
j'ai craint de la sécheresse, de l'égoïsme;
mais j'ai vu bientôt qu'il portait un masque,
le masque est tombé : q ue vous y teniez ou
non, votre fils n'est pas de marbre, Séverine
tout entière revit en son enfant. Et c'est
justice, car Dieu devait bien à cette martyre,
après une vie empoisonnée, une mort
féconde.
— Léopold!
— Ne vous blessez point de ces paroles.
— Vous me les aviez épargnées jusqu'ici.
— Je vous les épargnerais encore, si je
n'espérais qu'elles remuassent en vous les
libres qui palpitent au cœur de toute créa-
ture et que vous avez systématiquement
atrophiées dans le vôtre. D'ailleurs, il s'agit
de Gérard, je puis bien essayer de lui donner
son père. Vingt-huit ans n'ont pas fermé
ma blessure, je ne vous reproche rien : vous
PAULE DE BRUSSANGE 14S
ignoriez, vous ignorez toujours que cer-
taines natures ont la fragilité des sensitives ;
mais, en vous l'apprenant enfin, quoi
qu'il m'en coûte, je viens au secours de
Gérard. J'en suis sûr : il a été frappé de
l'union qui règne dans ma famille; j'en suis
sûr : il a fait de tristes comparaisons; j'en
suis sûr : il a souffert de vous chercher par-
tout et de ne vous trouver nulle part. Eh
bien, reprenez vos devoirs et votre rôle,
chassez de son esprit les voiles où s'obscur-
cit votre image. Il est malade, venez àSéville.
Vous ne vous arrêterez que le temps de
l'embrasser. Moi, je vous le ramènerai.
Mais qu'il vous voie! Je vous le demande
au nom de la morte : ne cond amnez pas le
fils aux chagrins qui. ont emporté la mère!
M. Dalisier était resté stupéfait, tandis que
parlait son beau-frère. A mesure que celui-
ci s'animait, une émotion étrange s'empa-
i4« PÀULE DE BRUSSANGE
rait de l'être pour qui la vie n'était qu'un
chiffre d'or. Il avait l'explication des
brusques froideurs, dégénérées en rupture,
sans un mot de part et d'autre. Un abîme
s'était creusé, que nul ne songeait à fran-
chir; il ne s'inquiétait pas des raisons qui lui
aliénaient les sympathies de Léopold, il
n'avait aucun besoin du gentilhomme cam-
pagnard, ses réserves le laissaient impas-
sible. Et voilà que tout d'un coup le mys-
tère s'éclairait : on le prenait pour un bour-
reau, le bourreau de Séverine! Et, comme
si ce n'était pas assez, on le faisait par sur-
croît le mauvais génie de son fils! Lui! lui,
qui toujours s'était cru parfait ! En vérité, on
allait un peu loin, ces récriminations et ces
insistances dépassaient la mesure... Et les
souvenirs remués de sa jeunesse, le nom de
Séverine jeté en guise d'invocation, lui rap-
pelaient la dernière heure de cette belle créa-
PAULE DE BRUSSANGE 147
tare agonisante, livide, déjà glacée et trou-
vant pour lui, malgré les affres suprêmes,
l'ombre d'un sourire, le muet adieu des yeux
fixes. Les brumes du passé se dissipèrent, il
revécut cette minute sitôt oubliée, et dans
son être un trouble profond descendit. Car il
l'avait idolâtrée, la femme dont on lui de-
mandait presque compte, peu de temps,
hélas! mais de cette ardeur illimitée qu'il
portait en toute chose. Aucune étrangère
n'avait pris la place vide; seuls, le travail,
les projets gigantesques conçus par son cer-
veau avaient lutté contre Séverine morte
et peut-être contre Séverine vivante. Mais
cela ne constituait ni un déshonneur ni
surtout un crime. De quel droit l'accusait-on
et à quel titre relevait-il du tribunal de
Pierrelaurès? Son émotion disparut derrière
la colère,.
— J'attendais un service, non des repro-
148 PAULE DE BRUSSANGE
^hes, dit-il. Excusez-moi de vous avoir
dérangé. J'agirai sans voire concours.
— Vous allez chercher Gérard?
— Je vais m'embarquer demain. D'ici là,
je me procurerai quelqu'un qui m'obligera
sans phrases.
M. de Brussange se leva, salua et sortit.
Son beau-frère courut à la Faculté de méde-
cine, expliqua qu'il avait besoin d'un interne
pour ramener de Séville à Paris un malade
di primo cartello.Ses arguments sonnants
levèrent toute difficulté. L'on promit ^'en-
voyer le soir même s'entendre avec lui et
prendre ses instructions .
— Maintenant, mon séraphique Léopold,
grommelait-il en regagnant l'hôtel, je n'ai
qu'un regret, c'est de n'avoir pas eu tout de
suite cette idée. Elle nous aurait, à tous deux,
épargné une entrevue désagréable..
Mais il advint que l'interne ne pouvait se
PAULE DE BRUSSANGE 119
mettre en route avant deux jours ; il advint
aussi qu'il déplut à M. Dalisier et que M. Da-
Ksier eut peur qu'il ne déplût à Gérard.
Bans ce cas, son fils ne manquerait pas de
le renvoyer à "ses cataplasmes et de s'ob-
stiner au séjour de Séville, au milieu de cha-
leurs abominables. Ah! quelle corvée que
cette affaire de Rio ! Impossible pourtant
de l'abandonner. Et il lui faudrait partir,
assiégé d'angoisses. Des angoisses ! Il n'en
avait jamais eu, maintenant elles le harce-
laient... ce qui n'empêchait pas le sublime
Brûssange de le décréter mauvais père. La
justice des hommes!
En se mettant à table, il était d'une
humeur massacrante. Le garçon qui le ser-
vait tâcha de se concilier ses bonnes grâces
en lui donnant des nouvelles du « monsieur
venu ce tantôt ». Le monsieur venu ce
tantôt avait bien failli ne pas pouvoir partir,
150 PAULE DE BRUSSANGE
l'omnibus qui dessert le train d'Iran ayant
filé depuis une demi-heure.
— Le train d'Iran? demanda M. Balisier.
— Oui, le train d'Irun, d'Espagne, quoi !
Sur l'ordre du monsieur, j'ai fait approcher
une voiture. Il a dit au cocher : « Crevez vos
chevaux, mais que j'attrape le train. »
— Ah!.., et il l'a attrapé?
— Parce qu'il n'avait pas de bagages.
Juste le temps de sauter en wagon.
M. Dalisier songea toute la nuit à son beau-
frère qui s'en allait ainsi, sans bagages,
peut-être sans un louis dans la poche, à cinq
cents lieues de sa famille, par affection et
par dévouement pour Gérard...
vin
Rien ne détourne l'âme absorbée en un
rêve. Les souffrances physiques, l'incom-
modité d'une installation de rencontre,
jusqu'à la sollicitude payée et tapageuse qui
doublait l'intensité de la fièvre, toutes ces
croix banales semblaient à Gérard d'un
poids bien mince auprès de la lourde croix
sous laquelle il se débattait. La maladie
l'avait terrassé : dans cette prostration, il
n'éprouvait qu'une douleur, toujours la
152 PAULE DE BRUSSANGE
même, à laquelle les choses du dehors
n'ajoutaient ou n'ôlaient rien. Le médecin^
avant même de savoir son nom, s'était
attaché à ce malade étrange qui d'abord
suivit avec sérénité, de ses yeux d'agonisant,
la ruine de son corps et tomba, le péril dis-
paru, dans la fixité d'une tristesse morne.
Il le soigna de son mieux, passant des
nuits entières à ce chevet désolant, désolant
puisqu'il existait un mal insondable où,
selon toute vraisemblance, s'était greffé le
mal visible; puis, une fois maître de ce der-
nier, convaincu de la nécessité d'un remède
moral, bravement il écrivit au père, mais en
cachette. Car le convalescent ne tenait pas
à guérir, c'était clair ; seulement il était clair
aussi qu'on ne pouvait l'abandonner à lui-
même.
L'excellent docteur fut fortement surpris
' de ne pas voir accourir M. Dalisier et de
PAULE DE BRUSSANGE 153
ne recevoir aucune réponse. Il n'osa ques-
tionner Gérard qui, très cordial, ne lui
disait pourtant jamais un mot de nature à
mettre sur la bonne trace. Il remarquait
avec terreur l'arrêt brusque de la conva-
lescence : les tempes se creusaient de plus
en plus, les yeux s'enfonçaient dans l'orbite,
la peau prenait une diaphanéité blanche où
les veines soulignaient la pâleur de cire.
C'était à ne savoir que faire; épuisée, la série
des médicaments, toniques et fortifiants. Il
fallait de l'air, du mouvement, de la vie
pour chasser la mort, et Gérard passait les
journées étendu sur une chaise longue
près de la croisée, examinant dans le bleu
profond du ciel la Giralda, cette tour mau-
resque qui domine la cathédrale de Séville
et dont l'élégance le dispute à la noblesse.
Était-ce la statue de bronze au-dessus de la
tour qu'il regardait ainsi ou ne voyait-il
9.
154 PÀULE DE BRUSSÀNGE
rien en ayant l'air de voir? Alors le méde-
cin l'arrachait à ses contemplations dange-
reuses : Gérard tressaillait comme au sortir
d'un songe et paraissait maudire le ré-
veil.
Un jour, quelqu'un entra dans la chambre
et d'un trait courut au malade. Gérard
poussa une exclamation et, prenant dans ses
faibles bras celui qui se penchait anxieuse-
ment sur lui :
— Mon oncle, mon oncle !... Ah! mon
oncle, que de bien vous me faites !
M. de Brussange considérait tout ce chan-
gement, cet homme naguère plein de force
et de sève, maintenant plus débile qu'une
femme, dont le sourire de fête avait le na-
vrant d'un sourire d'adieu, qui balbutiait, .
qui pleurait presque.
— Mon pauvre enfant ! dit-il, tu as donc
beaucoup souffert?
PAULE DE BRtfSSANGE 155
— Oh ! oui, s'écria Gérard emporté par
l'émotion, et sans pouvoir mourir.
— Mourir ! répéta M. de Brussange, bou-
leversé de l'accent et du mot. Tu dois avoir
des raisons terriblement graves pour parler
ainsi...
Mais Gérard se reprenait déjà. Nul ne de-
vait connaître son secret. Comme son oncle
insistait :
— Mais enfin. Qu'as-tu ?
— J'ai, répondit-il, en désignant du geste
le médecin debout près d'eux, que cet entêté
s'obstine à faire des miracles pour moi. D'ail-
leurs il n'a pas eu tort, puisqu'il m'est donné
de vous revoir. Parlez-moi de Pierrelaurès,
de ses habitants, de... tous ses habitants.
Au lieu d'accéder à ce désir, M. de Brus-
sange se tourna vers l'Espagnol, le remercia
de son dévouement, de la peine qu'il avait
prise d'écrire à M. Dalisier, expliqua tout à
156 PAULE 1)E BRUSSANGE
la gloire d'Edmond le motif de son absten-
tion et pria le docteur de revenir le lende-
main afin qu'ils s'entretinssent ensemble de
Gérard et se concertassent au sujet du
voyage.
— Du voyage... Quel voyage, mon oncle?
— Mais je ne viens pas te faire une visite,
je viens te chercher. Je ne te cacherai même
pas mon projet de t'enfermer jusqu'à par-
faite guérison dans quelque oubliette de
Pierrelaurès.
— Vous êtes la bonté même, et voilà des
oublietles que je paierais au poids de l'or.
Par malheur, je ne saurais vous suivre.
— Parce que ?
— Parce que c'est impossible.
— Quand on est de ce côté-ci des Pyrénées.
— Nous y sommes.
— Mais tu oublies que chez nous, les gens
de l'autre côté... Ah ! docteur, pardon !
PAULE DE BRUSSANGE 157
— Vous êtes pardonné, Monsieur, et, pour
la circonstance, je vous aiderai de tou t mon
pouvoir à justifier votre proverbe fran-
çais.
- — Ce qui donne raison au mot de Louis XI V,
ajouta gracieusement M. de Brussange : il
n'y a plus de Pyrénées. Ainsi tu vois, mon
enfant...
— Non, mon oncle, il me faut rester
quelque temps encore à Séville, vous ne
soupçonnez pas les trésors de sa biblio-
thèque.
— Tu y reviendras quand tu seras complè-
tement sur pied.
— Je suis trop faible pour me mettre en
route.
— Alors, je t'enlève... tu n'auras pas la
peine de marcher.
— Et je vous affirme que vous supporte-
rez à merveille celte fatigue nécessaire, dé-
158 PAILE DE BRUSSANGE
clara le médecin. A demain donc, Monsieur,
pour fixer la date.
— A demain, docteur, et venez déjeuner.
Je suis si las que je n'ose vous retenir, mais
j'aurai grande joie à faire plus ample con-
naissance avec vous.
La soirée fut douce et cruelle au malade.
Son oncle l'entourait de mille attentions,
l'entretenait de sa tante, de ses cousines, et
le nom de Paule revenait souvent, ce nom
qui bouleversait Gérard jusqu'au plus intime
de l'être. M. deBrussange exposait des plans,
escomptait le voyage comme chose acquise
aux débats, contre laquelle il n'y avait plus
lieu de protester, disait tout ce qu'on ferait
à Pierrelaurès pour mener la convalescence
à bonne fin. Et Gérard se sentait navré de
tant de joies entrevues qu'il fallait repousser,
sans savoir de quel prétexte il couvrirait
l'obstination de son refus. C'était vraiment
PAULE DE BRUSSANGE 159
une épreuve poignante, après avoir renoncé
au bonheur, de le voir s'acharner à sa pour-
suite et d'être obligé d'y renoncer deux
fois.
. Ses angoisses le tinrent éveillé toute la
nuit.
Le lendemain, le docteur fut consterné
devant l'énorme recrudescence de la fièvre ;
il le dit nettement à M. de Brussange durant
la sorte de consultation qu'ils eurent en-
semble.
— Je n'ai pas les secrets de M. Dalisier,
ajouta-t-il; mais depuis longtemps j'attri-
buais son mal physique à des causes morales ;
maintenant, c'est chez moi une certitude.
Nous sommes ici pour nous expliquer à
cœur ouvert. Je vous l'avouerai donc, Mon-
sieur : nous avons là un de ces cas patholo-
giques où les guérisseurs du corps doivent
céder le pas aux guérisseurs de l'âme, et, à
160 PAULE DE BRUSSANGE
mon avis, vous n'y êtes pas étranger, vous y
touchez par un point quelconque.
— Moi, docteur? s'écria M. de Brussange.
Moi, je toucherais... Qu'est-ce qui vous. fait
penser?...
— Le changement que vous avez pro-
duit.
— Gérard m'aime beaucoup, je crois.
— J'en suis sûr. J'ai tout observé. C'est
mon métier. J'ai observé son trouble plein
d'extase en vous apercevant, sa profonde
émotion, puis la chaleur avec laquelle il
discutait contre vous la nécessité de son
départ. Cela me semblait d'un excellent
augure. Car enfin, aujourd'hui, mon unique
but est de lui fouetter le sang. Vous l'ani-
miez, vous le galvanisiez, c'était parfait.
- — Vous voyez bienl alors...
— Oui, mais ce matin il est beaucoup plus
mal, et, comme on ne meurt pas de joie,
PAtLE DE BRUSSÀNGE 161
quelque chose a dû se passer entre vous qui
l'a rejeté dans son état habituel.
- — Vous me désolez... J'ai beau consulter
ma mémoire... il n'a guère été question que
de ma famille — la sienne, en somme — et,
je vous prie d'en être convaincu, dans ma
famille, il n'y a rien ni personne...
— Il ne m'appartient pas d'insister.
— Insistez au contraire, docteur. Vous ne
savez pas que j'ai pour lui la tendresse d'un
père.
— Alors, Monsieur, je conclus : votre
apparition lui a fait du bien, votre tête-à-
tête ensuite lui a fait du mal; puisqu'il ne
s'y est agi que des vôtres, c'est par un des
vôtres qu'il souffre.
M. de Brussange sortit de là soucieux et
assombri. Si le médecin disait vrai, qui
donc chez lui avait attenté au repos de
Gérard?
m PAULE DE BRUSSÀN6E
La pensée d'Hélène, fiancée à James,
l'arrêta un iustant : ce n'était pas possible,
Gérard avait si chaudement félicité sa cou-
sine et mis un empressement si cordial à
pourvoir James d'une position lucrative!
Paule?... Mais Paule était libre, il aurait suffi
d'un mot pour que leurs mains tombassent
Tune dans l'autre. Et cependant il se rappelait
le départ inopiné, la tristesse des adieux,
l'espèce de déchirement avec lequel Gérard
s'arrachait à Pierrelaurès. Et puis, mainte-
nant, ce refus d'y revenir!.,. A moins, —
oui, là sans doute était la vérité, — à moins
que la vie menée à Pierrelaurès, le souvenir
évoqué de Pierrelaurès, tout ce qui montrait
ou redisait les saints bonheurs de la famille
et l'aridité d'un foyer vide n'accentuassent,
aux yeux de Gérard, l'isolement où le laissait
Edmond et que l'abandon du père ne tuât le
fils. Ainsi s'expliqueraient l'émotion, faite
PAULE DE BRUSSANGE 163
,de reconnaissance, en face de quelqu'un qui
fût l'un des siens, et la fièvre accrue dans la
douleur des comparaisons.
L'accablement de Gérard eut, au demeu-
rant, cet avantage qu'il lui enleva toute force
4e résistance. A peine M. Dalisier hasarda-t-
il quelques mots pour exprimer son désir de
se rendre directement à Paris.
— C'est là qu'il vaudrait mieux me con-
duire, dit-il.
— Est-ce que, décidément, Pierrelaurès
lui ferait peur? songea l'oncle.
Et voilà qui le déroutait de nouveau et
blanchissait un peu son beau-frère. Quel
moyen d'avoir le cœur net de tout ce drame?
Il pensa que le plus simple était de tenir
ferme; lorsqu'on serait là-bas, on verrait
bien où se trouvait, à la fin, le défaut de la
cuirasse.
Gérard, incapable de résister, se deman-
164 PAULE DE BRUSSANGE
dait de quel air madame de Brussange Tac*
cueillerait. Au fond, il bénissait son état qui
le livrait, sans volonté, au bon plaisir de son
oncle. Ce bon plaisir servait à point ses con-
voitises inavouées.
Le trajet fut long. M. de Brussange ne vou-
lait pas de la moindre fatigue pour le cher
malade dont. là faiblesse était extrême, il
multipliait les étapes. Un mot écrit à~ sa
femme l'avait instruite des événements et
prévenue de la nécessité d'un voyage &4rès
petites journées. Gérard le trouvait intermi-
nable, ce voyage; il lui semblait que Pierre-
laurès reculait devant eux.
Ils l'atteignirent cependant un matin.
' Dans la cour, derrière sa tante, il aperçut
Tangélique visage dePaule. Tout prit autour
de lui des lueurs resplendissantes.
Madame de Brussange s'avança vivement à
sa rencontre :
PAULE DE BRUSSANGE 165
— Gérard, mon enfant, je suis bien con-
tente, bien heureuse de vous voir...
Son enfant ! Elle Pavait appelé son enfant! Rê-
vait-iV?Tandisqu'HélèneetPauleembrassaient
leur père, elle passa le bras de Gérard sous le
sien, lui commandant de s'appuyer, l'entraî-
nant vers le salon avec une douce violence.
— Ma tante, dit-il, c'est à mon corps
défendant que je suis ici.
— Je le sais, mais vous y avez laissé votre
cœur, n'est-ce pas?
— Oui, oui, tout mon cœur.
— Il fallait donc bien l'y venir chercher.
Je me suis montrée injuste, Gérard, je vous
demande pardon.
_ — Ma tante !
— S'il ne dépend que de moi, vous avez
fini de souffrir. Votre sincère amour m'a
convaincue; c'est à Paule, maintenant, qu'il
appartient de décider.
166 PAULE DE BRUSSANGE
Gérard tremblait, un flot de sang colora
son visage, il eut à peine la force de porter
à ses lèvres les mains de madame de Brus-
sange et, dans un sanglot, il murmura :
— Mon Dieu, à présent, laissez-moi
vivre !
M. de Brussange et ses filles venaient
d'entrer derrière eux au salon, ils le virent
chanceler. Paule courut à lui, les bras
tendus, pour le soutenir. Gérard eut la sen-
sation de cette étreinte et s'évanouit. Son
oncle le retint, comme il tombait, et déposa
ce corps inerte sur un canapé. Il se lamen-
tait : pas une fois, pendant toute la durée
du voyage, pareil accident n'était survenu !
Madame de Brussange, incapable d'un mou-
vement, l'œil fixe, contemplait ce pauvre
être dont elle avait brisé les forces. Seule,
Paule gardait sa présence d'esprit et baignait
d'étherles tempes livides.
PAULE DE BRUSSANGE 167
— Père, ce n'est rien, dit-elle, ne vous
désolez pas. Il revient à lui... Tenez, voyez...
Eh bien, Gérard, comment vous trouvez-
vous?
11 souleva les paupières : elle était penchée
sur lui, elle souriait de son sourire radieux...
Une délicieuse ivresse tendit les nerfs de
M. Dalisier, une joie étouffante l'étranglait.
Dans un souffle, tout bas, inconscient de ses
paroles, il balbutia :
— Que vous êtes bonne I Que je vous
aime, Paule 1
— Vous seriez un ingrat, dit gaiement la
jeune fille, s'il en était autrement.
M. de Brussange eut un geste de surprise :
l'exclamation de Gérard venait de faire la
lumière.
A dater de ce jour, la vie fut, pour
l'angoissé de la veille, un enchantement de
toutes les heures. Les soins les plus dévoués
■^F*'H.'V> —
168 PAULE DE BRUSSANGE
l'entourèrent. Son oncle et sa tante, avec
une délicatesse infinie, cherchaient à lui
rendre ses forces morales en même temps
que la santé. Paule, constamment occupée
de lui, enveloppait son âme des chaudes
effluves de la sienne. Il eut une peine in-
croyable à détourner sa tante de s'accuser
devant M. de Brussange ; il la supplia de
laisser ce secret mourir entre eux deux,
maintenant qu'elle lui devenait douce et
qu'elle lui permettait de l'appeler, dans un
chuchotement : « Ma mère 1 »
— C'est ma vengeance, disait-il, le visage
illuminé d'un pâle reflet d'extase.
Aussi M. de Brussange ne pouvait-il s'ex-
pliquer que par une série d'hypothèses, où
plus d'une fois il rencontra juste, l'intensité
d'un désespoir qui avait, un moment, pris
la direction du cimetière. A son avis,
l'amour était né en Gérard à l'insu de
PAULE DE BRUSSANGE 169
Gérard; en le découvrant, celui-ci décou-
vrait, en même temps, l'abîme qui le
séparait de Paule. Peut-être sa fille elle-
même le lui avait-elle montré, lorsqu'elle
étalait aux yeux du sceptique sa rigueur de
principes, ses enthousiasmes religieux plus
grands que tous les sentiments humains.
Alors, se jugeant incapable de prosélytisme,
il se jugeait incapable de franchir les dis-
tances et s'en était allé, mécontent de sa
faiblesse passagère, toujours épris de la
science, de cette science qui le courbait sur
la matière et lui masquait les cieux, que si
souvent il avait proclamée sa seule idole. En
lui revenant, il la trouvait, cette fois, vide et
menteuse, tandis que l'image emportée le
guidait vers les vérités éternelles. Pour un
poète, comme le châtelain de Pierrelaurès,
l'amour, un saint amour, ne pouvait être
qu'un bon ange. Dès qu'il se fut donné cette
10
''"y ^ wp j sy
170 PAULE DE BRUSSANGE
explication, il résolut d'aider à la mission
du « bon ange » et rêva de conquérir avec
lui l'âme et le bonheur de Gérard. Quand il
s'asseyait près du convalescent et se mettait
à démanteler certaines doctrines encore
hasardées, il était ravi de voir l'amour com-
battre, comme lui, le bon combat sous les
traits de Paule. Invincibles alors, la lu-
mière et la vérité, d'autant mieux invin-
cibles qu'on ne songeait guère à les discuter.
Avec quelle ardeur Paule parlait à Gérard,
les yeux emplis de flamme, les lèvres frémis-
santes, tout entière à son divin sujet, loin
de la terre, en pleine clarté sidérale, les
deux bras abaissés et tendus vers cette âme
pour l'attirer près d'elle dans les hauteurs !
M. de Brussange regardait sa fille, ému de
respect ; quant à Gérard, il aimait ce qu'elle
aimait, adorait ce qu'elle adorait. Ce n'était
plus le contempteur des félicités sublimes
PAULE DE BRUSSANGE 171
et des inexplicables mystères. Son esprit
avait des soumissions d'enfant, lorsque cette
voix harmonieuse lui dictait son Credo.
— Vous pratiquerez, Gérard, comme mon
père pratique?
— Paule, que ne me feriez-vous faire?
Elle se fâchait, prise d'une indignation
réelle :
— Ce n'est pas pour moi qu'il faut
croire, espérer, aimer; c'est pour Dieu.
— Oui, Paule, mais c'est par vous que je
vais à lui.
— Elle est digne de t'y mener, dit M. de
Brussange.
— Et je suis joyeux de la suivre, mon
oncle,
— Ah ! Gérard, s'écria-t-elle avec effusion,
je vous aime doublement; il me semble
être un peu la mère de votre âme.
W™ l'PMw
IX
Madame de Laubermont jouait de malheur :
des trois victimes de l'accident arrivé chcfz
lord Melwin, l'une était morte — et c'était
précisément lady Melwin; l'autre ne valait
guère mieux — et c'était justement l'ancien
gendre de ses rêves ; la troisième se portait
comme un arbre! Décidément la fiancée
indienne avait le sort pour elle... à sup-^
poser du moins que la seconde victime sur-
vécût, ce qui ne paraissait guère probable.
PAULE DE BRUSSANGE 173
Aussi Arabelle, excellente femme au demeu-
rant, mais mère très âpre, flottait-elle entre
deux courants contraires : une grande pitié
pour son jeune cousin et de secrètes espé-
rances pour son fils. Du jour au lendemain,
en manœuvrant bien sa barque, le sémillant
Albéric pouvait devenir l'héritier de lord
Melwin. De telle sorte qu'Arabelle, partie
en guerre à la gloire d'Edith, ne complotait
plus que le triomphe d' Albéric. Le cœur des
mères est indivis.
glÉdith campait à poste fixe dans Pierre-
laurès, dont tous les habitants la choyaient
de leur mieux. Compagne inséparable d'Hé-
lène, elle se plaisait plus aux gaietés de
sa future petite tante qu'au sérieux de Paule.
Elle s'était vite aperçue de l'ascendant de
de celle-ci sur Gérard. Gérard, en effet, ne
cherchait pas à cacher son amour. N'osant
encore l'avouer à qui l'inspirait, tant il
10
174 PAULE DE BRUSSANGE
redoutait de ne point le voir partager, il le
laissait pourtant éclater en tous ses actes et
parlait le langage muet où d'habitude per-
sonne ne se trompe, qu'àPierrelaurès chacun
comprenait, mais que Paule ne comprenait
pas. La jeune fille croyait toujours à une
amitié fraternelle, plus douce chez elle que
les autres peut-être, parce qu'il s'y mêlait un
peu d'apostolat, de maternité céleste, elle ne
savait quoi dont elle se sentait attendrie en
dépit d'elle-même et plus que de raison.
Bien qu'Edith ne tînt pas à Gérard, elle en
voulait au savant de lui préférer Paule, une
créature aussi profondément ignorante de
toute grâce coquette, si dédaigneuse de ce
qui constitue le charme véritable de la
femme, comme l'entendait mademoiselle de
Laubermont. Elle se vengeait avec des airs
ingénus de sa blessure d'amour-propre et
rouvait à merveille le point sensible où
PAULE DE BRUSSANGE 175
frapper M. Dalisier. Albéric dans ces cir-
constances lui servait d'instrument. De tout
temps il avait témoigné d'une grande défé-
rence affectueuse à l'égard de Paule : Edith
ne manquait point d'y insister auprès de
Gérard. Elle lui contait la métamorphose
de son frère due au coup de baguette de la
magicienne. La magicienne avait transformé
l'oisif en travailleur, l'inutile en homme, et
l'amateur de chiens et de chevaux en phi-
lanthrope; bref, un M. de Brussange rac-
courci, qui venait consulter le vrai Brus-
sange, à tout propos, probablement pour
avoir son avis, plus probablement encore
pour mendier les approbations de Paule.
— En reçoit-il, au moins? demanda
Gérard.
— S'il en reçoit! bon Dieu! songez donc
qu'il obéit au doigt et à l'œil. Or, Paule est
une autoritaire.
176 PAULE DE BRUSSANGE
— Pas possible?
— Elle n'a qu'un défaut : celui-là, mais
elle Ta bien. Tout le monde est à ses ordres,
père, mère et le reste. Elle commande en
reine aux paysans du village, au curé, à
n'importe qui. Tenez, Albéric ne se mêle-
t-il pas de faire réparer notre église et d'in-
staller des sœurs à Casteluzecb? Pour les
beaux yeux de Paule ! Et la galerie est bou-
che béante devant ce pauvre Albéric : c'est
si peu lui! C'est lui pourtant, mais c'est
aussi Paule. Je vous assure que, livré à ses
seules inspirations...
— Oui, oui, je sais, murmurait Gérard.
Ces perfidies avaient pour résultat de
troubler la paix de M. Dalisier et de lui
fermer la bouche. Nul ne ressemblait moins
à un homme supérieur qu' Albéric ; c'était,
toutefois, un honnête et brave garçon dont
une certaine élévation de caractère rache-
PAULE DE BRUSSÀNGE 177
tait les étourderies. Gérard se demandait si
le prosélyte encombrant n'avait pas, pour
plaider en sa faveur, les souvenirs d'enfance,
imprégnés de poésie, qui cachent les défauts
et grandissent les qualités. Le premier com-
pagnon des premiers jeux devait rester le
préféré d'une créature immuable comme
Paule. Hélène s'était attachée à James Per-
nill, pourquoi Paule ne se serait-elle pas atta-
chée aussi?... Cela lui paraissait exorbitant,
odieux, mais admissible, et, résolu d'être fixé
tout de suite, il s'en ouvrit à madame de
Brussange.
— Jaloux ! dit celle-ci,
— Je le confesse. Ce n'est pas ma
faute.
— Albéric est un enfant, vous avez tort
de vous alarmer. Peut-être avez-vous un
autre tort.
— Celui de me taire avec Paule?
mv
178 PAULE DE BRUSSANGE
— Oui. Nous avons promis de ne lui rien '
laisser soupçonner...
— Parce que je veux ne la devoir qu'à
elle-même. Et je vous remercie, mon
oncle et vous, de tenir votre promesse.
— Mais Paule est pleine de candeur, elle
ne songera jamais à s'interroger. Si vous
tenez à une solution, prenez les devants.
— Je tremble, ma tante, qu'elle ne me
repousse.
— Et vous supposez, en revanche, qu'Ai j
béric...
— Voyez ce qu'elle fait pour lui.
"« — Ce qu'elle fait pour tout le monde.
Paule, ne vous y trompez pas, a du mission-
naire. Albéric était une créature humaine à
ramener dans le bon chemin, elle s'y est
employée. Elle a ce besoin de courir après
les brebis perdues.
— Justement! soupira M. Dalisier. Au-
PÀULE DE BRUSSANGE 179
jourd'hui, je n'en suis plus une pour elle.
Quel intérêt lui inspirerais-je ?
— Ma foi, répondit en souriant madame
de Brussange, elle seule peut vous répondre.
Demandez-le-lui.
Et Gérard songeait. De quelques soins
que l'entourât la jeune fille, elle allait tous
les matins, souvent deux fois par jour, à sa
tournée chez les pauvres et les malades ;
jamais elle ne la lui avait sacrifiée. Elle mul-
tipliait même les occupations qui l'éloi-
gnaient de lui : par exemple, l'instituteur
empêché par une loi de laisser apprendre
le catéchisme dans l'école, et le curé de
Pierrelaurès trop vieux pour venir à bout
de la turbulence des enfants, elle avait obtenu
de madame de Brussange la permission de
réunir les plus indisciplinés chaque soir, à
cinq heures, dans une salle basse du châ-
teau.
180 PAULË DE BRUSSÀNGE
Gérard voulut assister à Tune des séances,
Albéric l'y conduisit. Paule ne les entendit
pas entrer.
Elle était assise au milieu d'un cercle de
gamins dont les mines éveillées, le hâle des
joues, les cheveux en désordre, les vête-
ments en loques étaient à peindre. Elle avait
placé les mutins à ses pieds, les sages à ses
côtés, puis, avec une patience merveilleuse, »
elle leur répétait le mot à mot de la leçon,
après Tavoir expliquée, la gravant de sa voix
d'oraux cervelles mobiles. Mademoiselle de
Brussange parlait d'abondance, sa foi l'illu-
minait et toutes ces petites figures tendues
vers sa radieuse beauté, ces yeux brillants,
ces lèvres béantes et fraîches, celte couronne
de têtes ébouriffées et charmantes, pressées
de plus en plus autour d'elle, se serrant pour
ne rien perdre, formaient un tableau exquis.
La leçon terminée, les enfants ne se hâtèrent
PAULE DE BRUSSANGE 181
point de partir : elle avait encore à donner
à chacun une provision de bonnes paroles
pour les parents, les sœurs, les vieillards ;
elle mettait des caresses sur les cheveux
rebelles, envoyait des sourires, n'oubliait
personne, et tous s'en allaient joyeux, ré-
chauffés par cette charité d'ange.
Lorsque le dernier eut disparu, elle dé-
couvrit dans un coin obscur Albéric et Gé-
rard, immobiles.
— Tiens! vous étiez là?
M. Dalisier n'avait pas la force de répon-
dre, Albéric s'en chargea pour lui :
— Nous voulions voir comment vous
catéchisez. Que ce doit être assommant !
— Vous croyez ?
— En vérité, vous avez; presque l'air de
tenir à cette mauvaise graine.
— Si j'y tiens! répliqua-t elle. Mais de
toutes ces âmes je ferai des fleurs. Ce sera
11
182 PAULE D£ BRUSSÀNGE
devant Dieu ma plus belle gerbe. Vous re-
gardez encore trop à terre, Albéric.
— Sursum corda! selon votre devise,
Paule, dit Gérard.
— Oui, reprit-elle avec feu, sursum corda!
toujours, toujours. La meilleure des devises.
Et ce doit être la vôtre, mes amis.
Gérard estima que ce « mes amis » gâtait
le précepte. II se sentait pour le suivre toutes
les inclinations possibles, mais trouvait irri-
tant qu'on en fît une panacée collective. Le
sceptique s'était élevé au-dessus de bien des
erreurs; quelques liens pourtant lui rete-
naient encore les ailes et, du moment qu'on
faisait d' Albéric son compagnon de route, il
éprouvait le besoin de fausser compagnie.
Albéric, les enfants du catéchisme, et celui*
ci et celui-là; l'univers alors? C'était trop de
monde. Tandis qu'il plaçait Paule au sommet
et en dehors de tout, Paule le confon-
PAULE DE BRUSSANGE 183
dait dans le troupeau banal..* Pauvre fou
bercé d'illusions ! Ne le devait-il pas com-
prendre? il n'était rien de plus que les
autres, ■
En cette phase de révolte, son humeur
changea, ses paroles se firent amères, de
brusques ressauts laissaient reparaître le
vieil homme. L'orgueil atteint criait, l'éga-
lité lui semblait monstrueuse et son amour
saignait. Mais tout à coup le visage de
Paule, affectueux, inquiet, se penchait sur
lui.
— Qu'y a-t-il, Gérard?
— Il n'y a rien.
— Je suis sûr qu'il y a quelque chose.
Vous avez votre air des mauvais jours.
Cette voix harmonieuse, c'était sa con-
science ; il ne voulait plus l'entendre.
. — Laissez-moi, ma cousine.
— Oh ! les mots de cérémonie ! ma cou-
184 PAULE DE BRUSSANGE
sine ? Pourquoi pas tout simplement Paule ?
Est-ce que nous sommes fâchés ? vous ai-je
fait de la peine sans le savoir ?
— Aucune peine.
Elle ne se rebutait pas. La petite main
blanche se posait sur le front brûlant.
— Un accès de fièvre sans doute, puisque
vous êtes nerveux et méchant.
Le sang se pressait aux artères de Gérard.
Oui, la fièvre, la fièvre, mais il était calmé,
reconquis, et Paule ne devinait pas que
c'était la fièvre d'amour.
Les forces de M. Dalisier revenaient len-
tement. Quoiqu'il ne fût point rétabli tout à
fait, chaque jour il travaillait un peu. M. de
Brussange l'y poussait, sur l'avis du médecin
qui réclamait pour le malade surtout de la
distraction.
— Tu es trop faible, tu ne peux pas écrire,
avait dit son oncle, mais je te servirai de
PAULE DE BRUSSANGE 185
secrétaire, et s'il le faut, nous nous adjoin-
drons Paule.
On dressa près du lit de repos une table
pour les livres et les papiers. Jamais Gérard
n'avait senti sa pensée plus puissante. La foi
de Paule la décuplait. M. de Brussange cédait
la plume à sa fille, convaincu que nul ne
perdrait au change, et Paule, courbée sur la
table en face de son cousin, levait de temps
en temps vers lui de grands yeux limpides,
attendant la fin de la phrase que Gérard
cherchait au fond de ces prunelles fixes. Il
s'agissait de nettoyer ceux des ouvrages du
savant, où l'incrédule avait laissé percer son
incrédulité. Le secrétaire prenait un intérêt
passionné à ce travail, couronnement de sa
maternité d'âme. C'était entre eux plus
qu'un échange d'idées, c'était le double lien
du cœur et de l'intelligence les unissant en
un même effort, remuant en eux les mêmes
186 PAULE DE BRUSSÀNGR
enthousiasmes. Et Gérard, dans f extase,
admirait chez Paule sa rapidité de compré-
hension, la rectitude de son jugement, le ton
piquant de ses critiques. Quelle compagne
pour un homme d'étude que cet esprit
supérieur, et comme il serait délicieux
de descendre sous son inspiration au fond
des problèmes les plus ardus, de mon-
ter à sa suite vers les mystères les plus trou-
blants !
Un jour, Paule rentra de ses courses au
village plus tard que de coutume. Gomme
M. de Brussange ne permettait encore que
deux heures dé travail chaque matin, il avait
dû jouer le rôle de secrétaire à la place de
l'absente et, quand celle-ci parut, il lui
reprocha de les avoir oubliés.
— Ce n'est pas un oubli, mon père, répon-
dit-elle. Vous pouviez consacrer votre ma-
tinée à Gérard : je me suis abstenue.
PAULE DE BRUSSANGE 187
— À ce compte, il t'est facile de t' abstenir
toutes les fois.
— Cela vaudrait peut-être mieux.
— Hein?
— Notre travail vous ennuie, Paule? de-
manda M. Dalisier.
— Oh! non, certes.., au contraire.
— C'est donc un simple caprice? observa
M. de Brussange.
— Si vous voulez, dit-elle après un
silence.
— Mais je ne veux pas du tout. D'autant
que ce serait le premier de ta vie.
— N'insistez point, mon oncle, fit Gérard.
Vous voyez bien que Paule a des raisons...
Elle n'est pas obligée de nous les dire.
— C'est vrai, cela, ma fille ?
Paule détournait les yeux, embarrassée,
hésitante. Puis, comme prenant avec cou-
rage un parti désagréable :
J 41" J ^*y r
188 PAULE DE BRUSSANGE
— Je ne suis pas venue parce que j'ai
réfléchi.
— Diable! riposta le père... Eh bien, tu
sais, voilà une explication qui n'est pas
beaucoup plus claire que ton silence. Donne-
nous au moins le résultat de tes réflexions.
Paule répondit à voix basse :
— La femme forte de l'Écriture filait,
priait et demeurait étrangère aux choses qui
ne la regardaient pas.
— Que nous contes-tu là? répliqua vive-
ment M. de Brussange. La femme forte, dit
la Bible, entreprend les ouvrages les plus
pénibles. Mais elle est de son temps, le temps
primitif et barbare. Sois du tien. A son exem-
ple, ne dédaigne pas les occupations hum-
bles de ton sexe, je serai le premier à t'en
applaudir; mais rappelle-toi qu'en accumu-
lant les lumières sur le monde, Dieu y accu-
mule les devoirs. La femme en a sa part. Elle
s.
y
PAULE DE BRUSSANGE 189
doit s'intéresser aux questions élevées, non
pour se targuer de son esprit, mais pour
s'instruire. Et l'instruction basée sur Dieu
n'a jamais perdu qui que ce fût.
— Alors, mon père, pourquoi Fénelon
a-t-il dit de la femme chrétienne : € Elle file,
se cache, obéit et se tait? »
— Parce qu'il s'adressait à des orgueil-
leuses.
— Et savez-vous si je n'en suis pas une?
— J'en réponds.
— Pas moi.
— Mais, mais, mais... Ah ça! qu'est-ce
qui te prend? Fénelon! l'Écriture! Je vous
demande un peu... On raisonne aujourd'hui?
pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?... Oui,
c elle file, se cache, obéit et se tait >, obéit,
tu entends? Or, de par mon bon plaisir, je
t'ordonne de t'occuper de choses intellec-
tuelles qui au fond t'enchantent.
11.
190 PAULS DE BRUSSANGE
— Trop ! murmura Paule.
— En voilà bien d'une autre ! s'écria
M. de Brussange radieux, car il devinait le
travail intérieur qui se faisait en sa fille. Et
quel inconvénient vois-tu à ce qu'elles te
plaisent trop?
— Celui de devenir mauvaise.
— Mauvaise!... Qu'en penses- tu, Gé-
rard?... un résultat auquel je ne m'attendais
guère!... En quoi lé goût des choses intel-
lectuelles peut-il te rendre mauvaise?
— Alors, s'écria brusquement la jeune
fille, c'est une confession qu'il vous faut, et
publique encore, puisque Gérard m'écoute?
Soit; oui, je deviens mauvaise: je m'affole
des pensées que j'écris sous la dictée de Gé-
rard, elles me poursuivent, elles me harcè-
lent; toujours j'entends sa voix me les dire*
Quand je fais le catéchisme, elles me bour-.
donnent aux oreilles; quand je visite mes
PAULË DE BRUSSÀNGE 191
malades ou mes pauvres, elles se placent
entre eux et moi. Je me passionne pour son
travail, comme si ce travail était le mien.
Hier, la vieille Jacqueline m'attendait, je ne
suis pas allée la voir parce que je trouvais
plus de plaisir à rester ici. Est-ce que ce n'est
pas de l'égoïsme, cela? Et puis, je cesse de
ressentir les mêmes pitiés, les mêmes élans
pour ceux qui souffrent; ils m'apparaissent
dans je ne sais quelle brume lointaine, j'é-
prouve à leur égard presque de l'indifférence,
cette indifférence même a du charme. Et
mon changement me cause du trouble, et ce
trouble me cause du bonheur, et, vous le
voyez bien, je me pervertis, mon père. Si je
ne suis pas venue ce matin, ce n'est ni par
caprice ni par ennui, puisque ma meilleure
joie est de rendre service à Gérard, c^est pour
secouer une torpeur dont je n'ai pas l'habitude
et des rêveries qui ne me portent plus à Dieu*
192 PAULE DE BRUSSANGE
Elle parlait avec une telle animation que
M. de Brussange n'osait l'interrompre. Un
x*espect attendri le pénétrait en face de cette
conscience droite qui se mettait à nu pour
montrer sa tache, afin d'être plus libre de
l'effacer. Lorsqu'elle eut achevé :
— Tu as raison, Paule, dit-il en la serrant
contre sa poitrine ; va près de ta mère et ne
néglige plus tes pauvres.
— Ah ! mon oncle, balbutia Gérard, pour-
quoi l'avez- vous renvoyée? Elle me faisait
tant de bien !
Si la sérénité de Paule s'obscurcissait, son
énergie n'était pas atteinte. Elle luttait con-
tre l'impulsion de forces secrètes qui l'abais-
saient des cieux vers la terre; elle repous-
sait l'énervante mollesse dont elle se sentait
assaillie, quand, lasse de ses courses, elle
s'asseyait au pied d'un arbre, la tête ren-
versée en arrière, appuyée au tronc, et qu'elle
demeurait perdue en une contemplation
vague. Au delà des frondaisons verdoyantes,
194 PAULE DE BRUSSANGE
elle apercevait dès morceaux d'azur, de doux
chatoiements de topaze sur l'émeraude des
branches, un éblouissement de soleil passant
à travers les ramures, et, dans cette fusion
de reflets lumineux et confondus qui l'aveu-
glait, une fatigue délicieuse la tenait immo-
bile, un évanouissement de pensée l'endor-
mait à moitié, elle vivait un songe où cette
pluie d'or tombant sur elle lui semblait le
sourire de Dieu. Elle avait cette impression
d'être, comme par le passé, sous son regard ;
mais derrière les séraphins dont les batte-
ments d'aile lui effleuraient encore le front,
elle voyait aussi se dresser une féerie fantas-
tique : chaos de problèmes, de sciences et de
philosophies, tous les sommets terrestres
— et non plus les nuées de jadis — une
traînée d'étincelles sorties de génies divers,
un entassement de mystères longtemps
ignorés tourbillonnant autour de grands
PAULE DE BRUSSANGE 195
yeux bruns, sérieux et tendres, astres de ces
mondes nouveaux, autour d'un visage aux
lèvres parfois amères, parfois émues, autour
d'un être qui maintenant absorbait sa vie.
Pour chasser la vision, elle se levait, elle
comptait les nids de verdure, semés dans les
mille recoins du parc, où si souvent elle
était venue prier et méditer. Eux, restaient
toujours les mêmes : l'herbe y était pâle, les
mousses qui la rongeaient semblaient une
broderie de peluche avec de larges feuilles
de lierre foncées et luisantes en relief sur le
fond moelleux; ils gardaient leur sérénité
tranquille sous leur dôme séculaire. Gom-
ment se faisait-il que hors d'elle rien ne
changeât, quand tout changeait en elle?
Comment se faisait-il que l'hymne des choses
qui, la berçant naguère, la rapprochait de
Dieu seul, l'enlevât encore au bercement des
mêmes harmonies, mais vers des bords in-
196 PAULE DE BRUSSANGE
connus? H avait des notes étranges et d'inef-
fables concerts; il chantait la joie terrestre,
la joie de vivre, la joie des brins d'herbe
baisés du soleil, des brins de mousse cou-
verts de rosée, pleurs et rayons célestes
semés d'en haut sur les infiniment petits; des
soupirs bruissaient parmi le feuillage, cares-
saient l'âme, chuchotaient des mots incom-
pris et versaient dans les veines le tumulte
qui fait palpiter, l'ivresse qui fait pleurer,. .
Oh 1 rêveries, rêveries de la vingtième année,
où se mêlent aux poésies de l'enfance les
poésies de la jeunesse, où toute l'existence
apparaît sous des prismes trop beaux pour
n'être point trompeurs, quelles pentes ne
faites-vous pas descendre avec la com-
plicité de toutes les merveilles de Dieu!
C'est le baptême fatal des illusions. Plus
haute est la créature, plus forte est la tour-
mente.
PAULE DE BRUSSANGE 197
Mais Paule à la fin secouait l'envahissement.
Quoi qu'elle en eût dit à M, de Brussange,
ces préoccupations imprévues ne détrui-
saient ni sa mansuétude ni son zèle pour les
malheureux. La vieille Jacqueline, de plus
en plus cassée par l'âge, y gagnait même
une recrudescence de sollicitude. Thoùenne,
le père de la petite Élisa, cette enfant près de
laquelle, dans un après-midi de l'année pré-
cédente, la jeune fille avait compris le de-
voir de la charité active, Thoùenne habitait,
non loin de chez Jacqueline, une maison
basse et délabrée ; Paule y venait à chaque
instant.Ces visites déplaisaient fort à Janille,
la furie de cet intérieur misérable où le
brave Thoùenne avait tout juste le droit de
se taire quand Janille martyrisait Élisa, née
d'un premier lit. Mais l'humeur rogue de la
paysanne, au lieu d'éloigner Paule, surexci-
tait son dévouement. Les méchancetés glis-
198 PAULE DE BRUSSANGE
saient sur elle, comme l'eau sur le marbre,
sans laisser de traces.
Elle avait pris Élisa sous sa protection;
une protection d'ailleurs inefficace, car l'en-
fant dépérissait à vue d'œil. Lorsque made-
moiselle deBrussange interrogeait Thouenne
à cet égard, Thouenne, d'un air gêné, tour-
nait son tablier de cuir entre ses gros doigts
et ne répondait rien ; et, si Paule lui montrait
sur le corps de la petite des taches bleuâtres,
des plaies d'une apparence bizarre, il ho-
chait pesamment la tête et, en-dessous, à la
dérobée, comme s'il avait peur d'être vu,
s'essuyait les paupières du revers de la main.
Paule, silencieuse, pansait Élisa. La besogne
finie, au moment de partir, elle couvrait de
baisers ce pauvre petit visage déformé par
le mal. Les yeux de l'enfant jetaient alors
des lueurs d'effarement tel, de telles suppli-
cations, que Paule s'en allait tout interdite.
L
PAULE DE BRLSSANGE 199
Une fois à Pierrelaurès, la conversation de
Gérard, les soins qu'autorisait la convales-
cence et qu'elle éprouvait un si singulier
plaisir à lui prodiguer encore, voilaient un
peu l'image d'Élisa. Le soir, dans sa cham-
bre, agenouillée devant le portrait de Séve-
rine, elle revoyait la mièvre figure maladive
et priait pour sa protégée et se demandait,
avant de s'endormir, pourquoi tous les
petits enfants n'avaient pas leur mère.
Le sommeil la gagnait... et ce n'était plus
Élisa que lui montraient ses rêves.
Cependant M. Dalisier, depuis l'aveu de
sa cousine, avait compris que l'heure de
s'expliquer était venue. Un matin, comme
Paule rentrait de la messe, elle trouva
Gérard dans une des allées du parc. Il l'at-
tendait.
— Vous voilà bien courageux, dit-elle.
— Plus que vous ne croyez, Paule. Car il
^.j'^.yjpuw
200 PAULE DE BRUSSANGE
faut que je vous parle, et, en vous parlant, je
vais jouer tout mon bonheur.
— Ah ! mon Dieu I répliqua-t-elle d'un ton
léger que démentait la pâleur subite de ses
joues.
— Paule, je vous aime, dit Gérard à voix
basse.
Elle le regarda droit dans les yeux avec
une douceur extrême. Cela n'était pas nou-
veau pour elle ; non, elle le savait. Depuis
quand? elle n'aurait pu le dire, il lui sem-
blait même que c'était depuis toujours. Et
pourtant ces mots lui apportaient -une
ivresse si profonde qu'elle se taisait afin de
les entendre encore chanter en elle le poème
de bonheur dont ils étaient la première
note.
— Vous le permettez? supplia M. Dalisier.
— Oui, Gérard. Et j'en suis heureuse. Et
moi aussi, je vous aime.
PAULE DE BRUSSANGE 201
— Ah ! Paule! s'écria-t-il, vous venez de
me payer toutes mes souffrances. Mais
écoutez-moi, mon trésor. Ce que je veux de
vous, ce n'est pas ce que vous donnez aux
autres : votre intarissable maternité; c'est
cela et c'est plus encore, c'est votre âme
entière, avec ses aspirations et ses défail-
lances, votre vie entière avec ses joies et ses
peines. Ce que je vous demande, c'est d'être
si bien moi — et rien que moi — que je
puisse être vous — et rien que vous. Ce
que je souhaite, c'est de vous emmener
confiante, à mon bras, ma femme, mon
guide et mon soutien. J'ai tant besoin de
vous, Paule! Vous avez vu sur votre route
un homme qui dormait, vous l'avez éveillé
de son sommeil de mort. Je suis cet homme.
Continuez votre œuvre. Vous m'avez donné
la soif des saintes tendresses, donnez-moi la
possession des félicités saintes. Vous seule
203 PAULE DE BRUSSANGE
au monde avez fait battre mon cœur, gar-
dez-le dans le vôtre pour qu'il soit digne de
vous. Je suis mauvais, vous me rendrez bon.
J'ai douté longtemps, vous augmenterez ma
foi. Vos grandeurs, vos espérances, vous les
partagerez avec moi. Je vous obéirai tou-
jours, je serai toujours votre esclave, et,
dussiez-vous m'imposer les plus durs sacri-
fices, je trouverai dans mon amour la force
de m'y résigner.
Elle lui tendit la main.
— Je n'aurai rien à vous imposer, Gérard.
Nous servirons Dieu ensemble, et Dieu nous
bénira. Je suis loin d'être parfaite, mon ami.
Vous me jugez, j'en ai peur, avec un esprit
un peu prévenu. Mais, appuyée sur vous, je
tâcherai de devenir meilleure.
— Meilleure!... Ah! ne vous occupez que
de m'aimer toujours.
Les yeux de Paule caressèrent doucement
PAULE DE BRUSSANGE 203
la figure de Gérard et se levèrent ensuite
vers le ciel, tandis qu'elle répétait:
— Toujours!
Oui, toujours... surtout par delà cette
vie.
Ils suivirent au hasard les allées du parc
tantôt recueillis et silencieux, tantôt laissant
déborder leurs pensées. Gérard contait ses
longues tortures, son désespoir, puis ses
espérances traversées de tant de craintes ;
Paule disait l'envahissement victorieux de
l'amour, sa stupéfaction à l'entendre chu-
choter à son oreille, surtout à le reconnaître
comme s'il était un vieux souvenir, et tous
deux se grisaient de leurs joies sous les tié-
deurs du soleil et les saluts de la nature. Lors-
qu'ils entrèrent au salon, M. de Brussange et
sa femme n'eurent pas besoin de paroles pour
tout deviner et remercièrent Dieu d'avoir
béni Pierrelaurès.
204 PAULE DE BRUSSANGE
Par déférence, il fut convenu que les fian-
çailles demeureraient secrètes jusqu'au re-
tour du père absent. Gérard eût volontiers
maudit le Brésil en bloc et les gens d'affaires
en particulier, si à l'école de Paule il lui eût
été permis de maudire quelque chose ; mais
la sérénité religieuse de la jeune fille le
subjuguait. Cette créature exquise possédait
des trésors de tendresse et de candeur et les
prodiguait à Gérard dont les impatiences se
calmaient à son contact. Elle n'avait plus de
trouble, plus de préoccupations; elle se lais-
sait aller sans arrière-pensée ; elle offrait au
ciel de continuelles actions de grâces, pétris-
sant l'âme de Gérard à l'image de la sienne,
lui donnant ses vertus, son ardeur chré-
tienne, ses élans vers Dieu, l'élevant enfin
jour par jour à un haut degré de perfec-
tion.
Le temps passa comme un songe.
PAULE DE BRUSSANGE 205
Il fallut, pour les rappeler à la vie réelle,
une lettre d'Edmond Dalisier.
Gérard fut stupéfait : le Brésil lui avait
changé son père ! M. Dalisier annonçait sa
prochaine arrivée à Paris et demandait à
Gérard de l'y venir attendre, afin qu'il pût
constater le complet retour de son fils à la
santé.
— Qu'en dites-vous, mon oncle?
— Je dis que tu dois te hâter de partir.
— Je crois bien, approuva Paule. C'est
votre père.
— Assurément... il est même utile que je
me le rappelle.
— Gérard! protesta mademoiselle de
Brussange.
— Dame! puisque lui ne s'en est jamais
souvenu.
Vers le sommet de la côte qui des hau-
teurs du village descend dans la plaine, à la
12
200 PÀULE D£ BRUSSANGE
bifurcation du chemin, une croix étend ses
bras de pierre. C'est à ses pieds que Paule
s'arrêta pour recevoir les adieux de Gérard.
Elle lui tendit le front et se tint debout
sur les marches, accompagnant du cœur le
break qui s'éloignait dans un nuage de
poussière.
Rapidement elle voyait augmenter la dis-
tance... Pourquoi les séparait-on déjà l'un
de l'autre et pourquoi souffrait-eJle, puis-
qu'il allait bientôt revenir?
Et de loin elle apparaissait à Gérard, dont
les yeux ne l'avaient point quittée, toujours
debout sur les marches, dans une apothéose
de soleil couchant, comme crucifiée à la
grande croix de pierre.
XI
Gérard, en arrivant, apprit que son père,
débarqué la veille, dormait encore. Il ne
voulut pas le faire éveiller. Son impatience
filiale était de celles qui peuvent attendre.
11 se dirigea vers le pavillon de l'hôtel où se
trouvaient ses appartements particuliers.
Depuis plus d'un an il n'en avait pas franchi
le seuil. Ces pièces à l'ameublement luxueux
et sévère, inaccessibles aux bruits du dehors,
vrai sanctuaire d'étude, lui parurent froides
908 PAULE DE BRUSSANGE
et tristes. C'est là qu'il avait mené sa vie
d'incrédule et de savant; que de choses
ignorait le savant et comme l'incrédule lui
faisait pitié I Lorsqu'il s'en était allé, libre
des vulgaires attaches à de soi-disant pré-
jugés, infatué de sa raison, fier de ses froi-
deurs systématiques, si quelqu'un lui eût
prédit un retour en ces mêmes lieux avec
des pensées tout autres, un cœur neuf, un
cœur enfin — puisqu'il n'en avait pas —
il eût haussé les épaules. Et quelques
mois avaient suffi pour déranger l'axe
de son existence. Oui, quelques mois, et
le passé devenait un* mauvais rêve, le
charme était rompu, dans cette maison ren-
trait un étranger, avec une seule ado-
ration : Paule, un seul nom aux lèvres :
Paule...
La porte s'ouvrit sans qu'il y prît garde,
tant il était loin de l'heure présente.
PAULE DE BRUSSÀNGE Î09
— Toujours en pleins problèmes?
— En plein bonheur, mon père, répondit
Gérard encore à Pierrelaurès.
Edmond Dalisier s'adjugea la spontanéité
de cette réponse, évidemment dictée par le
plaisir de se retrouver, et, comme elle le
dérangeait de leurs habitudes, il en sortit
tout à fait en donnant à son fils une vigou-
reuse accolade.
— Bonheur partagé, dit-il, j'avais hâte de
te voir. Je puis même te l'avouer : je guettais
ton arrivée.
— Vous guettiez...
— Une surprise que je voulais m'offrir,
de te surprendre.
— Mon père!
— Ma loi, l'inspiration était bonne, car>
diable m'emporte! cela fait du bien... Ah!
ça, mais qu'est-ce que Ton racontait? tu n'as
pas été malade, toi; tu as une mine superbe.
12.
lMO l'AULE DE BRUSSÀNGE
— En tout cas, c'est fini.
— Je le vois, pardieu! Le régime de Pierre-
laurès?
— Comme vous dites.
— Pierrelaurès a du bon, grommela
M. Dalisier.
— Si vous saviez, mon père !. .
— Bah! je me doute bien. Et tandis qu'on
te soignait là-bas, moi, je... mais ça ne t'in-
téresse pas, ce que je faisais.
— Mon oncle m'en a touché un mot, en
l'air.
— Oui, oui, les millions! Brussange
n'admet pas qu'on s'arrête à ces petits
détails. Il t'aura dit que je m'en occupais
trop. C'est possible. Seulement ce qu'il ne
t'aura pas dit, c'est que, pendant que je
courais . après eux, le chagrin courait avec
moi. Par exemple, tu peux te vanter de
^ m'avoir embrouillé les idées. Je ne me re-
PAULE DE BRUSSANGE 211
Connaissais plus. Tu me croiras si tu veux;
tant que je n'ai pas eu de bonnes nouvelles,
je n'ai pas fermé l'œil. Heureusement, Brus-
sangc m'a télégraphié... J'irai l'en remer-
cier chez lui.
— Bientôt, n'est-ce pas? s'écria Gérard.
Oh! je vous en prie, le plus tôt possible.
— Tu es joliment pressé.
— Plus que vous ne pouvez croire.
— Bon ! "te voilà sous le charme. C'est un
charmeur, Léopold. Je n'ai pas la prétention
de lutter; mais, au fond, vois-tu, mon ami,
je vaux peut-être mieux que je n'en ai l'air.
Je t'aime à ma façon, qui n'est pas la sienne,
mais qui n'est pas mauvaise non plus. Ainsi,
tout ce que j'ai gagné à Rio, — un gain
respectable, s'il te plaît, — est déjà consi-
gné sous ton nom au grand-livre.
Comme Gérard, dépaysé en tombant du
bleu de ses joies sur un tas d'or, ne s'ex-
212 PÂULE DE BRUSSANGE
clamait point, Edmond Dalisier reprit :
— Une sentimentalité, j'imagine, qui
vaut bien les autres,
Gérard, maintenant, préférait les autres,
y compris l'accolade inusitée de tout à
l'heure. 11 répondit:
— Vous avez toujours été trop géné-
reux.
— La science te suffit, je sais ; mais, si la
science a son prestige, l'argent a son mé-
rite.
— Au fait, approuva Gérard, cela sert dans
un ménage.
11 songeait au noble emploi que Paule
en saurait faire. Quel budget pour sa cha-
rité!
— Dans un ménage?... Tu comptes te
marier?
— Je n'attends plus que votre consente-
ment.
J
L
PAULE DE BRUSSANGE 213
— Tiens, tiens... Mariage de convenance,
d'ambition?
— D'amour.
— Hein?
— Un mariage d'amour, mon père.
— C'est de ton âge, à coup sûr... mais si
peu dans tes cordes I...
— Me blâmez-vous?
— Non, certes, tant s'en faut !... Tu ne
pouvais même rien m'annoncer qui me fût
plus agréable, parce que... parce que... Je ne
sais trop comment t'expliquer cela... Je
baisse, vois-tu, il n'y a pas à dire, je baisse.
Bientôt je serai forcé de dételer. Brussange
qui ne voulait pas admettre que je portais
un harnais trop lourd! Oui, mon ami,
l'heure approche où je serai bon à jeter au
rancart. Et, ma foi, tes enfants... Car enfin,
soit dit sans reproche, je n'ai jamais eu le
temps de savoir ce que c'est qu'un enfant...
211 PAULE DE BRUSSANGE
Tu vas me faire faire mon .apprentissage. Je
les dorloterai, je les camperai sur mes
genoux... 11 parait que c'est ce qu'ils aiment
le mieux... Je serai un grand-père modèle...
Mais qui diantre est la fée capable d'avoir
ébr&hé la cuirasse de l'insensible et dédai-
gneux Gérard?
— Ma cousine Paule de Brussange.
— Une Brussange!... Toi aussi!
Edmond Dalisier s'était levé en proie à
une émotion visible. Était-ce sa jeunesse
soudainement évoquée avec le cortège des
tristes souvenirs ou quelque obsession
refoulée toujours et toujours tenace qui
l'agitait ainsi? Lui-même ne s'en rendait
pas compte, mais sa gaieté venait de fuir.
Gérard observait cette métamorphose
brusque et ne laissait pas d'en être surpris.
Un léger silence se fit entre eux. Puis
M. Dalisier dit à son fils d'un ton bref:
PÀTJLE DE BRUSSÀNGE 215
— J'approuve.
Gérard s'inclina devant son père. Celui-ci
reprit lentement:
— Je ne connais pas ta cousine, mais
elle est du sang de ta mère. Ton choix ne
saurait être mauvais... Elle est belle, sans
doute?
— Comme la beauté !
L'élan était pris, l'occasion était bonne;
l'amoureux avait en face de lui un homme
aux oreilles complaisantes, il ne tarit plus.
Longuement il parla de Paule, avec une
chaleur, des mots d'extase qui s'infiltraient
goutte à goutte au cœur desséché du père, y
ramenant, peu à peu, la vie. Cette passion
attendrissait Edmond. En écoutant son
hymne de triomphe, il soupçonnait enfin
que tant d'élévation et tant d'idéal ont peut-
être leur prix, un prix que ne saurait payer
tout l'or du monde. Des horizons, entrevus
216 PAULE DE BRUSSANGE
déjà mais vite oubliés, se rouvraient devant
lui et déployaient leurs richesses méconnues
et lui jetaient le parfum des printemps en
fleur. Aux vibrations de cette voix, aux
transports de ces aveux, une sorte de mélan-
colie le gagnait, comme un regret vague
d'avoir étouffé en lui ce qui, sous ses yeux,
palpitait en son fils et, quand il en avait le
moyen, de n'avoir pas choisi les vraies
jouissances, llors quelques heures envolées
comme un éclair, hors quelques jours
donnés à Séverine, qu'avait-il de bon à
recueillir le long du chemin si fiévreusement
parcouru? Ces heures mêmes et ces jours
étaient tombés de sa mémoire. De l'exis-
tence factice où il s'était surmené, rien ne
restait qu'une sensation de vide. Cette
sensation, il l'avait emportée de Bordeaux
depuis les dernières paroles de M. de Brussan-
ge. Souvent, ainsi qu'une ombre importune,
PAULE DE BRUSSANGE 217
elle voilait la netteté de ses conceptions
financières. Dans les moments de fatigue,
— et maintenant le corps usé n'avait plus ses
indomptables énergies, — son isolement, au
milieu des hommes, commençait à lui faire
peur, isolement légitime, car il se l'était pré-
paré lui-même, presque à dessein, se vouant
tout entier à son égoïste fureur de travail.
Ce que les autres pères trouvent près de leurs
enfants, il l'eût trouvé près de Gérard, si,
réellement, il avait été père. L'avait-il été?
Bien peu et mal. A force d'y songer, il ar-
rivait à conclure contre lui : systémati-
quement, il délaissait le plus naturel des
devoirs, il ne pouvait se réclamer du plus
naturel des droits. Revenir en arrière?
Désormais, en sus des habitudes contractées,
Gérard mettait dans sa vie un amour qui
barrait la route aux retours affectueux;
désormais, il n'y aurait pas de place vide en
13
218 PAULE DE BRCSSANGE
ce cœur plein jusqu'au bord. Allons, il s'était
trompé ; l'exclamation dont on saluait son
entrée, le cri récent dont il s'attribuait
l'allégresse, ah ! non, certes, cela n'était pas
pour lui.
Les tentures s'écartèrent et, dans le cadre
béant, François de Brussange montra l'ovale
de son joyeux visage. .
— Je ne vous dérange pas?
Gérard courut au-devant de son cousin.
Les déranger, lui? M. Dalisier, en voie d'ob-
servations philosophiques, constata une dif-
férence notable entre la réception de Fran-
çois et sa réception propre. Ce n'était pas
du tout la même chose. Un élan, cette fois,
une spontanéité!... Ses idées neuves s'as-
sombrirent en proportion.
De fait, les jeunes gens s'étreignaient, les
mains dans les mains, les yeux dans les
yeux.
PAULE DE BRUSSANGE 219
•
— Enfin, enfin... bégayait François.
. —Mon frère! prononçait Gérard. Et, se
répétant : Cela fait du bien à dire : mon frère !
— Et à entendre !
— J'étais sûr de te voir tout de suite.
— Depuis le temps !... Comme tu m'as in-
quiété ! La maladie, je le savais, n'était qu'un
prête-nom; ta souffrance morale seule m'é-
pouvantait.
M- Dalisier tressaillit. Son fils avait eu des
peines, et ces peines, il les ignorait. Déci-
dément, sous ce toit où Séverine était morte,
lui, l'époux et le père, ne comptait pas beau-
coup plus qu'elle.
— Et James ? demanda Gérard.
— Je n'ai pu le décider à me suivre. Il en
mourait d'envie. Mais quand ces Anglais se
sont mis quelque chose dans la tête!... Il
prétend qu'il nous aurait gênés.
— Quelle idée!... Je vais lui écrire que
*20 PAULE 'DE BRUSSANGE
nous l'attendons à déjeuner. Je te quitte une
minute. Mon père, je vous confie François...
un autre moi-même... Et je reviens à l'in-
stant.
M. Dalisier marcha droil sur son
neveu.
— Tu as p arlé de souffrances tout à l'heure .
Quelles souffrances?
— Il ne vous a rien dit?
— Est-ce que je suis son confident] Il
me raconte ce qu'il raconterait au premier
venu. Voyons, dépêche-toi.
— A quoi bon, mon oncle? Cela est passé,
Dieu merci.
— Mais enfin je tiens à savoir.
— C'est qu'il m'est particulièrement diffi-
cile...
-—Pourquoi?
— Parce que ma mère est mêlée à cette
histoire.
PAULE DE BRUSSANGE 221
— Il y a donc une histoire ? Je désire être
au courant. Je te prie de m'y mettre.
— Puisque vous l'exigez... Ma mère ne
voulait pas que Gérard épousât Paule.
— Par exemple ! Et à quel propos ? Gérard
est beau,* riche, jeune, célèbre. Quelle
raison pouvait avoir madame de Brus-
sange ?
— Mon oncle, dispensez-moi de vous la
jdire.
Un soupçon traversa l'esprit d'Edmond.
Il saisit François au poignet et, le tirant à
lui, braquant sur ce visage l'éclair de ses
prunelles :
— Il faut que je la sache, tu m'entends.
Allons, avoue-le, c'était en haine de moi.
— C'était parce qu'elle se défiait de
Gérard.
— Une défiance absurde.
— Les mères ont quelquefois des sollici-
222 PAULE DE BRUSSANGE
tudes exagérées, ce n'en est pas moins res-
pectable.
— Ce qui est respectable n'a pas besoin
d'être caché. Que reprochait-elle à ton cou-
sin?
— Rien. Elle avait peur seulement que son
affection pour Paule n'eût pas de racines
assez profondes.
— Oui, oui, elle avait peur qu'il ne la
tuât un jour par son indifférence comme ton
père prétend que j'ai tué ma femme! s'écria
M. Dalisier, assailli de nouveau par le sou-
venir de son beau-frère. Et ma faute imagi-
naire, on en faisait responsable un innocent.
— Gérard, mon oncle, n'a rien su de ce
que vous dites là, répliqua François d'un
ton sourd et bref, car il entendait revenir
le fils.
— Bah ! l'on ne se sera pas gêné devant
lui. L'on ne s'est pas gêné devant moi !
PAULE DE BRUSSANGE 223
— Jamais ma mère n'a prononcé votre
nom. ^ '
— Tu te l'imagines/
— Je vous le jure.
M. Dalisier eut un geste de colère, cette
réserve même était une preuve convain-
cante : on frappait à cause de lui, mais on le
laissait dans l'ombre, parce qu'avant tout, de
telles gens avaient le respect de la paternité.
Il ne se sentit pas le courage de leur tenir
compte de ce silence. Son cœur s'ulcérait,
il fallait l'achever ou le guérir. Dès qu'il
aperçut son fils, il alla résolument à lui.
— Gérard, dit-il, je prétends que tu sois
mon juge.
Le ton des paroles, le frémissement des
lèvres indiquaient une violente surexcitation.
— Votre juge ? répondit Gérard,
— Oui, il le faut, car d'autres m'ont jugé,
d'autres à qui je ne reconnais point ce droit ;
224 PAULË DE BRUSSANGE
il le faut, car ma conscience, longtemps en
paix, s'alarme aujourd'hui; il le faut enfin,
car je veux ou le servir d'exemple ou t'en-
tendre m'absoudre.
— Vous oubliez que je suis votre fils.
— Mon fils, précisément. Or, comme il
s'agit de sa mère et de lui, toi seul as qualité
pour prononcer. J'ai rencontré M. de Brus-
sange, avant qu'il gagnât Séville. Sais-tu
quels reproches il m'a faits?
— Mais je vous assure... protesta Gérard.
Edmond Dalisier n'était plus d'humeur
à se laisser détourner de son but. Mauvais
ou bon, il se promettait de l'atteindre : il
saurait si Léopold, à son égard, avait été trop
clairvoyant ou trop sévère. Cela devenait
une situation intolérable, ces éternelles sus-
picions sous lesquelles il était obligé de
courber la tête, et, puisqu'il s'agissait de
déchéance, encore devait-on s'enquérir de
PAULE DE BRUSSANGE 225
ce qu en pensait l'intéressé principal. Fixant
ses pupilles ardentes sur le visage rembruni
qu'il fouillait anxieusement :
— Ton oncle, dit-il, m'accuse d'avoir été
mauvais époux et mauvais père. Et toi?
Gérard ferma les yeux. Il lui sembla voir
au chevet de Paule sourire le portrait de Sé-
verine. Toute la mansuétude de sa fiancée
descendit en lui. On l'interrogeait au nom de
la morte et en son propre nom ; hélas ! ré-
pondre était trop facile. Mais Paule lui avait
appris les. sublimes charités : en face de cet
homme, — qui se révélait homme pour la
première fois de sa vie, — il trouva les into-
nations qu'avait la voix de Séverine enten-
due sur les lèvres de Paule.
— Ma mère était une sainte. Elle vous
adorait. Vénérons ensemble sa mémoire.
Dans ce rapprochement, nous puiserons,
vous l'apaisement de vos doutes, moi la joie
13.
Î4G PÀULE D£ BRUSSANGE
de nos pensées communes. Et ne regardons
plus en arrière puisque nous avons changé
tous deux. Je recommence ma vie avec Paule,
recommencez la vôtre avec nous.
M. Dalisier eut une larme au coin de la
paupière. Somme toute, la diplomatie de
Gérard était un acquiescement aux déclara-
tions de Brussangc, mais aussi la preuve que
les choses se pouvaient encore réparer. Eh
bien I il les réparerait, coûte que coûte...
Et son premier soin fut de confisquer sou
fils. Si celui-ci risquait une timide observa-
tion :
— Non, non, répliquait Edmond, je ne
te quitte plus.
— Et vos affaires ?
— Au diable mes affaires I
— Et les miennes?
— Dès que j'aurai tout liquidé,
— Faites vite alors.
PAULE DE BRUSSANGE 227
Mais la liquidation s'attardait à de tels
à-coup de tendresse, à une prise de posses-
sion si jalouse des droits découverts et des
plaisirs qui en résultaient que Gérard, atten-
dri quoique furieux, désespéra presque de
pouvoir rentrer à Pierrelaurès.
XII
Marc sortit de Saint-Cyr avec un des pre-
miers numéros; il choisit néanmoins l'in-
fanterie de marine. Son régiment préludait
au Tonkin à cette expédition bizarre qui
devait valoir au pays, en face de l'Europe,
l'apparence d'un peuple incertain de ses vo-
lontés, et à la langue une nouvelle définition
de la guerre qu'un ministre allait nommer
« l'état de représailles ». — L'hypocrisie du
mot a eu son quart d'heure de célébrité. —
PAULE DE BRUSSÀNGE 229
Marc donna aux siens les dernières heures de
son séjour en France. Il ne se possédait plus :
toujours la féerie des pays lointains l'avait
attiré. L'on se rappelait dans sa famille ses
précoces aspirations, quand il jouait au
missionnaire ou au soldat avec une fougue
impayable, très sérieux, tantôt projetant de
courir le monde flamberge au vent, à la tête
d'une poignée de braves, tantôt se grisant
d'une autre sorte de conquête, moins san-
glante, aussi périlleuse, hérissée d'obstacles
et de fatigues : l'existence chez les sauvages
au fond des forêts vierges, un .campement
dans les pampas sous une mauvaise cahute,
tout le dénuement de: la vie indienne, la pré-
dication à l'ombre des palmiers, dômes
verdoyants de ses églises. Bien des fois son
ardente imagination, en quête de merveil-
leux, se heurtait aux remontrances mater-
nelles. Et voilà que ses songeries d'enfant
290 PAULE DE BRUSSANGE
étaient presque prophétiques, ses rêves
prenaient un corps, ses chimères devenaient
palpables : il n'irait point, vêtu de la robe
noire, prêcher l'Évangile ni vivre au désert,
mais Dieu permettait à ses premiers pas
d'homme de le diriger en soldat vers les
pays infidèles, comme au beau temps où se
croisaient les aïeux pour s'aller faire tuer
sur le sol asiatique...
On se figure l'effet du tableau; madame de
Brussange tremblait, lorsqu'elle l'entendait
se repaître ainsi par avance de joies qui la
torturaient. M. de Brussange, lui, plus
maître de son émotion, la cachait sous une
brusquerie d'emprunt :
— Est-ce que tu songes à comparer?...
— Pourquoi pas, mon père?
— Les temps et le but ne sont plus les
mêmes. Ni la foi, ni la grandeur du pays, ne
poussent aujourd'hui aux folles aventures.
PAULE DE BRUSSANGE 231
Nos aïeux voulaient un sépulcre divin, nous
cherchons des pépites.
— Que voulez- vous, répliquait Marc, je ne
puis changer le cours des choses. Je vais où
l'on se bat, c'est mon devoir et mon goût.
J'ai de l'ambition à en revendre, l'ambition
de la gloire; oui, un bout de ruban rouge, un
autre galon, quelque chose enfin qui vous
paye de vos sacrifices pour moi. Et puis, re-
prit-il après un léger silence, l'ambition
d'être utile à mes semblables. Souvenez-vous,
mon père : c'est avec nos privations, le
denier de la Sainte-Enfance, le denier du
pauvre, le denier de tous que se sont fon-
dées les missions du Tonkin. Nous y avons
des filleuls. L'athéisme a beau faire, les catho-
liques se tiennent la main à travers l'espace
dans la fraternité vraie. Si je suis tué, Dieu,
je l'espère, ne m'accueillera pas comme un
exploiteur de pépites, mais comme un volon-
232 PAULE DE BRUSSANGE
taire qui rêvait le triomphe de son pays, la
protection des chrétiens...
— Etun bout de ruban rouge, interrompit
Léopold, près de pleurer.
, — Par-dessus le marché, dit Marc en
éclatant de rire.
Madame de Brussange écoutait, les mains
jointes, crispées, les yeux secs. Le supplice
commençait pour elle. Ses fils devenus des
hommes, elle n'avait plus le moyen de les
détendre, elle n'avait plus le pouvoir de les
cacher en ses bras, de se faire leur cuirasse.
Le dernier lui échappait, comme lui avaient
échappé ses frères. Cette épreuve-là comblait
la mesure. Car, enfin, il s'agissait de périls
immédiats, réels, ou l'ingrat se précipitait
comme s'il n'eût rien laissé derrière lui.
Ces périls, elle n'était pas seule à les com-
menter : une autre personne avait entendu
les exaltations de Marc et y applaudissait en
PAULE DE BRUSSANGE 233
secret; une autre se transportait par l'esprit
aux plages inhospitalières, saluait dans le
lointain l'étendard du Christ debout parmi
les vents d'orage. Marc faisait bien de
suivre son penchant, Dieu l'en récompense-
rait. Sans doute il avait dû lutter, ne laissant
rien voir du dedans, contre ce déchirement
d'abandonner le nid familial et de renoncer
aux siens; mais quel prix aurait le sacrifice,
sans le mérite de cette lutte? Paule enviait
presque son frère» .
Quand il eut quitté Pierrelaurès, la dou-
leur de madame de Brussange fut navrante.
— Je ne le reverrai jamais, . disait-elle à
Paule. C'est ma faute.
— Votre faute?... Maman, ne parlez pas
ainsi. Et puis, ne dites pas que nous ne le
reverrons plus.
— Ah ! reprenait la pauvre femme, si j'en
étais sûre, je mourrais tout de suite... Comme
234 PAULE DE BRUSSÀNGE
votre père avait raison ! Votre père vous éle-
vait pour Dieu, je vous élevais pour moi; j'en
suis punie à présent. Vos âmes étaient une
cire molle : j'aurais dû laisser à votre père
seul le soin de les façonner.
— Quel mal y a-t-il donc à ce que nous
tenions de vous deux ce que chacun de vous
a de meilleur?
— Tu ne peux pas comprendre, parce que
tu ne sais pas. Moi, je sais. J'ai été coupable,
vois-tu. J'ai pesé sur Marc, je l'ai détourné
de ses voies, je mérite les transes où je vis
maintenant. Ahl me les suis-je préparées
d'assez loin ! Tu te rappelles bien son espèce
de vocation religieuse : il parlait sans cesse
de sauvages à convertir, de missions à entre-
prendre...
— Propos d'enfant.
— Certes, mais dont la persistance m'in-
quiéta. Systématiquement j'ai battu ses
PAULE DE BRUSSANGE 235
idées en brèche. Je ne le voulais pas à jamais
perdu pour nous; une telle séparation me
semblait au-dessus de mes forces.
— Une mère...
— Non, mon devoir était de me pencher
sur lui et, de quelque coin du ciel que tom-
bât la lumière, de l'aider à la recevoir. Au
lieu d'agir ainsi, j'ai fait tous mes efforts
pour écarter les rayons. Je ne me sentais pas
le courage d'offrir mon enfant, comme la
Mère des douleurs offrait son divin Fils. Je
ne voyais pas que l'humanité souffre et
demande des prêtres; je ne voyais qu'une
chose : l'existence paisible de Marc. J'ai
stérilisé les germes qui me préoccupaient ;
je les ai stérilisés en cachette, à la dérobée,
ainsi que l'on accomplit une mauvaise
action. Le résultât? A l'exemple de Robert,
entraîné par sa soif du danger, il est entré
dans une autre voie, mais la dernière que
236 PAULE DE BRUSSANGE
j'eusse choisie. Cependant j'en avais fait un
bon chrétien, je me croyais quitte envers
Dieu. Quitte!... Le rapt d'une âme marquée
pour enfanter des âmes, de quelle rançon
cela se paye-t-il? Une peine inguérissable me
l'apprendra sans doute. La Providence brise
mes calculs : elle l'envoie en des pays
effrayants. Je le lui ai refusé pour l'apostolat,
elle me le prend pour la guerre, et sa vie est
toujours en jeu, sa vie que je m'imaginais
défendre.
Paule s'agenouilla devant sa mère :
— Calmez-vous, maman, je vous en prie..*
Marc tenait au monde, vous ne sauriez être
responsable de ses goûts.
— Tu te trompes. J'ai changé sa route,
volontairement ; sans moi, il se fût recueilli
en lui-même pour écouter la voix qui l'appe-
lait à l'immolation.
La jeune fille demeura silencieuse. Une
PAULE DE BRUSSANGE 237
légère pâleur idéalisa son visage levé vers
madame de Brussange. Cet appel mystérieux,
que de choses l'éloignent, que de distrac-
tions l'atténuent, que de complicité dans les
hasards d'ici-bas pour l'assourdir ! Gomme
Marc» elle avait entendu la voix qui incite
aux héroïsmes cachés, aux muets sacrifices.
Est-ce qu'un jour parmi les jours passés,
l'an dernier, presque hier, remuée par les
cris d'un malheureux petit être, elle ne
s'était point assise sur un banc, en face des
nuages amoncelés au ciel? est-ce qu'elle
n'avait pas interrogé ces nuages derrière
lesquels Dieu se voilait? est-ce qu'elle ne
s'était pas offerte en holocauste pour les
siens? Et pendant qu'elle s'inclinait devant
l'Invisible dans l'ivresse de ce serment,
Gérard ne lui était-il pas apparu, ne s'était-
il pas glissé entre elle et l'espace, et, depuis,
n'avail-elle pas concentré sur sa tête iout ce
238 PAULK DE BRUSSANGE
qu'elle pouvait concevoir des félicités hu-
maines? A cette époque, sa devise était la
maxime de sainte Thérèse : « Ou souffrir ou
mourir. » Aujourd'hui elle avait oublié la de-
vise, mais l'heure venait peut-être où il lui
faudrait en refaire sa règle de conduite : elle
la voyait, écrite en lettres de feu, dans la
pénombre, au-dessus du front désolé de sa
mère. Sa pauvre mère, qui toujours, de toutes
ses forces, avait repoussé la peine loin de ses
enfants, voici qu'elle succombait dans sa
lutte inégale contre les décrets d'En-Haut,
et, se sentant menacée, parlait de rançon...
Une détresse assaillit Paule. Ah ! mourir en
plein amour, en pleine jeunesse, mais non
mourir à l'amour! ce serait trop affreux...
Pourtant si cela était nécessaire? Si cette,
créature, dont elle embrassait les genoux et
qui pleurait, devait cesser de pleurer? Elle
songea:
PAULE DE BRUSSANGE 239
— Parlez, Seigneur, j'écoute !
— Mon Dieu ! soupirait madame de Brus-
sange, vos desseins sont impénétrables.
Tout à coup le salon fut envahi par Edith
et Hélène, escortant madame de Lauber-
mont. Arabelle, en grand deuil, avait une
physionomie encore plus britannique que de
coutume. Elle posa deux baisers sur les joues
de Louise de Brussange, lui secoua fortement
les mains, et, venant droit à ce qui l'occu-
pait, sans prendre garde aux tristesses de
son amie :
— Hein ? quelle horreur !... ne m'en par-
lez pas.
— Ce sera d'autant plus facile, répondit
madame de Brussange, que je ne sais ce
que vous voulez. dire. Vous voilà donc de
retour et bien portante..
— Une santé de ferl toute autre à ma
place aurait fait une maladie. Comment I
240 PAULE DE BRUSSANGE
vous ne savez pas ce que je veux dire?
— En aucune façon.
— Si vous jouez au mystère.,. Vous n'igno-
rez point que j'ai fait venir Albéric à Lon-
dres... Je l'y ai même laissé, j'en ai par-des-
sus la tête, de Londres.
— Votre dépêche était fort laconique, elle
disait simplement : « Arrive. » Et, comme
vous n'avez pas écrit à Edith...
— Parce que James a dû vous avertir.
Hélène dressa l'oreille. Précisément James
depuis plusieurs jours se distinguait par un
silence absolu. '.
— Nous n'avons rien reçu de lui, fit-elle.
— Ah! ah!., singulier garçon... Alors il
est inutile... Chère, je vais vous débarrasser
d'Edith, vous êtes charmante de l'avoir
gardée si longtemps..
— Madame, reprit Hélène, vous faisiez
allusion à James.
PAULE DE BRUSSANGE Ui
— Ai-je fait allusion?... c'est possible...
N'insistons pas... une autrefois... Edith, es-
tu prête?
— Ah ça! que se passe-t-il? demanda
madame de Brussange.
— Rien, rien... du moins, je suppose...
Et puis, il vous écrira de Londres.
— De Londres? James est à Londres?
s'écria Hélène.
— Parfaitement;
— Sans m'avoir prévenue ?
— C'est ce que. je m'explique moins,
parce qu'enfin un gentlem an... Oui, il est à
Londres, auprès de notre oncle que la mort
de son fils affecte cruellement. Aussi lui ai-je
laissé Albéric en plus. De sorte qu'entre
James, Albéric et Kate.. .
— Qu'est-ce que c'est que Kate ?
— - La fiancée de feu mon cousin. Un
original, par exemple, feu mon cousin! Il
14
242 PAULE DE BRUSSÀNGE
avait traversé la vie presque sans ouvrir la
bouche ; ne s'est-il pas avisé de devenir bavard
juste à la dernière heure, pour dicter à son
père ses volontés, une espèce de testament
où Kate joue un rôle ! Je crois qu'il a voulu
régler le sort de sa veuve par anticipation.
Immédiatement après le décès, lord Melwin
a mandé James et le traite avec tous les
égards dus à l'héritier. A l'héritier ! quand
je vous disais, une horreur ! D'abord Kate
peut préférer Albéric, il est inconvenant
d'épouser une femme en dépit de ses incli-
nations. Déplus, l'engagement avec Hélène. ..
— Madame, dit vivement la jeune fille,
James vous a-t-il chargée de reprendre sa
parole ?
— Du tout. Mais puisqu'il ne vous donne
pas signe de vie... Vous sentez : passer du
jour au lendemain à l'état de nabab, il y
avait là de quoi démantibuler une tête plus
PÀULE DE BRUSSANGE 243
solide. D'ailleurs rien n'est désespéré. J'ai
la conviction que Kate a du goût pour
Albéric. Si peu que vous insistiez de votre
côté...
— Lord Melwin, interrompit madame de
Brussange, se dira que, à tout prendre, un
petit-neveu libre vaut bien un neveu qui ne
l'est pas.
— Et il décernera Kate au premier. Nous
sauvegarderons ainsi les droits d'Hélène.
— Sans compter les chances d'Albéric à
l'héritage.
Arabelle rougit. On perçait à jour sa tac-
tique : elle n'était pas fâchée qu'Hélène entrât
en lice et retînt un cœur dont une fausse
manœuvre pouvait déranger ses batteries. Car
l'Indienne lui paraissait une bru très sorta-
ble depuis qu'elle figurait dans l'inventaire
de la succession. Elle quitta Pierrelaurès,
persuadée que les Brussange s'allaient
244 PAULE DE BRUSSANGE
mettre tout de suite en campagne et relance-
raient le fugitif. A leur place, elle n'eût pas
hésité.
Devant madame de Laubermont, Hélène
avait fait bonne contenance ; dès qu'Edith
et Arabelle eurent disparu, elle se jeta au
cou de sa mère :
— Maman ! maman !
— - Du courage, mon enfant !
— James est un monstre.
— Ne l'accuse pas sans l'avoir entendu,
protesta Paule.
— Mais, toutes deux, vous avez bien en-
tendu l'autre !
Et les larmes ruisselaient, emportant une
sécurité jusque-là triomphante. Le silence de
James n'était-il pas une preuve? Aux serments
qui les liaient, il préférait la fortune, et
une inconnue à son amie d'enfance! Dire
que rien ne faisait présumer la trahison !
f S.-*LZ-îmL
PÀULE DE BRUSSANGE 24&
Le seul être en situation de les avertir,
François, avait sans doute déjà quitté Paris,
au moment où lord Melwin appelait James :
François accompagnait Marc à Toulon. Quant
à Gérard, oh ! un égoïste aussi, celui-là : il ne
s'occupait que de Paule ou de son père. Tout
s'était conjuré contre, elle ! Mais ses droits
étaient sacrés, elle saurait les faire valoir.
M. de Brussange arriva sur ces entrefaites,
et, mis au courant, tâcha de calmer sa fille :
— Tu n'as pas le sens commun. Si quel-
qu'un ici attaquait James, tu devrais être la
première à le défendre, et c'est toi qui lui
jettes la pierre..
— Parce qu'on m'a prise à l'improviste...
jamais je n'aurais cru...
— Sans déboires, la vie serait trop com-
mode,
— Mon père, je me donnais avec tant de
joie !
14.
246 PAULE DE BRUSSANGE
— Alors pourquoi te reprendre avec tant
de promptitude ?
— Mais je ne me reprends pas...
Madame de Brussange veilla tard près de
l'éprouvée, s' efforçant d'endormir ce chagrin
au bercement de sa tendresse. Quand elle fut
partie, Paule vint s'asseoir au pied du lit de
sa sœur : Hélène avait le sommeil agité, le
visage encore humide, la poitrine convulsive.
L'amour, le plus solide amour, n'était donc
qu'une chimère ? Qu'éprouverait-elle si Gé-
rard l'abandonnait, comme James semblait
abandonner Hélène?... Un sanglot lui serra
la gorge, mais elle l' étouffa... Et les pensées
qui l'avaient assaillie aux genoux de sa mère
revenaient de plus en plus distinctes et pres-
santes, tandis que son regard cherchait le
crucifix et qu'elle murmurait ;
— Croix, vous êtes mon unique espé-
rance l
XIII
Le temps passait sur les douleurs de ma-
dame de Brussange, sans y apporter de sou*
lagement. Aux remords et aux appréhensions
dont Marc était la cause, se joignaient les
soucis d'Hélène. La jeune fille avait désappris
le sourire et ne réussissait pas toujours à
dissimuler ses larmes. Le complet abandon
après tant de preuves d'attachement était un
fardeau trop lourd. La mère se prodiguait
en vain : Hélène ne se résignait pas. Paule
248 PAULE DE BRUSSANGE
aussi tentait de lui rendre sinon la paix, au
moins l'apaisement; elle montrait le ciel.
Mais l'autre détournait la tête, et ne regar-
dait que sa blessure au cœur. Elle se plaisait
en cette contemplation irritante où s'avi-
vaient ses colères. La mansuétude de Paule
la surexcitait.
— Tu ne sais ce dont tu parles, disait-elle.
Pardonner, me réfugier en Dieu, m'enfermer
dans un ciel dépeuplé de mes rêves, est-ce
que je peux ! Laisse-moi. Je voudrais détester
James, je voudrais que cette Kate le marty-
risât et me fît regretter; je voudrais... enfin
tu ne comprends pas mes déchirements, toi,
parce que tu n'as jamais été malheureuse.
On t'aime, tout te sourit. Moi, je pleure. Ce
n'est pas la même chose.
Paule n'insistait plus, très attristée, em-
portant en elle ces paroles de sa sœur : « Toi,
tu ne comprends pas mes déchirements. »
PAULE DE BRUSSANGE 249
Elles résonnaient dans son êlre comme un
glas, comme le signal de l'adieu suprême aux
choses mortes, à l'heure où l'on s'en va vers
le cimetière, derrière le cercueil de ses espé-
rances, le visage impassible, l'âme broyée.
Elle gagnait alors la vieille église de Pierre-
Jaurès et s'agenouillait sur cette chaise où
un jour elle avait placé Gérard. Là, le front
contre la plaque de cuivre au nom de Séve-
rine, elle demeurait prosternée, longtemps,
immobile, étrangère à tout ce qui n'était pas
Dieu, agonisant en des affres terribles. Quand
elle se redressait, de son long entretien avec
sa conscience, de ses tempêtes intérieures
rien ne paraissait au dehors. Sa physio-
nomie gardait son adorable sérénité, ses yeux
avaient la même limpidité tranquille; sa
pâleur seule témoignait d'une lutte se-
crète.
Avant de rentrer au château, elle s'arrêtait
250 PAULE DE BRUSSANGE
chez les infirmes ou les malades, trouvant
pour chacun d'eux un encouragement et de*
consolations. Ils étaient à plaindre, tous, et
qui donc songeait à les plaindre ? Cela les
réconforterait de se sentir aimés, et qui donc
s'occupait de les aimer? Elle gravait en elle
le spectacle de ces misères, vision indispen-
sable pour exalter son dévouement et décu-
pler ses forces, pour s'arracher enfin aux
chastes joies promises qui la détournaient
des malheureux. Une pitié la poussait vers
eux, féconde, irrésistible, — douloureuse
néanmoins, car souvent, lorsqu'elle les avait
quittés, lorsqu'elle se retrouvait seule dans
sa chambre, se faisant compassion à son tour,
navrée des sacrifices consentis, elle fondait
en larmes.
La première fois qu'elle revit Gérard, elle
lui tendit les mains et laissa longuement ses
yeux fixés sur lui. Tout ce que cette créature
PAULE DE BRUS&AIiGE 251
possédait de tendresse virginale débordait en
ee regard.
— Si cependant Dieu nous séparait? sou-
pira-t-elle.
— Jamais, jamais ! s'écria M. Dalisier.
Ne parlez pas ainsi, Paule, cela nous porte-
rait malheur.
Il s'assit près d'elle. Il avait tant de choses
à lui dire, sa vie de tous les jours inspirée
par elle, guidée par elle, ses nouveaux rap-
ports avec son père et la tyrannie de ce der-
nier qui, sous prétexte qu'il se découvrait un
fils, le retenait impitoyablement, durant de
longues semaines, loin de Pierrelaurès, et
les projets d'avenir, l'existence à deux, déli-
cieuse, sans fin, qui bientôt serait leur par-
tage ! Paule se courbait sous l'alanguissement
'ides paroles, sous l'amertume des pensées.
; t -7- Quand votre père doit-il venir ? de-
mandà-t-elle.
25* PAULE DE BRUSSANGE
— Il est allé liquider sa situation en Au-
triche. Il ne veut plus entendre parler d'af-
faires, et ce sont les dernières qu'il ait à
régler. Dès qu'il aura fini, nous le verrons
poindre.
— Combien durera son absence ?
— Deux mois sans doute.
— Deux mois ! répéta Paule, comme sou-
lagée.
— C'est bien long. Mais auprès de vous,
je puis tout supporter, même cet insuppor-
table délai.
Plongée dans une préoccupation obsé-
dante, elle ne répondait pas.
— Paule, reprit en souriant Gérard, que
se passe-t-il ? ne m'aimeriez-vous plus ?
— Moi? dit la jeune fille d'un ton déchi-
rant. Jamais je ne vous ai tant aimé!
Gérard ne put se dissimuler longtemps que
Paule n'était plus la même avec lui. Elle
PAULE DE BRUSSANGE 253
apportait dans leurs entretiens une réserve
singulière et semblait fuir tout sujet qui pût
amener une explosion de sentiments ou de
paroles. Elle né faisait aucune allusion à leur
mariage. Une inexplicable mélancolie posait
son empreinte sur ses traits fatigués. Gérard
s'en demandait le motif. Que son image fût
toujours au fond de ce cœur, il n'en doutait
pas; il n'avait, pour l'y trouver, qu'à plonger
son regard dans ces grands y.eux limpides,
il sentait encore rayonner autour de lui la
chaleur d'une tendresse attentive et pure.
Mais cependant, les allures de Paule chan-
geaient. Peut-être, l'amour seul là rendait-
il plus craintive en l'effarouchant par le pro-
pre excès de son ardeur. Dès lorô, il se fit
un frère plutôt qu'un fiancé, plein d'ineffa-
bles attendrissements pour cette candeur
exquise.
La vie est faite de contrastes : sa rentrée
15
254 PAULE DE BRUSSANGE
à Pierrelaurès, qui mettait aux joues de
Paule des pâleurs plus marquées, eut le don
de ranimer Hélène et de rasséréner presque
madame de Brussange. A la première nou-
velle des crimes imputés à James, il avait eu
un si vigoureux haussement d'épaules qu'Hé-
lène avait failli l'embrasser.
— Vous ne croyez donc pas, mon cou-
sin...
— Que James soit un lâche? Non, miss
Hélène, je ne le crois pas du tout.
— Mais il est à Londres»
— Pour obéir à lord Melwin.
— Mais il ne nous écrit pas.
— Pour obéir au proverbe.
— Quel est le proverbe assez imperti-
nent...
— Time is money> miss Hélène, et James
est Anglais jusqu'aux moelles. S'il se mêlait
de vous écrire, décemment il ne s'en tirerait
PAULE DE BRUSSANGE 255
pas à moins d'un volume chaque fois : cela
lui prendrait tout son temps.
— Et vous supposez qu'il a mieux à faire?
— Je ne suppose pas, j'en suis sûr.
— Kate aussi en est sûre, dit brusquement
Hélène avec un petit accent de révolte.
— Gela prouve que Kate est une jeune per-
sonne raisonnable.
— Tandis que moi...
— Vous, miss Hélène, vous êtes juste le
contraire.
Ce ton léger, cette tranquillité railleuse,
jetaient un baume sur la plaie. Il n'était pas
possible, s'il n'y avait en faveur de James
quelque circonstance atténuante, qu'un
homme du caractère de Gérard eût le cou-
rage de la plaisanterie. Hélène s'accrochait
à son cousin pour obtenir des explications :
— Je vous en prie, dites-nous. ..
— Que voulez-vous que je vous dise? Je
ç*?
256 PAULE DE BRUSSANGE
ne sais rien, sinon que James est un galant
homme. Cela me suffit.
— Vous l'avez vu avant son départ ?
— Certainement. Il est venu me dire adieu,
m'a jeté autour du cou ses grands vilains
bras...
— Oh! vilains...
— Je croyais vous faire plaisir. Il m'a donc
jeté ses bras au cop, a marmotté deux ou
trois phrases où j'ai surtout remarqué le
mot c Hélène » et m'a quitté sur un vigou-
reux shake-hands. Maintenant, il ne vous a
pas encore donné signe de vie ? Raison de
plus pour que vous le voyiez accourir avant
peu.
En même temps qu'Hélène se reprit à une
lueur d'espoir, elle se reprit à toute sa sécu-
rité. L'orage d'un moment ne laissa rien
traîner derrière lui.
Et Paule observait toujours.
PAULE DE BRUSSANGE 257
Quoi! de si cuisantes douleurs faisant
place soudainement à des allégresses si
fortes ! Où donc était l'équilibre ? Devait-on
passer incessamment du trop-plein de la peine
au trop-plein de l'extase? N'y avait-il rien de
fixe au monde, rien de stable? Certes, elle
était satisfaite de la paix retrouvée d'Hélène,
reconnaissante à Gérard d'avoir déridé d'un
mot sa pauvre petite sœur ; mais de pareilles
épreuves, n'eussent-elles mis qu'une ombre
entre deux êtres et celte ombre même se
fût-elle tout à coup dissipée, marquaient les
terrestres amours du sceau d'une irrémé-
diable fragilité.
Madame de Brussange n'avait pas l'intérêt
de Paule à faire des comparaisons ; Gérard
lui rendait l'insouciance d'Hélène, c'était l'es-
sentiel. S'il l'avait pu guérir en outre de ses
appréhensions à l'endroit de Marc, elle se fût
déclarée la mère enviable entre toutes. Car
Î58 PAULE DE BRUSSANGE
plus elle étudiait son neveu, plus elle lui
découvrait de mérites. Quel solide appui pour
Paule, quel fidèle compagnon de route ! et
quelle aberration de sa part, quand jadis
elle ne voyait que désastres et calamités
dans un mariage possible ! Elle se dédomma-
geait à présent de ses rigueurs si follement
calculées; elle l'en dédommageait aussi;
Gérard ne devenait pas seulement le fils, il
était le fils privilégié, le confident, le con-
seiller.
— Si bien, remarquait M. de Brussange,
que tu m'as supplanté.
— Comment pouvez-vous dire, Léopold...
— Qu'est-ce que cela fait, si je ne me
plains pas?
Une personne qui ne comprenait rien à
l'accalmie brusque de Pierrelaurès, c'était
l'intrépide Arabelle. Donnez-vous donc la
peine de mettre les gens sur leurs gardes
PÀULE DE BRUSSANGE 259
pour les voir s'endormir dans l'obstination
de la sécurité ! Madame de Laubermont n'ad-
mettait pas qu'on laissât à James les coudées
aussi franches. A la place de M. de Brussange,
elle eût posé son ultimatum. Et comme la si-
tuation d'Albéric se serait trouvée simplifiée !
D'autant qu'il adorait Kale, Albéric ; toutes
ses lettres en faisaient foi : un lyrisme !
— Qu'il l'épouse ! insinua Gérard.
— Oh ! mon Dieu, si lord Melwin y con-
sent...
— Est-elle majeure ?
— Une Indienne, ça doit toujours l'être.
— Alors, elle n'a pas besoin de consente-
ment.
— Mais elle ne possède rien.
— Albéric est riche pour deux.
— Pas pour trois ou quatre. Et si peu
qu'ils aient d'enfants... Vous en décidez à
votre aise... D'ailleurs que faites-vous là de-
260 PAULE DE BRUSSANGE
dans de mon frère James? Un concurrent
sérieux.
— A l'héritage?
— Par ricochet.
— En principe et en droit, il est le futur
héritier de votre oncle.
— Oui, mais avec Kate dans la succession,
ce qui diminue singulièrement le droit.
— Sans toucher au principe.
— D'accord. Convenez toutefois qu'à l'âge
de James, devant une pareille tentation de
richesse...
— On ne peut faire moins que de se
vendre, chère Madame.
— Gela se voit, cher Monsieur.
Gérard s'amusait beaucoup des alertes où
ces conversations jetaient Hélène. Le nom de
Kate était particulièrement désagréable à la
jeune fille et l'acharnement d'Arabelle à en
semer toutes ses phrases la mettait, quelle
PAULE DE BRUSSANGE 261
que fût sa confiance, sur des charbons
ardents. Pourquoi toujours Kate? — Ehl
parce que madame de Laubermont était
femme de naïveté médiocre et mère pressée
par excellence. Celle-ci avait hâte de voir
régler le sort d'AIbéric, celle-là n'imaginait
point que son frère, — taillé, selon les pro-
babilités, sur le même patron qu'elle, — hé-
sitât indéfiniment entre l'Indienne doublée
des galions de lord Melwin et cette petite
Hélène que ne doublait rien du tout. En le
livrant seul aux instigations de la vanité,
sans un mot pour lui rappeler ses devoirs,
sans un signe pour l'arrêter, on s'exposait à
lui voir descendre la pente attirante d'une
perfidie où s'attachaient le bénéfice d'un
grand titre et les commodités d'une fortune
énorme. Aux yeux d'Arabelle, la partie valait
bien la peine d'être jouée : quelques lignes
d'Hélène empêcheraient la débâcle. Car
15.
262 PAULE DE BRUSSANGE
James ne pouvait avoir oublié ce qu'il devait
à M. de Brussange; la reconnaissance la
plus banale l'enchaînait au père et, partant,
à la fille ; il ne voudrait pas rougir toute la
fie. Encore fallait-il l'informer qu'il aurait
à rougir... Tandis qu'on ne l'en prévenait
seulement pas ! Ces choses-là ne viennent
guère d'elles-mêmes à la pensée, ou, quand
elles viennent, vous les écartez, si personne
ne vous force à les regarder en face...
Plus que le persiflage de Gérard, une chose
surtout irritait madame de Laubermont : le
calme olympien de M. de Brussange. On
aurait juré qu'il ne s'agissait pas d'Hélène.
Si d'aventure ce nuageux Léopold daignait
s'assombrir, c'était, dans des moments où
il ne se savait pas observé, lorsqu'il exa-
minait Paule et M. Dalisier marchant l'un
près de l'autre le long de la terrasse. Son
visage prenait alors une expression d'in-
PAULE DE BBUSSANGE 263
quiétude cruelle, que peu à peu dissipait
un air de profonde résignation. Ces poètes,
quelle race inconséquente ! Gérard et Paule
n'étaient pas à plaindre : ils s'entendaient
à merveille, rien ne leur manquerait, ne
seraient-ils pas très riches? Hélène, au con-
traire... Et, dans l'esprit de madame de
Laubermont, recommençait la bataille pour
les intérêts d'Hélène représentés par les
intérêts d'AIbéric.
Arabelle ne se trompait pas : M. de Brus-
sange, à des signes imperceptibles, à ces
indices que l'âme recueille sans les préciser,
sans même savoir d'où ils viennent, sentait
en Paule un sourd travail étrange. Le rire
sonnait toujours l'or pur, avec des nuances de
notes brisées; la flamme des pupilles irra-
diait toujours, avec de subites lueurs mornes.
Il l'étudiait attentivement: jamais Paule
n'avait été plus belle, mais d'une beauté qui
«64 PAULE DE BRUSSANGE
la transfigurait presque. Lorsqu'elle pas-
sait à travers les corridors du château, dans
les allées du parc, le long des maisons du
village, sa démarche prenait comme une
majesté de lenteur; on eût dit qu'un poids
l'écrasait et que plus il se faisait lourd, plus
elle se faisait grande. Qui donc l'exhaussait
ainsi sous le fardeau, et quel était ce fardeau ?
Léopold n'osait interroger sa fille, encore
moins alarmer sa femme ou Gérard en les
avertissant; mais une sorte de religieux émoi
l'envahissait. Dieu seul au monde pouvait
vaincre Gérard auprès de Paule ; est-ce que
Dieu voudrait lui prendre son enfant?... Il
ne la lui disputerait pas, il avait eu dès l'$ge
de raison l'habitude des soumissions aveugles
aux volontés d'En-Haut, mais quelles luttes
terribles il faudrait livrer à celui qui déjà la
tenait pour sienne ! comme il était plein de
sécurité, celui-là !
PAULE DE 3RCSSANGE 265
Justement, tandis que M. de Brussange
s'abandonnait à ses tristes préoccupations,
de la cour montait la voix joyeuse de Gérard :
— Miss Hélène? miss Hélène?
— Je dessine, mon cousin.
— Mettez-vous à la fenêtre.
— Voici, Qu'y a-t-il pour votre service?
— Il y a, miss Hélène, que, si vos yeux
* valent les miens et qu'il vous plaise nous
rejoindre, Paule et moi, vous apercevrez, au
bout de l'avenue, un landau qui monte.
— Eh bien, Gérard, que me fait ce
landau qui monte ?
— Rien du tout. Mais, devant lui, vous
distinguerez, marchant d'un bon pas...
— Madame de Laubermont. Je sais : elle a
peur de fatiguer ses chevaux.
— Jugement téméraire.
— Je vous assure.
— Au moins cette fois-ci. Pas de traces de
266 PAULE DE BRUSSANGE
madame de Laubermont, mais un grand
diable de corps qui...
— Ah ! mon Dieu ! cria la jeune fille.
Elle dégringola les escaliers, en un bond
fut dans la cour. Oui, c'était lui, c'était
James! Enfin !
Et le père et la mère accouraient et
toute la famille se trouva groupée dehors,
"sous le beau soleil, Hélène rouge comme
une cerise, pendant que là-bas James
doublait les enjambées et qu'Albéric avait
peine à le suivre. Bientôt les mots se mê-
lèrent :
— Hélène!
— James !
Et l'ivresse de se revoir, et l'ivresse de se
le dire, et les effusions que jadis, à cet
endroit même, Gérard déclarait si ridicules,
Gérard occupé, en ce moment, à chuchoter
tout bas dans le cou de Paule :
PAULE DE BRUSSANGE 267
— Ils se croient heureux ! que seraient-ils
donc, s'ils étaient à ma place?
Le landau fit, à son tour, une entrée
solennelle et déposa, devant le perron, la
non moins solennelle madame de Lauber-
mont, flanquée de sa fille Edith.
— Hein? quelle joie ! Ne m'en parlez pas,
dit Arabelle.
Madame de Brussange ne put s'empêcher
de rire : c'était, à une variante près, l'excla-
mation du retour de Londres. Quand on fut
installé au salon, Hélène prit ses airs de
circonstance, et, levant vers James un index
menaçant :
— Et Kate? demanda-t-elle.
— Albéric vous renseignera, répondit le
flegmatique Anglais, àmille lieues de soupçon-
ner tous les sous-entendus de l'interrogation.
— C'est elle qui vous a empêché de m'é-
crire ?
268 PAULE DE BRUSSANGE
— Non, je n'ai vraiment pas eu le temps.
— Time is money, miss Hélène, articula
l'ironique Gérard.
— Je voudrais pourtant bien savoir, James,
comment vous n'avez pu trouver une mi-
nute...
— Parce qu'une minute, c'est trop court.
— Quand je vous disais 1 reprit Gérard en
sourdine.
— Et puis, fit Albéric, si vous vous ima-
ginez que lord Melwin soit un oncle com-
mode. Lorsqu'un entêté de son calibre est
en face d'un entêté du calibre de James, il
faut mettre les heures doubles pour bâcler la
besogne. Lord Melwin voulait absolument
que James fût son héritier et prît Kate, la
délicieuse Kate, en avancement d'hoirie ; de
son côté, James voulait que je fusse l'héritier
de lord Melwin et que j'eusse Kate par-des-
sus le marché. Ni l'un ni l'autre n'en démor-
PÀULE DE BRUSSÀNGE 269
dait et nous serions encore là-bas, si je n'a-
vais trouvé le moyen de concilier les parties.
J'ai proposé à notre oncle de trancher la
question, selon la méthode de Salomon : à
moi Kate, à James l'héritage.
— 11 n'a pas eu l'imprudence d'acquies-
cer, j'espère? cria madame de Lauber-
mont.
— Je vous demande pardon, maman.
— Mais cette créature n'a rien.
— Je suis riche pour deux.
— Quand je vous disais ! recommença Gé-
rard.
— D'ailleurs, Arabelle, observa James,
celle qui devait être notre cousine ne per-
dra rien à devenir votre fille et ma nièce. Je
m'en charge.
— Ah ! dans ces conditions...
Hélène se serrait contre son fiancé, toute
rayonnante :
270 PAULE DE BRCSSANGE
— Vous savez, j'aurai une confession à
vous faire.
— Une confession?
— J'ai été si injuste!
Avec l'amour triomphant de la jeune fille,
la joie rentrait dans Pierrelaurès. On fixa la
date du mariage à l'expiration du deuil de
lord Melwin pour que le vieillard y assistât.
— Quel dommage que ce deuil soit si
long ! dit Hélène à Paule.
— Impatiente, va ! répondit la sœur.
— Oh ! tu te trompes, ce n'est pas ce que
je pensais... Je pensais que, sans lui, nous
aurions pu nous marier le même jour. Mais
Gérard ne consentira jamais à m'attendre.
— Qui sait ! murmura Paule.
Dans ce retour aux tranquillités anciennes,
Gérard crut retrouver aussi la fête de ses
premiers épanouissements. Cependant, à de
certaines heures, il avait d'horribles an-
PAULE DE BRUSSANGE 271
goisses. Comme ces visions éblouissantes du
songe, que jamais on ne peut saisir, qui
montent et disparaissent dans d'impalpables
nuées, Paule lui échappait. Où donc s'envo-
lait-elle si loin de lui, si loin de la terre 1 ?
Quels cieux allait-elle hanter dont il n'était
pas digne ? Elle n'avait plus la réserve des
temps de son retour ni pourtant les expan-
sions de jadis. Elle semblait comme aguerrie
contre les douceurs un moment redoutées ;
elle l'enveloppait d'incessantes tendresses,
viriles et radieuses ; une flamme étrange al-
lumait ses prunelles. Si, parfois, vaincue
dans il ne savait quelle lutte, elle s'arrêtait
indécise près de lui, l'examinant avec crainte,
vite elle secouait la torpeur, lui parlait lon-
guement de M. Dalisier, l'entretenait des de-
4 ' voirs nouveaux du fils à l'égard du père, lui
traçait la voie à suivre pour ramener l'athée
à Dieu. ♦
272 PAULE DE BJltJSSÀNGE.
— Gérard, disait-elle, cette mission-là doit
être votre devoir le plus cher.
— Mon devoir le plus cher, Paule, c'est
votre bonheur.
— Non, non, mon bonheur, je l'ai, mais
votre père...
— Eh bien ! vous me servirez de guide au-
près de lui.
Elle le menait vers ses pauvres.
— Je veux que vous les aimiez aussi, Gé-
rard, commandait-elle.
Il ne comprenait pas: c'était l'héritage
qu'elle lui laissait, tout ce qu'il devait garder
de ce qui les avait unis.
Jacqueline, infirme depuis quelque temps ,
agonisait sur son grabat. Hors Paule et le
curé, personne ne s'occupait de la mori-
bonde. La jeune fille assistait à cette fin lu-
gubre dont pas un parent, pas un ami ne
saluait la dernière heure. Cet abandon la
PAULE DE BRUSSANGE 273
navrait. A chaque instant, on l'envoyait cher-
cher du château... des visites, des félicita-
tions pour les prochains mariages ! la joie,
enfin, tandis que Jacqueline se mourait ! On
ne lui laissait même pas la liberté de bercer
le râle de la femme qui avait nourri la mère
de Gérard!...
Le soir, elle revint à ce chevet désert.
Aux gémissements suprêmes de la vieille
-se mêlaient, arrivant de la chaumière voi-
sine, les cris de la petite Élisa. Ces deux
souffrances, l'une prête à finir, l'autre qui
commençait à peine, lui montraient la vie
pour les misérables comme un vaste champ
de bataille, du berceau jusqu'à la tombe.
Gérard l'avait accompagnée, il ne put la dé-
cider à rentrer. Jacqueline allait rendre le
dernier soupir, elle ne la quitterait pas.
— Alors je reste près de vous.
— Restez, mon ami.
Ts^y
274 PÀULE DE BRUSSANGE
Comme les cris d'Ëlisa continuaient avec
persistance :
— Voulez-vous, dit-elle, me faire bien
plaisir ? Allez me la chercher.
Et, lorsqu'elle eut la petite, elle la con-
sola, l'endormit contre sa poitrine et l'y
retint appuyée, tandis que, penchée vers
Jacqueline, elle lui disait de sa voix harmo-
nieuse les prières des agonisants : « Partez,
âme chrétienne ! » Gérard était remué pro-
fondément. Cette évocation d'anges, de
saints, de bienheureux descendus au devant
de l'humble, cette voix où vibraient toutes
les ardeurs de la foi, cette enfant endormie
dans les bras de cette créature — média-
trice placée sur le chemin du ciel pour en
ouvrir les avenues — et ce grabat ennobli
par la majesté de la mort chrétienne, tout
ce spectacle de choses dont il n'avait point le
soupçon le tenait haletant.
PAULE DE BRUSSANGE 275
Lorsque les prières furent terminées, il
s'approcha de Paule :
— Vous vous rendrez malade. Venez.
— Qui les gardera ?
— Je vais chercher une de vos femmes.
— Non, pas de mercenaires ici. Nous
sommes les privilégiés de ce monde : c'est
aux privilégiés que le devoir du sacrifice
incombe. Gérard, reprit-elle en fixant sur lui
la claire irradiation de ses pupilles, ne le
croyez-vous pas ?
— Je le crois, Paule.
Elle ajouta lentement, comme pour mieux
graver ses paroles en celui qui l'écoutait :
— Ce sacrifice, pour être méritoire, doit
être sans restriction, sans arrière-pensée,
absolu !
Il l'enveloppa d'un regard d'épouvante.
y-TuJ^fc*.
XIV
Ce fut avec une certaine répugnance qu'Ed-
mond Dalisier prit enfin la route de Pierre-
laurès. Il avait promis à son fils de l'y venir
rejoindre, c'était d'ailleurs une démarche
indispensable : il fallait remercier Léopold
de son dévouement, s'entendre avec lui pour
l'époque du mariage; mais, en dépit du nou-
veau lien qui remplacerait bientôt ceux que
la mort ou le temps avaient brisés, cette fa-
mille lui inspirait des sentiments d'animosité
V
PAULE DE BRUSSANGE 277
sourde et de gêne. Il se demandait ce que
seraient une entrevue et un séjour qui,
somme toute, devaient déplaire à Léopold
autant qu'à lui-même. L'accueil de son beau-
frère le déconcerta : Brussange, accompagné
de Gérard, était allé l'attendre à la gare ; ses
souhaits de bienvenue furent empreints d'une
simplicité cordiale. Évidemment on le vou-
lait mettre à l'aise. Madame de Brussange
elle-même se montra presque affectueuse.
— C'était bien la peine, songeait Edmond,
de faire de moi un ogre ! Que diable! je ne
mange personne. Elle s'en aperçoit, je sup-
pose. . .
Mais Paule surtout rompit la glace. Cette
jeune fille dont jusqu'alors il se souciait mé-
diocrement prit tout à coup sur lui un em-
pire extraordinaire. Il était ébloui, éblouis-
sement des yeux fascinés par tant de beauté,
par cette grâce où le visage resplendissait
16
278 PADLE DE BRUSSANGE
comme dans une auréole, éblouissemeat du
cœur remué par un sourire et une voix qui
lui rappelaient une autre voix et un autre
sourire. Certes, sa vanité paternelle pouvait
se déclarer satisfaite, il serait fier de voir au
bras de son fils cette compagne superbe; %
mais cela n'était rien en comparaison des
douceurs intimes et personnelles qu'elle ré-
veillait en lui.
— Venez ici, disait-il.
— Me voici, mon oncle.
— Parlez-moi. J'aime à vous entendre par-
ler,
Paule se faisait l'esclave de ce vieillard
dont Gérard était le fils. Edmond se per-
suada qu'il avait découvert un trésor.
— Puisque je t'affirme que c'en est un, dé- j
clarait-il à Gérard. .•
— Je ne vous contredis pas, mon père.
— Il ne manquerait plus que cela.
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PAULE DE BRUSSANGE
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*
. 4
280 PAULE DE BRUSSANGE
Sois tranquille, je vais m'oecuper de vous.
Il tourna lestement les talons et se mit à
la recherche de M. deBrussange. En chemin,
il rencontra Paule, la salua du geste :
— Oui, oui, je vais m'oecuper de vous,
soyez tranquille. Où est ton père ?
Paule avait posé sur son bras une petite
maintremblanle..
— Que lui voulez-vous ?
— Curieuse I
— Je vous en prie...
— Je veux... je veux lui prendre sa fille
pour en faire la mienne. Là, es-tu con-
tente ?
Elle devint un peu pâle, une sorte d'an-
goisse altéra sa figure et, d'une voix troublée,
elle répondit :
— Déjà !
— Comment, déjà? Mais il y a une éternité
que ce devrait être fait. Demande plutôt à
E PAULE DE BRUSSANGE 281
wde* Gérard. Je viens de lui promettre... Il est
gulsjr d'une impatience !...
Ente — Gérard n'est pas raisonnable.
te . — En revanche, tu l'es furieusement.
K ri — Nous sommes tout à la joie de votre
q arrivée. Nous désirions cette visite depuis si
, longtemps ! Ne songeons d'abord qu'à vous,
nous songerons au reste après.
— Mais l'un n'empêche pas l'autre.
— Si, si, mon oncle.
— Du tout.
ml / — Je vous assure. Accordez-moi une
semaine. Vous pouvez bien m'accorder une
semaine. Huit jours de tranquillité, de paix,
, de calme. Ils passeront vite, allez ! Oh ! oui,
èk tro P vite -
Et, câline dans sa prière, animée, les
lèvres pleines de sourires, elle avait pourtant
'lefliré m v Pl e i ns de larmes. M. Dalisier observa
Mol! <œ contraste d'une douleur qui se cachait
9 16.
282 PAULE DE BRUSSANGE
sous le masque d'une gaieté. Des soupçons
lui vinrent : peut-être mariait-on Paule contre
son gré?
— C'est sérieusement que tu me fais cette
demande ?
— Très sérieusement.
— Et dans huit jours...
— Vous serez libre d'agir à votre guise.
Il se tut. Qu'allait-elle donc faire pendant
ce court laps de temps et sur quelle plaie
mystérieuse avait-il mis le doigt? Gérard se
croyait aimé ; ne l'était-il pas ?
— Que lui dirai-je, à lui ? reprit Edmond,
suivant tout haut l'impulsion de sa pensée
secrète.
— Ne vous inquiétez pas, je me charge de
tout.
— Qu'il soit donc fait comme tu le désires,
prononça M. Dalisier.
Paule employa ce répit d'une semaine à
PAULE DE BRUSSANGE 283
cuirasser de son mieux l'être qu'elle était sur
le point de frapper, et Gérard, se grisant de
ses paroles, en extase devant elle, ne voyait
pas la transformation d'un amour qui aban-
donnait l'idéal terrestre pour embrasser
l'idéal divin. Elle l'attirait, voulant qu'il mon-
tât dans son sillage aux régions sereines où
se puise la force de braver toutes les dou-
leurs, de survivre à toutes les blessures, de
s'endormir, résigné, dans l'agonie de toute
espérance fragile. Et lui la suivait, harcelé
d'inexprimables terreurs : une sensation de
vertige le gagnait sur ces cimes trop élevées
pour l'argile humaine. S'il rêvait de lointaine
immortalité, il rêvait surtout de félicités pal-
pables ; il n'avait point, comme Paule, les
yeux uniquement fixés au ciel, il portait en
lui le poids du limon que Paule ne connais-
sait pas. Mais il l'en vénérait plus.
La vie intérieure encadrait leurs sérénités
281 PAULE DE BRUSSÀNGE
faites d'une double angoisse : Hélène égre-
nait les perles de son rire aux oreilles de
James, toujours impassible jusque dans
l'ivresse ; François se penchait sur sa mère,
lui parlant de Marc et la consolant: et l'ama-
zone d'Edith enlre Robert venu pour les
fiançailles et Albéric réclamant Kale à
outrance, les aphorismes d'Arabelle, les
longues disputes — maintenant amicales —
d'Edmond et de Léopold redonnaient à Pier-
relaurès sa vieille physionomie bruyante.
M. Dalisier ne put se le dissimuler : des
huit jours demandés par Paule pas une mi-
nute n'avait été dérobée à Gérard, ce qui
n'empêchait point Gérard d'être aussi sou-
cieux que le matin où il avait successive-
ment promis de parler et de ne pas parler à
M. de Brussange. Les délais étaient écoulés,
il dit à son fils :
— M'expliqueras-tu pourquoi tu es déplus
i
PAULE DE BRUSSANGE 285
en plus sombre ? Gela n'est pas naturel. Tu
dois couver quelque gros chagrin. Allons,
conte-le-moi.
— J'ai peur.
— Serais-tu jaloux ?
— Avec Paule !
— Alors?...
. — Mon bonheur est trop haut. Je crains la
foudre.
— Eh bien ! mon petit, il faut le mettre à
l'abri, ton bonheur. Cela me regarde..
A force de réfléchir, sans d'ailleurs commu-
niquer à personne le sujet de ses réflexions,
Edmond était arrivé à ce résultat que, si
vraiment Paule répugnait au mariage, le plus
simple était de violenter ses répugnances.
L'avenir de Gérard se trouvait en jeu : pas
d'hésitation possible. Son fils, après tout,
saurait se faire aimer quand même et donne-
rait à Paule, en dépit de Paule, la clef du
286 PAULE DE BRUSSANGE
paradis conjugal. Elle serait, parbleu ! bien,
à plaindre avec lui ! Un homme charmant,
exceptionnel!...
— Où est Léopold? dit-il.
— Avec mes cousines et François, sur la
terrasse.
— Viens. Et courage ! Je suis là.
Quand ils arrivèrent auprès des promo-
neurs :
— Tu vas voir ce que j'en fais, de ta
foudre.
Il passa devant Paule en lui jetant ces
mots:
— J'ai tenu ma promesse, je suis dégagé
maintenant.
Et, s'adressant à son beau-frère :
— Léopold, c'est à vous que j'en ai. Je
vous dérange, tant pis. Mais ce me semble,
l'heure est venue de régler une affaire qui
nous intéresse tous.
PAULE DE BRUSSANGE 287
— Réglons, mon ami, dès que vous vou-
drez.
— Séance tenante.
— Ohl oh! comme vous êtes pressé!
Montons alors chez Louise, car, je le pré-
sume, son avis est nécessaire? interrogea
doucement M. de Brussange.
— J'ajouterai même que, dans le cas
actuel, il est indispensable, répliqua M. Da-
lisier.
Les beaux-frères disparurent, escortés de
deux sourires satisfaits, l'un venu d'Hélène
à l'adresse de Paule, l'autre de François
à l'adresse de Gérard.
Mais Paule était blanche comme un lis.
Un instant, elle consulta l'azur dont la
nappe profonde et tout ensoleillée s'éten-
dait au-dessus de leurs têtes, puis, regardant
Gérard :
— Venez I dit-elle.
288 PAULE DE BRUSSATSGE
Ils étaient, seuls, en face l'un de l'autre,
dans ce salon si souvent témoin de leurs
aveux.
— Comme vous voilà défaite et pâle ! fit
Gérard. Est-ce que la démarche de moji
père vous déplaît?
— Je m'y attendais.
— Regrettez-vous quelque chose ? -
— Oui, de m'êtrë tue aussi longtemps...
Pardonnez-moi le mal que je vais vous faire,
mais il faut que je vous le fasse.
Elle s'arrêta, suffoquée par l'émotion, et
lui restait debout, immobile, vraie statue de
l'angoisse. Elle repritavec effort :
— Je ne puis tenir ma parole, je vous
demande de me la rendre.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! balbutia Gérard.
Des ténèbres descendaient sur son esprit,
un froid mortel le glaçait. Il passa la main
sur son front, sans doute il était le jouet
PÀTJLE DE BRUSSÀNGE 2&
d'an horrible cauchemar?... Mais non, elle
était là, devant lui, blanche et toujours belle,
les paupières baissées afin de nepas voir son
ouvrage, résolue pourtant.
— Je vous aurais donné, dit Gérard, ma
vie jusqu'à son dernier souffle, mon sang
jusqu'à la dernière goutte. J'étais vofete
chose, vous la brisez ; Paule, je «"ai pas un
reproche ; mais, par pitié, laissez-moi ïe
croire, c'est une épreuve, n'est-ce pas? Vous
ne m'ôtez pas toute espérance ?
— Dieu m'appelle. J'entre en religion.
— Et de quel droit? rugit-il, emporté par
un accès de démence. Vous m'appartenez.
Esl-ce que Dieu voudrait d'une parjure? Oui,
parjure, si, fiancée à moi, vous vous fiâiïcez
à un autre. Vous seriez ma femme depuis
longtemps, sans l'absence de mon père. Vous
m'auriez épousé quand vous avez connu mon
amour. Dès cette heure-là, moi, je vous ai
290 PÀULE DE BRUSSàNGE
tenue pour mienn.e. Et vous Tétiez, et vous
l'êtes toujours. Vous reprendre, c'est me
voler mon bien. Dieu vous appelle? Eh 1 qu'il
vous appelle! Cela ne me regarde pas.
— Gérard!...
— Jamais, jamais! Vous donner de mon
plein gré? Jamais! Ah! c'est que vous ou-
bliez : converti, soit, mais à la condition
qu'on ne me mette pas brutalement en face
d'une monstruosité. Je n'ai pas entendu,
lorsque vous m'appreniez la prière, qu'elle
se tournerait contre moi sans que je me
retournasse contre elle. Votre abandon me
rejette dans l'impiété. S'il est vrai qu'il
existe des damnés, en me repoussant, vous
en faites un de moi.
— Et en ne consentant pas à me délier,
répliqua Paule, vous empoisonnez ma vie.
Choisissez.
— Ah ! mon choix est fait, soyez libre !
PAULE DE BRUSSANGE 391
Dans tin geste violent de menace vers
le ciel, il ajouta :
— Que tout ce que vous m'avez enseigné
soit maudit !
Elle se précipita, posa la main sur ses
lèvres :
— Taisez-vous, taisez- vous ! Ne blasphé-
mez pas !
— Eh ! que vous importe, dit-il rudement,
puisque entre nous tout, est fini. Impie ou
croyant, je ne vous suis rien. Laissez-moi !
Il la repoussa, et, d'une voix étranglée :
— Vous ne m'avez jamais aimé.
— Jamais aimé! répéta Paule avec ex-
plosion. Jamais aimé! L'aveugle et l'ingrat!
Mais depuis que je vous connais, je n'ai
qu'une pensée, un souci, un orgueil : vous.
Votre âme m'était plus chère que la mienne.
J'aspirais pour elle à toutes les noblesses, je
la voulais dégagée de ses erreurs, si belle
29* PAULË DE BRUSSÀNOE
que Dieu pût se contempler et se complaire
en elle. Je m'étais faite sa mère et son
esclave, rêvant de m'y reposer, de m'y ense-
velir. Et c'étaient pour moi d'ineffables
délices de la voir rayonner peu à peu. Je
m'enivrais de ce rayonnement. Ah ! les dou-
ceurs, les extases de votre amour, Gérard,
quel holocauste impitoyable m'en a demandé
le Seigneur t Que de fois j'ai pleuré, oubliant
ma famille, ma liberté que j'allais sacrifier,
ne pensant qu'à vous, car seul vous me
rattachiez à la terre, de vous seul je ne
pouvais m'arracher. Et je devenais lâche, si
lâche, que par moments je voulais étouffer
cette voix qui m'appelait, courir à vous, me
réfugier dans vos bras, y oublier tout.
Quand Dieu me courbait sous sa grâce,
j'agonisais, comme maintenant.
Elle tomba dans un fauteuil, couvrit son
visage de ses mains et se mit à sangloter.
PADLE DE BRUSSANGE 293
Gérard s'agenouilla devant elle.
— Paule, Paule, pourquoi me désespérer,
puisque vous m'aimez encore ? Pardonnez-
moi mes emportements, mes blasphèmes, ce
moment de folie. Peut-on vous perdre sans
devenir fou? Ne vous reprenez pas,mabien-
aimée. Vous êtes libre. Je souffrirai tout ce
qu'il vous plaira de me faire souffrir, mais, je
vous en conjure, écoutez-moi : un amour
saint et pur tel que le nôtre, Dieu doit pour-
tant bien le bénir. Nous avons tous une
mission ici-bas : la vôtre est de me diriger
dans les rudes sentiers du christianisme.
Votre place est à mon côté, ma femme et
mon ange gardien. Votre place est à la tête
des enfants que vous me donnerez, cohorte
de petites âmes issues de nos âmes, que
vous aurez à conduire vers le ciel. Vous
serez ce qu'est votre mère, une de ces créa-
tures dont le monde a besoin pour exem-
294 PAULE DE BRUSSANGE
pie, et dont la vie est la leçon des autres.
— Oui, dit Paule en séchant ses larmes,
c'était un beau rêve, le plus beau qu'on pût
faire ici-bas : une tendresse comme la nôtre,
des enfants, puis, au seuil de la tombe, une
fois la route terminée ensemble, la certitude
de joies immortelles. Il n'est pas dans ma
destinée de le réaliser, et, je le crains à
présent, Gérard, il n'est pas dans la vôtre de
le recommencer. Je vous souhaite ardem-
ment un foyer, je vous le souhaite sans
jalousie, allez, sans regret, du plus profond
de moi-même; mais je vous connais trop
pour espérer d'être exaucée. Vous refermerez
votre cœur sur votre unique amour et vivrez
de votre blessure, cruellement. Ce sera là
moncilice. J'aurais tant voulu vous épargner
toute peine!... Mais nos douleurs ne seront
pas stériles : vous avez votre père à racheter,
la science à mettre au service de la foi ; moi,
PAULE DE BRUSSANGE 296
j'ai la rançon des miens à payer, tout mon
bonheur à donner à ceux qui n'en ont
pas.
— Les pauvres, les misérables? fit Gérard,
se souvenant des mêmes paroles proférées
au chevet de Jacqueline.
— Oui, répondit Paule.
— Mais vous pourrez les servir en restant
dans le monde. Je vous laisserai maîtresse
absolue de vos actes. Vous y consacrerez
votre fortune et votre temps. Les misé-
rables? Eh ! n'en suis-je pas un, moi? Le plus
à plaindre peut-être, car, vous partie, rien
ne me reste. Paule, j'ai failli mourir une fois
à cause de vous ; savez-vous si je ne vais pas
mourir !
— Vous vivrez, Gérard. L'homme faible et
désarmé que vous étiez alors a disparu. Vous
êtes aujourd'hui comme moi, capable de
tous les sacrifices.
**6 PAULE DE BRCSSANGK
. — Non, non, murmura- t-il dans un dernier
accès de révolte.
— Alors à quoi serviraient toutes les
larmes que j'ai versées, mes déchirements du
jour et de la nuit? En vérité, vous ne parais-
sez pas soupçonner mes tortures. Toujours
j'entendais l'appel de Dieu : « Prends ta
croix, Paulé, renonce à tout, suis-moi; ne
t'arrête pas dans les larmes; je t'ai mis au
cœur d'immenses pitiés, il faut que tu les
verses sur tes frères ; il faut que tu m'accom-
pagnes dans la voie douloureuse, que tu
boives mon calice jusqu'à la lie, que tu meures
de ma mort. » Et je le suppliais : « Seigneur,
j'ai un fiancé. Seigneur, il me vient de vous,
c'est en vous que je l'aime. Ayez compassion :
laissez-le moi ! * Et toujours j'entendais :
€ Prends ta croix, suis-moi. Je t'ai donné ma
vie dans les opprobres, pour te sauver; tu
peux bien me donner ton amour pour me
PAULE DE BRUSSANCiE Î97
servir! » Et je le lui ai donné, Gérard. J'ai
renoncé à vous, j'ai pris ma croix. Je vais
tout quitter. Nous nous retrouverons là-
haut.
11 contemplait ce visage illuminé par l'ar-
deur du sacrifice, ces yeux, noyés de pleurs,
qui n'avaient plus rien d'humain, toute
cette beauté qu'il adorait, qu'il avait crue
son bien et qu'il ne reverrait jamais. Elle
retournait à Dieu, la radieuse créature,
après l'avoir arraché à la matière. Elle ne
l'avait donc effleuré de l'aile que pour lui
montrer les cieux, elle ne lui avait donc
embrasé le cœur que pour le couronner
d'épines? Il n'osait plus entrer en lutte. Il
sentait bien qu'aucune chaîne terrestre
n'arrêterait l'essor de cette charité sublime.
Le désespoir laboura ses entrailles. Perdues,
les chastes félicités si longtemps promises,
si longuement attendues; perdu, l'orgueil de
17
= -7Bflr
»8 PÀULE DE BRUSSANGE
cette conquètedont sa vie devait resplendir;
perdu, cet être en qui palpitait toute son
âme et qui la lui emportait à Dieu, dans le
suaire de son immolation !
11 se jeta comme eh délire sur la chaise
longue où elle le soignait jadis, brisé, se
lamentant, mordant les coussins pour étouffer
ses cris. -
Paule, debout, les joues humides, la main
crispée contre sa poitrine pour l'empêcher
d'éclater, regardait.
La porte s'ouvrit, madame de Brussange,
suivie de Léopold, s'avançait au bras d'Ed-
mond. Tous trois demeurèrent pétrifiés.
— Mon père, dit Paule, j'entre aux Petites
sœurs des pauvres. Je partirai demain.
— Toi ! cria madame de Brussange.
Gérard se souleva. Des alliés lui venaient.
Il courut à sa tante. C'était là le suprême
appui.
PAULE DE BRUSSANGE 299
— Vous ne le tolérerez pas, dit Edmond
à son beau-frère.
Une émotion poignante suffoquait Léo-
pold. Au bout d'un moment, il répondit :
— Elle était à Dieu avant d'être à moi.
. — Ah ! mon pauvre Gérard, sanglota ma-
dame £e Brussange en prenant le jeune
nomme dans ses bras, nous sommes con-
damnés.
— Gérard, fit doucement Pnuie, je vous
laisse une mère. Consolez-la.
XV
Quelques mois plus tard, dans la ville de
P***, la chapelle des Petites sœurs des
pauvres offrait un aspect inaccoutumé ; son
indigente mais gracieuse décoration, où
l'ingéniosité des filles merveilleuses qui font
tout de rien s'était donné libre carrière, an-
nonçait une cérémonie imposante. L'autel,
seul luxe de ces infiniment pauvres, brillait
sous les lumières. À travers l'abside encore
déserte, les hautes tiges de fleurs dressaient
PàULE DE BROSSÀNGE 30!
un massif de verdure. En deçà de la table
sainte, le long des murs, comme un cordon
d'honneur, s'échelonnaient des vieillards,
les hommes du côté de l'évangile, les femmes
du côté de l'épltre, et dans un large espace
au sommet de la nef des prie-Dieu atten-
daient. Par la porte ouverte de la sacristie,
on apercevait le va-et-vient des petits clercs se
vêtant, les ornements sacerdotaux, un clergé
nombreux. Tout à coup, un frémissement
courut sur le monde des vieillards ; ils chu-
chotaient entre eux: « La mariée! la mariée! »
Tandis qu'Hélène s'approchait de l'autel,
conduite par M. de Brussange, dans le
chœur, en face de la sacristie, un second
cortège apparut, en tête duquel marchait
Paule, vêtue aussi du costume nuptial. Mais
Hélène, appuyée au bras de son père, était
suivie de James, de ses parents, de ses amis ;
Paule s'avançait seule, n'ayant derrière elle
901 PAULE DE BRUSSÀNGZ
que des servantes de mendiants drapées
de noir. L'une se plaça devant la table de
communion, l'autre resta dans Pabside.
Alors débouchèrent les enfants de chœur aux
tuniques rouges couvertes de mousseline
blanche, portant les cierges, les encensoirs,
les missels, et les prêtres en rochet, puis,
fermant la marche, l'évêque.
Au fond, se pressait la foule curieuse. Tout
le chef-lieu connaissait les Brussange, quoi-
que Pierrelaurès soit situé à la lisière du dé-
partement. On ne voulait pas manquer le
spectacle des deux sœurs fixant le même jour
dans la même enceinte leurs destinées si
dissemblables. Les commentaires à \oix
basse allaient bon train :
— Tiens ! monseigneur officie?
— A cause de James Pernill. Un pair
d'Angleterre, vous plaisantez I
— Du tout. C'est à cause de la novice.
PfcULE DE BRUSSANGE 303
— Elle a fait, paraît-il, des conversions.
— Éclatantes; celle, entre autres, d'un
savant célèbre.
— Qui s'appelle?
— Je ne sais pas. Quelqu'un m'a conté la
chose tout à l'heure et m'a même montré
la... victime. Tenez, là, droit devant vous.
Et le geste désignait un homme jeune, aux
tempes blanchies, aux traits pâles, impassible
comme le marbre, dont les yeux noirs
avaient la mélancolie profonde et navrante
des inconsolés.
— Expliquez-moi, demandait un voisin à
sa voisine, l'ordre et la marche... Je m'y
embrouille.
— C'est bien simple : d'abord le mariage
d'Hélène de Brussange et, aussitôt après, la
prise d'habit de sa sœur Paule.
— Singulière idée de mêler ainsi les deux
cérémonies.
304 PAULE DE BRUSSANGE
— Moi, je trouve cela fort touchant.
— Ce doit être un supplice pour une fa-
mille.
— Pour une famille ordinaire. Mais les
Brussange sont des êtres à part, si pieux !
— Tant qu'il vous plaira. Cependant de
voir cette créature qu'on va rayer de ce
monde, en face de l'autre, cela me remue,
moi qui ne leur suis rien.
— Examinez la mère. On devine au mou-
vement des épaules qu'elle sanglote.
— Alors, vous voyez bien , c'est un supplice.
Oui, c'en était un, et cruel, pour la pauvre
femme ployée sur ses genoux. Léopold, ab-
sorbé par le tabernacle, ne laissait rien per-
cer sur son calme visage de ses méditations
en face de l'autel; la physionomie défaite de
madame de Brussange marquait une indicible
détresse. On brisait la chaîne bénie qui rat-
tachait les filles à la mère.
i
PÀCLE DE BRUSSÀNGK 305
L'une s'en allait avec l'époux, l'autre s'en
allait avec Dieu, toutes deux fuyaient comme
leurs frères avaient fui ; rien ne restait de la
couvée, le nid était vide, la mort pouvait
venir.
Debout entre elle et François, Gérard con-
templait dans l'abside Paule sous la neige de
ses voiles. Elle était idéalement belle. Et
c'était donc bien là celle qu'on lui arrachait
à jamais ! De tout ce qu'il avait rêvé, de tout
ce qu'il avait aimé, Dieu se faisait une proie,
laissant au déshérité la souffrance sans même
permettre qu'il s'y dérobât dans la tombe.
Elle pleurait, la mère, près de lui; qu'elle
était heureuse d'avoir encore des larmes !
Lui, n'en pouvait plus verser, il enfermait
en son sein une incurable et muette torture.
Et pourtant il était, sinon résigné, du moins
soumis; il acceptait vaillamment une vie
sans issue, composée des devoirs austères
804 PAULE DE BRUSSANGE
que Paule lui enseignait jadis. Il lui obéissait
encore, il lui obéirait toujours; désormais sa
seule volupté serait de se déchirer le cœur
aux ronces semées par elle. Oh ! la suprême
vision de l'aimée! Les derniers regards jetés
sur l'ange ! Il vivait en ce moment la minute
de grâce du condamné à mort. Elle allait
prendre son vol vers les sphères inacces-
sibles, monter, sans retourner la tête, vers
celui qui l'appelait. Hélas! hélas! n'élait-ce
pas lui qui l'appelait?... Et dans l'hallucina-
tion de la douleur, il la voyait, sa fiancée,
prête à lui tendre les bras, il voyait ces lèvres
prêtes à murmurer encore le cantique des
chastes tendresses. Hélène et James cour-
baient leurs fronts sous le poêle sacré, il
courbait le sien et prononçait le même ser-
ment-qu'eux, le regard éperdument fixé sur la
forme blanche et gracieuse agenouillée dans
l'abside. Toujours, toujours, il serait le
PAULE DE BRUSSANGE 307
fidèle, l'aimant, l'extasié ; sa vie entière se-
rait un remerciement de toutes les heures;
pas une pensée, pas un battement de cœur
où Paule dût rester étrangère ! . . .
Soudain, parmi le silence, dans le trem-
blement des cierges, à travers la fumée mon-
tant des encensoirs, il la vit se lever. Elle
s'avança jusqu'au pied de l'autel, sa voix
harmonieuse et ferme retentit : Paule ré-
clamait sa consécration à l'époux céleste,
elle se faisait la servante des pauvres et des
souffrants, elle mendiait l'ignominie du divin
Maître pour s'en parer comme d'un manteau
royal. En signe d'esclavage, les ciseaux mor-
dirent la chevelure superbe.
Gérard sortit de son rêve, la réalité brutale
venait de le ressaisir.
Des religieuses dépouillaient Paule. A la
robe de fête succéda la robe noire. On con-
duisit la jeune fille au milieu du chœur.
388 PAULE DE BRUSSASCK
Elle s'étendit sur les dalles et l'on couvrit
son corps du drap funèbre.
Un cri déchira l'air.
M. de Brussange étreignit la main de Gé-
rard et, la bouche tremblante :
— Du courage, mon fils ! dit-il.
Ah l du courage ! quand avec sa fiancée
mourant au monde sa jeunesse, toute sa jeu-
nesse, mourait au bonheur !
Rien sous le drap n'avait frémi. Dans le
bercement de l'hymne des trépassés, le corps
de Paule dessinait sa forme immobile. Peut-
être les anges qui la gardaient, arrêtant le
cri du désespéré, r avaient-ils détourné de
Paule pour l'emporter en offrande vers le
Maître qu'elle venait de se donner.
Et dansce deuil un chant de triomphe éclata.
La nouvelle religieuse se levait, rayonnant
de ses holocaustes, victorieuse d'elle-même,
entonnant le Magnificat des béatitudes éter-
PAULE DE BRUSSANGE 30f
nelles. € Le Tout-Puissant a fait en moi de
grandes choses et son nom est saint. »
Une larme tomba enfin des paupières arides
de Gérard; maintenant, comme autrefois,
Paule le secourait dans sa misère...
— Et son nom est saint ! répéta-t-iL
Elle embrassa Tune après l'antre les reli-
gieuses qui l'entouraient, descendit porterie
baiser de paix aux vieilles femmes pauvres
devenues ses enfants, puis s'avança vers les
siens...
Oh ! cette dernière étreinte, qui l'a connue
et n'en a pas été bouleversé ?
Madame de Brussange défaillait. Robert
et François, Marc, le bras en écharpe, un
ruban à la boutonnière, se mordaient les lè-
vres pour y clouer le sanglot. Àlbéric causait
bas avec Edith et Kate. Arabelle même, la
majestueuse et froide Arabelle, se sentait
elle ne savait quoi dans la gorge.
310 FAULEDE BKUSSANGE
— Je suis là femme des attendrissements
faciles ! chuchotait-elle à lord Melwin, pen-
dant qu'Edmond Dalisier, les poings crispés,
les sourcils en accent circonflexe, tempêtait
intérieurement contre un Dieu auquel il était
obligé de croire à la fin, puisque ce Dieu
leur volait Paule.
M. de Brussange prit sa fille dans ses bras :
— Paule ! Paule !
— Je suis si heureuse, mon père ! dit-elle.
James inclina le front devant la douce
créature, tandis qu'Hélène lui demandait :
— Veux-tu nous bénir, dis, toi aussi ?
Quand elle arriva devant Gérard, son front
conserva la mêmç limpidité sereine. Leurs
yeux se mêlèrent. Ni l'un ni l'autre n'ouvrit
la bouche; ils s'étaient compris sans se rien
dire : ils se donnaient rendez-vous là-haut.
Paule remonta dans le chœur et y demeura
debout. Un à un, lentement, les vieillards
PAULE DE BRUSSANGE 311
défilèrent devant elle en la saluant. Et là-bas,
Hélène se retirait avec son cortège. La reli-
gieuse le regarda s'éloigner. La vision des
bonheurs un jour convoités, des amours hu-
maines, des chérubins pendus au cou, de tout
ce qu'elle sacrifiait passa comme un éclair
devant sa pensée. Elle se tourna vers le ta-
bernacle, jetant au sein de Dieu ce qui pou-
vait subsister en elle d'affections naturelles,
et, délivrée de tout lien terrestre, elle con-
templa ces misérables, vieux et repoussants,
qui défilaient toujours, ces membres du
Christ souffrant auxquels se dévouait sa
vie, et, pleine d'une ardente ivresse :
— Amour de mon Dieu, dît-elle, vous êtes
le plus grand des amours l ' •
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FIN
Bourloton. — Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 8»
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