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Full text of "Paule de Brussange"

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^w 






I 



\ 






PAULE DE BRUSSANGE 



GALMANN LÉVY, ÉDITEUR 



DU MÊME AUTEUR 



Format grand in-18 



CATHERINE LEV ALLIER 1 vol. 

LES FILS DU SIÈCLE 1 — 

LA REVANCHE DE L*ENFANT 1 — 

LES SOUFFRANCES D'UNE M È II K 1 — 

LES THÉORIES DE TAVERNELI.R | - 



Houhloton. — Imprimeries réunies, B, rue Mignon. 2. 



...* PAULE 

DE BRUSSANGE 



ÉÏXÏIMRD DELPIT 






se 



9 



PARIS 

CALMANN LÉVY, EDITEUR 

ANCIENNE MAISON MICHEL LÊVY FRfcRES 

3, RUE AURER, 3 

1887 
Droits de reproduction el de traduction réserves. 



-9 



î THE SEW YOftK 

3570751* 



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1943 L 



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LÉON DE TINSEAU 



SON AMI 



li. D. 



SÔV A9 * 



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PAULE DE BRUSSANGE 



— La maison ! j'aperçois la maison ! 

— Moi, des silhouettes sur la terrasse. 

— C'est papa. 

— Et nos frères près de lui. 

Deux paires de petites mains battirent à 
la portière de la voiture, et je ne jurerais pas 
que deux paires de petits pieds ne fussent 
en train de protester, par leurs trépigne- 
ments, contre la lenteur des chevaux qui 

1 



2 PAULE DE BRUSSÀNGE 

finissaient de gravir la côte un peu raide au 
bout de laquelle apparaissaient, en un fouillis 
de verdure, les tourelles du château de 
Pierrelaurès. Ce château est situé dans cette 
partie de la région du sud-ouest que les géo- 
graphes nomment le Périgord noir. Il ne faut 
pas trop se fier aux étiquettes, même posées 
par les savants : le Périgord noir ressemble, 
à s'y méprendre, à tout le reste du Périgord, 
la terre gaie au soleil, par excellence, mais 
çà et là sévère, ainsi qu'il sied aux gens ou 
aux pays qui savent que la vie a deux faces, 
comme Janus. Ce jour-là, justement, sous 
les coulées d'or tombées du ciel et filtrant à 
travers le feuillage, en cet après-midi de 
mois d'août tiède et radieux, parmi l'éclat 
des fleurs, la gaieté des pelouses où le 
château se détachait avec une sorte de 
coquetterie attirante, rien n'était de na- 
ture à donner une impression de tristesse, 



PAULE DE BRUSSANGE 3 

fût-ce au géographe le plus clairvoyant. 

Madame de Brussange, assise au fond de 
la calèche, se pencha à son tour, dès qu'elle 
eut entendu les derniers mots que ses filles 
venaient de prononcer : c Nos frères l » 
Quoil les frères étaient là, près du père? 
Quelle bonne surprise! Elle n'en attendait 
qu'un sur trois, et elle les allait retrouver 
tous les trois, et il y avait si longtemps 
qu'elle ne les avait embrassés, l'un en 
garnison dans une ville du Nord, l'autre étu- 
diant à Paris, le plus jeune à Saint-Cyr. 

Bientôt la voiture cahota sur les pavés 
inégaux de la cour. Les chevaux ne furent 
pas plutôt arrêtés que déjà les portières 
étaient assaillies. On grimpait aux marche- 
pieds, on faisait irruption dans la calèche, 
on la prenait d'assaut. 11 n'y eut pas de 
résistance d'ailleurs. Les étreintes se mêlè- 
rent, jusqu'à ce que les sœurs eussent cédé 



4 PAULE DE BRUSSANGE 

la place pour courir à leur père, tandis que 
madame de Brussange ne savait à qui 
répondre, de ces beaux visages d'hommes 
inclinés vers ses lèvres. 

— Tu as donc un congé, Robert? 

— Tout un semestre, maman. 

— Et toi, François, ton examen ? 

— Passé, maman. Me voilà docteur en 
droit. 

— Maman, reprenait Robert, le semestre 
est doublé d'un nouveau galon. 

— Lieutenant? 

— Lieutenant. 

Les jeunes filles revinrent comme un vol 
de colombes. Et les caquetages de com- 
mencer : « Ce Robert, toujours le même : le 
plus beau des hussards de France... » — c Et 
François, avec ses airs inspirés, sentait-il 
assez son orateur!... » — c Quant au saint- 
cyrien Marc, ce n'était pas une illusion: 



PAULE DE BRUSSANGE 5 

Marc âvail de la barbe aillant que Robert en 
personne. > Le trio des- frères donnait la 
réplique : — Aucun d'eux n'eût reconnu 
Paule ni Hélène, — tant elles étaient chan- 
gées, — en mal, va sans dire, — surtout 
attifées de la sorte! Les doigts malicieux 
désignaient l'uniforme du Sacré-Cœur dont 
elles étaient vêtues, et qui n'est pas pour 
inspirer de la coquetterie. 

Non loin de l'endroit où se passait cette 
scène, un homme regardait. Ces expansions, 
à grand renfort de bras, de cris et même de 
larmes, lui paraissaient exagérées et un tant 
«oit peu ridicules. Cela ne rimait à rien. Les 
rencontres en ce bas monde se font d'ordi- 
naire avec plus de réserve, et ce n'est pas 
une raison parce qu'on ne s'est pas vu depuis 
longtemps pour mener un interminable 
vacarme. Il haussa les épaules et tourna le 
d'os. 



6 PAULE DE BRUSSÀNGE 

Une main glissa sous son bras : M. de 
Brussange le conduisait vers sa femme. 

— Ma chère amie, Gérard, qui projette 
un voyage en Espagne, consacre à Pierre- 
laurès une semaine avant de partir. Il est 
arrivé avec François, hier soir. 

Pour madame de Brussange, quand elle 
avait ses enfants, le reste de l'univers n'exis- 
tait pas. Elle portait cependant de l'intérêt à 
Gérard: c'était le neveu de son mari, elle 
l'estimait et l'aimait en bonne parente, juste 
un peu plus que son prochain, et quoiqu'elle 
le connût à peine, ce fils d'une sœur tendre- 
ment regrettée de M. de Brussange aurait, 
en tout autre moment, reçu un accueil cha- 
leureux ; dans la circonstance, elle se con- 
tenta de quelques mots d'affectueuse bien- 
venue. La présence de Gérard la contrariait ; 
il tombait en intrus au milieu des premiers 
épanchements de famille et gênerait les 



PAULE DE BRUSSANGE 7 

effusions. Elle avait même saisi à la dérobée 
l'étonnement de certains regards levés sur 
Hélène et Paule, des plis caustiques sous la 
moustache... Est-ce qu'il se permettrait non 
seulement de ne pas être ébloui, mais 
encore de critiquer? Sans doute parce que 
ses enfants n'étaient pas le décalque d'une 
gravure de modes... Eh 1 si Ton voulait s'en 
mêler!... 
Elle s'empara de ses filles. 

— Montez vous habiller, mes chéries. Les 
Laubermont nous ont vues passer, ils seront 
ici avant une heure. 

— Oh y es, io be sure! scanda le saint- 
cyrien Marc, tandis qu'il saluait railleuse- 
ment Hélène à la mode britannique, tout 
d'une pièce, le corps raide, avec le flegme 
d'un Anglais bien appris. 

Hélène était rouge comme un coucher de 
soleil. Paule lui vint en aide : 



8 PAULE DE BllUSSANGE 

— Eh bien, maman, qu'importe? Nous 
es recevrons avec tant d'amitié qu'ils ne 

prendront pas garde à nos robes. 

— Parbleu ! approuva M. de Brussange. 
Les hommes n'entendent rien à certaines 

vanités maternelles. 

Madame de Brussange entra fort dépitée 
au salon. Si du moins Gérard avait eu le bon 
goût de disparaître! Car, décidément, il 
l'ennuyait, il prenait des airs désagréables 
au possible. Gérard, comme s'il eût deviné la 
secrète pensée de madame de Brussange, fit 
mine de s'éloigner; au passage, Paule 
l'arrêta : 

— Mon cousin, est-ce nous qui vous met- 
tons en fuite? 

— Pas le moins du monde, ma cousine. 

— Alors ne nous quittez pas ; nous vous 
connaissons bien, quoique nous vous voyions 
aujourd'hui pour la première fois; nous 



PAULE DE BRUSSASGE 9 

vous connaissons par iiotre père et par 
François. Vous êles notre quatrième frère. 
A ce titre, votre place est ici. 

Elle montrait le cercle de famille, ses yeux 
r franchement posés sur ceux de Gérard, avec 
une hardiesse naïve. 

Cependant, â travers le salon, Hélène fure- 
tait partout, remuant les tables, s'accrochant 
aux meubles, touchant à ces riens qui sont 
des mondes, parmi lesquels elle avait grandi 
jusqu'au départ pour le couvent. Le vieux 
château de Pierrelaurès, sous l'écho des 
voix jeunes, avait comme des tressaillements 
attendris. La gaieté rentrait au berceau avec 
Paule, avee Hélène : elles ramenaient, pa- 
rçilles aux hirondelles, le printemps, ses 
fleurs et ses promesses. 

Des gémissements partis de la cour fran- 
' chirent les fenêtres ouvertes. Paule, la pre- 
mière, les entendit. Elle se leva, et, voyant 



.10 PAULE DE BRUSSANGE 

ce qui se passait au dehors, se hâta d'y 
courir. 

Près de la grille, des mendiants atten- 
daient l'aumône que, chaque semaine, les 
Brussange faisaient aux pauvres. C'était, 
dans ce groupe, une petite fille de quinze 
mois, dont les cris avaient attiré Paule. 

— Qu'a-t-elle? demanda mademoiselle de 
Brussange en la prenant des bras d'une 
femme aux traits anguleux et durs. 

— Elle a faim! répondit la paysanne. 
Paule serra l'enfant contre sa poitrine et 

l'emporta. Hélène vint la rejoindre. On n'eut 
pas de peine à consoler la mièvre créature. 
Paule la tenait avec crainte : jamais elle 
n'avait soigné d'enfants, elle appréhendait 
de meurtrir ces membres fluets, leur peu de 
poids rétonnait. Elle tendit un bol de lait, 
la petite fille mit au bord du vase le trem- 
blement de lèvres avides. Hélène, qui as- 



PÀULE DE BKUSSÀNGE 11 

sistait à l'opération, regretta de n'en pas 
apprécier le charme probable. 

— Tu as un joli courage. Vois en quel 
état sont ces haillons. 

Paule examina plus attentivement l'af- 
famée. 

— C'est vrai, on la tient très mal. 

— Aussi mal que possible. 

— Cherche-moi ce qu'il faut pour la 
rendre présentable. Je la ferai manger pen- 
dant ce temps. 

Hélène n'en revenait pas : se mettre au 
service de cette horreur! Car c'était une 
horreur... Mais l'attitude de Paule coupa 
court aux objections. Toute la famille savait 
que Paule possédait un cœur bâti d'une ma- 
nière spéciale, et l'on avait pour ses folies de 
bonté des obéissances immédiates. Hélène 
rentra bientôt avec les objets nécessaires. 
Gagnée par la compassion, subjuguée par 



=#*i -+yrr ■•*£?' 



M PAULE DE BRUSSANGE 

l'exemple, elle aida sa sœur dans la besogne 
ingrate. L'effort était d'autant plus méri- 
toire que ses regards, de temps à autre, 
franchissant la fenêtre, fouillant au dehors 
la cour et l'avenue, témoignaient que son 
esprit ne restait pas où restait son corps. 
Aussi, pourquoi sa mère avait-elle parlé des 
Laubermont, et pourquoi l'ironique Marc 
avait-il baragouiné trois mots d'anglais?... 
La petite fille se laissait faire, attachant avec 
gravité son œil noir à ces visages penchés 
sur elle. 

— Pour le coup, dit Hélène, voici le break 
des Laubermont, il monte la côte-; maman 
avait raison. 

— Sauve- toi, répliqua Paule. Dès que 
j'aurai fini, je retournerai au salon. 

Quand elle sortit, fière de son œuvre, 
faisant sauter sur ses bras l'enfant qui riait, il 
n'y avait plus près de la grille que la femme. 



ÎV 1 



PAULE DE BRUSSANGE 13 

— Comment vous appelez-vous? deman- 
da-t-elle. 

— Janille Thouenne. 

— Ma mère vous connaît? 

— Je ne sais pas. Je suis dans le pays 
depuis peu de temps. 

— Vous demeurez loin? 
- — Au bout du village. 

— Au revoir, dit mademoiselle de Brus- 
sange. 

Elle lui donna l'enfant, qui tenta de s'ac- 
crocher à la jeune fille, de ses pauvres mains 
pâles, où transparaissait le bleu des veines, 
et se remit à pleurer. Janille, pour la faire 
taire, la secouait avec rudesse, et, mécon- 
tente de n'avoir pas reçu l'aumône, s'éloigna 
en maugréant. Paule ne l'entendit point, les 
pleurs de la petite l'avaient attristée. Elle se 
dirigea vers le château, distraite, oublieuse 
-des Laubermont, cherchant d'où pouvait 



14 PAULË DE BRUSSANGE 

venir ce soudain malaise qui lui mettait au 
cœur une lassitude inconnue. Gérard, seul 
sur la terrasse, l'observait, tandis qu'elle 
avançait sans le voir. Elle s'assit sur un banc 
d'où l'on découvrait la vallée. 

Les arbres de Pierrelaurès projetaient de 
sombres arabesques sur le vert des pelouses 
qu'incendiait le soleil. Du dôme des bran- 
ches pendaient, comme un manteau mobile 
aux tons flamboyants, des lambeaux de 
pourpre et d'azur. Qu'elle l'aimait, ce coin 
de terre, première vision de ses yeux, paré 
des souvenirs qui se dressaient pêle-mêle 
dans leur grâce et leur fraîcheur anciennes! 
Comme elle l'avait admiré quelques instants 
plus tôt, lorsqu'elle retrouvait le paysage 
familier! Chaque buisson, chaque fleur, 
chaque brin de mousse chantait un poème 
de bonheurs exubérants ou mystérieux, 
apportait une allégresse de plus dans l'allé- 



PÀULE DE BRUSSÀNGE 15 

gresse du retour. La joie débordait en elle, 
comme en ces choses inanimées qui pre- 
naient des voix pour saluer sa venue; et 
cette félicité, surabondante, douce, sereine, 
le seul sentiment où se fût épanouie sa vie 
entière, sa vie entourée de chaudes ten- 
dresses protectrices, elle la croyait sinon le 
lot de tous, du moins le partage des petites 
âmes neuves, dignes des faveurs du Ciel. 
Et voilà que des yeux, à peine ouverts à la 
lumière, se fermaient dans le chagrin; que 
des lèvres, à peine habiles aux sourires, lui 
parlaient de larmes : larmes pour les anges 
et les pécheurs, les bons et les méchants.,. 
A tous les âges et à tous les échelons de 
l'humanité, la grande reine d'ici-bas, la 
souffrance, marquait ses sujets; on ne lui 
échappait que pour un temps : tôt ou tard , 
elle touchait de son sceptre inexorable le s 
rares élus un moment épargnés, et chassait 



~*f r 



16 PAULE DE BRUSSANGE 

devant elle le troupeau lamentable qu'elle 
dirige vers la mort, écueil ou refuge des 
créatures. 

Paule tressaillit. Un voile funèbre s'abais- 
sait des nues, comme pour éteindre la gaieté 
des choses et lui annoncer les aurores veuves 
de rayons, les aubes embrumées de tristesses 
ignorées jusqu'ici. Dans ce premier tête- 
à-tête avec la vie qui brusquement découvrait 
ses misères, elle pensa non pas à elle-même, 
mais aux siens. L'intuition de douleurs pos- 
sibles les lui rendait plus chers. Ah ! que 
Dieu les préservât longtemps, toujours^ et 
ne prît qu'elle pour victime ; et, si des croix 
leur étaient réservées, qu'il lui permît de 
s'en charger seule ! Elle sonda l'espace où 
montait son ardente prière, cherchant le 
Dieu caché par-delà les immensités, afin de 
donner son offrande, la rançon des autres, 
son âme, la chair de son cœur, afin de sai- 



PÀULE DE BRUSSANGE 17 

gner sous la main du Très-Haut tant qu'il 
plairait aux desseins dé l'infinie miséricorde. 
Et ce regret lui- vint des vieux âges où la 
flamme céleste, en consumant l'offrande, 
apprenait que l'holocauste était agréé du 
Seigneur. Les yeux toujours perdus dans 
l'éther, elle questionnait le maître invisible, 
•elle attendait de cette nature, — son esclave, 
— un signe indicateur. Les nuages, repris 
par la brise, glissèrent rapides vers le cou- 
chant; ils allongeaient leurs formes fantas- 
tiques, par endroits éteignaient la lumière, 
couvrant de crêpe la vallée, au hasard de 
leur course vagabonde, et, pressés, mena- 
çants, lugubres, ils semblaient répondre : 
« Regarde-nous, le malheur vient comme 
nous venons, en ouragan, avec les ténèbres, 
la foudre et la mort; Dieu seul peut le 
retenir et nous chasser. » Elle jeta un regard 
d'amour vers le firmament où la nuit s'éten- 



18 PAULE DE BRUSSANGE 

dait, se leva, pleine de courage et de con- 
fiance, et murmura : 

— Sa volonté sera bénie. 

Gérard depuis un moment était debout 
près d'elle. Les mobiles expressions de cette 
physionomie étrange l'intriguaient. 

— En vérité, ma cousine, dit-il d'un air 
railleur, vous parlez, je crois, aux nuages. 

Paule ne manifesta aucun trouble. S'il y 
avait des sacrifices à faire plus tard, elle les 
avait déjà consentis. L'insouciance reparut 
sur ses traits délicats. 

— Vous ne vous trompez qu'à moitié, 
répondit-elle. 

— Ce doit être intéressant. 

— Très intéressant. Avez-vous remarqué, 
mon cousin, combien il est facile de s'in- 
struire, pour peu que l'on écoute les voix que 
Dieu sème autour de nous ? 

Gérard eut un geste équivoque. Peut-être 



PAULE DE BRUSSANGE 19 

n'accordait-il pas grand crédit à ces voix 
dont on l'entretenait. Mais puisque Paule 
les avait entendues, il n'était pas fâché de 
lui emprunter sa finesse d'ouïe, ne fût-ce 
que pour juger du colloque. Son attitude 
marqua le désir d'en savoir plus long. La 
jeune fille continua : 

— Une pauvre petite affamée et ces gros 
nuages, là-bas, à l'horizon, m'ont appris en 
quelques minutes bien des choses. 

. — Serait-il indiscret de vous demander 
lesquelles? 

Elle secoua sa tête charmante, sans se 
préoccuper de l'ironie contenue dans le ton 
avec lequel avait été posée la question : 

— Voyez-vous, dit-elle, nous avons été 
trop gâtées, Hélène et moi, par la Provi- 
dence et par nos parents. Nous ne con- 
naissons pas le chagrin. 

— Et vous né seriez pas fâchée de faire 



20 PAULE DE BRUSSANGE 

sa connaissance. Un beau chagrin, plein de 
péripéties et de pâmoisons, quelque chose 
d'échevelé, de tragique, dont les couvents 
n'ont pas la recette, mais qui traîne dans 
toutes les cervelles de jeune fille? Voilà ce 
que vous voudriez? 

— Vous vous trompez, mon cousin, 
répliqua-t-elle. Je ne souhaite point la dou- 
leur. Je l'ignore, mais je pressens que ce 
doit être cruel. 

Un instant elle demeura silencieuse, con- 
templant la tombée du jour, les derniers 
feux qui s'évanouissaient un à un; puis, 
elle articula dans un soupir : 

- 1 Nous sommes lâches, tous tant que 
nous sommes; nous redoutons les larmes. 
Et pourtant... c Bienheureux ceux qui pleu- 
rent 1 » 

Gérard eut un éclat de rire où des oreilles 
expertes n'auraient pas manqué de distin- 



PAULE DE BRUSSANGE 21 

guer une tension de nerfs, et ne retint qu'à 
moitié cette exclamation : 

— Romanesque ! 

De fait, elle possédait le physique et, 
pensait-il, l'esprit d'une héroïne d'aven- 
tures. Héroïne encore ingénue, mais pro- 
mettant de l'être le moins longtemps pos- 
sible. Elle savait évidemment sur le bout du 
doigt les qualités exigées par le rôle, ne 
doutait point qu'elle n'en fût ornée et les 
poussait à la bataille... en l'honneur du 
cousin. Aussi le cousin voyait-il là une 
comédienne, comme la plupart des femmes, 
pas assez savante cependant pour régler la 
marche de certaines audaces dont l'âge seul 
apprenct le sage emploi et qui font, au sur- 
plus, des filles d'Eve le mensonge le plus 
enivrant de la vie. Or, Gérard détestait le, 
mensonge sous toutes ses formes et goûtait 
médiocrement les héroïnes; Pauîe ne con- 



22 PAULE DE BRUSSANGE 

tribuait pas à le guérir de son instinctive 
aversion. 

Un mol, plus que son rire, avait frappé 
mademoiselle de Brussange. 

— Qu'appelez-vous être romanesque? 
demanda-t-elle. 

— Avoir de l'exaltation, des idées chimé- 
riques, des rêves impossibles ou extraor- 
dinaires, tout ce qui hante en ce moment 
voire jolie lête, ma chère cousine... 

Les phrases venaient mal, peut-être parce 
qu'il défaillait avec trop d'attention ce pur 
visage, ces yeux sereins, cette très réelle 
beauté. Paule n'eut l'air de s'apercevoir ni 
des hésitations du langage ni de l'examen 
dont elle était l'objet. Elle répondit : 

— Jusqu'à présent, peu de choses m'ont 
occupée, en dehors de mes affections de 
famille. Je me laissais vivre au milieu des 
tendresses, indifférente à ce qui n'y touchait 



PÀULE DE BRUSSÀNGE «3 

pas. Mes fleurs, mes lectures, mon piano, 
mes prières, voilà quels étaient mes soins. 
L'esprit se contente si vite, quand le cœur 
est plein, et à si peu de frais ! Le mien à 
toujours été comblé; de là, mon bonheur 
tranquille. 

— Bonheur d'enfant, riposta Gérard, qui 
tombe au seuil de la jeunesse. C'est un ter- 
rible sphinx, un monstre insatiable que le 
cœur de la femme. Le vôtre s'éveille au pre- 
mier souffle de liberté que vous humez en 
quittant le couvent. Il crie vers la douleur, 
parce qu'il est inoccupé, parce que tout lui 
paraît préférable à cette sensation d'être vide. 

— Vide ! s'écria Paule. Il déborde au con- 
traire. Seulement il s'ignorait et vient de se 
découvrir. 

— Ah! 

— Il vient de comprendre pour quelle 
mission Dieu l'a créé. 



24 PAULE DE BRUSSANGE 

— Pour quelle mission, s'il vous plaît, ma 
cousine? 

— Pour aimer, dit-elle d'une voix pro- 
fonde. 

Gérard laissa tomber ses bras, ébahi de 
l'accent autant que des paroles. La jeune 
fille se dirigeait vers le salon, il ne songea 
pas à la suivre. La réponse de Paule lui 
bourdonnait encore sous les tempes. Aimer! 
c'avait été dit d'un ton net où éclatait la 
conviction intime, une sorte de conscience 
d'appel fatal. Remué par la solennité du 
silence où s'endormait la nature, par cette 
scène à laquelle il ne comprenait rien : 

— Elle n'est pas comédienne, grom- 
mela-t-il. elle est folle. 



H 



Les Laubermont étaient non seulement 
les plus proches voisins, mais les intimes des 
Brussange. 

Pendant près d'un siècle, les deux familles 
avaient eu la même destinée, les mêmes 
habitudes, la même obscurité honorable, 
faite de devoirs simplement accomplis, 
d'humbles grandeurs et de vertus modestes. 
Puis le niveau de la fortune avait changé : 
Brussange resta fidèle aux traditions de ses 



26 PÀULE DE BRUSSANGE 

aïeux et au sol qui l'avait vu naître; Lau- 
bermont, dégoûté de la province, se lança 
dans le monde où l'ambition le poussait. 
L'un aimait le plaisir, la notoriété, l'argent, 
et ne dédaignait pas le travail; doué d'une 
habileté persévérante, il arriva promptement 
à la richesse- L'autre puisa, dans un tête- 
à-tête quotidien avec la nature, une rêveuse 
tranquillité d'esprit; la poésie de ses bois et 
de ses prés sortant de leurs manteaux de 
brume aux matins d'hiver, la sérénité calme 
des champs épanouis sous les soleils d'été le 
pénétrèrent. Par elles, son intelligence s'ou- 
vrit à toutes les beautés, son âme aux voix 
mystérieuses qui murmurent l'hymne des 
choses promené par le souffle du vent à 
travers les hautes herbes et les feuilles des 
arbres. Il se sentait alors heureux de vivre, 
d'être jeune, d'avoir devant lui de quoi 
peupler une existence, et, sans chercher à 



PÀULE DE BRUSSANGE 27 

deviner l'avenir, il laissait son capricieux 
esprit errer à l'aventure, saluant Dieu dans 
le brin de mousse ou les astres. Il s'en allait 
parmi la grande nature, les yeux éblouis aux 
merveilles extérieures, hanté de pensées 
profondes, épris d'idéal. Aucun désir des 
honneurs ou du luxe ne l'avait seulement 
effleuré. Il abandonnait à son cœur le gou- 
vernement de sa vie. Quand sa sœur fut en 
âge de se marier, libéralement il lui donna 
le plus clair de l'héritage paternel. Peu de 
temps après, il rencontrait une jeune fille 
charmante; il l'épousa, quoiqu'elle n'eût 
rien. Mais elle apportait le bonheur, ce qui 
est bien la plus sûre des dots. Jamais un 
nuage n'ombra ce ciel, en dépit de la médio- 
crité de leur fortune. Ils eurent cinq enfants, 
les berceaux accrurent l'ivresse du père et 
centuplèrent ses forces. Ce rêveur était un 
homme. Il fallait vaincre le sort; il s'y 



28 PÀULE DE BRUSSANGE 

appliqua, prit les rudes mœurs du gentil- 
homme campagnard, se leva dès l'aube, 
guida ses paysans au labeur comme un géné- 
ral conduit ses troupes au feu, paya de sa 
personne partout et put arracher à cette 
marâtre si admirée, si rétive, plus prodigue 
de ronces en fleurs que de moissons 
fécondes, le duvet et la pâture pour sa 
couvée. Madame de Brussange le secondait 
noblement. Ni l'un ni l'autre ne recula 
devant les sacrifices nécessaires à l'éduca- 
tion des enfants. Cœurs, privations, travaux, 
ils donnaient tout à foison, avec une abné- 
gation aussi robuste que leur tendresse, et, 
dans les petites âmes écloses sous cette 
haleine vivifiante, les vertus des parents ger- 
mèrent par l'exemple. Ses habitudes aus- 
tères et laborieuses conservaient à M. de 
Brussange la souplesse, la gaieté, presque la 
jeunesse. 11 gardait encore sa fraîcheur de 



PAULE DE BRUSSANGE 29 

sentiments, ses enthousiasmes, sa vigueur 
d'esprit et de corps. M. de Laubermont, 
revenu à Casteluzech, après vingt ans 
d'absence, crut entrer dans le château de la 
Belle au Bois Dormant, lorsqu'il fit sa pre- 
mière visite aux habitants de Pierrelaurès. 
Rien n'était changé; les châtelains parais- 
saient être au lendemain de leur mariage, 
l'aisance n'avait pas pénétré dans le vieux 
manoir toujours délabré, simple et digne. 
Laubermont ne vit pas sans regrets ce mi- 
racle d'immobilité. L'existence à Pierre- 
laurès était peut-être monotone, mais sûre- 
ment heureuse et correcte; la sienne n'y 
avait pas ressemblé : de ses hasards, il reve- 
nait fourbu, cassé, atteint d'une maladie 
incurable, au demeurant très riche. Mais 
comme il eût troqué sa fortune contre la 
quiétude de son ami ! L'air natal trompa ses 
espérances et ne lui rendit pas la santé. Du 



30 PÀULE DE BRUSSÀNGE 

moins, il voulut que sa mort servît à quelque 
chose et, s'en exagérant les causes, il exigea 
de sa femme qu'elle resterait à Casteluzech 
jusqu'au mariage de leurs enfants. Un beau 
soir, il s'éteignit, après avoir institué Brus- 
sange le conseil d'Arabelle de Laubermont 
et le subrogé tuteur des orphelins. 

Aussi l'intimité fut-elle plus grande que 
jamais entre les deux familles. Madame de 
Laubermont était reconnaissante à M. de 
Brussanged'un dévouement que ne rebutaient 
ni la fatigue ni l'ennui. Habituée au monde 
et au tapage dont elle égayait Casteluzech, 
elle se plaisait néanmoins dans l'intérieur 
sérieux de Pierrelaurès. Une parfaite dignité 
de mœurs tempérait ses frivolités appa- 
rentes, et permettait à madame de Brussange 
de la traiter en sœur, d'autant qu'il fallait 
pardonner beaucoup à ses ignorances 
d'étrangère, — elle était Anglaise. — Sa 



PAULE DE BRUSSANGE 31 

façon de témoigner de sa tendresse pour son 
fils Albéric et sa fille Edith rappelait cette 
origine par son excentricité : une faiblesse 
absolue la faisait l'esclave de leurs moindres 
caprices. La fermeté de Brussange prenait, à 
ses yeux, les dimensions d'une sévérité hors 
de saison. Elle le consultait sur tout et ne 
l'écoutait pour rien, à moins qu'ilne s'agît 
d'affaires d'intérêt; à coup sûr, Brussange 
eût fait d'Albéric un homme semblable à ses 
propres fils, elle trouvait plus simple d'en 
faire un enfant qui ne jurât que par elle. 

Cependant elle se départit de cette rage 
absorbante en faveur d'un frère qu'elle 
avait appelé de Londres après la mort de ses 
parents, et dont elle abandonna la complète 
direction aux soins du vieil ami. James Per- 
nill dut à cet éclair de bon sens de recevoir 
une éducation solide que rendait indispen- 
sable l'état précaire de ses finances. 



: 32 PAULE DE BRUSSANGE 

C'était aujourd'hui un robuste garçon de 
vingt-cinq ans, qu'on aurait pu croire distrait 
outre mesure,- si l'on avait voulu préjuger le 
-fond par son attitude depuis qu'il venait de 
franchir le seuil du salon de Pierrelaurès. 
Madame de Laubermont, un peu affectée dans 
ses grâces britanniques, parlait haut, avec un 
flegme doctoral, accaparait madame de Brus- 
sange, la félicitait d'avoir toute sa nichée 
sous les ailes. 

— Vous ne pensiez pas la trouver ici au 
complet? 

— Du tout. 

— Voilà, c'était une conspiration. 

— Que vous connaissiez? 

— Non. Je l'aurais trahie, l'on ne doit pas 
faire de cachotteries à une mère. Je ne l'ai 
sue qu'après votre départ pour le Sacré-Cœur. 
Tout était combiné, ma chère. Vos fils sont 
si bien dressés qu'ils se comprennent à demi- 



PAULE DE BRUSSANGE 33 

mot avec leur père. Précaution inutile d'ail- 
leurs, François n'ayant jamais eu le talent 
d'Albéricpour être refusé à un examen. Mais 
enfin, il paraît qu'on avait peur, cette fois-ci. 
L'avancement et le congé de Robert devaient 
effacer votre chagrin dans le cas où 
François échouerait. On vous aurait si bien 
brodé cette contrariété sous les galons de 
notre lieutenant! 

Edith de Laubermont projetait avec l'offi- 
cier des parties de cheval : ils organiseraient 
des rallye-papers, ils courraient le pays à 
fond de train. 

— Tout cela, chuchotait Albéric dans le 
cou de sa sœur, parce que l'amazone te va 
bien. 

La jeune fille voulut protester. Marc prit 
les devants et lança ce compliment de 
saint-cyrien : 

— Tout lui va bien. 



34 PAULE DE BRUSSANGE 

Edith sourit. L'accent était vrai, le com- 
pliment aussi. 

Tandis que dans ce coin du salon les 
gaietés s'envolaient, François s'approcha de 
James Pernill, qui n'avait pas desserré les 
dents. 

— Qu'as-tu ? demanda-t-il. 

— Je n'ai rien. 

— Tu as certainement quelque chose. 

— Quelle idée 1 

L'idée n'était peut-être pas invraisem- 
blable, car James Pernill, tout en répondant, 
prêtait surtout l'oreille aux bruits du dehors. 
Il épiait le pas de mesdemoiselles de Brus- 
sange. Serait-il donc obligé de rentrera 
Casteluzech sans les avoir vues ? Il y avait si 
longtemps!..* Les deux sœurs? Eh! oui, 
toutes deux. Elles avaient toujours été 
bonnes pour lui, il leur portait une affection 
profonde ; seulement , quand il fermait les 



\ 



PAULE DE BRUSSÀNCE 35 

yeux en prononçant leurs noms, il ne voyait 
se refléter en lui qu'une image, qu'un sou- 
rire, qu'un regard, et cela s'imprimait telle- 
ment dans son âme que c'en était devenu la 
meilleure part. Pourquoi n'arrivaient-elles 
pas? Celle des deux qu'il voyait sans cesse 
n'était donc pas pressée de le revoir? 

— James, dit François, la tristesse n'est 
pas du programme. Nous sommes ici tous 
à la joie. 

— Et moi de même, répliqua l'Anglais 
dont le visage étincela. Car la porte venait 
de s'ouvrir devant Hélène, et une paire 
d'yeux noirs très doux avaient rapidement fait 
le tour du salon. 

— A la bonne heure, déclara François, 
voilà comme je te veux. 

Ils avaient achevé leurs études ensemble 
â Paris, suivi les mêmes cours de droit et 
ne se quittaient guère. Leur ardeur stu- 



36 PAULE DE BRUSSANGE 

dieuse eut la bonne fortune de rencontrer 
l'estime et la protection de Gérard Dalisier. 
Ce n'était pas une mince victoire. Gérard ne 
jugeait point un homme d'après sa conduite, 
son caractère, ses défauts ou ses vertus ; il 
n'avait qu'un critérium : les capacités intel- 
lectuelles et le résultat de leur mise en 
œuvre. La science était l'arche sainte ; hors 
d'elle, point de salut. A force de résoudre 
des problèmes, il avait pris en pitié tout ce 
qui ne relevait pas d'une équation. 

C'est peut-être une excellente méthode 
pour la santé de l'esprit, c'en est une détes- 
table pour celle du cœur. Le sien s'y des- 
sécha. Son orgueilleuse intelligence put 
bien s'assimiler la substance des choses, elle 
ne se tourna jamais vers Dieu pour 
demander une bénédiction ou une aide. 
Aussi fut-il rapidement le fils modèle 
d'un siècle où le savoir confine à la pré- 



}\ 



i 



PAULE DE BRUSSANGE 37 

somption, et la présomption à l'athéisme. 
Gérard n'était qu'à moitié responsable: 
les exemples avaient manqué à son enfance, 
ces exemples qui se gravent mieux que les 
paroles et se transforment en souvenirs bénis 
et mouillent les yeux quand on les évoque. 
Sa mère était morte très jeune ; son père, 
occupé d'entreprises considérables, ne lui 
donnait pas une minute de son temps. 
Gérard avait grandi près d'un foyer désert, 
entouré, d'ailleurs, des mille raffinements 
du luxe. Car M. Dalisier, s'il se montrait 
avare de lui-même, ne l'était guère de tout 
le reste. Il s'était arrangé de façon que rien 
ne manquât au fils, hors le père ; les maîtres 
les plus distingués, les domestiques les mieux 
stylés, les recherches les plus outrées de l'élé- 
gance, il n'avait eu garde d'oublier quoi que 
ce fût; quant aux besoins du cœur, cela s'in- 
scrivait, par destination, aux profits et pertes. 

3 



38 PAULE DE BRTTSSANGE 

Il n'exigeait et n'attendait qu'une chose de 
Gérard : occuper fastueusement un jour la 
position qu'on lui laisserait toute faite. 
L'héritier instruit, brillant, doré sur tran- 
ches, serait le couronnement de l'œuvre, 
une vanité de plus encadrant les autres. 

Les goûts de Gérard servirent à merveille 
M. Dalisier. Une soif de sicence dévora 
l'enfant, les années en accrurent l'intensité. 
Bientôt elle devint un besoin insatiable qui 
ne lui permit pas de s'apercevoir du vide de 
Patmosphère où il se mouvait. D'humeur 
hautaine, il effaroucha les sympathies de ses 
compagnons d'études ou de plaisirs. Ceux 
qui persévérèrent à forcer son intimilé le 
firent dans un but personnel ; il s'en rendit 
compte et les méprisa. N'ayant pas eu 
d'amis, il nia l'amitié ; n'ayant jamais 
ressenti de troubles intérieurs en présence 
d'une femme, il nia l'amour. Ces négations 



PAULE DE BRUSSANGE 39- 

furent tout son code philosophique, M. de 
Brussange lui fit l'effet d'un être anormal, 
avec cette rage de témoigner à distance de 
l'intérêt à un parent qui n'en réclamait pas . 
Cependant, lorsque François et James vin- 
rent à Paris, il crut devoir les accueillir 
pour répondre à ces nombreuses marques de 
courtoisie. C'étaient deux travailleurs dontles 
progrès l'attachèrent. — Cela rentrait dans 
le cadre de la science. — La discrétion de 
François, dépaysé parmi les somptuosités de 
l'hôtel, fuyant chez le millionnaire ce que 
tant d'autres y recherchaient, lui sembla 
une chose au moins originale. Il mit aie 
voir d'autant plus d'empressement qu'on 
montrait plus de réserve. Des relations 
suivies s'établirent, d'où naquit une sorte 
d'habitude, non dénuée de douceur, que 
Gérard s'étonnait de subir sans ennui. 
Plus âgé que François, déjà en possession 



40 PAULE DE BRUSSANGE 

d'une notoriété solide dans le monde savant, 
il devint l'idole de son cousin et ne s'en 
douta guère. Toutes les lettres de celui-ci 
apportaient à Pierrelaurès un concert de 
louanges. 

Le manoir s'intéressa beaucoup aux dé- 
tails qui peignaient les mœurs exemplaires 
de Gérard, son horreur du monde, sa bonne 
grâce un peu dédaigneuse. François ne ta- 
rissait pas : il assurait que l'entrée de Gérard 
dans un salon faisait sensation; l'esprit caus- 
tique, la verve de Térudit, sa bonne mine, — 
sans compter les inscriptions au Grand-Livre, 
— lui valaient de vifs succès : il ne bronchait 
pas. Les femmes émoussaient contre une ar- 
mure de glace, que rien ne pouvait fondre, 
leurs traits les plus acérés : il les déclarait 
vaniteuses, frivoles, nulles. Et François con- 
fessait que ce jugement, peut-être sévère, 
dans bien des cas ne manquait point d'à-pro- 



PAULE DE BRUSSANGE 41 

pos; seulement il fallait être Gérard, un es- 
prit transcendant, pour s'y risquer sans 
crainte; François trouvait infiniment de 
charmes où Gérard ne trouvait rien. C'est 
que l'étudiant avait ce qui faisait défaut au 
savant : la foi, les enthousiasmes, la croyance 
au beau et au bien. Il ne soupçonnait guère 
qu'en ce point, il l'emportait sur le sceptique 
tant admiré, pour lequel il cherchait à pro- 
voquer la tendresse des siens. Ce ne fut pas 
difficile. M. de Brussange fit revivre en son 
neveu la sœur qu'il avait chérie et lui donna 
dans son cœur la place laissée vide par la 
mort. Tout ce monde de Pierrelaurès, habi- 
tué à la communauté des sentiments, conçut 
pour Gérard, sur les dithyrambes de François, 
une même affection. 

Mais c'était bien là, en vérité, de quoi se 
souciait M. Dalisier ! Que lui faisaient des gens 
à peine connus, dont le hasard avait mis 



42 PAULE DE BRUSSANGE 

quelques gouttes de sang en ses veines? Ils 
n'existaient que pour mémoire. Et si, en 
gagnant l'Espagne, il s'était arrêté chez son 
oncle, c'était uniquement parce qu'il n'avait 
pas eu le courage de résister aux sollicitations 
de François. Maintenant, là, dehors, sous la 
nuit tombée, au moment où Paule venait de 
disparaître, il se demandait quelle bizarrerie 
du sortl'avait poussé dans cette famille, — la 
sienne pourtant, à lui, l'étranger partout 
depuis sa naissance, — et le faisaient le té- 
moin de scènes étranges. La joie du retour, 
les baisers, lui bourdonnaient encore aux 
oreilles et lui apportaient comme un écho 
vague de choses entendues, il ne savait où, 
à moins que ce ne fût en songe. Il voulut se- 
couer l'impression persistante et s'aperçut 
que les phrases de Paule restaient en lui, pa- 
reilles à ces flèches qui tremblent encore 
dans la plaie qu'elles ont faite. A quel propos 



PAULE DE BRUSSANGE 43 

s'était-il laissé envahir par un accès de cu- 
riosité? Sa cousine était libre d'agir à sa 
guise, de regarder les nuages, de causer avec 
lèvent, d'être coquette, d'être femme enfin. 
Qu'avait-il affaire à ces sortes de créatures, 
lui qui passait près d'elles dans la vie en 
haussant les épaules? Et parce que Tune 
d'entre elles... Certes, elle était jolie, Paule; 
mais toutes les femmes sont jolies. Pourquoi 
cette rage de porter ses investigations jusque 
dans les replis de la pensée d'autrui?Quelui 
importait cette enfant, ce qu'elle faisait, ce 
qu'elle disait, ce qu'elle rêvait? 

Les gros nuages que Paule consultait tout 
à l'heure avaient envahi le ciel et posaient 
sur le château le dais sombre de leur masse. 
La nuit s'épaississait. A travers les feuilles 
des arbres, la brise gémissait avec des notes 
presque humaines. Deux phares éclatants 
trouèrent l'obscurité de plus en plus pro- 



U PAUIE DE BRUSSANGE 

fonde : c'étaient, au rez-de-chaussée, les fe- 
nêtres du salon qui découpaient leurs hauts 
cadres d'or sur les buissons de roses endor- 
misàlèurs pieds. Arintérieur, des silhouettes 
allaient et Venaient. Une d'elles, svelte, lé- 
gère, avança dans l'orbe lumineux. Gérard 
la reconnut, elle l'attirait. Et comme obéis- 
sant à l'attraction mystérieuse, sans savoir, 
sans vouloir, d'un mouvement machinal, 
tandis que les nuages s'abaissaient un peu 
plus et que de sourds grondements annon- 
çaient la venue de l'orage, il marcha vers 
l'apparition. 



III 



Gérard dormit mal. Toute la nuit, il épia le 
silence. Çà et là, les dernières rafales s'en- 
gouffraient dans les couloirs du château, lais- 
sant, après leur passage, une accalmie plus 
intense. Et par moments,;sous les charmilles 
de Pierrelaurès, les rossignols, l'orage parti, 
disaient leurs nocturnes, ou quelque oiseau 
des ténèbres lançait à travers l'espace son 
hululement lugubre. Et c'était tout, 

Cette tranquillité l'importunait. 



46 PAULE DE BRUSSANGE 

Accoudé, songeur, il cherchait, dans l'ab- 
sence du bruit, un bruit de souffle, quelque 
chose qui ressemblât à de la vie au milieu de 
ce désert, une respiration moins tourmentée 
que celle qui haletait en sa poitrine. Au 
dehors, les chantres ailés gazouillaient de 
nouveau leurs joies, s'interrompant au cri 
mélancolique de la chouette. Oiseaux d'a- 
mour, oiseaux de mort veillaient ensemble 
sous l'indifférente clarté des étoiles. 

Une agitation de plus en plus forte s'em- 
para de Gérard. 

Tantôt il eût voulu dormir un sommeil de 
plomb, sans réveil; tantôt il souhaitait d'ani- 
mer tout ce silence, d'entendre une voix 
auprès de lui, douce, caressante, prompte 
aux confidences ; de voir palpiter sous son 
regard de grands yeux naïfs, de satisfaire 
cette soif étrange de curiosités qui tout à 
coup l'avait pris. Il ne s'agissait plus des pro- 



PAULE DE BBUSSANGE 47 

blêmes embrouillés de la science, vite dé- 
brouillés par un simple effort de raisonne- 
ment. Une question se posait, bien autrement 
difficile à résoudre, méprisée jusqu'ici, 
grosse peut-être de terribles mystères. Et 
cela ne relevait point de la science, il se 
demandait ce que cela pouvait être. Son scep- 
ticisme opiniâtre lui ramenait aux lèvres la 
vieille phraséologie habituelle : « Tu croiras 
lire dans une intelligence et tu ne verras que 
les divagations de ton propre cerveau en 
passe de folie. Tu auras l'illusion, tu n'auras 
pas la réalité. Quelle démence, de convoiter 
de chimériques trésors ! Au fond de tes creu- 
sets, qu'as-tu rencontré toujours? la matière, 
et la matière seule. Cette jeune fille est faite 
de nerfs, de sang, d'instincts; la belle 
avance, quand tu te seras convaincu, — à ses 
dépens et aux tiens, — qu'elle n'est pas faite 
d'autre chose ? » 



48 PAULE DE BRUSSANGE 

Gérard se raidissait. 

Allait-il, lui qui avait tout nié, hors la 
science, chercher loin d'elle, par une aber- 
ration incroyable, des leçons et des bon- 
heurs, ou resterait-elle, comme autrefois, sa 
cuirasse et son bouclier ? Que devenaient ses 
rudes dédains, sa morgue superbe en face 
des fragilités générales? Rien n'affranchis- 
sait donc de ce tribut humiliant, et quelque 
chose d'invaincu, d'incoercible, le rattachait 
à la chaîne des infirmités humaines ! 

En dépit de ses efforts, une tempête gron- 
dait en lui. Le cœur tué par l'esprit ne res- 
suscitait pas, mais des laves gonflaient ses 
veines par un brusque afflux de vie et de 
jeunesse. 

— C'est de la folie ! dit-il tout haut. 

Sa voix le fit tressaillir. Elle sonnait les 
révoltes intérieures. 

Il se leva et, pour se rafraîchir le sang, 



PAULË DE BRUSSÀNGE 49 

ouvrit sa fenêtre. Les étoiles pâlissaient, une 
teinte grise s'épandait sur le bleu sombre du 
firmament. La nuit semblait quitter la terre 
pour remonter aux cieux et une brume 
blanche, encore opaque* se dessinant vers 
l'Orient, marquait l'endroit d'où viendraient 
tout à l'heure les premiers rayons du jour. 
Des senteurs embaumées montaient dans 
l'atmosphère. A mesure que la lumière poin- 
tait sur les branches d'arbres, sur les 
herbes, sur les pierres, des gouttes de rosée 
couronnaient cette nature ensommeillée 
d'unç parure de diamants. Les oiseaux sa- 
luaient le soleil encore voilé de nuages roses, 
et, de toute part, des bruits imperceptibles 
se croisaient, appelant el rappelant la vie. 
Gérard s'habilla promptement et descen- 
dit dans le parc. Ces enchantements de la 
nature, ce trop-plein des choses qui débor- 
dait autour de lui, l'attiraient, l'apaisaient. 



-;JT^r 



50 PAULE DE BRUSSANGE 

L'air froid du matin calma sa fièvre. Il se 
promenait au hasard depuis longtemps, 
lorsque M. de Brussange déboucha d'une 
allée. 

— Pas possible 1 s'écria le châtelain de 
Pierrelaurès. Eh bien, voilà une chose que 
je n'aurais jamais crue. Les savants sont 
donc aussi des poètes? 

— Parce que je ne dormais plus ? 

— Ne nie pas. Tu as eu ton accès de poé- 
sie : tu as voulu voir lever l'aurore. 

— Comme les gens vertueux. Je ne nie 
pas, puisque vous y teùez, mon oncle. Mais 
où y a-t-il de la poésie dans ma vertu ? 

— C'est la même chose. 

— Ah ! par exemple... 

— Certainement, et sans paradoxe. Suis 
plutôt : la poésie exalte, n'est-ce pas? 

— On le prétend, du moinsg 

* — Tu n'es guère aimable pour elle. Eh 



PAULE DE BRUSSANGE 51 

bien, cite-moi quelque chose de plus noble, 
de plus haut, de plus surhumain que la vertu. 

— Mon oncle, surhumain est le mot, à 
telles enseignes qu'ici-bas on ne la rencontre 
jamais. 

— Bien obligé ! repartit M. de Brussange. 

— Si vous aimez mieux, je dirai que vous 
l'avez accaparée tout entière. 

— Ni l'un ni l'autre. J'essaye d'en avoir 
ma part, rien de plus. Mais ce simple essai 
prouve qu'elle existe. Ali ! mon ami, ne la ca- 
lomnie pas. Sans elle, que ferions-nous ? Elle 
est notre palladium, elle nous garantit de 
nos misères, nous enlève à nos fanges. Elle 
plane dans l'éther. 

— Comme la poésie. 

— Justement, ce qui les fait sœurs. Par 
elle, on comprend le grand, on admire le 
beau, l'on aime le bon. Celle-ci crée du su- 
blime avec l'esprit, celle-là fabrique du bien 



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62 PAULE DE BRUSSANGE, 

avec le cœur, et, crois-moi, l'œuvre cachée, 
obscure, éphémère peut-être, souvent est plus 
féconde que l'œuvre brillante et pourtant 
impérissable. 

— Voilà, mon oncle, dit Gérard, un pané- 
gyrique matinal. Quel dommage qu'il tombe 
dans l'oreille d'un sourd I 

— D'un sourd par système? 

— Oui et non. Je ne crois guère à la poésie , 
je ne crois pas du tout à la vertu. 

— Ta vie dément tes paroles. 

— Ma vie ne prouve rien. Je suis né sans 
vices. A moins, reprit Gérard se rappelant 
les tumultes de la nuit, à moins qu'ils n'aient 
dormi jusqu'à présent. J'ai le goût et la force 
du travail, de là le peu que je vaux. J'aime 
la correction dans la vie, comme j'aime l'élé- 
gance dans mon salon, affaire d'habitude et 
de propreté ; mais la grosse caiase des senti- 
ments, mais le culte d'un fétiche, mais le 



PAULE DE BRUSSANGE 53 

mysticisme au cerveau, souvenirs bleus, aspi- 
rations vagues, tout le bagage des faiseurs 
de romans ou de sottises, serviteur, mon 
oncle, je ne donne point là dedans. Je donne 
dans la science, et cela me suffit,parce qu'elle 
esya seule chose vraie, la seule qui ne m'ait 
jamais flatté, jamais bercé de chimères ; bru- 
tale, soit, sincère du moins, raisonnant par 
A+B, me montrant l'existence brève, le néant 
au bout. A la bonne heure ! on sait où Ton 
va. Et l'on n'a plus peur. Car cette existence, 
on la double ; ce t néant, on le brave, — tou- 
jours grâce à la science. Par elle, on lui sur- 
vit. L'effort de la pensée se perpétue dans 
l'avenir, y engendre d'autres efforts, et, con- 
venez-en, mon oncle, cette récompense en 
vaut bien une autre. 

M. de Brussange ne répondit pas. Il con- 
templait Gérard. L'orgueil vibrant en ces pa- 
roles, cet accent qui leur imprimait un air 



u r ^*crç??? *r *&*. ï 



54 PAULE DE BRUSSANGE 

de défi, le remuaient douloureusement. Une 
tristesse effaça son gai sourire. Il songeait à 
l'enfance solitaire de cet homme, à cette belle 
jeune femme morte en lui donnant le jour... 
Ne lui aurait-elle laissé rien de son cœur et 
de son âme, quand elle l'avait pétri de toutes 
ses grâces extérieures? Non, c'était impos- 
sible : puisque Gérard vivait, la mère, — sa 
sœur si tendrement vénérée, — ne saurait 
être morte tout à fait. 

— Mon enfant, dit-il, tu te méconnais, ou 
tu n'es pas le fils de ta mère, 

Gérard eut un geste ennuyé : l'émotion de 
son oncle lui semblait hors de saison. Cepen- 
dant il résolut de la calmer, en n'effarouchant 
plus; et, pour effacer la mauvaise impression 
produite par cet entretien, il suivit M. de 
Brussange dans ses courses de propriétaire, . 
allant de chantier en chantier, visitant les 
métairies, captivé bientôt, presque à son 



PÀULE DE BRUSSÀNGE . 55 

insu, par les façons accortes et surtout la ' 
conversation de son guide. En ce campa- 
gnard, il était émerveillé de découvrir une 
érudition solide, se ramifiant à l'infini, de 
larges idées, de profonds aperçus. Mais tout 
bonnement il avait affaire à un homme supé- 
rieur! Comment cette organisation d'élite 
avait-elle pu se confiner dans le cercle étroit 
d'une vie de province? Il en marqua sa sur- 
prise. M. deBrussange ne se blessa ni ne tira 
vanité de cet ébahissement, et ce fut du ton 
le plus simple qu'il répondit : 

— Je n'étais pas destiné aux rôles de sur- 
face. Pour sortir du rang que Dieu nous as- 
signe dès le berceau, il faut ou un esprit trans- 
cendant ou une âme privilégiée. Je ne suis 
rien de cela. J'avais une autre œuvre à faire, 
œuvre du dedans, dont l'accomplissement 
m'apporterait d'abord l'espoir, puis la réa- 
lité du bonheur. Tu vas rire : c'est tout bête- 



rTVrPSÇ". 



56 m PAULE DE BRUSSANGE 

ment l'éducation de mes enfants. Je puis me 
rendre cette justice de n'avoir pas travaillé 
en égoïste. Je ne les ai élevés ni pour moi ni 
même pour eux, mais pour Dieu, qui me les 
avait confiés. 

Dans ces paroles, quelques heures plus tôt, 
Gérard eût trouvé matière à raillerie ; en ce 
moment, il se serait fait scrupule de ré- 
pondre légèrement à M. de Brussange. En 
face de la noble humilité de ce caractère, un 
respect réel le pénétrait et, avec ce respect, 
une inconsciente mélancolie, comme une 
appréhension de vagues souffrances. 

Ils atteignirent les premières maisons du 
bourg bâti à mi-côte. Une rue tortueuse, où 
les porches surplombaient, les conduisitit la 
place que fermait l'église, une vieille église 
romane, avec ses murailles décrépites, brû- 
lées aux morsures du soleil. Derrière, un 
fouillis de verdure cachait le manoir de 



PAULE DE BRUSSANGE 57 

Pierrelaurès, dont on apercevait à peine le 
sommet des tourelles. Une grande animation 
régnait dans le village, les enfants se préci- 
pitaient vers la place, culbutant tout sur 
leur chemin, jetant l'épouvante au milieu des 
oies paisibles, des poules et des pigeons, 
hôtes familiers de la rue, tandis que, sur le 
pas de leurs portes, les rudes paysans ou les 
ménagères actives s'arrêtaient pour regarder 
là-bas, vers l'église. 

— Jl est drôle, votre village, dit Gérard en 
examinant les pauvres toits couverts de. 
pierres, où le soleil semait de l'or, perchés 
sur la colline comme un troupeau de chèvres, 
et le clocher ne montant pas bien haut dans 
le bleu du ciel et, vers l'horizon, la ceinture 
verte de Pierrelaurès. 

— Moi, je le trouve charmant, riposta 
M. de Brussange, peut-être parce que je 
l'ai toujours vu. Situ savais quels braves 



■r a n*. f**?*^. 



58 PAULE DE BRUSSANGE 

gens l'habitent! Les plus vieux m'ont fait 
sauter sur leurs genoux. 

Ils débouchèrent sur la petite place. 

A l'une des extrémités, Paule, en robe de 
percale, un chapeau de paille sur là tête, 
une corbeille appuyée à la hanche, distri- 
buait aux enfants accourus près d'elle une 
sorte d'échaudé, régal des populations du 
Sud-Ouest, et qu'on appelle du nom désa- 
gréable de tortillons. 

— Quelle cérémonie est-ce là, mon oncle ? 
demanda Gérard. 

— Une façon à Paule de célébrer son 
retour. Nous ne sommes pas riches, aussi 
ses largesses sont-elles des plus modestes ; 
mais elle y porte tant de cœur, que c'est, tu 
vois, une joie générale. 

Ils avancèrent lentement. La jeune fille 
était trop à ses occupations pour remarquer 
leur arrivée. Quand sa corbeille fut vide, 



PÀULE DE BRUSSANGE 59 

quelques gamins se disputèrent l'honneur de 
la rapporter au château. Paule la leur aban- 
donna et, s'adressant aux paysannes : 

— Où donc est la fille de Thouenne ? Je 
ne l'ai pas vue. 

Une vieille, courbée par l'âge, secouée' 
d'un tremblement nerveux, s'approcha de 
Paule. 

— Vous voilà grande et forte, notre de- 
moiselle, dit-elle d'une voix chevrotante, et 
aussi jolie que charitable. C'est un bel arbre 
que la famille de Brussange. Quand la mort 
coupe un rameau, d'autres poussent, et il y 
a toujours des fleurs sur ses branches : au- 
trefois mademoiselle Séverine, que j'ai nour- 
rie, la sœur de votre père, maintenant vous 
et votre sœur. Le bon Dieu vous garde, notre 
demoiselle, et garde Brussange à Pierre- 
laurès! Au village, les vieux s'en vont douce- 
ment ; le château les secourt, mais les vieux 



60 PAULE DE BRUSSANGE 

sont très malheureux, allez ! A votre âge, 
vous ne pouvez pas le comprendre. Ils ont 
bien de la peine de n'être plus bons à rien, 
après avoir été bons à quelque chose. Voyez, 
dans toute ma journée, je ne peux seule- 
ment pas filer plus d'une fusée, tant mes 
mains remuent, et je n'ai pas d'autre gagne- 
pain. 

• Elle essaya de faire tourner le fuseau, mais 
le tremblement des doigts l'empêchait : le 
chanvre s'étirait sans être tordu. 

— Pauvre mère! dit Paule. Eh bien, nous 
allons faire un échange. 

Elle sortit de sa poche un chapelet, le mit 
dans la main ridée et prit la quenouille 
qu'elle pendit à sa ceinture. 

— Vous direz le rosaire pour nous tous 
les jours, et moi, tous les jours, je filerai 
pour vous. Comme cela tout ira bien, n'est- 
ce pas? 



PAULE DE BRUSSÀNGE 61 

Sa physionomie compatissante, sa ra- 
dieuse bonté, touchèrent le vieux cœur dé- 
couragé dont elle venait d'entendre les 
plaintes. Des larmes coulèrent sur les joues 
brunes de la vieille, sans que celle-ci 
trouvât un mot à dire. Mais elle baisait le 
chapelet maintenant deux fois saint. 

La cloche de l'église tinta : c'étaient les 
derniers coups de la messe ; Paule salua du 
geste son entourage qui se dispersa. Gérard 
croyait voir quelque reine congédiant sa 
cour et le père suivait sa fille d'un regard 
attendri. L'envolée joyeuse des enfants dé- 
gagea la place, Paule aperçut alors M, de 
Brussange. Elle s'alla pendre à son cou et 
sourit à Gérard. 

— Vous venez à la messe ? lui demandâ- 
t-elle. 

M. Dalisier ne prit pas garde à l'interro- 
gation, tant il se sentait absorbé. Certes, 



62 PAIILE DE BRUSSANGE 

Paule était belle, mais il avait vu d'autres 
femmes aussi belles : aucune ne l'avait 
frappé à l'égal de sa cousine. D'où venait 
donc ce charme, cette puissance fascinatrice ? 
M. de Brussange attribua son silence à l'em- 
barras du sceptique et voulut lui venir en 
aide. 

— Non, dit-il, Gérard ne va pas à la messe. 
Il rentre au château. Nous avons fait une 
longue promenade, et les savants n'ont pas 
l'habitude de l'exercice. Tu m'excuses, mon 
ami?ajouta-t-il. J'accompagne Paule. 

— Mais, mon oncle, protesta M. Dalisier, 
je ne suis pas fatigué du tout, au contraire, 

— Tu entrerais avec nous à l'église? 

— Si vous ne m'en jugez pas indigne. 

M. de Brussange ne put retenir un mou- 
vement de surprise, après ce que son neveu 
avait déclaré le matin même. La pensée ne 
lui vint pas que sa fille n'était point étrangère 



PAULE DE BRUSSÀNGE 63 

à ce revirement, il s'imagina que Gérard 
appartenait à la catégorie des fanfarons d'in- 
crédulité. 

— Elle est gentille, notre chapelle, dit 
Paule; un peu nue, un peu délabrée, mais 
on y prie bien tout de même. Venez vite, 
nous serions en retard. 

Elle les précédait. Elle dégagea de sa cein- 
ture la quenouille chargée de chanvre et, 
une fois entrée, la posa en travers sur sa 
chaise, et s'agenouilla, le front penché, 
noyée dans sa prière. Tout à coup, elle se 
leva, prit par le bras son cousin, l'attira vers 
la chaise qu'elle occupait, sans dire un mot, 
sans lever les yeux, et se plaça tout près sur 
une autre. Puis elle ne s'occupa plus de 
rien ni de personne, tout entière à Dieu. 

Gérard ne comprenait rien à cette substitu- 
tion, quand son regard tomba sur une plaque 
de cuivre qui brillait entre ses doigts appuyés 



64 PAULE DE BRUSSÀNGE 

au dossier de la chaise. Cette plaque portait 
ces trois mots : c Séverine de Brussange. » 
Sa mère!... Le matin, son oncle parlait 
d'elle, aucun écho n'avait répondu en lui. 
Jamais un souvenir, jamais un élan de ten- 
dresse n'entourait la mémoire de la morte ; 
elle était l'étrangère ou l'inconnue, cette 
femme dont les entrailles l'avaient porté, 
dont la vie avait payé sa vie, dont le sang 
coulait en ses veines. Et maintenant, au fond 
de l'église déserte où jadis elle venait, une 
impression étrange s'emparait de lui. Pour 
la première fois, il se sentit orphelin. Il eut 
le regret de cette mère disparue avant l'heure, 
belle et bonne comme Paule sans doute. Il 
se la représentait à la place où elle avait 
prié jeune fille, prosternée, touchante, gra- 
cieuse, pure, imprégnant l'air de ses parfums 
d'âme ; il la voyait : elle avait les yeux, les 
cheveux, les lèvres, le cœur de Paule! Ah! 



PAULE DE BRUSSANGE 65 

comme elle l'aurait aimé ! Comme, brusque- 
ment, il s'apercevait que c'est encore là en 
ce monde la plus douce des sciences ! Comme 
il s'apitoyait à présent sur lui-même, le 
déshérité de toute tendresse ! Qui donc enri- 
chirait sa pauvreté morale? Qui l'aimerait, 
lui? ... Ses regards coururent à travers le 
sanctuaire, un poids l'oppressait, il avait 
toujours nié Dieu et ne savait de quel nom 
l'appeler, et le vide où il se trouvait perdu 
lui donnait la soif d'un appui surhumain. Le 
prêtre à l'autel se frappa la poitrine : « Sei- 
gneur, je ne suis pas digne que vous entriez 
dans ma maison, mais dites seulement une 
parole et mon âme sera guérie. » Son âme! Eh! 
quoi, ce mot ne crispait plus ses lèvres; des 
sanglots, — et non plus le rire, — sonnaient 
en lui... H s'enfonça la tête dans ses mains 
et demeura immobile, laissant gronder la 
tempête qui balayait l'arrogance de sa raison. 



66 PAULE DE BRUSSANGE 

Quand ils furent de nouveau sur le che- 
min de Pierrelaurès : 

— Je vous remercie, Paule, dit Gé- 
rard, de votre pensée de tout à l'heure. 
Je lui dois la première émotion de ma 
vie. 

— J'en suis donc enchantée, répondit la 
jeune fille. En y réfléchissant, j'ai eu peur 
d'avoir été imprudente : il ne faut pas heur- 
ter trop fort certains souvenirs. Cependant, 
ils sont doux et consolants, ceux que laisse 
une créature comme votre mère. C'était une 
sainte, Gérard. 

— Une sainte, répéta-t-il à voix basse. 

— Votre père ne vous l'a jamais dit? 

— Je ne vois jamais mon père. 

Elle se serra contre lui d'un geste frater- 
nel et protecteur. Sans mère, presque sans 
père, il lui faisait pitié. Son amitié s'accen- 
tua de compassion, et, comme elle le suppo- 



PAULE DE BRUSSANGE 67 

sait désireux d'entendre parler de la morte, 
elle reprit : 

— Dans notre chambre, nous avons d'elle 
un* portrait, à côté de notre cruciûx; mon 
père l'y a placé pour qu'il fût l'ange gardien 
de ses filles. C'est devant lui que nous fai- 
sons nos prières, Hélène et moi. Souvent 
j'y ai prié pour vous. 

— Pour moi? * 

Ils marchèrent en silence, l'un près de 
l'autre, dans l'étroit sentier que bordait 
encore la rosée. Et Gérard songeait : 

— S'il y a des anges, en voici un ! 



IV 



M. de Brussange s'aperçut bientôt que le 
voyage en Espagne projeté par Gérard n'était 
pas d'une nécessité pressante : de nombreux 
jours s'écoulèrent sans qu'il en fût question. 
Le châtelain de Pierrelaurès n'eut garde 
d'en faire tout haut la remarque; il était 
charmé que son neveu se plût chez lui, et 
s'ingéniait à multiplier les nœuds qui l'y 
pouvaient retenir. Il plaçait l'intimité nou- 
velle sous l'égide des souvenirs de sa propre 



PAULE DE BRUSSANGE 69 

jeunesse, alors qu'il n'était, comm? Gérard, 
qu'un orphelin, lui aussi, et que sa sœur 
constituait toute sa famille. Séverine était 
née et avait grandi dans ce manoir, c'avait 
été longtemps son foyer domestique; pour- 
quoi le fils de Séverine n'en ferait-il pas le 
sien? 

Celui-ci se posait peut-être la même ques- 
tion; les attentions délicates, les effusions de 
son oncle le touchaient extraordinairement. Il 
avait perdu son impassibilité récente et ne 
la regrettait pas; au savant succédait 
l'homme, il vivait enfin. 

Cette transformation n'échappa point à ma- 
dame de Brussange, qui ne lui en sut aucun 
gré, Les sceptiques, à son avis, étant une 
espèce de monstres incurables, elle ne 
croyait pas à la guérison de M. Dalisier, et 
chargea son fils aîné, Robert, d'avoir l'œil 
sur la conduite du cousin. Le lieutenant 



70 PAULE DE BRUSSÀNGE 

épousa ses préventions, en dépit de l'attrait 
qui le poussait vers le monstre. Mais qu'eût- 
il trouvé? La conduite de Gérard bravait 
toutes les inquisitions. Il ne faisait ni mys- 
tère ni parade des idées qui froissaient à si 
juste titre madame de Brussange. Lorsque le 
hasard ouvrait le feu, il discutait avec plai- 
sir, mais avec déférence. Paule, dans ses 
controverses, apportait sa grâce simple et 
de réelles connaissances en philosophie re- 
ligieuse; il se laissait battre le plus courtoi- 
sement du monde. A vrai dire, sa pensée 
désertait les questions ardues traitées par 
cette jolie bouche pour se perdre dans la 
contemplation du visage aux délicieux con- 
tours qu'animaient les enthousiasmes divins. 
Paule, soulevée par eux, passait de la terre 
aux sommets. Il ne la comprenait pas bien, 
mais il l'admirait sur ces hauteurs inacces- 
sibles, et de plus en plus se sentait envahi 



PÀULE DE BRUSSANGE 71 

par une adoration respectueuse, presque 
craintive. 

Le lieutenant dut confesser à sa mère que 
le résultat de ses investigations était la cer- 
titude de Tinfluence de-Paule sur Gérard : 
selon toutes les probabilités, la jeune fille ar- 
racherait cette proie au diable et continue- 
rait la conversion par le mariage, ce qui ne 
pouvait manquer d'être fort avantageux. 
Madame de Brussange poussa les hauts cris; 
elle n'admettait point cette manière de pro- 
céder au salut des gens. 

— On a bien assez de faire le sien, dit-elle . 
Mais l'apostolat est la fureur de ton père et 
de Paule. 

Robert s'étonna d'une critique à l'adresse 
du chef de la famille. Madame de Brussange 
ne l'y avait pas habitué, sans compter que le 
blâme, dans l'occurrence, lui semblait passa- 
blement injuste. Elle devina le travail in- 



■^^ 



Il PAULE DE BRUSSANGE 

térieur de sa pensée et résolut de s'expliquer 
en termes catégoriques : 

— Il y a péril en la demeure, reprit-elle, 
et je me désole d'être impuissante à le con- 
jurer. Que faire pour empêcher ton père — 

et Paule, encouragéepar lui, — de tendre la 
main au premier venu, de le croire digne 
d'intérêt, de lui jeter, avec une charité irré- 
fléchie, ce qu'ils ont de meilleur en eux? 

— Le premier venu, Gérard? 

— Un Dalisier. Sais-tu ce que c'est qu'un 
Dalisier? 

— Mon oncle et mon cousin sont gens 
d'honneur. 

— A la façon du monde. Il y a mieux que 
cet honneur-là dans la vie : il y a l'accord 
des consciences, la paix du ménage, le bon- 
heur enfin qui s'appuie sur Dieu, non sur les 
hommes. Ta tante Séverine fut une mar- 
tyre. Elle était belle et charmante, M. Dali- 



PAULE DE BRUSSANGE 73 

sier la remarqua. Ce que rêvent toutes les 
jeunes filles, elle le rêva, s'imaginant qu'elle 
triompherait de l'athée, lui vouant un culte 
extravagant... Elle mourut à la peine. L'autre 
n'apas sourcillé, rien ne le changeait, ni l'a- 
gonie de Séverine, ni le chagrin de ton père, 
ni la vue même de Gérard, qui n'est à ses 
yeux que l'héritier de sa fortune et le coffre- 
fort de sa succession. Voilà le Dalisier. Or, 
tel père, tel fils. Je ne veux pas pour Paule 
de la destinée de Séverine. Gérard ! l'âme de 
Gérard! la conversion de Gérard! qu'est-ce 
que cela me fait, à moi? Il ne m'est rien; 
ma fille, c'est mon sang. Eh bien, com- 
prends-tu mes angoisses et, puisque je suis 
seule, ne consens-tu pas à te faire mon allié ? 
Robert promit tout ce qu'elle voulut, quoi- 
qu'il ne vît pas bien, au fond, de quel secours 
il lui pouvait être, et Gérard ne tarda point à 
se ressentir de cette conversation : il ne lui 

5 



74 PAULE DE BRUSSANGE 

était plus permis de rencontrer Paule sans 
un de ses gardes du corps. On n'y mettait 
aucune affectation, mais la surveillance ne se 
relâchait pas. Madame de Brussange entas- 
sait à plaisir les obstacles : c'était entre la 
jeune fille et son cousin un va-et-vient de 
tiers, d'étrangers, de bavards, et les Lauber- 
mont toujours à Pierrelaurès ou la famille 
sans cesse à Gasteluzech. 

Là même, elle crut de bonne politique de 
dresser des batteries d'une autre sorte : ce 
qui l'effrayait pour Paule l'effraya moins 
pour Edith de Laubermont : elle fit miroiter 
aux yeux de la mère les millions et les avan- 
tages personnels de Gérard. L'Anglaise, en 
femme pratique, ne manqua pas de trouver 
adorable ce gendre possible et commença 
bravement le siège. En son honneur, Gaste- 
luzech eut un beau défilé de bals, de comé- 
dies et de chasses. Hélène rayonnait, parce 



PAULE DE BRUSSANGE 75 

que James Pernill y était son servant fidèle, 
et que rien ne les empêchait de considérer 
toutes ces fêtes comme des feux d'artifices 
tirés à leur gloire. Albéric de Laubermont 
bourdonnait autour de Paule, toujours fra- 
ternelle avec lui; et Gérard eût volontiers 
malmené le jeune étourdi, si Robert lui en 
eût laissé le temps ; mais Robert avait une 
façon de céder à son cousin l'honneur, — 
très peu souhaité, — de s'occuper d'Edith 
qui coupait court aux velléités de révolte. 
Bon gré mal gré, il fallait s'exécuter. M. Da- 
lisier était furieux : pourquoi lui jeter cette 
jeune fille à la tête? 

Madame de Laubermont avait mis un em- 
pressement d'autant plus vif à prêter l'oreille 
aux ouvertures discrètes de madame de Brus- 
sange, qu'elle venait récemment de subir un 
échec désastreux : lord Melwin, frère aîné 
de son père, s'était marié tard aune Anglaise 



76 PAULE DE BRUSSANGE 

de Calcutta; de ce mariage naquit un fils que 
la nature n'avait guère favorisé, mais qui 
représentait un des plus solides partis du 
royaume britannique. La prévoyante Ara- 
belle n'en demandait pas davantage, elle se 
souciait bien d'un Adonis pour sa fille ! Un 
beau jour, elle tomba dans l'île, flanquée 
d'Edith et d'Albéric. Le succès ne lui sem- 
blait pas douteux. Par malheur, lord Melwin 
avait pris ses dispositions et fiancé son fils 
de la veille. Il fallut regagner la France 
comme on en était venu. 

M. Dalisier surgissait donc à point, Dieu 
l'envoyait tout exprès. A défaut de titres no- 
biliaires, on aurait la gloire; et, la fortune 
du roturier valant celle du lord, les avan- 
tages s'équilibraient. Seulement la capture 
ne paraissait pas facile : Gérard déconcer- 
tait parfois l'imperturbable Arabelle avec ses 
airs hautains, ses mots à l'emporte-pièce, 



PAULE DE BRUSSANGE 77 

son souverain mépris de l'argent et son in- 
différence à l'endroit des flatteries qu'elle 
croyait habile de lui prodiguer. Madame de 
Laubermont se remettait en songeant à la 
fragilité des hommes, même supérieurs, et 
en constatant le zèle de Gérard pour Edith. 
L'idée ne lui vint pas que l'intervention de 
Rqbert y jouât un rôle. Elle n'était plus 
occupée que d'armer sa fille de pied en cap, 
afin de la rendre -irrésistible, et triomphait 
lorsqu'en entrant dans le salon de Pierre- 
laurès, elle surprenait le sourire approba- 
teur de madame de Brussange qui ne man- 
quait pas de lui dire : 

— Plus en beauté que jamais, votre Edith, 
ma chère. 

— N'est-ce pas? répondait Arabelle. 

Un soir, elle fut toute désappointée : mal- 
gré sa marche de déesse et une robe dont les 
effets avaient été combinés savamment, 



78 PAULE DE BRUSSANGE 

Edith n'obtint pas son succès ordinaire. La 
famille était au grand complet, personne ne 
tombait en extase. Madame de Laubermont 
n'en crut pas ses yeux ; sa surprise doubla 
quand elle vit James Pernill, tenant Hélène 
par la main, s'approcher d'elle et qu'il lui 
dit de ce ton froid et gêné dont un long sé- 
jour en France n'avait pu le débarrasser : 

— Arabeïle, ma sœur, je vous présente ma 
fiancée. 

Elle se tourna vers le maître du logis : 

— Vous avez donné votre consentement? 

— Je crois bien, fit M. de Brussange. 

— Mais James n'a pas le sou. 

— Il travaillera. 

— Si cela vous suffit !... 

Elle distribua des shake-hands à droite et 
à gauche, se déclara touchée, heureuse, re- 
connaissante de l'honneur... Elle manderait 
la nouvelle à lord Melwin, lui conterait le 



PÀULE DE BRUSSÀNGE 79 

désintéressement de ses chers amis et le 
prierait même de constituer une petite dot à 
James. Ce dernier trait de générosité lui va- 
lut une jolie rebuffade de la part de M. de 
Brussange, qui la supplia de mettre une sour- 
dine à ses charités d'outre-mer. Alors elle 
prit l'air compassé : 

— Il est positif, psalmodia-t-elle, que la 
fortune n'est qu'une question secondaire. 

— A ce point, ajouta madame de Brus- 
sange, que je sais des parents d'humeur à sa- 
crifier tous les avantages matériels et même 
de secrètes inclinations au bonheur vrai de 
leurs enfants, dont ils sont les seuls juges. 

M. Dalisier dressa l'oreille, l'allusion lui 
semblait directe. Pour qu'il n'en doutât point, 
Robert vint à la rescousse : 

— Que dis-tu décela, Paule? demanda-t-il. 

— Nos parents savent mieux que nous ce 
qui nous convient. 



80 PAULE DE BRUSSANGE 

Le lieutenant jeta un regard furtif du côté 
de Gérard, mais celui-ci ne voulut point se 
tenir pour battu. 

— Vous avez raison, ma cousine, observa- 
t-il. Toutefois supposez une lutte entre le 
père et la mère : que conseillerez-vous à 
l'enfant? 

— L'oubli de soi-même pour les remettre 
d'accord. 

— Mais s'il aime ! 

- — Alors l'immolation. Car l'amour doit 
surtout vivre de larmes, n'en déplaise à ma 
chère Hélène, s'il veut être un reflet de 
l'amour divin, tout couronné d'épines, ensan- 
glanté de blessures et plus fort que la mort. 
Le dîner parut à Gérard d'une longueur dé- 
sespérante. Placé; entre Edith, qui ne lui fai- 
sait grâce d'aucun aparté, et madame de Lau- 
bermont, qui ne lui faisait grâce d'aucune 
amorce, il les vouait l'une et l'autre à tous les 



PAULE DE BRUSSANGE 81 

diables. Les paroles de Paule sonnaient tou- 
jours à son oreille, tantôt comme les vagues 
accords d'une harpe éolienne, tantôt comme 
le glas de ses espérances. Sa tendresse se 
transformait en une ardente passion que cen- 
tuplait le silence auquel on la condamnait; 
il avait besoin de l'étaler, de crier sa souf- 
france, de demander pitié. Paule ne l'aimait 
pas encore, mais elle s'ignorait; peut-être 
l'aimerait-elle un jour. Comment le savoir, 
puisqu'on l'écartait du chemin où marchait 
sa cousine? Non, les choses ne pouvaient du- 
rer ainsi, sa patience était à bout, il trouve- 
rait, certes, le moyen de voir Paule seule et 
de la faire lire en lui. 

Quand on fut sorti de table, la jeune fille 
alla s'accouder aux balustres de la terrasse. 
M. Dalisier la suivit. 

— Ce ne sont plus les nuages que vous 
interrogez, murmura-t-il, comme le jour de 



"T'Tv'V 



82 PAULE DE BRUSSANGE 

votre arrivée. Vous souvenez-vous? Le ciel 
est serein, la nuit est splendide, voulez-vous 
descendre avec moi dans le parc? 

— Il fait sombre sous les fourrés, dit 
Paule. 

— Vous avez peur? 

— Oh! non. 

— Je désire causer avec vous, reprit-il 
d'une voix tremblante. Ici nous serions dé- 
rangés. 

— Des secrets? 

— Oui. 

Elle lui prit le bras : 

— Depuis quand, Gérard? 

Ils descendirent les degrés de marbre et 
s'avancèrent un moment le long des allées 
sans rompre le silence. 

— Eh bien? dit tout à coup Paule, vous 
m'emmenez pour me faire des confidences... 
et vous vous taisez? 



PAULE DE BRUSSANGE 83 

'«Les lèvres de Gérard s'ouvraient enfin, 
lorsqu'un pas derrière eux fit crier le sable. 
Robert arrivait en forme d'avalanche. Il ap- 
pela sa sœur : 

— Ma mère te demande au salon. 

Et comme Gérard faisait mine de vouloir 
suivre la jeune fille : 

— Non, non, dit le lieutenant, elle s'en ira 
bien seule. 

M. Dalisier fronça les sourcils : 

— C'est un parti pris, n'est-ce pas? 

— Ma foi, mon cousin, répondit Robert 
en pirouettant sur ses talons, vous en croirez 
ce qu'il vous plaira. 



Quand Gérard fut revenu de la stupéfaction 
où l'avaient plongé les paroles et le brusque 
départ du lieutenant, il courut à la recherche 
de François. 

— Mon ami, dit-il, j'ai besoin de Robert. 
Je vous prie, amenez-le moi. Je vous attends 
ici. Surtout pas un mot à qui que ce soit. 

Le jeune homme disparut et M. Dalisier 
s'assit sur le banc au, deux mois plus tôt, il 
avait rejoint Paule, quelques instants après 



PAULE DE BRUSSANGE 85 

l'arrivée de sa cousine au château. Deux 
mois et quel changement dans un laps de 
temps si court! Un flot de pensées se heur- 
tait en lui, remuant ce que la nature 
humaine a de meilleur et de pire. 

Robert et François ne tardèrent pas à se 
montrer, il se leva pour aller à leur ren- 
contre. La nuit les enveloppait tous trois de 
silence et la lune baignait au loin d'une lueur 
argentée le calmé des plaines endormies. 

— Robert, dit M. Dalisier, les paroles que 
vous avez prononcées tout à l'heure vous ont- 
elles été dictées par un sentiment personnel, 
ou quelqu'un à Pierrelaurès partage-t-il 
votre manière de voir? 

A ce prélude, François demeura bouche 
béante : le calme poli de Gérard ne cachait 
pas son irritation, et Robert avait en l'écou- 
tant une attitude presque agressive ; que ce 
passait-il donc? 



86 PAULE DE BRUSSANGE 

— Quelqu'un la partage, en effet, répondit 
le lieutenant. 

— Votre mère? 

— Ma mère, 

— Eh bienl ce soir même je m'en expli- 
querai avec mon oncle. 

— Vous ne ferez point cela 1 dit impérieu- 
sement Robert. 

— Qui m'en empêchera. Vous peut-être? 
Le lieutenant sentit que la colère le 

gagnait; mais la violence ou la roideur ne 
pouvait qu'aggraver une situation déjà déli- 
cate. Il se contint. 

— Moi, non, riposta-t-il; je n'ai sur vous 
aucun droit. Seulement vous serez le pre- 
mier à vous condamner au silence, par res- 
pect pour mon père. Je vous sais incapable 
de vouloir empoisonner son repos dans 
une lutte contre 6a femme; je vous sais 
incapable aussi de vouloir faire souffrir 



PAULE DE BRUSSANGE 87 

Paule. Paule jusqu'à présent n'a vu qu'un 
frère en vous ; son cœur est paisible, il gar- 
dera son calme si vous n'y attentez point* 
A quoi vous servirait-il de la troubler? Vous 
l'avez entendu : elle ne résistera jamais à la 
volonté d'un de ses parents. Or, ma mère, à 
tort ou à raison, n'admet pas la possibilité 
d'un mariage entre elle et vous. 

— Elle te Ta dit? demanda François. 

— Catégoriquement. Elle est prête à lut- 
ter contre son mari, contre sa fille, contre 
tout le monde. Je ne me mêle pas de la juger ; 
convenez toutefois, Gérard, qu'elle a pour 
elle la sainteté de son titre de mère. 

— N'insistez pas; dit M. Dalisier, dont la 
voix tremblait. 

Il fit quelques pas du côté du château. La 
lune descendait à l'horizon, sa clarté se voi- 
lait d'ombres mouvantes. Robert essaya en 
vain de distinguer les traits de Gérard. Quel 



r 



88 PAULE DE BRUSSANGE 

parti prendrait son cousin, celui de la rési- 
gnation ou de la résistance?... 
. — Hélas 1 balbutia M. Dalisier, qu'ai-je pu 
faire à ma tante pour qu'elle me haïsse à ce 
point? ma vie n'a pas une tache. 

— C'est vrai, dit Robert. 

— Eh bien, alors? 

Au salon, M. de Brussange achevait avec 
Albéric le whist d'Arabelle; Paule accom- 
pagnait Edith et le saint-cyrien Marc, qui 
chantaient un duo de Carmen; et madame de 
Brussange souriait aux nouveaux fiancés 
assis près d'elle. Ce doux visage maternel 
s'illuminait d'un air de sérénité qui frappa 
Gérard. Bien souvent il avait remarqué cette 
expression, lorsque sa tante buvait des yeux 
ses enfants; toujours elle lui avait mis au 
cœur des regrets, ils s'accentuaient en ce 
moment où on le condamnait à se retrouver 
plus seul que jamais, sans une main tendue 



PAULE DE BRUSSANGE 89 

vers la sienne, sans une affection courbée 
sur ses douleurs. 

Il resterait l'orphelin dépouillé même de 
ce souvenir sacré : les premiers baisers, lot 
de toute créature humaine à son berceau, les 
premiers baisers qui sèchent les premières 
larmes. Dans l'espoir de son amour frais 
éclos, il n'avait pas ressenti, comme alors, 
les tristesses anciennes; Paule ne devait-elle 
pas l'en consoler, ne voyait-il point se lever 
pour lui sur ses pas un avenir radieux? Mais 
maintenant, à cette heure où il fallait 
renoncer... Renoncer !... le pourrait- il? 
^n aurait-il la force? Quoi! parce que tel 
était le bon plaisir de madame de Brus- 
sange! 

Ses yeux s'attachaient invinciblement à 
cette femme qui fauchait son bonheur avant 
la floraison. Il s'expliquait l'empire qu'elle 
exerçait sur ses enfants : elle les avait si 



90 PAULE DE BRUSSANGE 

longtemps bercés, elle s'était dépensée avec 
tant de prodigalité qu'ils ne la trouvaient pas 
assez payée de l'abandon de leur vie, ils lui 
jetaient encore leurs cœurs afin qu'elle les 
gouvernât à sa guise. Elle s'était incrustée 
en eux; quand ils s'interrogeaient, c'était 
toujours elle qu'ils entendaient, c'était sa 
voix qui résonnait sur leurs lèvres et son 
âme dans leurs âmes : ils marchaient sous 
son égide sans hésitation, les menât-elle le 
long des ronces saignantes, parmi les pierres 
où se meurtrissent les pieds. Et cette mère, 
dressée entre le bonheur et lui, M. Dalisier 
l'admirait dans sa puissance souveraine, 
quoiqu'il en fût écrasé. 

Une morne douleur l'envahit : il ne pour- 
rait pas combattre, il ne chercherait.plus à 
braver, il fallait s'incliner, c'était la mère! 
Ohl que cette pensée de mère le torturait! 
Celle qui l'eût aimé, lui, comme celle-ci 



PAULE DE BRUSSÀNGE 91 

aimait les siens, dormait sous la terre; il 
avait cru sentir sa main étendue sur lui pour 
le bénir depuis qu'il était à Pierrelaurès, 
était-ce une illusion? Elle ne le protégeait 
pas, puisqu'elle permettait qu'il souffrît. Il 
voyait son image dans la chambre de ses 
cousines, elle souriait toujours en son cadre 
d'or, sourire donné à ses joies naissantes, 
sourire donné à ses peines ; était-ce un reflet 
de ce ciel dont parlait Paule et qu'elle devait 
habiter, et où les tristesses de la terre se 
changeaient en extases? 

— Comme vous êtes pâle I lui dit 
Paule. 

— J'ai eu froid dehors. 

Elle restait debout, en face de son cousin, 
l'examinant avec sollicitude. Cette persis- 
tance du regard le gênait, sa bouche se tor- 
dit dans un spasme. 

— Gérard, dit brusquement la jeune fille, 



92 PAULE DE BRUSSANGE 

si vous aviez un chagrin, vous me le con«- 
fieriez, n'est-ce pas? 

Pourquoi ne s'expliquerait-il pas, enfin? 
C'étaîtPaule qui l'y invitait, Paule qui venait 
â lui... Mais, au moment de tout dire, il aper- 
çut, à l'autre bout du salon, la figurejoyeuse 
de son oncle, le regard inquietde madame de 
Brussange fixé sur lui, et Robert qui, main- 
tenant, affectait de rester à distance comme 
pour témoigner qu'après leur entretien, il 
avait foi entière en sa loyauté. M. Dalisier 
refoula les aveux prêts à se répandre, et, 
s'inclinant devant sa cousine : 

— Je n'ai pas de chagrin... 

— Ce soir, après dîner, insista Paule, 
lorsque Robert est venu me chercher, vous 
aviez quelque chose à me dire?... 

— Oui, répliqua-t-il avec un effort, je vou- 
lais vous demander de prier pour moi. 

Comme il achevait ces mots, il s'éloigna 



PAULE DE BRUSSANGE 93 

d'elle, tant lui montaient à Ja gorge des san- 
glots qu'il ne pourrait plus maîtriser. 

Gérard profita du moment où tout le 
monde accompagnait Arabelle à sa voiture 
pour retenirmadame de Brussange au salon. 

— Ma tante, dit-il, soyez satisfaite; je 
pars. 

Elle leva sur lui des yeux étonnés et même 
un peu reconnaissants : 

— Vous en avez informé Paule? 

— Non, ma tante. 

— Merci... Quand partez-vous? 

— Le plus tôt possible. Demain matin. 

— Quelles raisons allez-vous donner? 

— Aucune, puisque je ne puis dire la 
véritable, à savoir que vous mé chassez, 

— Je ne vous chasse pas. 

— Mais vous me haïssez... 

— Non, je ne hais personne. Seulement, 
je suis mère et j'ai peur pour ma fille. Vous 



M PAULE DE BRUSSANGE 

n'êtes pas un homme ordinaire, Gérard, 
Paule s'attacherait à vous, il ne faut pas, 

— Pourquoi donc? 

— Parce que je vous connais et la connais, 
et que ce serait faire le malheur de toute sa 
vie. Vos idées, vos croyances, vos principes, 
tout diffère entre vous. Elle serait brisée 
avant d'avoir vécu. 

. — Je l'aime passionnément... 

— I ~à passions ne durent pas. D'autres ont 
tenu ce langage, qui ont laissé mourir leurs 
femmes désespérées. Quelle garantie me 
donnerez-vous qu'il n'en sera pas de même 
pour Paule? 

— La garantie de mon oncle, qui vous 
répondra de moi. 

— Et d'où vous connaît-il? Qu'étiez-vous 
dans la famille avant d'être à Pierrelaurès? 
Vous a-t-il suivi, étudié, scruté jusqu'au 
fond de la conscience, au point d'être sûr 



PAULE DE BRUSSANGE 95 

qu'en vous faisan Ue maître de sa fille, il ne 
vous en fera pas le bourreau? Entre la ten- 
dresse et le devoir, il y a place, croyez-moi, 
pour la réflexion.Votre oncle réfléchirait, ne 
fût-ce qu'en me voyant hostile, et vous re- 
pousserait parce que je vous écarte. Seule- 
lement, ajouta madame de Brussange d'une 
voix altérée, je suis franche et je ne me dissi- 
mule ni ne vous tais qu'avant d'en venir là, 
nous aurons les uns et les autres à passer 
par des luttes où sombrera peut-être notre 
tranquillité présente. Voyez s'il vous con- 
vient de vous venger ainsi de moi et de payer 
de ce prix l'affection de votre oncle. 

— Non, répondit Gérard. L'amour que 
j'éprouve est de ceux que dépeignait Paule 
ce soir; il est de taille à vivre de larmes, 
mais de ses propres et seules larmes. Voilà 
pourquoi je m'en vais, ma tante. Vous pou- 
vez être tranquille, je ne ferai pas mon oncle 



96 PAULE DE BRUSSANGE 

juge entre vous et moi, non parce que je 
serais le vaincu, comme vous le dites, mais 
parce que vous souffririez tous, comme je 
le crois. 

Madame de Brussange s'inclina devant 
M. Dalisier d'un geste ému. Bien des fois elle 
avait redouté la bataille, le jour où les cir- 
constances amèneraient une explosion; ce 
jour était venu, l'explosion n'avait pas lieu. 
Elle sortait triomphante de l'épreuve, avec 
un involontaire respect pour cet homme, 
au sujet duquel naguère elle tremblait encore 
et qui s'effaçait si simplement. Elle voulut 
du moins atténuer, par la douceur des 
paroles, la cruauté de son attitude : 

— Cela est bien, Gérard, dit-elle, et vous 
êtes, en ce moment, le digne fils de votre 
mère. Je regrette que des raisons sérieuses, 
graves, m'aient forcée à vous parler dure- 
ment. Ne nous quittons pas brouillés, voulez- 



PAULE DE BRUSSANGE U7 

vous? Puisque vous avez pris le parti de vous 
éloigner, allez-vous en courageusement dans 
la vie, en emportant cette consolation, — si 
c'en est une, — que je vous estime d'avoir 
fait fléchir vos intérêts devant les nôtres. 
Plus tard, quand vous reviendrez parmi 
nous... 

— Je ne reviendrai jamais, déclara M. Da- 
lisier. 

— Pourquoi, Gérard? demanda-t-elle 
avec une sorte de tremblement dans les mots, 
tant la douleur silencieuse qu'elle avait sous 
les yeux lui serrait le cœur. Le temps palme 
bien des choses et ferme bien des plaies. 
Vous reviendrez. 

— Jamais, jamais. Ah I cria-t-il, vous ne 
savez pas quel amour j'ai pour Paule, quelle 
torture désormais sera ma vie, ce qu'il me 
faut de: force pour me taire, pour partir, 
pour traîner loin d'ellç une existence pleine 



98 PAULE DE BRUSSANGE 

d'elle, sans même avoir le droit de lui 
demander ce qu'on donne aux morts : un 
souvenir ou une larme 1 

Un bruit de rires leur arriva : Paule, 
Hélène et Marc rentraient. Madame de Brus- 
sange poussa un soupir de délivrance. Cette 
scène l'avait remuée. Elle pensait de M. Dali- 
sier : t II est sincère... comme l'était son 
père ; c'est un passionné... comme l'était son 
père; mais d'autres meurent de ces ûèvres. » 

Lorsque toute la famille fut réunie, Gérard 
vint à M. de Brussange et, d'un ton presque 
léger : 

— Mon oncle, vous avez l'air de tomber 
de sommeil. Vous m'accorderez pourtant 
bien trois minutes d'audience? 

— Tout ce que tu voudras. 

— Alors, venez. 

Et, saluant madame de Brussange : 

— Adieu, ma tante. 



PAULE DE RRUSSANGE 99f 

— Adieu, Gérard, répondit-elle. 

Il serra la petite main que lui tendait 
Paule et sortit brusquement. Robert et 
François échangèrent un regard apitoyé qtae 
Paule saisit au passage. 

— Qu'y a-t-il donc? se demanda- t-elle. 

Sa mère gagnait ses appartements au bras 
de Robert, elle les vit causer d'un air confi- 
dentiel; François avait la mine toute décom- 
posée, cela lui parut étrange. Tandis qu'Hé- 
lène montait, Paule arrêta Marc au bas de 
l'escalier : 

— Tu ne sai? rien? 

— Non. 

— Et tu ne trouves pas qu'il y a du mys- 
tère? 

. — Ohlsi. 

— Tâche de découvrir ce dont il s'agit et 
viens me le dire dans ma chambre. Je ne me 
coucherai pas que tu ne sois venu. 



257075B 



iOO PAULE DE.BRUSSANGE 

Quelques instants plus tard, Marc frappait 
à sa porte et, l'entrebâillant : 

— Gérard part ce matin à cinq heures 
pour l'Espagne. 

Elle se dressa. 

— Gérard! Ah! mon Dieu!... Que me dis- 
tu là? 

— Mon père a fait tous ses efforts pour 
le retenir, c'a été peine perdue. Des lettres 
pressantes l'appellent à SévilU. François 
l'aide à finir ses malles. Mon père est 
désolé. 

— Et ma mère? 

— Je suppose qu'elle n'est pas avertie. 
Robert est avec elle depuis que nous 
sommes montés. 

— Quel événement ! - 

— Eh bien, quoi ! il devaitpartir. Bonsoir, 
chérie. 

Au bout d'une heure, Paule, toujours à 



PAULE DE BRUSSANGE 101 

la même place, les yeux fixés dans le vide, 
répétait ces trois mots : 

— Il devait partir!... 

M. de Brussange, à la nouvelle du déport 
de Gérard , avait ressenti beaucoup de tris- 
tesse et d'inquiétude. Cette détermination lui 
paraissait trop brusque pour être naturelle ; 
l'attitude de son neveu, quand il répondait à 
ses instances, l'avait péniblement frappé. 
Qu'avait cet enfant?... Il devança l'heure des 
adieux afin de l'interroger encore et trouva 
François près de son cousin, celui-ci tout 
habillé. 

— Déjà? dit-il d'un ton d'amical reproche. 
Il te tarde donc bien de nous fuir ? 

— Pouvez-vous le croire, mon oncle? 

— C'est qu'aussi tant de hâte... 

Il étudiait les traits pâlis et tirés de M. Da- 
lisier, qui se détournait pour échapper à cet 
examen affectueux. M. de Brussange entraîna 

6. 



102 PATJLE DE BRUSSÀNGE 

Gérard au bout de la chambre, loin de Fran- 
çois, et tout bas, avec une tendresse pro- 
fonde : 

— Je ne voudrais pas t'importuner, mais 
voyons, il t'arrive quelque chose d'anormal, 
tu es malheureux ? Quoique tu tentes de le 
dissimuler, je l'ai compris... Je n'en ai pas 
fermé l'œil... Ne me donneras-tu pas une 
part de ton chagrin? 

Et, comme M. Dalisier demeurait silen- 
cieux, afin de ne pas laisser éclater son secret, 
l'oncle insistait avec des caresses qui ache- 
vaient de martyriser Gérard : 

— Je t'aime à l'égal de mes fils, tu dois 
me répondre : si ce qui t'appelle en Espagne 
est de nature à t' attrister, dis-moi ce que 
c'est ; en supposant que je n'y puisse rien, je 
pourrai du moins m'attrister avec toi... 

Gérard n'y tint plus, et se jetant au cou de 
M* de Brussange : 



PAULE DE BRUSSANGE 103 

— Je vous respecte, je vous vénère, vous 
êtes profondément dans mon cœur, et plus 
profondément que vous ne pensez. Ne m'in- 
terrogez pas... Je n'ai rien. 

François sortit pour faire emporter les ba- 
gages et surtout donner l'ordre de hâter le 
départ : il sentait que c'était rendre service à 
Gérard d'abréger une entrevue qui lui 
retournait le poignard dans la plaie. 

Quand M. Dalisier quitta sa chambre, son 
oncle lui dit : 

— N'oublie pas que Pierrelaurès te sera 
toujours la maison paternelle. 

- — Je ne l'oublierai pas, répondit péni- 
blement Gérard. 

En descendant, il jetait autour lui des 
adieux furtifs et désolés à ces voûtes sous 
lesquelles la voix de Paule avait résonné si 
souvent, à ces murs qui la garderaient encore 
et qu'il ne devait plus revoir. S'il eût osé, 



104 PÀULE DE BRUSSANGE 

comme il eût demandé à faire un dernier 
pèlerinage le long des pièces familières, dans 
les recoins favoris où s'asseyait la jeune fille, 
où tant de douces paroles étaient tombées 
sur lui, à revoir la quenouille de la vieille 
Jacqueline que sa cousine filait tous les jours 
et qui lui rappelait une inoubliable matinée, 
à s'imprégner une dernière fois de tout ce 
qui venait de Paule, de tout ce qui par- 
lait de Paule et ne pouvait plus, comme 
Paule, être pour lui qu'un souvenir. Au 
bas de la dernière marche, par la porte 
ouverte sur la cour, il apercevait Robert 
et Marc près de la voiture, descendus afin 
de saluer le voyageur. Robçrt s'inclina de- 
vant lui : 

— Gérard, demanda-t-il, me pardonnez- 
vous? 

M. Dalisier enveloppa son cousin d'un 
long regard navré : 



M 



PAULE DE BRUSSANGE 105 

— Qu'elle soit heureuse, dit-il, et je par- 
donnerai tout!... 

Il allait monter en voiture, quand une 
ombre blanche se dressa près de lui. Une 
exclamation de joie douloureuse s'étouffa 
dans sa gorge. Paule était là, qui lui tendait 
la main I 

— Gérard, j'ai voulu vous dire adieu. 

— Merci, Paule... Adieu ï 

— Vous reviendrez, n'est-ce pas? 

Un soupir gonfla sa poitrine. Il baissa la 
tête pour cacher une larme près de tomber, 
et, se résignant au mensonge : 

— Oui... je pense... je le souhaite... 

— Tenez, Gérard, voici qui me vient de 
mon père. Avant de me quitter, promettez- 
moi, au nom de l'affection que j'ai pour vous, 
d'y jeter les yeux quelquefois. 

C'était un tout petit livre, relié en chagrin 
noir ; souvent il l'avait vu entre les mains 



106 PAULE DE BRUSSÀNGE 

de Paule. Cela s'appelait VImitatton de 
Jésus-Christ. Le sceptique, le savant sans foi, 
rhomme sans Dieu, prit le livre, y posa pieu- 
sement les lèvres et se précipita d'un bond 
farouche dans la voiture. » 



VI 



La fuite de Gérard avait mis comme un 
voile sur les gaietés de M. de Brussange; 
Paule redoubla pour son père de tendresse 
et de câlineries. Elle le menait chez ses 
pauvres et ses malades, le suivait quelque- 
fois dans les courses à travers champs ou, 
quand il rentrait au château, s'asseyant près 
de lui, causait et s'efforçait à le distraire. Si 
quelque ombre planait avec trop de persis- 
tance sur ce front que jadis aucun souci ne 



108 PAULE DE BRUSSANGE 

plissait, elle l'embrassait longuement, sans 
rien dire, heureuse de comprendre, d'avoir 
les mêmes préoccupations, faites d'une sol- 
licitude protectrice à l'égard de l'absent. 
Elle eût craint d'augmenter le chagrin de son 
père en nommant M. Dalisier : devant lui ce 
chapitre restait clos ; mais elle se montrait 
plus expansive avec sa mère. Madame de 
Brussange, expliquant à madame de Lauber- 
mont la brusque disparition de Gérard, avait 
eu des placidités qui témoignaient assez de 
son calme à ce sujet; Paule estima qu'elle 
n'y dérangerait rien en parlant à cœur ouvert 
et ne se douta point qu'elle infligeait une 
sorte de torture. Très candidement, elle 
avait conté les incidents delà dernière soirée, 
\2l conversation du parc interrompue par 
Robert, la demande de prière que lui adres- 
sait Gérard et la tristesse de son cousin dont 
elle n'avait pu obtenir les raisons. Oh 1 certes, 



< 



u 



PAULE DE BRUSSANGE 109 

elle priait, et depuis longtemps, et chaque 
jour avec plus de ferveur, car elle lui était 
attachée, comme à ses frères, et le plaignait 
en outre : lui, ne savait pas ce qui pouvait 
soutenir et consoler, il était seul, aussi 
l'avait-elle armé du livre où il chercherait 
peut-être et trouverait l'ami qui ne fait ja- 
mais défaut... 

Madame de Brussange écoutait d'un visage 
impassible, mais d'une âme troublée. Elle ne 
risquait aucune observation. Elle méditait de 
laisser un si vif intérêt s'user de soi-même, 
sans l'augmenter par des approbations ou 
des critiques. 

Mais les sentiments de Paule n'étaient pas 

le fruit d'un caprice, ils étaient trop élevés 

pour être passagers. Tout simplement, à tous 

moments, le nom de M. Dalisier revenait sous 

la forme d'un fraternel souvenir ou d'une 

inquiétude. Madame de Brussange répondait 

7 



110 PAULE DE BRUSSANGE 

mollement, rompait les chiens et demeurait 
perplexe. 

Elle ne s'était pas encore rendue aux plai- 
doyers de ses fils, — car François par amitié, 
Robert un peu par remords, l'entretenaient 
sans cesse de Gérard. Elle croyait à une pas- 
sion sans lendemain et ne pouvait changer 
tout à coup sa manière de voir. Mais elle 
chancelait dans ses convictions. L'attitude 
de M. Dalisier la déroutait, leur dernière en- 
trevue gênait sa conscience : elle n'avait pas 
eu la générosité de cet homme, elle se de- 
mandait si l'égoïsme maternel ne l'avait pas 
aveuglée ; tant d'abnégation silencieuse criait 
contre eJle. De quel droit, à l'insu de son 
mari, — pourtant le juge suprême, — bri- 
sait-elle Gérard, désespérait-elle un être qu'il 
eût été chrétien de ne pas affoler et qu'on 
pouvait, en l'éclairant, reconquérir à Dieu? 
Elle avait dit à Robert : « Gérard ne m'est 



] 



PAULE DE BRUSSANGE 111 

rien, Paule m'est tout. » Elle le pensait en- 
core, pas assez néanmoins pour étouffer de 
secrets mécontentements. Elle s'était exagéré 
des périls peut-être imaginaires. En vain se 
répétait-elle que sa fille n'avait point été créée 
pour des expériences de rédemption; un 
doute l'assiégeait maintenant. Les récits de 
Paule lui montraient Gérard sous un jour 
meilleur. Était-ce vraiment un passionné 
comme le père? La passion n'a point de pa- 
reilles délicatesses, quelques mots ne l'effa- 
rouchent pas, elle ne connaît ni la fierté ni 
le renoncement, elle est vivace jusqu'au pa- 
roxysme et ne meurt que satisfaite; l'amour, 
au contraire, comme celui de Gérard, dou- 
loureux, idéal, s'accroît aux souffrances et dé- 
passe la mort. L'homme qui se donnait et ne 
demandait rien en échange, qui s'en allait 
et ne se reprenait pas, un tel homme élait 
de taille à comprendre Paule, à s'illuminer 



112 PAULE DE BRUSSANGE 

l'âme au contact de cette 4me. Robert, dès 
les premiers jours, avait signalé la bien- 
faisante influence de Tune sur l'autre, 
elle-même l'avait constatée. Qui sait si Dieu, 
plus tard, ne la rendrait pas responsable, 
en face de l'incrédule, d'un épaississement 
de son incrédulité? Car enfin Gérard, au- 
jourd'hui, devait nier une piété chrétienne 
qui se faisait impitoyable. Ce qu'elle avait 
voulu préserver, ce n'était pas la foi de 
Paule, à l'abri de tout danger, c'était son 
bonheur, c'était sa vie en passe de ressem- 
bler à la vie de Séverine. Et ce calcul égoïste. . . 
Mais depuis quand sont-elles égoïstes les 
mères qui veillent à l'avenir de leur enfant ? 
Non, Dieu ne la condamnerait pas, puis- 
qu'elle n'avait songé qu'à remplir le plus 
sacré des devoirs... Alors, pourquoi sur son 
cœur un poids si lourd? 

Elle attendit avec appréhension les lettres 



PAULE DE BRUSSÀSÇE 113 

de Gérard. Elle y redoutait des allusions, des 
reproches indirects ou simplement l'expres- 
sion d'une douleur inavouée. M. Dalisier 
écrivit en effet à son oncle. Sesleltres étaient 
enjouées, affectueuses et fort courtes. L'œil 
le plus exercé n'y eût rien découvert d'anor- 
mal. M. de Brussange, à leur lecture, se ras- 
sura. Il avoua même à sa femme et à ses filles 
qu'il s'était mépris et tourmenté mal à pro- 
pos : Gérard n'avait pas l'ombre d'un cha- 
grin, il explorait la Castille en touriste et 
aussi en savant, plongé jusqu'au cou dans 
l'archéologie ; il trouvait des trésors, travail- 
lait et devait être au septième ciel. 

Contente de ces détails, Paule parla beau- 
coup moins de l'absent. Ypensait-elle moins? 
Nul ne se posait cette question, hors madame 
de Brussange, interdite par le laconisme et 
le ton d'une correspondance qui ne lui per- 
mettait pas de deviner si Gérard trompait 



ili PAULE DE BRUSSANGE 

son oncle, — et dans ce cas elle devenait un 
peu complice du mensonge, — ou si déjà 
Paule était oubliée . Elle inclina vers cette 
dernière solution : cela cadrait mieux avec 
ses répugnances primitives. Un amour si 
promptement consolé n'avait pas déracines, 
c'était un feu de paille, elle s'y attendait bien. 
Elle avait fait œuvre pie en écartant M. Dali- 
ôier. 

— Reconnaissez, mon ami, dit-elle à M.- de 
Brussange qui parcourait quelques lignes 
datées de Burgos, reconnaissez que vous 
avez pour votre neveu la plus singulière fai- 
blesse. Ses moindres caprices sont affaire 
d'État. S'il est de mauvaise humeur, tout de 
suite vous imaginez une catastrophe dans sa 
vie. Par oisiveté va-t-il à l'église, comme cela 
lui arrivait ici, vous le canonisez et, parce 
qu'il a eu le bon goût de ne pas avoir l'air 
de s'ennuyer parmi nous, vous le proclamez 



PAULE DE BRUSSANGE MS 

homme d'intérieur, en ajoutant qu'il est par- 
fait. Il n'y a de parfait que vous, mon ami. 
Seulement vous êtes aveugle. 

— Non, non, protesta M. de Brussange. 
Gérard est un vaillant. Une mauvaise édu- 
cation n'a pu le gâter. Le cas échéant, il 
serait capable d'héroïsme. Souvenez-vous, 
Louise, que le sang de Séverine coule en ses 
veines. 

Les vacances, finies, Marc regagna Saint- 
Cyr, François et James retournèrent à Paris, 
Trois jours auparavant, James Pernill, ac- 
couru à Pierrelaurès, s'était entretenu avec 
sa fiancée sur un ton de joie si démonstrative 
qu'elle rompait tout à fait en visière à ses 
manières habituelles. Hélène l'entraîna vers 
ses parents : 

— Voilà Gérard qui fait des siennes ! 
James les mit au courant : l'un des pre- 
miers avocats de Paris le prenait pour secré- 



416 PÀULE DE BRUSSANGE 

taire, sur* la recommandation de Gérard, et, 
désireux de quitter les affaires, lui laisserait 
son cabinet pour peu qu'il trouvât « dans le 
protégé de son ami Dalisier la moitié des 
mérites dont Gérard se portait garant *. 
C'était lé succès assuré, le succès venu sans 
effort, grâce à une sollicitude qui, du fond 
de l'Espagne, se faisait présente aux heures • 
décisives. 

Le plaisir que tous en ressentirent adoucit 
y amertume des séparations, et, lorsque 
François et James se trouvèrent de nouveau 
loin de ce qu'ils aimaient, on s'aperçut à l'al- 
lure des lettrée que l'un des deux au moins 
avait emporté sa provision d'espoir. C'était 
James. L'autre, qui préparait son agréga- 
tion, se montrait plus laconique, soit que le 
travail, soit qu'un autre motif éteignît les 
gaietés anciennes. Madame de Brussange < 

éprouva de cette réserve une pénible impres- ^ 



PAULE DE BRUSSANGE 117 

sion. Mais la bonne humeur de Robert, dont 
le congé durait encore, l'atténuait. Robert 
chassait, amenait des amis, emplissait le 
manoir d'un tumulte continuel et cet hiver 
fut relativement heureux. La tante pensait 
de moins en moins au neveu, qui n'écrivait 
plus qu'à de longs intervalles : il n'était pas 
de retour à Paris, François ne prononçait 
jamais son nom. 

Au printemps, M. de Brussange apprit par 
les journaux que Gérard avait envoyé d'Es- 
pagne un rapport remarquable à l'Académie 
des sciences, et que ce rapport était dans 
une certaine presse l'objet d'une polémique 
violente. On y découvrait des tendances spi- 
ritualistes, on adjurait l'auteur de s'expli- 
quer : avait-il renié ses doctrines? Toute une 
école qui le prônait le battit en brèche ; par 
compensation, ses adversaires de la veille 
devinrent ses défenseurs. A Pierrelaurès, on 



■•-/WJ% f 



118 PAULE DE BRUSSANGE 

attendait un mot de lui. Madame de Brus- 
sange, à qui son mari ne faisait grâce d'au- 
cun article, fut reprise de ses anxiétés; le 
silence de Gérard l'inquiéta. Robert venait 
de partir à son tour, le nid se dépeuplait; 
quoiqu'elle gardât ses filles, une tristesse 
l'accablait. Des vides lui trouaient le cœur, 
à mesure qu'un enfant, s'éloignant d'elle, en 
emportait un lambeau. Ses peines la ren- 
dirent plus sensible aux peines d'autrui ; 
tout à coup elle prit le parti de demander à 
François s'il savait quelque chose au sujet 
de Gérard. 

François envoya un paquet de lettres re- 
çues depuis six mois. La dernière était déjà 
vieille de date. Gérard y parlait d'aller en 
Afrique ou en Dauphiné ; depuis, il n'avai* 
plus donné de ses nouvelles. 

Madame de Brussange s'enferma dans sa 
chambre et lut. 



PÀ.ULE DE BRUSSANGE 119 

Quelle différence entre ce qui s'étalait là, 
sous ses yeux, et ce que jadis recevait son 
mari ! A travers toutes les pages, un déses- 
poir morne. Pas une récrimination, pas une 
plainte, mais comme le bercement d'une 
invariable douleur. Gérard luttait pour la 
dominer et demeurait vaincu sous elle. Son 
rêve de félicités, mortes aussitôt qu'entre- 
vues, le hantait, revenait toujours sous sa 
plume, comme un souvenir nécessaire contre 
les défaillances. Il écrivait à François, — 
son unique confident, — [ses fièvres d'agonie, 
cédant à ce besoin de chercher un appui 
dans sa compassion. 

«... Je me lève, disait-il, je marche, je 
travaille et c'est un somnambule qui fait 
tout cela pour moi. Quand j'écris, par in- 
stants je m'arrête : il me semble que sa voix 
m'appelle et qu'elle va me dicter mes pen- 
sées* Je les lui abandonne, à l'égal de mon 



120 PÀULE DE BRUSSÀNGE 

cœur qui bat à m'étouffer. Hélas! elle n'est 
plus là pour m'éclairer les ténèbres; je dois 
Ai'y guider seul. J'essaye, de toutes mes 
forces, en l'invoquant tout bas. Oh ! comme 
le chaos de mon intelligence, avec elle, 
s'ordonnerait ! Je me demande : « Que me 
> dirait-elle ? * Et parfois je l'entends, et 
toujours je la crois. J'ouvre son petit livre 
et, phénomène étrange, le passage que j'ai 
pris au^hasard s'applique à moi, merveilleu- 
sement. Alors je me remets au travail, et 
ce n'est plus moi qui travaille, c'est un 
autre homme, transformé par l'amour, 
secoué par la douleur, qui me ressemble 
comme un frère, et qui n'est plus que mon 
ombre. Le vieil homme est mort; un nouveau 
naît dans les larmes, un nouveau qu'elle ne 
connaîtra jamais. Ceci pourtant me console 
de songer qu'il est son ouvrage et, par là, 
qu'il est moins indigne d'elle... » 



PAULE DE BRUSSANGE 121 

«...Un jour, elle m'a dit : «Nous sommes 
lâches, nous redoutons les larmes, cependant 
bienheureux ceux qui pleurent 1 * Ce soir 
je suis désespéré, ma force n'est que fai- 
blesse; malgré moi je sens mes paupières se 
gonfler. Elle avait raison : ces larmes sont 
mon bonheur, je ne voudrais pas les chan- 
ger contre mon indifférence passée. Mieux 
vaut souffrir pour elle que de ne l'avoir pas 
connue... » 

«... Je me suis arrêté à Burgos. Au le- 
vant de la ville, sur une colline, la char- 
treuse de Miraflorès est un grand catafalque 
où dorment les restes de Jean II et d'Isabelle 
de Portugal, sous leurs statues couchées au 
milieu d'un peuple de pierre, où l'infant don 
Alfonse, agenouillé sur des coussins, lit de 
ses yeux de marbre un livre ouvert devant 
lui. Du côté de l'Occident, parmi la pourpre 
éclatante du ciel, se dessine^ le clocher 



123 PAULE DE BRUSSANGE 

féodal de Santa Maria la Real de las HueU 
gas, abbaye de femmes, fondée vers 1180 par 
Alfonse VIII, sur les instances de la reine 
Eléonor. Là, repose la dépouille des rois de 
la Vieille-Castille, c'est là que mes pas se 
sont portés. Non que le souvenir des ma- 
jestés endormies m'attirât, mais je suis un 
voyageur misérable, et le fondateur de l'ab- 
baye, en assurant à sa race le repos de la 
tombe, a voulu en même temps assurer aux 
pèlerins le repos de la route. VHospital del 
Rey ouvre encore, devant les fatigués tels 
que moi, sa puerta de los Romeros. Sur 
une pierre détachée des ruines je me suis 
assis, avec cette sensation d'isolement qu'é- 
prouvent les exilés. Je songeais à mes frères 
des siècles disparus, ceux de France, d'Italie 
ou d'Allemagne, et qui se rendaient à Saint- 
Jacques de Compostelle, et qui s'étaient 
reposés où je me reposais moi-même. Quels 



PAULE DE BRUSSANGE 123 

autres hommes, ces hommes ! Ils ne m'ont 
légué que leur souffrance. La foi les soute- 
nait; ils venaient, à travers obstacles et 
dangers, couverts de cilices, demander 
grâce et pardon. Qu'ai-je à demander, moi, 
puisque toute espérance m'est fermée ? En 
cet endroit où s'est si poétiquement prodi- 
guée la charité chrétienne, je ne voyais pas 
les cornendadoras, revêtues de l'habit de 
Galatrava, honorer en chaque pauvre, en cha- 
que voyageur le Christ souffrant; je voyais 
Pierrelaurès et le village riant à mi-côte 
dans les baisers du soleil levant, et ses mai- 
sons délabrées, et sa vieille église romane, 
et par-dessus tout, je voyais, comme un 
rayon de miséricorde céleste, l'incarnation 
de la charité la plus noble, une âme em- 
brasée de pitié, parée de douceurs, si belle, 
si bonne, qu'elle s'impose par la magie de 
sa beauté, par la force de sa bonté, qu'elle 



124 PAU-LE' DE BRUSSANGE 

change l'orgueil en crainte et l'égoïsme en 
désirs d'abnégation... Un enfant s'est offert 
comme cicérone, je l'ai remercié et suis 
rentré dans la ville. Le soir, accoudé à ma 
fenêtre, je contemplais à l'Orient la châsse 
énorme de Miraflorès, éclairée par une lune 
splendide. L'antique chartreuse, avec son 
aspect mortuaire, m'aurait plu pour vivre 
désormais, j'ai regretté que les révolutions 
eussent balayé ses moines, je serais allé vers 
eux : peut-être m'auraient-ils gardé!... » 

c ... J'ai séjourné à Madrid sans voir la 
ville. J'ai cherché par un travail opiniâtre 
à dompter la douleur, elle est restée aussi 
cuisante. Néanmoins, j'ai continué mon tra- 
vail et suivi les inspirations nouvelles qui 
portent le désarroi dans mon esprit. Main- 
tenant, je voyage un peu au hasard. Le bruit 
des foules me fatigue, les hommes m'ex- 
cèdent, je rêve de solitude. J'ai pensé très 






PAULE DE BRUSSANGE 125 

longuement à m'enfermer en un cloître, 
mais .ma nature répugne à l'obéissance. Un 
seul être pouvait tout m'ordonner, et celui- 
là... > 

«... Me voici en Andalousie. A quel parti 
vais-je me résoudre? Quelquefois encore, je 
suis tenté d'aller m'enfouir au fond de cette 
retraite de saint Bruno, perdue dans les 
montagnes du Dauphiné. Si, du moins, 
j'étais sûr que mes jours y finissent vite ! En 
d'autres moments, je projette d'explorer les 
déserts de l'Afrique. Vers lequel de ces deux 
buts tendrai-je ? je n'en saisrien encore. 
J'éprouve une grande lassitude morale et 
physique. Ma vie d'épreuves à peine est 
commencée, et déjà j'en suis accablé. Cepen- 
dant il faut marcher avec courage jusqu'au 
terme. Ma volonté ne fléchira point. Mais, 
ce soir, je suis anéanti, comme si j'allais 
mourir... » 



126 PAULE DE BRUSSANGE 

Madame de Brussange consulta la date de 
cette dernière lettre : elle remontait à six 
semaines; depuis, François ni son père 
n'avaient rien reçu. D'une main tremblante, 
elle rassembla les pages éparses. Elle cher- 
chait un moyen de réparer son injustice. Où 
trouver Gérard? qu'était-il devenu? Ses 
pensées se faisaient confuses, ses remords 
endormis se réveillaient, l'idée de Paule 
privée par elle d'un amour solide et pur lui 
donnait la conviction d'avoir été mauvaise 
mère. 

La voix de M. de Brussange la tira de ses 
songeries : elle courut ouvrir la porte, prête 
aux aveux, décidée à supplier son mari de 
remédier aux désastres dont elle était la 
cause. Mais il entra, la mine si défaite, 
tenant en main une dépêche, que sa pre- 
mière pensée fut pour ses enfants : 

— Nos fils? cria-t-elle. 



» 



PAULE DE BRUSSANGE 127 

— Non, dit-il. Regardez, Louise. 
Elle lut à haute voix : 

€ Je prie mon beau-frère de me rejoindre 
sans retard à Bordeaux, hôtel de France. 

» balisier. » 

— Qu'allez-vous faire, mon ami ? 

— Partir, puisqu'il a besoin de moi. 

' — Cette rencontre vous sera pénible. 

— Oui, il a y près de vingt-huit ans que 
nous ne nous sommes vus... depuis la mort 
de Séverine. 

— Mon pauvre ami ! balbutia-t-elle. 

— Il faut pardonner, dit M. de Brussange, 
et tout remettre entre les mains de Dieu. 

- — Que n'ai-je pratiqué cette maxime ! 

songea la tante de Gérard. 

, Quelques heures plus tard, celui qu'on 



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128 PAULE DE BRUSSANGE 

mandait si brusquement courait sur la route 
de Bordeaux. 

A peine avait-il quitté Pierrelaurès , 
qu'Arabelle de Laubermont y fit une entrée 
tapageuse : 

— Louise , il me faut absolument votre 
mari. 

— Il a été contraint de s'absenter. 

— Quel malheur!... qui voulez-vous que 
je consulte ? 

— C'est donc très grave ? 

— On ne peut plus : une catastrophe chez 
lord Melwin. 

— Ah ! mon Dieu ! 

— Je n'ai pas de détails précis. Je sais 
seulement que, pendant une chasse où lady 
Melwin suivait en voiture avec cette affreuse 
petite Indienne fiancée à leur fils, les che- 
vaux se sont emportés. Mon cousin s'est jeté 
à leur tête. Tout a roulé dans le précipice. 



i 



PAULE DE BRUSSANGE 129 

Une des deux femmes, — j'espère que c'est 
la fiancée... mais oui, l'autre est ma tante ; 
la petite, je ne connais pas... — enfin, l'une 
des deux se meurt, le... héros ne va guère 
mieux. Une catastrophe, je vous dis. Lord 
Melwin, à cause de son grand âge, doit avoir 
perdu la tête. Je me demande si je ne ferais 
pas bien pour lui... et même pour moi, 
d'aller à son secours?.- 

— Pour vous? 

— Dame! supposez que le fils s'en tire et 
que la fiancée ne s'en tire pas, Edith... 

— Ah ! très bien. 

— Ma foi, chère, un revenu de plusieurs 
mille livres sterling. Mais le moyen de m'ab- 
senter en laissant Edith seule avec Albéric? 

— Il est certain que vous ne pouvez l'em- 
mener là-bas... à moins toutefois que la vic- 
time ne soit votre tante ?... 

— Et comme je ne suis pas fixée... 



130 PAULE DE BRUSSANGE 

— Vous désirez sauvegarder les appa- 
rences !... Allons, donnez-moi voire Edith, 
elle ne quittera pas mes filles. 

— Vous êtes un ange! Du reste, j'avais 
toujours rêvé ce mariage. C'est uniquement 
afin de vous être agréable qu'un instant j'ai 
eu l'air de songer à M. Dalisier. Au fait, vous 
savez le bruit qui court à Paris ? Nous le 
tenons de James, avec recommandation de 
ne pas vous en souffler mot. Mais je vous l'ai 
dit : je ne suis pas pour les cachotteries. On 
prétend que M. Dalisier est mort. 

— Gérard! cria madame de Brussange. 
Gérard, mort ! 

— En Andalousie. Que voulez-vous ? Cha- 
cun a ses croix. J'ai bien la mienne. Voyez 
pourtant, je ne me laisse pas abattre. Adieu, 
je vous envoie Edith. 

Quand madame de Bussange monta dans 
sa chambre, elle s'appuyait aux murs comme 






PAULE DE BRUSSANGE 131 

une personne ivre.. Paule, qu'elle rencontra, 
fut frappée du ravage de ses traits. 

— Qu*avez-vous, maman ? Êtes-vous ma- 
lade? 

Et, la prenant par la taille, la serrant contre 
elle, la jeune fille insistait : 

— Qu'avez-vous? je vous trouve très pâle. 
La pauvre femme, en entrant chez elle, se 

laissa tomber dans un fauteuil. Sur une table, 
les lettres de Gérard étaient enfermées dans 
la large enveloppe qui les avait apportées. Et 
lamentablement tous les détails lui en reve- 
naient. Hélas ! de quelle œuvre néfaste, de 
quelle irréparable faute elle était l'artisan ! 
Paule gardait à son cousin une affection plus 
tendre peut-être que ne l'imaginait sa can- 
deur d'ange : comment avouer les remords? 
comment, dans la suite, confesser la vérité? 
Car, si Gérard n'était plus, elle avait le devoir 
strict de montrer à sa fille ce testament du 



Ëd&.-. 






132 PAVLE DE BRUSSÀNGE 

cœur, seule réparation qu'elle pût faire au 
défunt. Pour avoir voulu épargner des mal- 
heurs incertains, elle était tenue d'imposer 
le stérile regret d'un amour qu'on ne se dé- 
fendrait pas de plaindre. Elle saisit Paule en 
ses bras, et, sachantàpcino ce qu'elle disait : 
■ — Je t'aime, mon enfant, mais je L'aime 
mal. Dieu n'en punisse que moi I,.. 



VII 



M. de Brussange descendit de voiture en 
face de l'hôtel de France et donna son nom 
au directeur. Celui-ci le prévint que M. Dali- 
sier l'attendait avec impatience, son steamer 
devant lever l'ancre le lendemain matin. On 
conduisit l'arrivant dans un salon du premier 
étage, où M. Dalisier fît aussitôt son appari- 
tion. C'était un homme de taille moyenne, 
; encore élégante, impérieux, l'œil intelligent, 

jjf l'allure distinguée, La blancheur des che- 



. TTT^v- ( 



134 PAULE DE BRUSSANGE 

veux et de la barbe accentuait le poli du 
visage au ton de vieil ivoire. Un peu de con- 
trainte marquait la démarche, à mesure qu'il 
avançait à la rencontre de son beau-frère. 
Quant à M. de Brussange, il avait peine à 
dissimuler son émotion : elle lui serrait la 
gorge, en présence de cet homme qu'avait 
adoré sa sœur et qui n'était pas étranger 
peut-être à la fin prématurée de Séverine. 

— Léopold, merci d'être venu, dit M. Ba- 
lisier. 

— Vous ne pouviez douter... 

— Que, présumant un service à rendre, > 
vous me traiteriez comme vous traitez tout 
le monde ? Non, sur l'honneur, je n'en ai pas 
douté. Ya-t-on bien à Pierrelaurès ? Une 
éternité que je n'ai mis les pieds par là... 
Les affaires !... 

— Et Gérard? demanda M. de Brus- 
sange. 



\ 



PAULE DE BRUSSANGE 135 

— Tout de suite vous mettez le doigt sur 
la plaie. Gérard est à Se ville. 

. — Encore ? 

— Pour une bonne raison : il n'en peut 
bouger. 

— Malade? 

— Dangereusement. 

— Que me dites- vous là? Et je n'en savais 
rien! 

— Moi non plus. 

— Pauvre enfant! malade, à l'étranger, 
seul.,. 

— Par sa faute, répliqua M. Dalisier. Rien 
n'était aussi facile que de me faire avertir. 
Mais c'est un original. 

— Qu'a-t-il ? interrogea M. de Brussange. 

— Une fièvre typhoïde ou quelque chose 
d'approchant. J'étais en Autriche, sans nou- 
velles, et du diable si je songeais à m'en 
tourmenter. Les correspondances sentimen- 



V- .TT 



136 PÀULE DE BRUSSANGE 

taies ne sont pas mon fort, Gérard le sait. 
J'avais même été surpris.de recevoir quelques 
lignes datées de Pierrelaurès, puis de Ma- 
drid. Naturellement je n'ai pas répondu. 
Aussi son silence me paraissait-il tout simple, 
cela rentrait dans nos habitudes. 11 y a deux 
jours, je reviens à Paris, on me montre un 
pli récemment arrivé. La suscription en 
était si précise que, ne sachant qui de Gérard 
ou moi était le destinataire, on l'avait gardé 
jusqu'à mon retour. J'ouvre. Patatras! C'est 
d'un médecin de Séville, écrit en un pathos 
inextricable : Gérard est à toute extrémité, 
mais il n'y est plus... il a une fièvre typhoïde, 
à moins que ce ne soit autre chose... il faut 
l'emmener de Sévilte, seulement il ne veut 
pas s'en aller... Bref, c'était à n'y rien 
comprendre. 

— Aussi avez-vous pris le parti de courir 
le rejoindre? 



Wflf^^x 



■T7 ■ ^: 



PAÛLE DE BRUSSANGE 137 

— Précisément. Trois ou quatre ordres à 
mon fondé de pouvoirs et me voilà dans le 
premier rapide pour Irun. J'arrive à Bor- 
deaux, je descends au buffet... Là, un facteur 
du télégraphe me relance, avec une dépêche 
du Brésil, parvenue dans mes bureaux après 
mon départ. Mon fondé de pouvoirs me 
l'expédiait d'urgence. La moitié de ma for- 
tune sombre si je ne suis pas le plus tôt pos- 
sible à Rio de Janeiro. Vous sentez l'impor- 
tance de la chose. Oui, mon cher Léopold, 
mes capitaux triplés ou perdus selon que je 
pars ou ne pars pas... 

— Et... vous ne partez pas, Edmond? 

— Je pars. Un homme dans ma position 

ne peut subir d'échec. Le premier échec, 

c'est la première pierre enlevée à la base de 

l'édifice, la ruine n'est plus qu'affaire de temps. 

Aussi ai-je arrêté mon passage, parce que j'ai 

compté sur vous pour aller chercher Gérard. 

8. 



-**-œn 



138 PAULE DE BRUSSANGE 

— Vous avez eu raison : nul ne l'aime 
mieux que moi. 

— Cela se trouve donc à merveille. Vous 
vous acquitterez d'un rôle où, malgré mon 
bon vouloir, j'aurais été fort emprunté. Cha- 
cun a sa nature, la mienne est réfractaire 
aux démonstrations. Peut-être la vie que je 
piène en est-elle cause. Un manœuvre pei- 
nant tout le jour est plus libre que moi. Je 
donne quelques heures au sommeil, quelques 
minutes à mes repas; le reste de mon temps 
appartient aux relations mondaines qui 
m'obsèdent et que je ne puis rompre dans l'in- 
térêt de mes affaires, aux soucis continuels, 
aux éventualités menaçantes, à mes envieux, 
à mes rivaux. Obligé de rouler aux quatre 
coins du globe, je me produis l'effet du Juif- 
Errant : car je ne suis pas le simple financier 
faisant d'un trait de plume dans son cabinet 
la hausse ou la baisse, je suis autre chose 



PAULE DE BRUSSÀJHGE 139 

encore : fondateur, ingénieur, explorateur, 
l'être contraint de tout voir par ses yeux, de 
tout régler, de tout ordonner, qui a des res- 
ponsabilités d'hommes et de choses, des mil- 
liers d'existences d'ouvriers à défendre, des 
milliers de fortunes à sauvegarder, partout 
où l'intelligence dompte la matière, où la 
scienGe déjoue les obstacles. C'est un.épar- 
pillement de forces indispensable, sans arrêt 
possible, sans trêve des nerfs en branle, sans 
détente de l'esprit. 

Edmond Dalisier se promenait à grands 
pas, fier de son opiniâtre travail, las pour- 
tant de la vie fiévreuse qui l'enserrait de ses 
nœuds, le poussait toujours au plus épais des 
activités humaines et lui faisait oublier tout ce 
qui s'écartaitde son chassé-croisé de millions. 
. — Ne vous plaignez pas, Edmond, dit 
M. de Brussange, vous avez une existence 
conforme à vos goûts. 



140 PAULE DE BRUSSANGE 

— Votre parole? 

— Supposez-vous des loisirs, qu'en feriez- 
vous? 

— Mais ce que vous faites des vôtres. 

— Croyez-vous donc que j'en aie? 

— Je l'espérais du moins, répondit M. Da- 
lisier d'un ton où perçait une pointe d'i- 
ronie. 

— C'est une erreur, une grosse erreur. 
Moi aussi, je travaille tout le long du jour. 

— Ah ! oui, en vue de ce que vous appelez 
le ciel?... 

— La route en est dure souvent. 

— Aussi ne m'y hasarderai-je jamais. 

— Parce que vous ne songez qu'à la for- 
tune et à la renommée. 

— Lesquelles ont du bon. 

— A condition de ne pas détruire le cœur. 

— Et vous estimez que chez moi cet or- 
gane... 



PAULE DE BRUSSANGE Ul 

— Mon Dieu, Edmond, ma manière devoir 
vous importe peu, je ne l'ignore pas. 

— Elle m'importe beaucoup. Vous êtes, 
mon cher, un dès rares hommes de qui l'opi- 
nion ne me soit pas indifférente. 

— Alors, laissez-moi vous le dire : à votre 
place, n'ayant qu'un fils, une tendresse 

. unique au monde, si je le savais malade et 
seul, rien, voyez-vous, ni situation ébranlée, 
ni millions en péril, ni ruine possible, non, 
rien ne me retiendrait loin de lui. J'aurais 
tout abandonné pour le voir, pour le soigner* 
pour le guérir. Je lui montrerais qu'il est mon 
bien le plus précieux et le meilleur de mon 
âme : mon enfant. Je voudrais le lui faire 
comprendre et, s'il avait été triste de ma froi- 
deur passée, lui prouver qu'elle était à la 
surface, non au fond, qu'il avait eu tort d'en 
souffrir et que j'ai de vraies entrailles de 
père. 



\i% PAULE DE BRUSSANGE 

— Eh! parfaitement, s'écria M. Dalisier. 
C'est même pour cela que j'ai quitté Paris. 
Du diable, si je pouvais prévoir cette machine 
de Rio... Ah! çà, vous imaginez-vous que je 
sois un monstre ? Pour qui donc entassé-je, 
sinon pour Gérard? Sans compter que je 
suis fier de lui ; un homme superbe, une in- 
telligence hors ligne, un savant déjà célèbre. 
Il est ce qui m'intéresse le plus, en dehors 
de ma vie de galérien. 

— Et après elle. Le galérien d'abord, le 
père ensuite. 

— Gérard n'y trouve rien à dire. 

— Qu'en savez- vous? 

— Et vous? 

— A en juger par ce que j'éprouverais, si 
j'étais lui... 

— Parbleu! un Brussangel... Figurez- 
vous, mon cher, que les Brussange sont des 
êtres à part; vous étiez tous faits pour avoir 



y 
Y 



*W«fBF^\r" * -- 



PAULE DE BRUSSANGE 143 

des ailes. Je me souviens de Séverine... 
Séverine n'a jamais admis que, la lune de 
miel finie, au lieu de me claquemurer dans 
son boudoir, j'aie mis en œuvre mes facultés. 
Par bonheur, Gérard a surtout pris de mon 
sang : il est froid comme un marbre et prise 
médiocrement, les sentimentalités. Tenez, 
s'il soupçonnait la situation et me voyait 
accourir à Séville plutôt que de filer sur Rio, 
ma parole, il me croirait en passe de folie ! 
— A moins qu'il ne vous crût en passe de 
• paternité, pour une fois, riposta durement 
M. de Brussange. Vous n'avez point la pré- 
tention de l'avoir gâté jusqu'ici sous ce 
rapport? Ses succès ont chatouillé votre 
orgueil, mais c'est peut-être le seul senti- 
ment que votre fils éveille en vous. Je vous 
connais tous deux, vous, mieux qu'il ne vous 
connaît, lui, mieux que vous ne le connais- 
sez. Je l'ai gardé deux mois à Pierrelaurès, 



144 PAULE DE BRUSSANGE 

j'ai pu l'étudier. Un instant, cela est vrai, 
j'ai craint de la sécheresse, de l'égoïsme; 
mais j'ai vu bientôt qu'il portait un masque, 
le masque est tombé : q ue vous y teniez ou 
non, votre fils n'est pas de marbre, Séverine 
tout entière revit en son enfant. Et c'est 
justice, car Dieu devait bien à cette martyre, 
après une vie empoisonnée, une mort 
féconde. 
— Léopold! 

— Ne vous blessez point de ces paroles. 

— Vous me les aviez épargnées jusqu'ici. 

— Je vous les épargnerais encore, si je 
n'espérais qu'elles remuassent en vous les 
libres qui palpitent au cœur de toute créa- 
ture et que vous avez systématiquement 
atrophiées dans le vôtre. D'ailleurs, il s'agit 
de Gérard, je puis bien essayer de lui donner 
son père. Vingt-huit ans n'ont pas fermé 
ma blessure, je ne vous reproche rien : vous 



PAULE DE BRUSSANGE 14S 

ignoriez, vous ignorez toujours que cer- 
taines natures ont la fragilité des sensitives ; 
mais, en vous l'apprenant enfin, quoi 
qu'il m'en coûte, je viens au secours de 
Gérard. J'en suis sûr : il a été frappé de 
l'union qui règne dans ma famille; j'en suis 
sûr : il a fait de tristes comparaisons; j'en 
suis sûr : il a souffert de vous chercher par- 
tout et de ne vous trouver nulle part. Eh 
bien, reprenez vos devoirs et votre rôle, 
chassez de son esprit les voiles où s'obscur- 
cit votre image. Il est malade, venez àSéville. 
Vous ne vous arrêterez que le temps de 
l'embrasser. Moi, je vous le ramènerai. 
Mais qu'il vous voie! Je vous le demande 
au nom de la morte : ne cond amnez pas le 
fils aux chagrins qui. ont emporté la mère! 
M. Dalisier était resté stupéfait, tandis que 
parlait son beau-frère. A mesure que celui- 
ci s'animait, une émotion étrange s'empa- 



i4« PÀULE DE BRUSSANGE 

rait de l'être pour qui la vie n'était qu'un 
chiffre d'or. Il avait l'explication des 
brusques froideurs, dégénérées en rupture, 
sans un mot de part et d'autre. Un abîme 
s'était creusé, que nul ne songeait à fran- 
chir; il ne s'inquiétait pas des raisons qui lui 
aliénaient les sympathies de Léopold, il 
n'avait aucun besoin du gentilhomme cam- 
pagnard, ses réserves le laissaient impas- 
sible. Et voilà que tout d'un coup le mys- 
tère s'éclairait : on le prenait pour un bour- 
reau, le bourreau de Séverine! Et, comme 
si ce n'était pas assez, on le faisait par sur- 
croît le mauvais génie de son fils! Lui! lui, 
qui toujours s'était cru parfait ! En vérité, on 
allait un peu loin, ces récriminations et ces 
insistances dépassaient la mesure... Et les 
souvenirs remués de sa jeunesse, le nom de 
Séverine jeté en guise d'invocation, lui rap- 
pelaient la dernière heure de cette belle créa- 



PAULE DE BRUSSANGE 147 

tare agonisante, livide, déjà glacée et trou- 
vant pour lui, malgré les affres suprêmes, 
l'ombre d'un sourire, le muet adieu des yeux 
fixes. Les brumes du passé se dissipèrent, il 
revécut cette minute sitôt oubliée, et dans 
son être un trouble profond descendit. Car il 
l'avait idolâtrée, la femme dont on lui de- 
mandait presque compte, peu de temps, 
hélas! mais de cette ardeur illimitée qu'il 
portait en toute chose. Aucune étrangère 
n'avait pris la place vide; seuls, le travail, 
les projets gigantesques conçus par son cer- 
veau avaient lutté contre Séverine morte 
et peut-être contre Séverine vivante. Mais 
cela ne constituait ni un déshonneur ni 
surtout un crime. De quel droit l'accusait-on 
et à quel titre relevait-il du tribunal de 
Pierrelaurès? Son émotion disparut derrière 
la colère,. 
— J'attendais un service, non des repro- 



148 PAULE DE BRUSSANGE 

^hes, dit-il. Excusez-moi de vous avoir 
dérangé. J'agirai sans voire concours. 

— Vous allez chercher Gérard? 

— Je vais m'embarquer demain. D'ici là, 
je me procurerai quelqu'un qui m'obligera 
sans phrases. 

M. de Brussange se leva, salua et sortit. 
Son beau-frère courut à la Faculté de méde- 
cine, expliqua qu'il avait besoin d'un interne 
pour ramener de Séville à Paris un malade 
di primo cartello.Ses arguments sonnants 
levèrent toute difficulté. L'on promit ^'en- 
voyer le soir même s'entendre avec lui et 
prendre ses instructions . 

— Maintenant, mon séraphique Léopold, 
grommelait-il en regagnant l'hôtel, je n'ai 
qu'un regret, c'est de n'avoir pas eu tout de 
suite cette idée. Elle nous aurait, à tous deux, 
épargné une entrevue désagréable.. 

Mais il advint que l'interne ne pouvait se 



PAULE DE BRUSSANGE 119 

mettre en route avant deux jours ; il advint 
aussi qu'il déplut à M. Dalisier et que M. Da- 
Ksier eut peur qu'il ne déplût à Gérard. 
Bans ce cas, son fils ne manquerait pas de 
le renvoyer à "ses cataplasmes et de s'ob- 
stiner au séjour de Séville, au milieu de cha- 
leurs abominables. Ah! quelle corvée que 
cette affaire de Rio ! Impossible pourtant 
de l'abandonner. Et il lui faudrait partir, 
assiégé d'angoisses. Des angoisses ! Il n'en 
avait jamais eu, maintenant elles le harce- 
laient... ce qui n'empêchait pas le sublime 
Brûssange de le décréter mauvais père. La 
justice des hommes! 

En se mettant à table, il était d'une 
humeur massacrante. Le garçon qui le ser- 
vait tâcha de se concilier ses bonnes grâces 
en lui donnant des nouvelles du « monsieur 
venu ce tantôt ». Le monsieur venu ce 
tantôt avait bien failli ne pas pouvoir partir, 



150 PAULE DE BRUSSANGE 

l'omnibus qui dessert le train d'Iran ayant 
filé depuis une demi-heure. 

— Le train d'Iran? demanda M. Balisier. 

— Oui, le train d'Irun, d'Espagne, quoi ! 
Sur l'ordre du monsieur, j'ai fait approcher 
une voiture. Il a dit au cocher : « Crevez vos 
chevaux, mais que j'attrape le train. » 

— Ah!.., et il l'a attrapé? 

— Parce qu'il n'avait pas de bagages. 
Juste le temps de sauter en wagon. 

M. Dalisier songea toute la nuit à son beau- 
frère qui s'en allait ainsi, sans bagages, 
peut-être sans un louis dans la poche, à cinq 
cents lieues de sa famille, par affection et 
par dévouement pour Gérard... 



vin 



Rien ne détourne l'âme absorbée en un 
rêve. Les souffrances physiques, l'incom- 
modité d'une installation de rencontre, 
jusqu'à la sollicitude payée et tapageuse qui 
doublait l'intensité de la fièvre, toutes ces 
croix banales semblaient à Gérard d'un 
poids bien mince auprès de la lourde croix 
sous laquelle il se débattait. La maladie 
l'avait terrassé : dans cette prostration, il 
n'éprouvait qu'une douleur, toujours la 



152 PAULE DE BRUSSANGE 

même, à laquelle les choses du dehors 
n'ajoutaient ou n'ôlaient rien. Le médecin^ 
avant même de savoir son nom, s'était 
attaché à ce malade étrange qui d'abord 
suivit avec sérénité, de ses yeux d'agonisant, 
la ruine de son corps et tomba, le péril dis- 
paru, dans la fixité d'une tristesse morne. 
Il le soigna de son mieux, passant des 
nuits entières à ce chevet désolant, désolant 
puisqu'il existait un mal insondable où, 
selon toute vraisemblance, s'était greffé le 
mal visible; puis, une fois maître de ce der- 
nier, convaincu de la nécessité d'un remède 
moral, bravement il écrivit au père, mais en 
cachette. Car le convalescent ne tenait pas 
à guérir, c'était clair ; seulement il était clair 
aussi qu'on ne pouvait l'abandonner à lui- 
même. 

L'excellent docteur fut fortement surpris 
' de ne pas voir accourir M. Dalisier et de 



PAULE DE BRUSSANGE 153 

ne recevoir aucune réponse. Il n'osa ques- 
tionner Gérard qui, très cordial, ne lui 
disait pourtant jamais un mot de nature à 
mettre sur la bonne trace. Il remarquait 
avec terreur l'arrêt brusque de la conva- 
lescence : les tempes se creusaient de plus 
en plus, les yeux s'enfonçaient dans l'orbite, 
la peau prenait une diaphanéité blanche où 
les veines soulignaient la pâleur de cire. 
C'était à ne savoir que faire; épuisée, la série 
des médicaments, toniques et fortifiants. Il 
fallait de l'air, du mouvement, de la vie 
pour chasser la mort, et Gérard passait les 
journées étendu sur une chaise longue 
près de la croisée, examinant dans le bleu 
profond du ciel la Giralda, cette tour mau- 
resque qui domine la cathédrale de Séville 
et dont l'élégance le dispute à la noblesse. 
Était-ce la statue de bronze au-dessus de la 

tour qu'il regardait ainsi ou ne voyait-il 

9. 



154 PÀULE DE BRUSSÀNGE 

rien en ayant l'air de voir? Alors le méde- 
cin l'arrachait à ses contemplations dange- 
reuses : Gérard tressaillait comme au sortir 
d'un songe et paraissait maudire le ré- 
veil. 

Un jour, quelqu'un entra dans la chambre 
et d'un trait courut au malade. Gérard 
poussa une exclamation et, prenant dans ses 
faibles bras celui qui se penchait anxieuse- 
ment sur lui : 

— Mon oncle, mon oncle !... Ah! mon 
oncle, que de bien vous me faites ! 

M. de Brussange considérait tout ce chan- 
gement, cet homme naguère plein de force 
et de sève, maintenant plus débile qu'une 
femme, dont le sourire de fête avait le na- 
vrant d'un sourire d'adieu, qui balbutiait, . 
qui pleurait presque. 

— Mon pauvre enfant ! dit-il, tu as donc 
beaucoup souffert? 



PAULE DE BRtfSSANGE 155 

— Oh ! oui, s'écria Gérard emporté par 
l'émotion, et sans pouvoir mourir. 

— Mourir ! répéta M. de Brussange, bou- 
leversé de l'accent et du mot. Tu dois avoir 
des raisons terriblement graves pour parler 
ainsi... 

Mais Gérard se reprenait déjà. Nul ne de- 
vait connaître son secret. Comme son oncle 
insistait : 

— Mais enfin. Qu'as-tu ? 

— J'ai, répondit-il, en désignant du geste 
le médecin debout près d'eux, que cet entêté 
s'obstine à faire des miracles pour moi. D'ail- 
leurs il n'a pas eu tort, puisqu'il m'est donné 
de vous revoir. Parlez-moi de Pierrelaurès, 
de ses habitants, de... tous ses habitants. 

Au lieu d'accéder à ce désir, M. de Brus- 
sange se tourna vers l'Espagnol, le remercia 
de son dévouement, de la peine qu'il avait 
prise d'écrire à M. Dalisier, expliqua tout à 



156 PAULE 1)E BRUSSANGE 

la gloire d'Edmond le motif de son absten- 
tion et pria le docteur de revenir le lende- 
main afin qu'ils s'entretinssent ensemble de 
Gérard et se concertassent au sujet du 
voyage. 

— Du voyage... Quel voyage, mon oncle? 

— Mais je ne viens pas te faire une visite, 
je viens te chercher. Je ne te cacherai même 
pas mon projet de t'enfermer jusqu'à par- 
faite guérison dans quelque oubliette de 
Pierrelaurès. 

— Vous êtes la bonté même, et voilà des 
oublietles que je paierais au poids de l'or. 
Par malheur, je ne saurais vous suivre. 

— Parce que ? 

— Parce que c'est impossible. 

— Quand on est de ce côté-ci des Pyrénées. 

— Nous y sommes. 

— Mais tu oublies que chez nous, les gens 
de l'autre côté... Ah ! docteur, pardon ! 



PAULE DE BRUSSANGE 157 

— Vous êtes pardonné, Monsieur, et, pour 
la circonstance, je vous aiderai de tou t mon 
pouvoir à justifier votre proverbe fran- 
çais. 

- — Ce qui donne raison au mot de Louis XI V, 
ajouta gracieusement M. de Brussange : il 
n'y a plus de Pyrénées. Ainsi tu vois, mon 
enfant... 

— Non, mon oncle, il me faut rester 
quelque temps encore à Séville, vous ne 
soupçonnez pas les trésors de sa biblio- 
thèque. 

— Tu y reviendras quand tu seras complè- 
tement sur pied. 

— Je suis trop faible pour me mettre en 
route. 

— Alors, je t'enlève... tu n'auras pas la 
peine de marcher. 

— Et je vous affirme que vous supporte- 
rez à merveille celte fatigue nécessaire, dé- 



158 PAILE DE BRUSSANGE 

clara le médecin. A demain donc, Monsieur, 
pour fixer la date. 

— A demain, docteur, et venez déjeuner. 
Je suis si las que je n'ose vous retenir, mais 
j'aurai grande joie à faire plus ample con- 
naissance avec vous. 

La soirée fut douce et cruelle au malade. 
Son oncle l'entourait de mille attentions, 
l'entretenait de sa tante, de ses cousines, et 
le nom de Paule revenait souvent, ce nom 
qui bouleversait Gérard jusqu'au plus intime 
de l'être. M. deBrussange exposait des plans, 
escomptait le voyage comme chose acquise 
aux débats, contre laquelle il n'y avait plus 
lieu de protester, disait tout ce qu'on ferait 
à Pierrelaurès pour mener la convalescence 
à bonne fin. Et Gérard se sentait navré de 
tant de joies entrevues qu'il fallait repousser, 
sans savoir de quel prétexte il couvrirait 
l'obstination de son refus. C'était vraiment 



PAULE DE BRUSSANGE 159 

une épreuve poignante, après avoir renoncé 
au bonheur, de le voir s'acharner à sa pour- 
suite et d'être obligé d'y renoncer deux 
fois. 

. Ses angoisses le tinrent éveillé toute la 
nuit. 

Le lendemain, le docteur fut consterné 
devant l'énorme recrudescence de la fièvre ; 
il le dit nettement à M. de Brussange durant 
la sorte de consultation qu'ils eurent en- 
semble. 

— Je n'ai pas les secrets de M. Dalisier, 
ajouta-t-il; mais depuis longtemps j'attri- 
buais son mal physique à des causes morales ; 
maintenant, c'est chez moi une certitude. 
Nous sommes ici pour nous expliquer à 
cœur ouvert. Je vous l'avouerai donc, Mon- 
sieur : nous avons là un de ces cas patholo- 
giques où les guérisseurs du corps doivent 
céder le pas aux guérisseurs de l'âme, et, à 



160 PAULE DE BRUSSANGE 

mon avis, vous n'y êtes pas étranger, vous y 
touchez par un point quelconque. 

— Moi, docteur? s'écria M. de Brussange. 
Moi, je toucherais... Qu'est-ce qui vous. fait 
penser?... 

— Le changement que vous avez pro- 
duit. 

— Gérard m'aime beaucoup, je crois. 

— J'en suis sûr. J'ai tout observé. C'est 
mon métier. J'ai observé son trouble plein 
d'extase en vous apercevant, sa profonde 
émotion, puis la chaleur avec laquelle il 
discutait contre vous la nécessité de son 
départ. Cela me semblait d'un excellent 
augure. Car enfin, aujourd'hui, mon unique 
but est de lui fouetter le sang. Vous l'ani- 
miez, vous le galvanisiez, c'était parfait. 

- — Vous voyez bienl alors... 

— Oui, mais ce matin il est beaucoup plus 
mal, et, comme on ne meurt pas de joie, 



PAtLE DE BRUSSÀNGE 161 

quelque chose a dû se passer entre vous qui 
l'a rejeté dans son état habituel. 
- — Vous me désolez... J'ai beau consulter 
ma mémoire... il n'a guère été question que 
de ma famille — la sienne, en somme — et, 
je vous prie d'en être convaincu, dans ma 
famille, il n'y a rien ni personne... 

— Il ne m'appartient pas d'insister. 

— Insistez au contraire, docteur. Vous ne 
savez pas que j'ai pour lui la tendresse d'un 
père. 

— Alors, Monsieur, je conclus : votre 
apparition lui a fait du bien, votre tête-à- 
tête ensuite lui a fait du mal; puisqu'il ne 
s'y est agi que des vôtres, c'est par un des 
vôtres qu'il souffre. 

M. de Brussange sortit de là soucieux et 
assombri. Si le médecin disait vrai, qui 
donc chez lui avait attenté au repos de 
Gérard? 



m PAULE DE BRUSSÀN6E 

La pensée d'Hélène, fiancée à James, 
l'arrêta un iustant : ce n'était pas possible, 
Gérard avait si chaudement félicité sa cou- 
sine et mis un empressement si cordial à 
pourvoir James d'une position lucrative! 
Paule?... Mais Paule était libre, il aurait suffi 
d'un mot pour que leurs mains tombassent 
Tune dans l'autre. Et cependant il se rappelait 
le départ inopiné, la tristesse des adieux, 
l'espèce de déchirement avec lequel Gérard 
s'arrachait à Pierrelaurès. Et puis, mainte- 
nant, ce refus d'y revenir!.,. A moins, — 
oui, là sans doute était la vérité, — à moins 
que la vie menée à Pierrelaurès, le souvenir 
évoqué de Pierrelaurès, tout ce qui montrait 
ou redisait les saints bonheurs de la famille 
et l'aridité d'un foyer vide n'accentuassent, 
aux yeux de Gérard, l'isolement où le laissait 
Edmond et que l'abandon du père ne tuât le 
fils. Ainsi s'expliqueraient l'émotion, faite 



PAULE DE BRUSSANGE 163 

,de reconnaissance, en face de quelqu'un qui 
fût l'un des siens, et la fièvre accrue dans la 
douleur des comparaisons. 

L'accablement de Gérard eut, au demeu- 
rant, cet avantage qu'il lui enleva toute force 
4e résistance. A peine M. Dalisier hasarda-t- 
il quelques mots pour exprimer son désir de 
se rendre directement à Paris. 

— C'est là qu'il vaudrait mieux me con- 
duire, dit-il. 

— Est-ce que, décidément, Pierrelaurès 
lui ferait peur? songea l'oncle. 

Et voilà qui le déroutait de nouveau et 
blanchissait un peu son beau-frère. Quel 
moyen d'avoir le cœur net de tout ce drame? 
Il pensa que le plus simple était de tenir 
ferme; lorsqu'on serait là-bas, on verrait 
bien où se trouvait, à la fin, le défaut de la 
cuirasse. 

Gérard, incapable de résister, se deman- 



164 PAULE DE BRUSSANGE 

dait de quel air madame de Brussange Tac* 
cueillerait. Au fond, il bénissait son état qui 
le livrait, sans volonté, au bon plaisir de son 
oncle. Ce bon plaisir servait à point ses con- 
voitises inavouées. 

Le trajet fut long. M. de Brussange ne vou- 
lait pas de la moindre fatigue pour le cher 
malade dont. là faiblesse était extrême, il 
multipliait les étapes. Un mot écrit à~ sa 
femme l'avait instruite des événements et 
prévenue de la nécessité d'un voyage &4rès 
petites journées. Gérard le trouvait intermi- 
nable, ce voyage; il lui semblait que Pierre- 
laurès reculait devant eux. 

Ils l'atteignirent cependant un matin. 
' Dans la cour, derrière sa tante, il aperçut 
Tangélique visage dePaule. Tout prit autour 
de lui des lueurs resplendissantes. 

Madame de Brussange s'avança vivement à 
sa rencontre : 



PAULE DE BRUSSANGE 165 

— Gérard, mon enfant, je suis bien con- 
tente, bien heureuse de vous voir... 

Son enfant ! Elle Pavait appelé son enfant! Rê- 
vait-iV?Tandisqu'HélèneetPauleembrassaient 
leur père, elle passa le bras de Gérard sous le 
sien, lui commandant de s'appuyer, l'entraî- 
nant vers le salon avec une douce violence. 

— Ma tante, dit-il, c'est à mon corps 
défendant que je suis ici. 

— Je le sais, mais vous y avez laissé votre 
cœur, n'est-ce pas? 

— Oui, oui, tout mon cœur. 

— Il fallait donc bien l'y venir chercher. 
Je me suis montrée injuste, Gérard, je vous 
demande pardon. 

_ — Ma tante ! 

— S'il ne dépend que de moi, vous avez 
fini de souffrir. Votre sincère amour m'a 
convaincue; c'est à Paule, maintenant, qu'il 
appartient de décider. 



166 PAULE DE BRUSSANGE 

Gérard tremblait, un flot de sang colora 
son visage, il eut à peine la force de porter 
à ses lèvres les mains de madame de Brus- 
sange et, dans un sanglot, il murmura : 

— Mon Dieu, à présent, laissez-moi 
vivre ! 

M. de Brussange et ses filles venaient 
d'entrer derrière eux au salon, ils le virent 
chanceler. Paule courut à lui, les bras 
tendus, pour le soutenir. Gérard eut la sen- 
sation de cette étreinte et s'évanouit. Son 
oncle le retint, comme il tombait, et déposa 
ce corps inerte sur un canapé. Il se lamen- 
tait : pas une fois, pendant toute la durée 
du voyage, pareil accident n'était survenu ! 
Madame de Brussange, incapable d'un mou- 
vement, l'œil fixe, contemplait ce pauvre 
être dont elle avait brisé les forces. Seule, 
Paule gardait sa présence d'esprit et baignait 
d'étherles tempes livides. 



PAULE DE BRUSSANGE 167 

— Père, ce n'est rien, dit-elle, ne vous 
désolez pas. Il revient à lui... Tenez, voyez... 
Eh bien, Gérard, comment vous trouvez- 
vous? 

11 souleva les paupières : elle était penchée 
sur lui, elle souriait de son sourire radieux... 
Une délicieuse ivresse tendit les nerfs de 
M. Dalisier, une joie étouffante l'étranglait. 
Dans un souffle, tout bas, inconscient de ses 
paroles, il balbutia : 

— Que vous êtes bonne I Que je vous 
aime, Paule 1 

— Vous seriez un ingrat, dit gaiement la 
jeune fille, s'il en était autrement. 

M. de Brussange eut un geste de surprise : 
l'exclamation de Gérard venait de faire la 
lumière. 

A dater de ce jour, la vie fut, pour 
l'angoissé de la veille, un enchantement de 
toutes les heures. Les soins les plus dévoués 



■^F*'H.'V> — 



168 PAULE DE BRUSSANGE 

l'entourèrent. Son oncle et sa tante, avec 
une délicatesse infinie, cherchaient à lui 
rendre ses forces morales en même temps 
que la santé. Paule, constamment occupée 
de lui, enveloppait son âme des chaudes 
effluves de la sienne. Il eut une peine in- 
croyable à détourner sa tante de s'accuser 
devant M. de Brussange ; il la supplia de 
laisser ce secret mourir entre eux deux, 
maintenant qu'elle lui devenait douce et 
qu'elle lui permettait de l'appeler, dans un 
chuchotement : « Ma mère 1 » 

— C'est ma vengeance, disait-il, le visage 
illuminé d'un pâle reflet d'extase. 

Aussi M. de Brussange ne pouvait-il s'ex- 
pliquer que par une série d'hypothèses, où 
plus d'une fois il rencontra juste, l'intensité 
d'un désespoir qui avait, un moment, pris 
la direction du cimetière. A son avis, 
l'amour était né en Gérard à l'insu de 



PAULE DE BRUSSANGE 169 

Gérard; en le découvrant, celui-ci décou- 
vrait, en même temps, l'abîme qui le 
séparait de Paule. Peut-être sa fille elle- 
même le lui avait-elle montré, lorsqu'elle 
étalait aux yeux du sceptique sa rigueur de 
principes, ses enthousiasmes religieux plus 
grands que tous les sentiments humains. 
Alors, se jugeant incapable de prosélytisme, 
il se jugeait incapable de franchir les dis- 
tances et s'en était allé, mécontent de sa 
faiblesse passagère, toujours épris de la 
science, de cette science qui le courbait sur 
la matière et lui masquait les cieux, que si 
souvent il avait proclamée sa seule idole. En 
lui revenant, il la trouvait, cette fois, vide et 
menteuse, tandis que l'image emportée le 
guidait vers les vérités éternelles. Pour un 
poète, comme le châtelain de Pierrelaurès, 
l'amour, un saint amour, ne pouvait être 

qu'un bon ange. Dès qu'il se fut donné cette 

10 



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170 PAULE DE BRUSSANGE 

explication, il résolut d'aider à la mission 
du « bon ange » et rêva de conquérir avec 
lui l'âme et le bonheur de Gérard. Quand il 
s'asseyait près du convalescent et se mettait 
à démanteler certaines doctrines encore 
hasardées, il était ravi de voir l'amour com- 
battre, comme lui, le bon combat sous les 
traits de Paule. Invincibles alors, la lu- 
mière et la vérité, d'autant mieux invin- 
cibles qu'on ne songeait guère à les discuter. 
Avec quelle ardeur Paule parlait à Gérard, 
les yeux emplis de flamme, les lèvres frémis- 
santes, tout entière à son divin sujet, loin 
de la terre, en pleine clarté sidérale, les 
deux bras abaissés et tendus vers cette âme 
pour l'attirer près d'elle dans les hauteurs ! 
M. de Brussange regardait sa fille, ému de 
respect ; quant à Gérard, il aimait ce qu'elle 
aimait, adorait ce qu'elle adorait. Ce n'était 
plus le contempteur des félicités sublimes 



PAULE DE BRUSSANGE 171 

et des inexplicables mystères. Son esprit 
avait des soumissions d'enfant, lorsque cette 
voix harmonieuse lui dictait son Credo. 

— Vous pratiquerez, Gérard, comme mon 
père pratique? 

— Paule, que ne me feriez-vous faire? 
Elle se fâchait, prise d'une indignation 

réelle : 

— Ce n'est pas pour moi qu'il faut 
croire, espérer, aimer; c'est pour Dieu. 

— Oui, Paule, mais c'est par vous que je 
vais à lui. 

— Elle est digne de t'y mener, dit M. de 
Brussange. 

— Et je suis joyeux de la suivre, mon 
oncle, 

— Ah ! Gérard, s'écria-t-elle avec effusion, 
je vous aime doublement; il me semble 
être un peu la mère de votre âme. 



W™ l'PMw 



IX 



Madame de Laubermont jouait de malheur : 
des trois victimes de l'accident arrivé chcfz 
lord Melwin, l'une était morte — et c'était 
précisément lady Melwin; l'autre ne valait 
guère mieux — et c'était justement l'ancien 
gendre de ses rêves ; la troisième se portait 
comme un arbre! Décidément la fiancée 
indienne avait le sort pour elle... à sup-^ 
poser du moins que la seconde victime sur- 
vécût, ce qui ne paraissait guère probable. 



PAULE DE BRUSSANGE 173 

Aussi Arabelle, excellente femme au demeu- 
rant, mais mère très âpre, flottait-elle entre 
deux courants contraires : une grande pitié 
pour son jeune cousin et de secrètes espé- 
rances pour son fils. Du jour au lendemain, 
en manœuvrant bien sa barque, le sémillant 
Albéric pouvait devenir l'héritier de lord 
Melwin. De telle sorte qu'Arabelle, partie 
en guerre à la gloire d'Edith, ne complotait 
plus que le triomphe d' Albéric. Le cœur des 
mères est indivis. 

glÉdith campait à poste fixe dans Pierre- 
laurès, dont tous les habitants la choyaient 
de leur mieux. Compagne inséparable d'Hé- 
lène, elle se plaisait plus aux gaietés de 
sa future petite tante qu'au sérieux de Paule. 
Elle s'était vite aperçue de l'ascendant de 
de celle-ci sur Gérard. Gérard, en effet, ne 
cherchait pas à cacher son amour. N'osant 

encore l'avouer à qui l'inspirait, tant il 

10 



174 PAULE DE BRUSSANGE 

redoutait de ne point le voir partager, il le 
laissait pourtant éclater en tous ses actes et 
parlait le langage muet où d'habitude per- 
sonne ne se trompe, qu'àPierrelaurès chacun 
comprenait, mais que Paule ne comprenait 
pas. La jeune fille croyait toujours à une 
amitié fraternelle, plus douce chez elle que 
les autres peut-être, parce qu'il s'y mêlait un 
peu d'apostolat, de maternité céleste, elle ne 
savait quoi dont elle se sentait attendrie en 
dépit d'elle-même et plus que de raison. 
Bien qu'Edith ne tînt pas à Gérard, elle en 
voulait au savant de lui préférer Paule, une 
créature aussi profondément ignorante de 
toute grâce coquette, si dédaigneuse de ce 
qui constitue le charme véritable de la 
femme, comme l'entendait mademoiselle de 
Laubermont. Elle se vengeait avec des airs 
ingénus de sa blessure d'amour-propre et 
rouvait à merveille le point sensible où 



PAULE DE BRUSSANGE 175 

frapper M. Dalisier. Albéric dans ces cir- 
constances lui servait d'instrument. De tout 
temps il avait témoigné d'une grande défé- 
rence affectueuse à l'égard de Paule : Edith 
ne manquait point d'y insister auprès de 
Gérard. Elle lui contait la métamorphose 
de son frère due au coup de baguette de la 
magicienne. La magicienne avait transformé 
l'oisif en travailleur, l'inutile en homme, et 
l'amateur de chiens et de chevaux en phi- 
lanthrope; bref, un M. de Brussange rac- 
courci, qui venait consulter le vrai Brus- 
sange, à tout propos, probablement pour 
avoir son avis, plus probablement encore 
pour mendier les approbations de Paule. 

— En reçoit-il, au moins? demanda 
Gérard. 

— S'il en reçoit! bon Dieu! songez donc 
qu'il obéit au doigt et à l'œil. Or, Paule est 
une autoritaire. 



176 PAULE DE BRUSSANGE 

— Pas possible? 

— Elle n'a qu'un défaut : celui-là, mais 
elle Ta bien. Tout le monde est à ses ordres, 
père, mère et le reste. Elle commande en 
reine aux paysans du village, au curé, à 
n'importe qui. Tenez, Albéric ne se mêle- 
t-il pas de faire réparer notre église et d'in- 
staller des sœurs à Casteluzecb? Pour les 
beaux yeux de Paule ! Et la galerie est bou- 
che béante devant ce pauvre Albéric : c'est 
si peu lui! C'est lui pourtant, mais c'est 
aussi Paule. Je vous assure que, livré à ses 
seules inspirations... 

— Oui, oui, je sais, murmurait Gérard. 
Ces perfidies avaient pour résultat de 

troubler la paix de M. Dalisier et de lui 
fermer la bouche. Nul ne ressemblait moins 
à un homme supérieur qu' Albéric ; c'était, 
toutefois, un honnête et brave garçon dont 
une certaine élévation de caractère rache- 



PAULE DE BRUSSÀNGE 177 

tait les étourderies. Gérard se demandait si 
le prosélyte encombrant n'avait pas, pour 
plaider en sa faveur, les souvenirs d'enfance, 
imprégnés de poésie, qui cachent les défauts 
et grandissent les qualités. Le premier com- 
pagnon des premiers jeux devait rester le 
préféré d'une créature immuable comme 
Paule. Hélène s'était attachée à James Per- 
nill, pourquoi Paule ne se serait-elle pas atta- 
chée aussi?... Cela lui paraissait exorbitant, 
odieux, mais admissible, et, résolu d'être fixé 
tout de suite, il s'en ouvrit à madame de 
Brussange. 

— Jaloux ! dit celle-ci, 

— Je le confesse. Ce n'est pas ma 
faute. 

— Albéric est un enfant, vous avez tort 
de vous alarmer. Peut-être avez-vous un 
autre tort. 

— Celui de me taire avec Paule? 



mv 



178 PAULE DE BRUSSANGE 

— Oui. Nous avons promis de ne lui rien ' 
laisser soupçonner... 

— Parce que je veux ne la devoir qu'à 
elle-même. Et je vous remercie, mon 
oncle et vous, de tenir votre promesse. 

— Mais Paule est pleine de candeur, elle 
ne songera jamais à s'interroger. Si vous 
tenez à une solution, prenez les devants. 

— Je tremble, ma tante, qu'elle ne me 
repousse. 

— Et vous supposez, en revanche, qu'Ai j 
béric... 

— Voyez ce qu'elle fait pour lui. 

"« — Ce qu'elle fait pour tout le monde. 
Paule, ne vous y trompez pas, a du mission- 
naire. Albéric était une créature humaine à 
ramener dans le bon chemin, elle s'y est 
employée. Elle a ce besoin de courir après 
les brebis perdues. 

— Justement! soupira M. Dalisier. Au- 



PÀULE DE BRUSSANGE 179 

jourd'hui, je n'en suis plus une pour elle. 
Quel intérêt lui inspirerais-je ? 

— Ma foi, répondit en souriant madame 
de Brussange, elle seule peut vous répondre. 
Demandez-le-lui. 

Et Gérard songeait. De quelques soins 
que l'entourât la jeune fille, elle allait tous 
les matins, souvent deux fois par jour, à sa 
tournée chez les pauvres et les malades ; 
jamais elle ne la lui avait sacrifiée. Elle mul- 
tipliait même les occupations qui l'éloi- 
gnaient de lui : par exemple, l'instituteur 
empêché par une loi de laisser apprendre 
le catéchisme dans l'école, et le curé de 
Pierrelaurès trop vieux pour venir à bout 
de la turbulence des enfants, elle avait obtenu 
de madame de Brussange la permission de 
réunir les plus indisciplinés chaque soir, à 
cinq heures, dans une salle basse du châ- 
teau. 



180 PAULË DE BRUSSÀNGE 

Gérard voulut assister à Tune des séances, 
Albéric l'y conduisit. Paule ne les entendit 
pas entrer. 

Elle était assise au milieu d'un cercle de 
gamins dont les mines éveillées, le hâle des 
joues, les cheveux en désordre, les vête- 
ments en loques étaient à peindre. Elle avait 
placé les mutins à ses pieds, les sages à ses 
côtés, puis, avec une patience merveilleuse, » 
elle leur répétait le mot à mot de la leçon, 
après Tavoir expliquée, la gravant de sa voix 
d'oraux cervelles mobiles. Mademoiselle de 
Brussange parlait d'abondance, sa foi l'illu- 
minait et toutes ces petites figures tendues 
vers sa radieuse beauté, ces yeux brillants, 
ces lèvres béantes et fraîches, celte couronne 
de têtes ébouriffées et charmantes, pressées 
de plus en plus autour d'elle, se serrant pour 
ne rien perdre, formaient un tableau exquis. 
La leçon terminée, les enfants ne se hâtèrent 



PAULE DE BRUSSANGE 181 

point de partir : elle avait encore à donner 
à chacun une provision de bonnes paroles 
pour les parents, les sœurs, les vieillards ; 
elle mettait des caresses sur les cheveux 
rebelles, envoyait des sourires, n'oubliait 
personne, et tous s'en allaient joyeux, ré- 
chauffés par cette charité d'ange. 

Lorsque le dernier eut disparu, elle dé- 
couvrit dans un coin obscur Albéric et Gé- 
rard, immobiles. 

— Tiens! vous étiez là? 

M. Dalisier n'avait pas la force de répon- 
dre, Albéric s'en chargea pour lui : 

— Nous voulions voir comment vous 
catéchisez. Que ce doit être assommant ! 

— Vous croyez ? 

— En vérité, vous avez; presque l'air de 
tenir à cette mauvaise graine. 

— Si j'y tiens! répliqua-t elle. Mais de 
toutes ces âmes je ferai des fleurs. Ce sera 



11 



182 PAULE D£ BRUSSÀNGE 

devant Dieu ma plus belle gerbe. Vous re- 
gardez encore trop à terre, Albéric. 

— Sursum corda! selon votre devise, 
Paule, dit Gérard. 

— Oui, reprit-elle avec feu, sursum corda! 
toujours, toujours. La meilleure des devises. 
Et ce doit être la vôtre, mes amis. 

Gérard estima que ce « mes amis » gâtait 
le précepte. II se sentait pour le suivre toutes 
les inclinations possibles, mais trouvait irri- 
tant qu'on en fît une panacée collective. Le 
sceptique s'était élevé au-dessus de bien des 
erreurs; quelques liens pourtant lui rete- 
naient encore les ailes et, du moment qu'on 
faisait d' Albéric son compagnon de route, il 
éprouvait le besoin de fausser compagnie. 
Albéric, les enfants du catéchisme, et celui* 
ci et celui-là; l'univers alors? C'était trop de 
monde. Tandis qu'il plaçait Paule au sommet 
et en dehors de tout, Paule le confon- 



PAULE DE BRUSSANGE 183 

dait dans le troupeau banal..* Pauvre fou 
bercé d'illusions ! Ne le devait-il pas com- 
prendre? il n'était rien de plus que les 
autres, ■ 

En cette phase de révolte, son humeur 
changea, ses paroles se firent amères, de 
brusques ressauts laissaient reparaître le 
vieil homme. L'orgueil atteint criait, l'éga- 
lité lui semblait monstrueuse et son amour 
saignait. Mais tout à coup le visage de 
Paule, affectueux, inquiet, se penchait sur 
lui. 

— Qu'y a-t-il, Gérard? 

— Il n'y a rien. 

— Je suis sûr qu'il y a quelque chose. 
Vous avez votre air des mauvais jours. 

Cette voix harmonieuse, c'était sa con- 
science ; il ne voulait plus l'entendre. 
. — Laissez-moi, ma cousine. 

— Oh ! les mots de cérémonie ! ma cou- 



184 PAULE DE BRUSSANGE 

sine ? Pourquoi pas tout simplement Paule ? 
Est-ce que nous sommes fâchés ? vous ai-je 
fait de la peine sans le savoir ? 

— Aucune peine. 

Elle ne se rebutait pas. La petite main 
blanche se posait sur le front brûlant. 

— Un accès de fièvre sans doute, puisque 
vous êtes nerveux et méchant. 

Le sang se pressait aux artères de Gérard. 
Oui, la fièvre, la fièvre, mais il était calmé, 
reconquis, et Paule ne devinait pas que 
c'était la fièvre d'amour. 

Les forces de M. Dalisier revenaient len- 
tement. Quoiqu'il ne fût point rétabli tout à 
fait, chaque jour il travaillait un peu. M. de 
Brussange l'y poussait, sur l'avis du médecin 
qui réclamait pour le malade surtout de la 
distraction. 

— Tu es trop faible, tu ne peux pas écrire, 
avait dit son oncle, mais je te servirai de 



PAULE DE BRUSSANGE 185 

secrétaire, et s'il le faut, nous nous adjoin- 
drons Paule. 

On dressa près du lit de repos une table 
pour les livres et les papiers. Jamais Gérard 
n'avait senti sa pensée plus puissante. La foi 
de Paule la décuplait. M. de Brussange cédait 
la plume à sa fille, convaincu que nul ne 
perdrait au change, et Paule, courbée sur la 
table en face de son cousin, levait de temps 
en temps vers lui de grands yeux limpides, 
attendant la fin de la phrase que Gérard 
cherchait au fond de ces prunelles fixes. Il 
s'agissait de nettoyer ceux des ouvrages du 
savant, où l'incrédule avait laissé percer son 
incrédulité. Le secrétaire prenait un intérêt 
passionné à ce travail, couronnement de sa 
maternité d'âme. C'était entre eux plus 
qu'un échange d'idées, c'était le double lien 
du cœur et de l'intelligence les unissant en 
un même effort, remuant en eux les mêmes 



186 PAULE DE BRUSSÀNGR 

enthousiasmes. Et Gérard, dans f extase, 
admirait chez Paule sa rapidité de compré- 
hension, la rectitude de son jugement, le ton 
piquant de ses critiques. Quelle compagne 
pour un homme d'étude que cet esprit 
supérieur, et comme il serait délicieux 
de descendre sous son inspiration au fond 
des problèmes les plus ardus, de mon- 
ter à sa suite vers les mystères les plus trou- 
blants ! 

Un jour, Paule rentra de ses courses au 
village plus tard que de coutume. Gomme 
M. de Brussange ne permettait encore que 
deux heures dé travail chaque matin, il avait 
dû jouer le rôle de secrétaire à la place de 
l'absente et, quand celle-ci parut, il lui 
reprocha de les avoir oubliés. 

— Ce n'est pas un oubli, mon père, répon- 
dit-elle. Vous pouviez consacrer votre ma- 
tinée à Gérard : je me suis abstenue. 



PAULE DE BRUSSANGE 187 

— À ce compte, il t'est facile de t' abstenir 
toutes les fois. 

— Cela vaudrait peut-être mieux. 

— Hein? 

— Notre travail vous ennuie, Paule? de- 
manda M. Dalisier. 

— Oh! non, certes.., au contraire. 

— C'est donc un simple caprice? observa 
M. de Brussange. 

— Si vous voulez, dit-elle après un 
silence. 

— Mais je ne veux pas du tout. D'autant 
que ce serait le premier de ta vie. 

— N'insistez point, mon oncle, fit Gérard. 
Vous voyez bien que Paule a des raisons... 
Elle n'est pas obligée de nous les dire. 

— C'est vrai, cela, ma fille ? 

Paule détournait les yeux, embarrassée, 
hésitante. Puis, comme prenant avec cou- 
rage un parti désagréable : 



J 41" J ^*y r 



188 PAULE DE BRUSSANGE 

— Je ne suis pas venue parce que j'ai 
réfléchi. 

— Diable! riposta le père... Eh bien, tu 
sais, voilà une explication qui n'est pas 
beaucoup plus claire que ton silence. Donne- 
nous au moins le résultat de tes réflexions. 

Paule répondit à voix basse : 

— La femme forte de l'Écriture filait, 
priait et demeurait étrangère aux choses qui 
ne la regardaient pas. 

— Que nous contes-tu là? répliqua vive- 
ment M. de Brussange. La femme forte, dit 
la Bible, entreprend les ouvrages les plus 
pénibles. Mais elle est de son temps, le temps 
primitif et barbare. Sois du tien. A son exem- 
ple, ne dédaigne pas les occupations hum- 
bles de ton sexe, je serai le premier à t'en 
applaudir; mais rappelle-toi qu'en accumu- 
lant les lumières sur le monde, Dieu y accu- 
mule les devoirs. La femme en a sa part. Elle 



s. 



y 



PAULE DE BRUSSANGE 189 

doit s'intéresser aux questions élevées, non 
pour se targuer de son esprit, mais pour 
s'instruire. Et l'instruction basée sur Dieu 
n'a jamais perdu qui que ce fût. 

— Alors, mon père, pourquoi Fénelon 
a-t-il dit de la femme chrétienne : € Elle file, 
se cache, obéit et se tait? » 

— Parce qu'il s'adressait à des orgueil- 
leuses. 

— Et savez-vous si je n'en suis pas une? 

— J'en réponds. 

— Pas moi. 

— Mais, mais, mais... Ah ça! qu'est-ce 
qui te prend? Fénelon! l'Écriture! Je vous 
demande un peu... On raisonne aujourd'hui? 
pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?... Oui, 
c elle file, se cache, obéit et se tait >, obéit, 
tu entends? Or, de par mon bon plaisir, je 
t'ordonne de t'occuper de choses intellec- 
tuelles qui au fond t'enchantent. 

11. 



190 PAULS DE BRUSSANGE 

— Trop ! murmura Paule. 

— En voilà bien d'une autre ! s'écria 
M. de Brussange radieux, car il devinait le 
travail intérieur qui se faisait en sa fille. Et 
quel inconvénient vois-tu à ce qu'elles te 
plaisent trop? 

— Celui de devenir mauvaise. 

— Mauvaise!... Qu'en penses- tu, Gé- 
rard?... un résultat auquel je ne m'attendais 
guère!... En quoi lé goût des choses intel- 
lectuelles peut-il te rendre mauvaise? 

— Alors, s'écria brusquement la jeune 
fille, c'est une confession qu'il vous faut, et 
publique encore, puisque Gérard m'écoute? 
Soit; oui, je deviens mauvaise: je m'affole 
des pensées que j'écris sous la dictée de Gé- 
rard, elles me poursuivent, elles me harcè- 
lent; toujours j'entends sa voix me les dire* 
Quand je fais le catéchisme, elles me bour-. 
donnent aux oreilles; quand je visite mes 



PAULË DE BRUSSÀNGE 191 

malades ou mes pauvres, elles se placent 
entre eux et moi. Je me passionne pour son 
travail, comme si ce travail était le mien. 
Hier, la vieille Jacqueline m'attendait, je ne 
suis pas allée la voir parce que je trouvais 
plus de plaisir à rester ici. Est-ce que ce n'est 
pas de l'égoïsme, cela? Et puis, je cesse de 
ressentir les mêmes pitiés, les mêmes élans 
pour ceux qui souffrent; ils m'apparaissent 
dans je ne sais quelle brume lointaine, j'é- 
prouve à leur égard presque de l'indifférence, 
cette indifférence même a du charme. Et 
mon changement me cause du trouble, et ce 
trouble me cause du bonheur, et, vous le 
voyez bien, je me pervertis, mon père. Si je 
ne suis pas venue ce matin, ce n'est ni par 
caprice ni par ennui, puisque ma meilleure 
joie est de rendre service à Gérard, c^est pour 
secouer une torpeur dont je n'ai pas l'habitude 
et des rêveries qui ne me portent plus à Dieu* 



192 PAULE DE BRUSSANGE 

Elle parlait avec une telle animation que 
M. de Brussange n'osait l'interrompre. Un 
x*espect attendri le pénétrait en face de cette 
conscience droite qui se mettait à nu pour 
montrer sa tache, afin d'être plus libre de 
l'effacer. Lorsqu'elle eut achevé : 

— Tu as raison, Paule, dit-il en la serrant 
contre sa poitrine ; va près de ta mère et ne 
néglige plus tes pauvres. 

— Ah ! mon oncle, balbutia Gérard, pour- 
quoi l'avez- vous renvoyée? Elle me faisait 
tant de bien ! 



Si la sérénité de Paule s'obscurcissait, son 
énergie n'était pas atteinte. Elle luttait con- 
tre l'impulsion de forces secrètes qui l'abais- 
saient des cieux vers la terre; elle repous- 
sait l'énervante mollesse dont elle se sentait 
assaillie, quand, lasse de ses courses, elle 
s'asseyait au pied d'un arbre, la tête ren- 
versée en arrière, appuyée au tronc, et qu'elle 
demeurait perdue en une contemplation 
vague. Au delà des frondaisons verdoyantes, 



194 PAULE DE BRUSSANGE 

elle apercevait dès morceaux d'azur, de doux 
chatoiements de topaze sur l'émeraude des 
branches, un éblouissement de soleil passant 
à travers les ramures, et, dans cette fusion 
de reflets lumineux et confondus qui l'aveu- 
glait, une fatigue délicieuse la tenait immo- 
bile, un évanouissement de pensée l'endor- 
mait à moitié, elle vivait un songe où cette 
pluie d'or tombant sur elle lui semblait le 
sourire de Dieu. Elle avait cette impression 
d'être, comme par le passé, sous son regard ; 
mais derrière les séraphins dont les batte- 
ments d'aile lui effleuraient encore le front, 
elle voyait aussi se dresser une féerie fantas- 
tique : chaos de problèmes, de sciences et de 
philosophies, tous les sommets terrestres 
— et non plus les nuées de jadis — une 
traînée d'étincelles sorties de génies divers, 
un entassement de mystères longtemps 
ignorés tourbillonnant autour de grands 



PAULE DE BRUSSANGE 195 

yeux bruns, sérieux et tendres, astres de ces 
mondes nouveaux, autour d'un visage aux 
lèvres parfois amères, parfois émues, autour 
d'un être qui maintenant absorbait sa vie. 
Pour chasser la vision, elle se levait, elle 
comptait les nids de verdure, semés dans les 
mille recoins du parc, où si souvent elle 
était venue prier et méditer. Eux, restaient 
toujours les mêmes : l'herbe y était pâle, les 
mousses qui la rongeaient semblaient une 
broderie de peluche avec de larges feuilles 
de lierre foncées et luisantes en relief sur le 
fond moelleux; ils gardaient leur sérénité 
tranquille sous leur dôme séculaire. Gom- 
ment se faisait-il que hors d'elle rien ne 
changeât, quand tout changeait en elle? 
Comment se faisait-il que l'hymne des choses 
qui, la berçant naguère, la rapprochait de 
Dieu seul, l'enlevât encore au bercement des 
mêmes harmonies, mais vers des bords in- 



196 PAULE DE BRUSSANGE 

connus? H avait des notes étranges et d'inef- 
fables concerts; il chantait la joie terrestre, 
la joie de vivre, la joie des brins d'herbe 
baisés du soleil, des brins de mousse cou- 
verts de rosée, pleurs et rayons célestes 
semés d'en haut sur les infiniment petits; des 
soupirs bruissaient parmi le feuillage, cares- 
saient l'âme, chuchotaient des mots incom- 
pris et versaient dans les veines le tumulte 
qui fait palpiter, l'ivresse qui fait pleurer,. . 
Oh 1 rêveries, rêveries de la vingtième année, 
où se mêlent aux poésies de l'enfance les 
poésies de la jeunesse, où toute l'existence 
apparaît sous des prismes trop beaux pour 
n'être point trompeurs, quelles pentes ne 
faites-vous pas descendre avec la com- 
plicité de toutes les merveilles de Dieu! 
C'est le baptême fatal des illusions. Plus 
haute est la créature, plus forte est la tour- 
mente. 



PAULE DE BRUSSANGE 197 

Mais Paule à la fin secouait l'envahissement. 

Quoi qu'elle en eût dit à M, de Brussange, 
ces préoccupations imprévues ne détrui- 
saient ni sa mansuétude ni son zèle pour les 
malheureux. La vieille Jacqueline, de plus 
en plus cassée par l'âge, y gagnait même 
une recrudescence de sollicitude. Thoùenne, 
le père de la petite Élisa, cette enfant près de 
laquelle, dans un après-midi de l'année pré- 
cédente, la jeune fille avait compris le de- 
voir de la charité active, Thoùenne habitait, 
non loin de chez Jacqueline, une maison 
basse et délabrée ; Paule y venait à chaque 
instant.Ces visites déplaisaient fort à Janille, 
la furie de cet intérieur misérable où le 
brave Thoùenne avait tout juste le droit de 
se taire quand Janille martyrisait Élisa, née 
d'un premier lit. Mais l'humeur rogue de la 
paysanne, au lieu d'éloigner Paule, surexci- 
tait son dévouement. Les méchancetés glis- 



198 PAULE DE BRUSSANGE 

saient sur elle, comme l'eau sur le marbre, 
sans laisser de traces. 

Elle avait pris Élisa sous sa protection; 
une protection d'ailleurs inefficace, car l'en- 
fant dépérissait à vue d'œil. Lorsque made- 
moiselle deBrussange interrogeait Thouenne 
à cet égard, Thouenne, d'un air gêné, tour- 
nait son tablier de cuir entre ses gros doigts 
et ne répondait rien ; et, si Paule lui montrait 
sur le corps de la petite des taches bleuâtres, 
des plaies d'une apparence bizarre, il ho- 
chait pesamment la tête et, en-dessous, à la 
dérobée, comme s'il avait peur d'être vu, 
s'essuyait les paupières du revers de la main. 
Paule, silencieuse, pansait Élisa. La besogne 
finie, au moment de partir, elle couvrait de 
baisers ce pauvre petit visage déformé par 
le mal. Les yeux de l'enfant jetaient alors 
des lueurs d'effarement tel, de telles suppli- 
cations, que Paule s'en allait tout interdite. 



L 



PAULE DE BRLSSANGE 199 

Une fois à Pierrelaurès, la conversation de 
Gérard, les soins qu'autorisait la convales- 
cence et qu'elle éprouvait un si singulier 
plaisir à lui prodiguer encore, voilaient un 
peu l'image d'Élisa. Le soir, dans sa cham- 
bre, agenouillée devant le portrait de Séve- 
rine, elle revoyait la mièvre figure maladive 
et priait pour sa protégée et se demandait, 
avant de s'endormir, pourquoi tous les 
petits enfants n'avaient pas leur mère. 
Le sommeil la gagnait... et ce n'était plus 
Élisa que lui montraient ses rêves. 

Cependant M. Dalisier, depuis l'aveu de 
sa cousine, avait compris que l'heure de 
s'expliquer était venue. Un matin, comme 
Paule rentrait de la messe, elle trouva 
Gérard dans une des allées du parc. Il l'at- 
tendait. 

— Vous voilà bien courageux, dit-elle. 

— Plus que vous ne croyez, Paule. Car il 






^.j'^.yjpuw 



200 PAULE DE BRUSSANGE 

faut que je vous parle, et, en vous parlant, je 
vais jouer tout mon bonheur. 

— Ah ! mon Dieu I répliqua-t-elle d'un ton 
léger que démentait la pâleur subite de ses 
joues. 

— Paule, je vous aime, dit Gérard à voix 
basse. 

Elle le regarda droit dans les yeux avec 
une douceur extrême. Cela n'était pas nou- 
veau pour elle ; non, elle le savait. Depuis 
quand? elle n'aurait pu le dire, il lui sem- 
blait même que c'était depuis toujours. Et 
pourtant ces mots lui apportaient -une 
ivresse si profonde qu'elle se taisait afin de 
les entendre encore chanter en elle le poème 
de bonheur dont ils étaient la première 
note. 

— Vous le permettez? supplia M. Dalisier. 

— Oui, Gérard. Et j'en suis heureuse. Et 
moi aussi, je vous aime. 



PAULE DE BRUSSANGE 201 

— Ah ! Paule! s'écria-t-il, vous venez de 
me payer toutes mes souffrances. Mais 
écoutez-moi, mon trésor. Ce que je veux de 
vous, ce n'est pas ce que vous donnez aux 
autres : votre intarissable maternité; c'est 
cela et c'est plus encore, c'est votre âme 
entière, avec ses aspirations et ses défail- 
lances, votre vie entière avec ses joies et ses 
peines. Ce que je vous demande, c'est d'être 
si bien moi — et rien que moi — que je 
puisse être vous — et rien que vous. Ce 
que je souhaite, c'est de vous emmener 
confiante, à mon bras, ma femme, mon 
guide et mon soutien. J'ai tant besoin de 
vous, Paule! Vous avez vu sur votre route 
un homme qui dormait, vous l'avez éveillé 
de son sommeil de mort. Je suis cet homme. 
Continuez votre œuvre. Vous m'avez donné 
la soif des saintes tendresses, donnez-moi la 
possession des félicités saintes. Vous seule 



203 PAULE DE BRUSSANGE 

au monde avez fait battre mon cœur, gar- 
dez-le dans le vôtre pour qu'il soit digne de 
vous. Je suis mauvais, vous me rendrez bon. 
J'ai douté longtemps, vous augmenterez ma 
foi. Vos grandeurs, vos espérances, vous les 
partagerez avec moi. Je vous obéirai tou- 
jours, je serai toujours votre esclave, et, 
dussiez-vous m'imposer les plus durs sacri- 
fices, je trouverai dans mon amour la force 
de m'y résigner. 
Elle lui tendit la main. 

— Je n'aurai rien à vous imposer, Gérard. 
Nous servirons Dieu ensemble, et Dieu nous 
bénira. Je suis loin d'être parfaite, mon ami. 
Vous me jugez, j'en ai peur, avec un esprit 
un peu prévenu. Mais, appuyée sur vous, je 
tâcherai de devenir meilleure. 

— Meilleure!... Ah! ne vous occupez que 
de m'aimer toujours. 

Les yeux de Paule caressèrent doucement 



PAULE DE BRUSSANGE 203 

la figure de Gérard et se levèrent ensuite 
vers le ciel, tandis qu'elle répétait: 

— Toujours! 

Oui, toujours... surtout par delà cette 
vie. 

Ils suivirent au hasard les allées du parc 
tantôt recueillis et silencieux, tantôt laissant 
déborder leurs pensées. Gérard contait ses 
longues tortures, son désespoir, puis ses 
espérances traversées de tant de craintes ; 
Paule disait l'envahissement victorieux de 
l'amour, sa stupéfaction à l'entendre chu- 
choter à son oreille, surtout à le reconnaître 
comme s'il était un vieux souvenir, et tous 
deux se grisaient de leurs joies sous les tié- 
deurs du soleil et les saluts de la nature. Lors- 
qu'ils entrèrent au salon, M. de Brussange et 
sa femme n'eurent pas besoin de paroles pour 
tout deviner et remercièrent Dieu d'avoir 
béni Pierrelaurès. 



204 PAULE DE BRUSSANGE 

Par déférence, il fut convenu que les fian- 
çailles demeureraient secrètes jusqu'au re- 
tour du père absent. Gérard eût volontiers 
maudit le Brésil en bloc et les gens d'affaires 
en particulier, si à l'école de Paule il lui eût 
été permis de maudire quelque chose ; mais 
la sérénité religieuse de la jeune fille le 
subjuguait. Cette créature exquise possédait 
des trésors de tendresse et de candeur et les 
prodiguait à Gérard dont les impatiences se 
calmaient à son contact. Elle n'avait plus de 
trouble, plus de préoccupations; elle se lais- 
sait aller sans arrière-pensée ; elle offrait au 
ciel de continuelles actions de grâces, pétris- 
sant l'âme de Gérard à l'image de la sienne, 
lui donnant ses vertus, son ardeur chré- 
tienne, ses élans vers Dieu, l'élevant enfin 
jour par jour à un haut degré de perfec- 
tion. 

Le temps passa comme un songe. 



PAULE DE BRUSSANGE 205 

Il fallut, pour les rappeler à la vie réelle, 
une lettre d'Edmond Dalisier. 

Gérard fut stupéfait : le Brésil lui avait 
changé son père ! M. Dalisier annonçait sa 
prochaine arrivée à Paris et demandait à 
Gérard de l'y venir attendre, afin qu'il pût 
constater le complet retour de son fils à la 
santé. 

— Qu'en dites-vous, mon oncle? 

— Je dis que tu dois te hâter de partir. 

— Je crois bien, approuva Paule. C'est 
votre père. 

— Assurément... il est même utile que je 
me le rappelle. 

— Gérard! protesta mademoiselle de 
Brussange. 

— Dame! puisque lui ne s'en est jamais 
souvenu. 

Vers le sommet de la côte qui des hau- 
teurs du village descend dans la plaine, à la 

12 



200 PÀULE D£ BRUSSANGE 

bifurcation du chemin, une croix étend ses 
bras de pierre. C'est à ses pieds que Paule 
s'arrêta pour recevoir les adieux de Gérard. 

Elle lui tendit le front et se tint debout 
sur les marches, accompagnant du cœur le 
break qui s'éloignait dans un nuage de 
poussière. 

Rapidement elle voyait augmenter la dis- 
tance... Pourquoi les séparait-on déjà l'un 
de l'autre et pourquoi souffrait-eJle, puis- 
qu'il allait bientôt revenir? 

Et de loin elle apparaissait à Gérard, dont 
les yeux ne l'avaient point quittée, toujours 
debout sur les marches, dans une apothéose 
de soleil couchant, comme crucifiée à la 
grande croix de pierre. 



XI 



Gérard, en arrivant, apprit que son père, 
débarqué la veille, dormait encore. Il ne 
voulut pas le faire éveiller. Son impatience 
filiale était de celles qui peuvent attendre. 
11 se dirigea vers le pavillon de l'hôtel où se 
trouvaient ses appartements particuliers. 
Depuis plus d'un an il n'en avait pas franchi 
le seuil. Ces pièces à l'ameublement luxueux 
et sévère, inaccessibles aux bruits du dehors, 
vrai sanctuaire d'étude, lui parurent froides 



908 PAULE DE BRUSSANGE 

et tristes. C'est là qu'il avait mené sa vie 
d'incrédule et de savant; que de choses 
ignorait le savant et comme l'incrédule lui 
faisait pitié I Lorsqu'il s'en était allé, libre 
des vulgaires attaches à de soi-disant pré- 
jugés, infatué de sa raison, fier de ses froi- 
deurs systématiques, si quelqu'un lui eût 
prédit un retour en ces mêmes lieux avec 
des pensées tout autres, un cœur neuf, un 
cœur enfin — puisqu'il n'en avait pas — 
il eût haussé les épaules. Et quelques 
mois avaient suffi pour déranger l'axe 
de son existence. Oui, quelques mois, et 
le passé devenait un* mauvais rêve, le 
charme était rompu, dans cette maison ren- 
trait un étranger, avec une seule ado- 
ration : Paule, un seul nom aux lèvres : 
Paule... 

La porte s'ouvrit sans qu'il y prît garde, 
tant il était loin de l'heure présente. 



PAULE DE BRUSSÀNGE Î09 

— Toujours en pleins problèmes? 

— En plein bonheur, mon père, répondit 
Gérard encore à Pierrelaurès. 

Edmond Dalisier s'adjugea la spontanéité 
de cette réponse, évidemment dictée par le 
plaisir de se retrouver, et, comme elle le 
dérangeait de leurs habitudes, il en sortit 
tout à fait en donnant à son fils une vigou- 
reuse accolade. 

— Bonheur partagé, dit-il, j'avais hâte de 
te voir. Je puis même te l'avouer : je guettais 
ton arrivée. 

— Vous guettiez... 

— Une surprise que je voulais m'offrir, 
de te surprendre. 

— Mon père! 

— Ma loi, l'inspiration était bonne, car> 
diable m'emporte! cela fait du bien... Ah! 
ça, mais qu'est-ce que Ton racontait? tu n'as 
pas été malade, toi; tu as une mine superbe. 

12. 



lMO l'AULE DE BRUSSÀNGE 

— En tout cas, c'est fini. 

— Je le vois, pardieu! Le régime de Pierre- 
laurès? 

— Comme vous dites. 

— Pierrelaurès a du bon, grommela 
M. Dalisier. 

— Si vous saviez, mon père !. . 

— Bah! je me doute bien. Et tandis qu'on 
te soignait là-bas, moi, je... mais ça ne t'in- 
téresse pas, ce que je faisais. 

— Mon oncle m'en a touché un mot, en 
l'air. 

— Oui, oui, les millions! Brussange 
n'admet pas qu'on s'arrête à ces petits 
détails. Il t'aura dit que je m'en occupais 
trop. C'est possible. Seulement ce qu'il ne 
t'aura pas dit, c'est que, pendant que je 
courais . après eux, le chagrin courait avec 
moi. Par exemple, tu peux te vanter de 

^ m'avoir embrouillé les idées. Je ne me re- 



PAULE DE BRUSSANGE 211 

Connaissais plus. Tu me croiras si tu veux; 
tant que je n'ai pas eu de bonnes nouvelles, 
je n'ai pas fermé l'œil. Heureusement, Brus- 
sangc m'a télégraphié... J'irai l'en remer- 
cier chez lui. 

— Bientôt, n'est-ce pas? s'écria Gérard. 

Oh! je vous en prie, le plus tôt possible. 

— Tu es joliment pressé. 

— Plus que vous ne pouvez croire. 

— Bon ! "te voilà sous le charme. C'est un 
charmeur, Léopold. Je n'ai pas la prétention 
de lutter; mais, au fond, vois-tu, mon ami, 
je vaux peut-être mieux que je n'en ai l'air. 
Je t'aime à ma façon, qui n'est pas la sienne, 
mais qui n'est pas mauvaise non plus. Ainsi, 
tout ce que j'ai gagné à Rio, — un gain 
respectable, s'il te plaît, — est déjà consi- 
gné sous ton nom au grand-livre. 

Comme Gérard, dépaysé en tombant du 
bleu de ses joies sur un tas d'or, ne s'ex- 



212 PÂULE DE BRUSSANGE 

clamait point, Edmond Dalisier reprit : 

— Une sentimentalité, j'imagine, qui 
vaut bien les autres, 

Gérard, maintenant, préférait les autres, 
y compris l'accolade inusitée de tout à 
l'heure. 11 répondit: 

— Vous avez toujours été trop géné- 
reux. 

— La science te suffit, je sais ; mais, si la 
science a son prestige, l'argent a son mé- 
rite. 

— Au fait, approuva Gérard, cela sert dans 
un ménage. 

11 songeait au noble emploi que Paule 
en saurait faire. Quel budget pour sa cha- 
rité! 

— Dans un ménage?... Tu comptes te 
marier? 

— Je n'attends plus que votre consente- 
ment. 



J 

L 



PAULE DE BRUSSANGE 213 

— Tiens, tiens... Mariage de convenance, 
d'ambition? 

— D'amour. 

— Hein? 

— Un mariage d'amour, mon père. 

— C'est de ton âge, à coup sûr... mais si 
peu dans tes cordes I... 

— Me blâmez-vous? 

— Non, certes, tant s'en faut !... Tu ne 
pouvais même rien m'annoncer qui me fût 
plus agréable, parce que... parce que... Je ne 
sais trop comment t'expliquer cela... Je 
baisse, vois-tu, il n'y a pas à dire, je baisse. 
Bientôt je serai forcé de dételer. Brussange 
qui ne voulait pas admettre que je portais 
un harnais trop lourd! Oui, mon ami, 
l'heure approche où je serai bon à jeter au 
rancart. Et, ma foi, tes enfants... Car enfin, 
soit dit sans reproche, je n'ai jamais eu le 
temps de savoir ce que c'est qu'un enfant... 



211 PAULE DE BRUSSANGE 

Tu vas me faire faire mon .apprentissage. Je 
les dorloterai, je les camperai sur mes 
genoux... 11 parait que c'est ce qu'ils aiment 
le mieux... Je serai un grand-père modèle... 
Mais qui diantre est la fée capable d'avoir 
ébr&hé la cuirasse de l'insensible et dédai- 
gneux Gérard? 

— Ma cousine Paule de Brussange. 

— Une Brussange!... Toi aussi! 
Edmond Dalisier s'était levé en proie à 

une émotion visible. Était-ce sa jeunesse 
soudainement évoquée avec le cortège des 
tristes souvenirs ou quelque obsession 
refoulée toujours et toujours tenace qui 
l'agitait ainsi? Lui-même ne s'en rendait 
pas compte, mais sa gaieté venait de fuir. 
Gérard observait cette métamorphose 
brusque et ne laissait pas d'en être surpris. 
Un léger silence se fit entre eux. Puis 
M. Dalisier dit à son fils d'un ton bref: 



PÀTJLE DE BRUSSÀNGE 215 

— J'approuve. 

Gérard s'inclina devant son père. Celui-ci 
reprit lentement: 

— Je ne connais pas ta cousine, mais 
elle est du sang de ta mère. Ton choix ne 
saurait être mauvais... Elle est belle, sans 
doute? 

— Comme la beauté ! 

L'élan était pris, l'occasion était bonne; 
l'amoureux avait en face de lui un homme 
aux oreilles complaisantes, il ne tarit plus. 
Longuement il parla de Paule, avec une 
chaleur, des mots d'extase qui s'infiltraient 
goutte à goutte au cœur desséché du père, y 
ramenant, peu à peu, la vie. Cette passion 
attendrissait Edmond. En écoutant son 
hymne de triomphe, il soupçonnait enfin 
que tant d'élévation et tant d'idéal ont peut- 
être leur prix, un prix que ne saurait payer 
tout l'or du monde. Des horizons, entrevus 



216 PAULE DE BRUSSANGE 

déjà mais vite oubliés, se rouvraient devant 
lui et déployaient leurs richesses méconnues 
et lui jetaient le parfum des printemps en 
fleur. Aux vibrations de cette voix, aux 
transports de ces aveux, une sorte de mélan- 
colie le gagnait, comme un regret vague 
d'avoir étouffé en lui ce qui, sous ses yeux, 
palpitait en son fils et, quand il en avait le 
moyen, de n'avoir pas choisi les vraies 
jouissances, llors quelques heures envolées 
comme un éclair, hors quelques jours 
donnés à Séverine, qu'avait-il de bon à 
recueillir le long du chemin si fiévreusement 
parcouru? Ces heures mêmes et ces jours 
étaient tombés de sa mémoire. De l'exis- 
tence factice où il s'était surmené, rien ne 
restait qu'une sensation de vide. Cette 
sensation, il l'avait emportée de Bordeaux 
depuis les dernières paroles de M. de Brussan- 
ge. Souvent, ainsi qu'une ombre importune, 



PAULE DE BRUSSANGE 217 

elle voilait la netteté de ses conceptions 
financières. Dans les moments de fatigue, 
— et maintenant le corps usé n'avait plus ses 
indomptables énergies, — son isolement, au 
milieu des hommes, commençait à lui faire 
peur, isolement légitime, car il se l'était pré- 
paré lui-même, presque à dessein, se vouant 
tout entier à son égoïste fureur de travail. 
Ce que les autres pères trouvent près de leurs 
enfants, il l'eût trouvé près de Gérard, si, 
réellement, il avait été père. L'avait-il été? 
Bien peu et mal. A force d'y songer, il ar- 
rivait à conclure contre lui : systémati- 
quement, il délaissait le plus naturel des 
devoirs, il ne pouvait se réclamer du plus 
naturel des droits. Revenir en arrière? 
Désormais, en sus des habitudes contractées, 
Gérard mettait dans sa vie un amour qui 
barrait la route aux retours affectueux; 
désormais, il n'y aurait pas de place vide en 

13 



218 PAULE DE BRCSSANGE 

ce cœur plein jusqu'au bord. Allons, il s'était 
trompé ; l'exclamation dont on saluait son 
entrée, le cri récent dont il s'attribuait 
l'allégresse, ah ! non, certes, cela n'était pas 
pour lui. 

Les tentures s'écartèrent et, dans le cadre 
béant, François de Brussange montra l'ovale 
de son joyeux visage. . 
— Je ne vous dérange pas? 
Gérard courut au-devant de son cousin. 
Les déranger, lui? M. Dalisier, en voie d'ob- 
servations philosophiques, constata une dif- 
férence notable entre la réception de Fran- 
çois et sa réception propre. Ce n'était pas 
du tout la même chose. Un élan, cette fois, 
une spontanéité!... Ses idées neuves s'as- 
sombrirent en proportion. 

De fait, les jeunes gens s'étreignaient, les 
mains dans les mains, les yeux dans les 
yeux. 



PAULE DE BRUSSANGE 219 

• 

— Enfin, enfin... bégayait François. 

. —Mon frère! prononçait Gérard. Et, se 
répétant : Cela fait du bien à dire : mon frère ! 

— Et à entendre ! 

— J'étais sûr de te voir tout de suite. 

— Depuis le temps !... Comme tu m'as in- 
quiété ! La maladie, je le savais, n'était qu'un 
prête-nom; ta souffrance morale seule m'é- 
pouvantait. 

M- Dalisier tressaillit. Son fils avait eu des 
peines, et ces peines, il les ignorait. Déci- 
dément, sous ce toit où Séverine était morte, 
lui, l'époux et le père, ne comptait pas beau- 
coup plus qu'elle. 

— Et James ? demanda Gérard. 

— Je n'ai pu le décider à me suivre. Il en 
mourait d'envie. Mais quand ces Anglais se 
sont mis quelque chose dans la tête!... Il 
prétend qu'il nous aurait gênés. 

— Quelle idée!... Je vais lui écrire que 



*20 PAULE 'DE BRUSSANGE 

nous l'attendons à déjeuner. Je te quitte une 
minute. Mon père, je vous confie François... 
un autre moi-même... Et je reviens à l'in- 
stant. 

M. Dalisier marcha droil sur son 
neveu. 

— Tu as p arlé de souffrances tout à l'heure . 
Quelles souffrances? 

— Il ne vous a rien dit? 

— Est-ce que je suis son confident] Il 
me raconte ce qu'il raconterait au premier 
venu. Voyons, dépêche-toi. 

— A quoi bon, mon oncle? Cela est passé, 
Dieu merci. 

— Mais enfin je tiens à savoir. 

— C'est qu'il m'est particulièrement diffi- 
cile... 

-—Pourquoi? 

— Parce que ma mère est mêlée à cette 
histoire. 



PAULE DE BRUSSANGE 221 

— Il y a donc une histoire ? Je désire être 
au courant. Je te prie de m'y mettre. 

— Puisque vous l'exigez... Ma mère ne 
voulait pas que Gérard épousât Paule. 

— Par exemple ! Et à quel propos ? Gérard 
est beau,* riche, jeune, célèbre. Quelle 
raison pouvait avoir madame de Brus- 
sange ? 

— Mon oncle, dispensez-moi de vous la 
jdire. 

Un soupçon traversa l'esprit d'Edmond. 
Il saisit François au poignet et, le tirant à 
lui, braquant sur ce visage l'éclair de ses 
prunelles : 

— Il faut que je la sache, tu m'entends. 
Allons, avoue-le, c'était en haine de moi. 

— C'était parce qu'elle se défiait de 
Gérard. 

— Une défiance absurde. 

— Les mères ont quelquefois des sollici- 



222 PAULE DE BRUSSANGE 

tudes exagérées, ce n'en est pas moins res- 
pectable. 

— Ce qui est respectable n'a pas besoin 
d'être caché. Que reprochait-elle à ton cou- 
sin? 

— Rien. Elle avait peur seulement que son 
affection pour Paule n'eût pas de racines 
assez profondes. 

— Oui, oui, elle avait peur qu'il ne la 
tuât un jour par son indifférence comme ton 
père prétend que j'ai tué ma femme! s'écria 
M. Dalisier, assailli de nouveau par le sou- 
venir de son beau-frère. Et ma faute imagi- 
naire, on en faisait responsable un innocent. 

— Gérard, mon oncle, n'a rien su de ce 
que vous dites là, répliqua François d'un 
ton sourd et bref, car il entendait revenir 
le fils. 

— Bah ! l'on ne se sera pas gêné devant 
lui. L'on ne s'est pas gêné devant moi ! 



PAULE DE BRUSSANGE 223 

— Jamais ma mère n'a prononcé votre 
nom. ^ ' 

— Tu te l'imagines/ 

— Je vous le jure. 

M. Dalisier eut un geste de colère, cette 
réserve même était une preuve convain- 
cante : on frappait à cause de lui, mais on le 
laissait dans l'ombre, parce qu'avant tout, de 
telles gens avaient le respect de la paternité. 
Il ne se sentit pas le courage de leur tenir 
compte de ce silence. Son cœur s'ulcérait, 
il fallait l'achever ou le guérir. Dès qu'il 
aperçut son fils, il alla résolument à lui. 

— Gérard, dit-il, je prétends que tu sois 
mon juge. 

Le ton des paroles, le frémissement des 
lèvres indiquaient une violente surexcitation. 

— Votre juge ? répondit Gérard, 

— Oui, il le faut, car d'autres m'ont jugé, 
d'autres à qui je ne reconnais point ce droit ; 



224 PAULË DE BRUSSANGE 

il le faut, car ma conscience, longtemps en 
paix, s'alarme aujourd'hui; il le faut enfin, 
car je veux ou le servir d'exemple ou t'en- 
tendre m'absoudre. 

— Vous oubliez que je suis votre fils. 

— Mon fils, précisément. Or, comme il 
s'agit de sa mère et de lui, toi seul as qualité 
pour prononcer. J'ai rencontré M. de Brus- 
sange, avant qu'il gagnât Séville. Sais-tu 
quels reproches il m'a faits? 

— Mais je vous assure... protesta Gérard. 
Edmond Dalisier n'était plus d'humeur 

à se laisser détourner de son but. Mauvais 
ou bon, il se promettait de l'atteindre : il 
saurait si Léopold, à son égard, avait été trop 
clairvoyant ou trop sévère. Cela devenait 
une situation intolérable, ces éternelles sus- 
picions sous lesquelles il était obligé de 
courber la tête, et, puisqu'il s'agissait de 
déchéance, encore devait-on s'enquérir de 



PAULE DE BRUSSANGE 225 

ce qu en pensait l'intéressé principal. Fixant 
ses pupilles ardentes sur le visage rembruni 
qu'il fouillait anxieusement : 

— Ton oncle, dit-il, m'accuse d'avoir été 
mauvais époux et mauvais père. Et toi? 

Gérard ferma les yeux. Il lui sembla voir 
au chevet de Paule sourire le portrait de Sé- 
verine. Toute la mansuétude de sa fiancée 
descendit en lui. On l'interrogeait au nom de 
la morte et en son propre nom ; hélas ! ré- 
pondre était trop facile. Mais Paule lui avait 
appris les. sublimes charités : en face de cet 
homme, — qui se révélait homme pour la 
première fois de sa vie, — il trouva les into- 
nations qu'avait la voix de Séverine enten- 
due sur les lèvres de Paule. 

— Ma mère était une sainte. Elle vous 
adorait. Vénérons ensemble sa mémoire. 
Dans ce rapprochement, nous puiserons, 
vous l'apaisement de vos doutes, moi la joie 

13. 



Î4G PÀULE D£ BRUSSANGE 

de nos pensées communes. Et ne regardons 
plus en arrière puisque nous avons changé 
tous deux. Je recommence ma vie avec Paule, 
recommencez la vôtre avec nous. 

M. Dalisier eut une larme au coin de la 
paupière. Somme toute, la diplomatie de 
Gérard était un acquiescement aux déclara- 
tions de Brussangc, mais aussi la preuve que 
les choses se pouvaient encore réparer. Eh 
bien I il les réparerait, coûte que coûte... 

Et son premier soin fut de confisquer sou 
fils. Si celui-ci risquait une timide observa- 
tion : 

— Non, non, répliquait Edmond, je ne 
te quitte plus. 

— Et vos affaires ? 

— Au diable mes affaires I 

— Et les miennes? 

— Dès que j'aurai tout liquidé, 

— Faites vite alors. 



PAULE DE BRUSSANGE 227 

Mais la liquidation s'attardait à de tels 
à-coup de tendresse, à une prise de posses- 
sion si jalouse des droits découverts et des 
plaisirs qui en résultaient que Gérard, atten- 
dri quoique furieux, désespéra presque de 
pouvoir rentrer à Pierrelaurès. 



XII 



Marc sortit de Saint-Cyr avec un des pre- 
miers numéros; il choisit néanmoins l'in- 
fanterie de marine. Son régiment préludait 
au Tonkin à cette expédition bizarre qui 
devait valoir au pays, en face de l'Europe, 
l'apparence d'un peuple incertain de ses vo- 
lontés, et à la langue une nouvelle définition 
de la guerre qu'un ministre allait nommer 
« l'état de représailles ». — L'hypocrisie du 
mot a eu son quart d'heure de célébrité. — 



PAULE DE BRUSSÀNGE 229 

Marc donna aux siens les dernières heures de 
son séjour en France. Il ne se possédait plus : 
toujours la féerie des pays lointains l'avait 
attiré. L'on se rappelait dans sa famille ses 
précoces aspirations, quand il jouait au 
missionnaire ou au soldat avec une fougue 
impayable, très sérieux, tantôt projetant de 
courir le monde flamberge au vent, à la tête 
d'une poignée de braves, tantôt se grisant 
d'une autre sorte de conquête, moins san- 
glante, aussi périlleuse, hérissée d'obstacles 
et de fatigues : l'existence chez les sauvages 
au fond des forêts vierges, un .campement 
dans les pampas sous une mauvaise cahute, 
tout le dénuement de: la vie indienne, la pré- 
dication à l'ombre des palmiers, dômes 
verdoyants de ses églises. Bien des fois son 
ardente imagination, en quête de merveil- 
leux, se heurtait aux remontrances mater- 
nelles. Et voilà que ses songeries d'enfant 



290 PAULE DE BRUSSANGE 

étaient presque prophétiques, ses rêves 
prenaient un corps, ses chimères devenaient 
palpables : il n'irait point, vêtu de la robe 
noire, prêcher l'Évangile ni vivre au désert, 
mais Dieu permettait à ses premiers pas 
d'homme de le diriger en soldat vers les 
pays infidèles, comme au beau temps où se 
croisaient les aïeux pour s'aller faire tuer 
sur le sol asiatique... 

On se figure l'effet du tableau; madame de 
Brussange tremblait, lorsqu'elle l'entendait 
se repaître ainsi par avance de joies qui la 
torturaient. M. de Brussange, lui, plus 
maître de son émotion, la cachait sous une 
brusquerie d'emprunt : 

— Est-ce que tu songes à comparer?... 

— Pourquoi pas, mon père? 

— Les temps et le but ne sont plus les 
mêmes. Ni la foi, ni la grandeur du pays, ne 
poussent aujourd'hui aux folles aventures. 



PAULE DE BRUSSANGE 231 

Nos aïeux voulaient un sépulcre divin, nous 
cherchons des pépites. 

— Que voulez- vous, répliquait Marc, je ne 
puis changer le cours des choses. Je vais où 
l'on se bat, c'est mon devoir et mon goût. 
J'ai de l'ambition à en revendre, l'ambition 
de la gloire; oui, un bout de ruban rouge, un 
autre galon, quelque chose enfin qui vous 
paye de vos sacrifices pour moi. Et puis, re- 
prit-il après un léger silence, l'ambition 
d'être utile à mes semblables. Souvenez-vous, 
mon père : c'est avec nos privations, le 
denier de la Sainte-Enfance, le denier du 
pauvre, le denier de tous que se sont fon- 
dées les missions du Tonkin. Nous y avons 
des filleuls. L'athéisme a beau faire, les catho- 
liques se tiennent la main à travers l'espace 
dans la fraternité vraie. Si je suis tué, Dieu, 
je l'espère, ne m'accueillera pas comme un 
exploiteur de pépites, mais comme un volon- 



232 PAULE DE BRUSSANGE 

taire qui rêvait le triomphe de son pays, la 
protection des chrétiens... 

— Etun bout de ruban rouge, interrompit 
Léopold, près de pleurer. 
, — Par-dessus le marché, dit Marc en 
éclatant de rire. 

Madame de Brussange écoutait, les mains 
jointes, crispées, les yeux secs. Le supplice 
commençait pour elle. Ses fils devenus des 
hommes, elle n'avait plus le moyen de les 
détendre, elle n'avait plus le pouvoir de les 
cacher en ses bras, de se faire leur cuirasse. 
Le dernier lui échappait, comme lui avaient 
échappé ses frères. Cette épreuve-là comblait 
la mesure. Car, enfin, il s'agissait de périls 
immédiats, réels, ou l'ingrat se précipitait 
comme s'il n'eût rien laissé derrière lui. 

Ces périls, elle n'était pas seule à les com- 
menter : une autre personne avait entendu 
les exaltations de Marc et y applaudissait en 



PAULE DE BRUSSANGE 233 

secret; une autre se transportait par l'esprit 
aux plages inhospitalières, saluait dans le 
lointain l'étendard du Christ debout parmi 
les vents d'orage. Marc faisait bien de 
suivre son penchant, Dieu l'en récompense- 
rait. Sans doute il avait dû lutter, ne laissant 
rien voir du dedans, contre ce déchirement 
d'abandonner le nid familial et de renoncer 
aux siens; mais quel prix aurait le sacrifice, 
sans le mérite de cette lutte? Paule enviait 
presque son frère» . 

Quand il eut quitté Pierrelaurès, la dou- 
leur de madame de Brussange fut navrante. 

— Je ne le reverrai jamais, . disait-elle à 
Paule. C'est ma faute. 

— Votre faute?... Maman, ne parlez pas 
ainsi. Et puis, ne dites pas que nous ne le 
reverrons plus. 

— Ah ! reprenait la pauvre femme, si j'en 
étais sûre, je mourrais tout de suite... Comme 



234 PAULE DE BRUSSÀNGE 

votre père avait raison ! Votre père vous éle- 
vait pour Dieu, je vous élevais pour moi; j'en 
suis punie à présent. Vos âmes étaient une 
cire molle : j'aurais dû laisser à votre père 
seul le soin de les façonner. 

— Quel mal y a-t-il donc à ce que nous 
tenions de vous deux ce que chacun de vous 
a de meilleur? 

— Tu ne peux pas comprendre, parce que 
tu ne sais pas. Moi, je sais. J'ai été coupable, 
vois-tu. J'ai pesé sur Marc, je l'ai détourné 
de ses voies, je mérite les transes où je vis 
maintenant. Ahl me les suis-je préparées 
d'assez loin ! Tu te rappelles bien son espèce 
de vocation religieuse : il parlait sans cesse 
de sauvages à convertir, de missions à entre- 
prendre... 

— Propos d'enfant. 

— Certes, mais dont la persistance m'in- 
quiéta. Systématiquement j'ai battu ses 



PAULE DE BRUSSANGE 235 

idées en brèche. Je ne le voulais pas à jamais 
perdu pour nous; une telle séparation me 
semblait au-dessus de mes forces. 

— Une mère... 

— Non, mon devoir était de me pencher 
sur lui et, de quelque coin du ciel que tom- 
bât la lumière, de l'aider à la recevoir. Au 
lieu d'agir ainsi, j'ai fait tous mes efforts 
pour écarter les rayons. Je ne me sentais pas 
le courage d'offrir mon enfant, comme la 
Mère des douleurs offrait son divin Fils. Je 
ne voyais pas que l'humanité souffre et 
demande des prêtres; je ne voyais qu'une 
chose : l'existence paisible de Marc. J'ai 
stérilisé les germes qui me préoccupaient ; 
je les ai stérilisés en cachette, à la dérobée, 
ainsi que l'on accomplit une mauvaise 
action. Le résultât? A l'exemple de Robert, 
entraîné par sa soif du danger, il est entré 
dans une autre voie, mais la dernière que 



236 PAULE DE BRUSSANGE 

j'eusse choisie. Cependant j'en avais fait un 
bon chrétien, je me croyais quitte envers 
Dieu. Quitte!... Le rapt d'une âme marquée 
pour enfanter des âmes, de quelle rançon 
cela se paye-t-il? Une peine inguérissable me 
l'apprendra sans doute. La Providence brise 
mes calculs : elle l'envoie en des pays 
effrayants. Je le lui ai refusé pour l'apostolat, 
elle me le prend pour la guerre, et sa vie est 
toujours en jeu, sa vie que je m'imaginais 
défendre. 
Paule s'agenouilla devant sa mère : 

— Calmez-vous, maman, je vous en prie..* 
Marc tenait au monde, vous ne sauriez être 
responsable de ses goûts. 

— Tu te trompes. J'ai changé sa route, 
volontairement ; sans moi, il se fût recueilli 
en lui-même pour écouter la voix qui l'appe- 
lait à l'immolation. 

La jeune fille demeura silencieuse. Une 



PAULE DE BRUSSANGE 237 

légère pâleur idéalisa son visage levé vers 
madame de Brussange. Cet appel mystérieux, 
que de choses l'éloignent, que de distrac- 
tions l'atténuent, que de complicité dans les 
hasards d'ici-bas pour l'assourdir ! Gomme 
Marc» elle avait entendu la voix qui incite 
aux héroïsmes cachés, aux muets sacrifices. 
Est-ce qu'un jour parmi les jours passés, 
l'an dernier, presque hier, remuée par les 
cris d'un malheureux petit être, elle ne 
s'était point assise sur un banc, en face des 
nuages amoncelés au ciel? est-ce qu'elle 
n'avait pas interrogé ces nuages derrière 
lesquels Dieu se voilait? est-ce qu'elle ne 
s'était pas offerte en holocauste pour les 
siens? Et pendant qu'elle s'inclinait devant 
l'Invisible dans l'ivresse de ce serment, 
Gérard ne lui était-il pas apparu, ne s'était- 
il pas glissé entre elle et l'espace, et, depuis, 
n'avail-elle pas concentré sur sa tête iout ce 



238 PAULK DE BRUSSANGE 

qu'elle pouvait concevoir des félicités hu- 
maines? A cette époque, sa devise était la 
maxime de sainte Thérèse : « Ou souffrir ou 
mourir. » Aujourd'hui elle avait oublié la de- 
vise, mais l'heure venait peut-être où il lui 
faudrait en refaire sa règle de conduite : elle 
la voyait, écrite en lettres de feu, dans la 
pénombre, au-dessus du front désolé de sa 
mère. Sa pauvre mère, qui toujours, de toutes 
ses forces, avait repoussé la peine loin de ses 
enfants, voici qu'elle succombait dans sa 
lutte inégale contre les décrets d'En-Haut, 
et, se sentant menacée, parlait de rançon... 
Une détresse assaillit Paule. Ah ! mourir en 
plein amour, en pleine jeunesse, mais non 
mourir à l'amour! ce serait trop affreux... 
Pourtant si cela était nécessaire? Si cette, 
créature, dont elle embrassait les genoux et 
qui pleurait, devait cesser de pleurer? Elle 
songea: 



PAULE DE BRUSSANGE 239 

— Parlez, Seigneur, j'écoute ! 

— Mon Dieu ! soupirait madame de Brus- 
sange, vos desseins sont impénétrables. 

Tout à coup le salon fut envahi par Edith 
et Hélène, escortant madame de Lauber- 
mont. Arabelle, en grand deuil, avait une 
physionomie encore plus britannique que de 
coutume. Elle posa deux baisers sur les joues 
de Louise de Brussange, lui secoua fortement 
les mains, et, venant droit à ce qui l'occu- 
pait, sans prendre garde aux tristesses de 
son amie : 

— Hein ? quelle horreur !... ne m'en par- 
lez pas. 

— Ce sera d'autant plus facile, répondit 
madame de Brussange, que je ne sais ce 
que vous voulez. dire. Vous voilà donc de 
retour et bien portante.. 

— Une santé de ferl toute autre à ma 
place aurait fait une maladie. Comment I 



240 PAULE DE BRUSSANGE 

vous ne savez pas ce que je veux dire? 

— En aucune façon. 

— Si vous jouez au mystère.,. Vous n'igno- 
rez point que j'ai fait venir Albéric à Lon- 
dres... Je l'y ai même laissé, j'en ai par-des- 
sus la tête, de Londres. 

— Votre dépêche était fort laconique, elle 
disait simplement : « Arrive. » Et, comme 
vous n'avez pas écrit à Edith... 

— Parce que James a dû vous avertir. 
Hélène dressa l'oreille. Précisément James 

depuis plusieurs jours se distinguait par un 
silence absolu. '. 

— Nous n'avons rien reçu de lui, fit-elle. 

— Ah! ah!., singulier garçon... Alors il 
est inutile... Chère, je vais vous débarrasser 
d'Edith, vous êtes charmante de l'avoir 
gardée si longtemps.. 

— Madame, reprit Hélène, vous faisiez 
allusion à James. 



PAULE DE BRUSSANGE Ui 

— Ai-je fait allusion?... c'est possible... 
N'insistons pas... une autrefois... Edith, es- 
tu prête? 

— Ah ça! que se passe-t-il? demanda 
madame de Brussange. 

— Rien, rien... du moins, je suppose... 
Et puis, il vous écrira de Londres. 

— De Londres? James est à Londres? 
s'écria Hélène. 

— Parfaitement; 

— Sans m'avoir prévenue ? 

— C'est ce que. je m'explique moins, 
parce qu'enfin un gentlem an... Oui, il est à 
Londres, auprès de notre oncle que la mort 
de son fils affecte cruellement. Aussi lui ai-je 
laissé Albéric en plus. De sorte qu'entre 
James, Albéric et Kate.. . 

— Qu'est-ce que c'est que Kate ? 

— - La fiancée de feu mon cousin. Un 
original, par exemple, feu mon cousin! Il 

14 



242 PAULE DE BRUSSÀNGE 

avait traversé la vie presque sans ouvrir la 
bouche ; ne s'est-il pas avisé de devenir bavard 
juste à la dernière heure, pour dicter à son 
père ses volontés, une espèce de testament 
où Kate joue un rôle ! Je crois qu'il a voulu 
régler le sort de sa veuve par anticipation. 
Immédiatement après le décès, lord Melwin 
a mandé James et le traite avec tous les 
égards dus à l'héritier. A l'héritier ! quand 
je vous disais, une horreur ! D'abord Kate 
peut préférer Albéric, il est inconvenant 
d'épouser une femme en dépit de ses incli- 
nations. Déplus, l'engagement avec Hélène. .. 

— Madame, dit vivement la jeune fille, 
James vous a-t-il chargée de reprendre sa 
parole ? 

— Du tout. Mais puisqu'il ne vous donne 
pas signe de vie... Vous sentez : passer du 
jour au lendemain à l'état de nabab, il y 
avait là de quoi démantibuler une tête plus 



PÀULE DE BRUSSANGE 243 

solide. D'ailleurs rien n'est désespéré. J'ai 
la conviction que Kate a du goût pour 
Albéric. Si peu que vous insistiez de votre 
côté... 

— Lord Melwin, interrompit madame de 
Brussange, se dira que, à tout prendre, un 
petit-neveu libre vaut bien un neveu qui ne 
l'est pas. 

— Et il décernera Kate au premier. Nous 
sauvegarderons ainsi les droits d'Hélène. 

— Sans compter les chances d'Albéric à 
l'héritage. 

Arabelle rougit. On perçait à jour sa tac- 
tique : elle n'était pas fâchée qu'Hélène entrât 
en lice et retînt un cœur dont une fausse 
manœuvre pouvait déranger ses batteries. Car 
l'Indienne lui paraissait une bru très sorta- 
ble depuis qu'elle figurait dans l'inventaire 
de la succession. Elle quitta Pierrelaurès, 
persuadée que les Brussange s'allaient 



244 PAULE DE BRUSSANGE 

mettre tout de suite en campagne et relance- 
raient le fugitif. A leur place, elle n'eût pas 
hésité. 

Devant madame de Laubermont, Hélène 
avait fait bonne contenance ; dès qu'Edith 
et Arabelle eurent disparu, elle se jeta au 
cou de sa mère : 

— Maman ! maman ! 

— - Du courage, mon enfant ! 

— James est un monstre. 

— Ne l'accuse pas sans l'avoir entendu, 
protesta Paule. 

— Mais, toutes deux, vous avez bien en- 
tendu l'autre ! 

Et les larmes ruisselaient, emportant une 
sécurité jusque-là triomphante. Le silence de 
James n'était-il pas une preuve? Aux serments 
qui les liaient, il préférait la fortune, et 
une inconnue à son amie d'enfance! Dire 
que rien ne faisait présumer la trahison ! 



f S.-*LZ-îmL 



PÀULE DE BRUSSANGE 24& 

Le seul être en situation de les avertir, 
François, avait sans doute déjà quitté Paris, 
au moment où lord Melwin appelait James : 
François accompagnait Marc à Toulon. Quant 
à Gérard, oh ! un égoïste aussi, celui-là : il ne 
s'occupait que de Paule ou de son père. Tout 
s'était conjuré contre, elle ! Mais ses droits 
étaient sacrés, elle saurait les faire valoir. 
M. de Brussange arriva sur ces entrefaites, 
et, mis au courant, tâcha de calmer sa fille : 

— Tu n'as pas le sens commun. Si quel- 
qu'un ici attaquait James, tu devrais être la 
première à le défendre, et c'est toi qui lui 
jettes la pierre.. 

— Parce qu'on m'a prise à l'improviste... 
jamais je n'aurais cru... 

— Sans déboires, la vie serait trop com- 
mode, 

— Mon père, je me donnais avec tant de 
joie ! 

14. 



246 PAULE DE BRUSSANGE 

— Alors pourquoi te reprendre avec tant 
de promptitude ? 

— Mais je ne me reprends pas... 
Madame de Brussange veilla tard près de 

l'éprouvée, s' efforçant d'endormir ce chagrin 
au bercement de sa tendresse. Quand elle fut 
partie, Paule vint s'asseoir au pied du lit de 
sa sœur : Hélène avait le sommeil agité, le 
visage encore humide, la poitrine convulsive. 
L'amour, le plus solide amour, n'était donc 
qu'une chimère ? Qu'éprouverait-elle si Gé- 
rard l'abandonnait, comme James semblait 
abandonner Hélène?... Un sanglot lui serra 
la gorge, mais elle l' étouffa... Et les pensées 
qui l'avaient assaillie aux genoux de sa mère 
revenaient de plus en plus distinctes et pres- 
santes, tandis que son regard cherchait le 
crucifix et qu'elle murmurait ; 

— Croix, vous êtes mon unique espé- 
rance l 



XIII 



Le temps passait sur les douleurs de ma- 
dame de Brussange, sans y apporter de sou* 
lagement. Aux remords et aux appréhensions 
dont Marc était la cause, se joignaient les 
soucis d'Hélène. La jeune fille avait désappris 
le sourire et ne réussissait pas toujours à 
dissimuler ses larmes. Le complet abandon 
après tant de preuves d'attachement était un 
fardeau trop lourd. La mère se prodiguait 
en vain : Hélène ne se résignait pas. Paule 



248 PAULE DE BRUSSANGE 

aussi tentait de lui rendre sinon la paix, au 
moins l'apaisement; elle montrait le ciel. 
Mais l'autre détournait la tête, et ne regar- 
dait que sa blessure au cœur. Elle se plaisait 
en cette contemplation irritante où s'avi- 
vaient ses colères. La mansuétude de Paule 
la surexcitait. 

— Tu ne sais ce dont tu parles, disait-elle. 
Pardonner, me réfugier en Dieu, m'enfermer 
dans un ciel dépeuplé de mes rêves, est-ce 
que je peux ! Laisse-moi. Je voudrais détester 
James, je voudrais que cette Kate le marty- 
risât et me fît regretter; je voudrais... enfin 
tu ne comprends pas mes déchirements, toi, 
parce que tu n'as jamais été malheureuse. 
On t'aime, tout te sourit. Moi, je pleure. Ce 
n'est pas la même chose. 

Paule n'insistait plus, très attristée, em- 
portant en elle ces paroles de sa sœur : « Toi, 
tu ne comprends pas mes déchirements. » 



PAULE DE BRUSSANGE 249 

Elles résonnaient dans son êlre comme un 
glas, comme le signal de l'adieu suprême aux 
choses mortes, à l'heure où l'on s'en va vers 
le cimetière, derrière le cercueil de ses espé- 
rances, le visage impassible, l'âme broyée. 
Elle gagnait alors la vieille église de Pierre- 
Jaurès et s'agenouillait sur cette chaise où 
un jour elle avait placé Gérard. Là, le front 
contre la plaque de cuivre au nom de Séve- 
rine, elle demeurait prosternée, longtemps, 
immobile, étrangère à tout ce qui n'était pas 
Dieu, agonisant en des affres terribles. Quand 
elle se redressait, de son long entretien avec 
sa conscience, de ses tempêtes intérieures 
rien ne paraissait au dehors. Sa physio- 
nomie gardait son adorable sérénité, ses yeux 
avaient la même limpidité tranquille; sa 
pâleur seule témoignait d'une lutte se- 
crète. 
Avant de rentrer au château, elle s'arrêtait 



250 PAULE DE BRUSSANGE 

chez les infirmes ou les malades, trouvant 
pour chacun d'eux un encouragement et de* 
consolations. Ils étaient à plaindre, tous, et 
qui donc songeait à les plaindre ? Cela les 
réconforterait de se sentir aimés, et qui donc 
s'occupait de les aimer? Elle gravait en elle 
le spectacle de ces misères, vision indispen- 
sable pour exalter son dévouement et décu- 
pler ses forces, pour s'arracher enfin aux 
chastes joies promises qui la détournaient 
des malheureux. Une pitié la poussait vers 
eux, féconde, irrésistible, — douloureuse 
néanmoins, car souvent, lorsqu'elle les avait 
quittés, lorsqu'elle se retrouvait seule dans 
sa chambre, se faisant compassion à son tour, 
navrée des sacrifices consentis, elle fondait 
en larmes. 

La première fois qu'elle revit Gérard, elle 
lui tendit les mains et laissa longuement ses 
yeux fixés sur lui. Tout ce que cette créature 



PAULE DE BRUS&AIiGE 251 

possédait de tendresse virginale débordait en 
ee regard. 

— Si cependant Dieu nous séparait? sou- 
pira-t-elle. 

— Jamais, jamais ! s'écria M. Dalisier. 
Ne parlez pas ainsi, Paule, cela nous porte- 
rait malheur. 

Il s'assit près d'elle. Il avait tant de choses 
à lui dire, sa vie de tous les jours inspirée 
par elle, guidée par elle, ses nouveaux rap- 
ports avec son père et la tyrannie de ce der- 
nier qui, sous prétexte qu'il se découvrait un 
fils, le retenait impitoyablement, durant de 
longues semaines, loin de Pierrelaurès, et 
les projets d'avenir, l'existence à deux, déli- 
cieuse, sans fin, qui bientôt serait leur par- 
tage ! Paule se courbait sous l'alanguissement 
'ides paroles, sous l'amertume des pensées. 
; t -7- Quand votre père doit-il venir ? de- 
mandà-t-elle. 



25* PAULE DE BRUSSANGE 

— Il est allé liquider sa situation en Au- 
triche. Il ne veut plus entendre parler d'af- 
faires, et ce sont les dernières qu'il ait à 
régler. Dès qu'il aura fini, nous le verrons 
poindre. 

— Combien durera son absence ? 

— Deux mois sans doute. 

— Deux mois ! répéta Paule, comme sou- 
lagée. 

— C'est bien long. Mais auprès de vous, 
je puis tout supporter, même cet insuppor- 
table délai. 

Plongée dans une préoccupation obsé- 
dante, elle ne répondait pas. 

— Paule, reprit en souriant Gérard, que 
se passe-t-il ? ne m'aimeriez-vous plus ? 

— Moi? dit la jeune fille d'un ton déchi- 
rant. Jamais je ne vous ai tant aimé! 

Gérard ne put se dissimuler longtemps que 
Paule n'était plus la même avec lui. Elle 



PAULE DE BRUSSANGE 253 

apportait dans leurs entretiens une réserve 
singulière et semblait fuir tout sujet qui pût 
amener une explosion de sentiments ou de 
paroles. Elle né faisait aucune allusion à leur 
mariage. Une inexplicable mélancolie posait 
son empreinte sur ses traits fatigués. Gérard 
s'en demandait le motif. Que son image fût 
toujours au fond de ce cœur, il n'en doutait 
pas; il n'avait, pour l'y trouver, qu'à plonger 
son regard dans ces grands y.eux limpides, 
il sentait encore rayonner autour de lui la 
chaleur d'une tendresse attentive et pure. 
Mais cependant, les allures de Paule chan- 
geaient. Peut-être, l'amour seul là rendait- 
il plus craintive en l'effarouchant par le pro- 
pre excès de son ardeur. Dès lorô, il se fit 
un frère plutôt qu'un fiancé, plein d'ineffa- 
bles attendrissements pour cette candeur 
exquise. 
La vie est faite de contrastes : sa rentrée 

15 



254 PAULE DE BRUSSANGE 

à Pierrelaurès, qui mettait aux joues de 
Paule des pâleurs plus marquées, eut le don 
de ranimer Hélène et de rasséréner presque 
madame de Brussange. A la première nou- 
velle des crimes imputés à James, il avait eu 
un si vigoureux haussement d'épaules qu'Hé- 
lène avait failli l'embrasser. 

— Vous ne croyez donc pas, mon cou- 
sin... 

— Que James soit un lâche? Non, miss 
Hélène, je ne le crois pas du tout. 

— Mais il est à Londres» 

— Pour obéir à lord Melwin. 

— Mais il ne nous écrit pas. 

— Pour obéir au proverbe. 

— Quel est le proverbe assez imperti- 
nent... 

— Time is money> miss Hélène, et James 
est Anglais jusqu'aux moelles. S'il se mêlait 
de vous écrire, décemment il ne s'en tirerait 



PAULE DE BRUSSANGE 255 

pas à moins d'un volume chaque fois : cela 
lui prendrait tout son temps. 

— Et vous supposez qu'il a mieux à faire? 

— Je ne suppose pas, j'en suis sûr. 

— Kate aussi en est sûre, dit brusquement 
Hélène avec un petit accent de révolte. 

— Gela prouve que Kate est une jeune per- 
sonne raisonnable. 

— Tandis que moi... 

— Vous, miss Hélène, vous êtes juste le 
contraire. 

Ce ton léger, cette tranquillité railleuse, 
jetaient un baume sur la plaie. Il n'était pas 
possible, s'il n'y avait en faveur de James 
quelque circonstance atténuante, qu'un 
homme du caractère de Gérard eût le cou- 
rage de la plaisanterie. Hélène s'accrochait 
à son cousin pour obtenir des explications : 

— Je vous en prie, dites-nous. .. 

— Que voulez-vous que je vous dise? Je 



ç*? 



256 PAULE DE BRUSSANGE 

ne sais rien, sinon que James est un galant 
homme. Cela me suffit. 

— Vous l'avez vu avant son départ ? 

— Certainement. Il est venu me dire adieu, 
m'a jeté autour du cou ses grands vilains 
bras... 

— Oh! vilains... 

— Je croyais vous faire plaisir. Il m'a donc 
jeté ses bras au cop, a marmotté deux ou 
trois phrases où j'ai surtout remarqué le 
mot c Hélène » et m'a quitté sur un vigou- 
reux shake-hands. Maintenant, il ne vous a 
pas encore donné signe de vie ? Raison de 
plus pour que vous le voyiez accourir avant 
peu. 

En même temps qu'Hélène se reprit à une 
lueur d'espoir, elle se reprit à toute sa sécu- 
rité. L'orage d'un moment ne laissa rien 
traîner derrière lui. 

Et Paule observait toujours. 



PAULE DE BRUSSANGE 257 

Quoi! de si cuisantes douleurs faisant 
place soudainement à des allégresses si 
fortes ! Où donc était l'équilibre ? Devait-on 
passer incessamment du trop-plein de la peine 
au trop-plein de l'extase? N'y avait-il rien de 
fixe au monde, rien de stable? Certes, elle 
était satisfaite de la paix retrouvée d'Hélène, 
reconnaissante à Gérard d'avoir déridé d'un 
mot sa pauvre petite sœur ; mais de pareilles 
épreuves, n'eussent-elles mis qu'une ombre 
entre deux êtres et celte ombre même se 
fût-elle tout à coup dissipée, marquaient les 
terrestres amours du sceau d'une irrémé- 
diable fragilité. 

Madame de Brussange n'avait pas l'intérêt 
de Paule à faire des comparaisons ; Gérard 
lui rendait l'insouciance d'Hélène, c'était l'es- 
sentiel. S'il l'avait pu guérir en outre de ses 
appréhensions à l'endroit de Marc, elle se fût 
déclarée la mère enviable entre toutes. Car 



Î58 PAULE DE BRUSSANGE 

plus elle étudiait son neveu, plus elle lui 
découvrait de mérites. Quel solide appui pour 
Paule, quel fidèle compagnon de route ! et 
quelle aberration de sa part, quand jadis 
elle ne voyait que désastres et calamités 
dans un mariage possible ! Elle se dédomma- 
geait à présent de ses rigueurs si follement 
calculées; elle l'en dédommageait aussi; 
Gérard ne devenait pas seulement le fils, il 
était le fils privilégié, le confident, le con- 
seiller. 

— Si bien, remarquait M. de Brussange, 
que tu m'as supplanté. 

— Comment pouvez-vous dire, Léopold... 

— Qu'est-ce que cela fait, si je ne me 
plains pas? 

Une personne qui ne comprenait rien à 
l'accalmie brusque de Pierrelaurès, c'était 
l'intrépide Arabelle. Donnez-vous donc la 
peine de mettre les gens sur leurs gardes 



PÀULE DE BRUSSANGE 259 

pour les voir s'endormir dans l'obstination 
de la sécurité ! Madame de Laubermont n'ad- 
mettait pas qu'on laissât à James les coudées 
aussi franches. A la place de M. de Brussange, 
elle eût posé son ultimatum. Et comme la si- 
tuation d'Albéric se serait trouvée simplifiée ! 
D'autant qu'il adorait Kale, Albéric ; toutes 
ses lettres en faisaient foi : un lyrisme ! 

— Qu'il l'épouse ! insinua Gérard. 

— Oh ! mon Dieu, si lord Melwin y con- 
sent... 

— Est-elle majeure ? 

— Une Indienne, ça doit toujours l'être. 

— Alors, elle n'a pas besoin de consente- 
ment. 

— Mais elle ne possède rien. 

— Albéric est riche pour deux. 

— Pas pour trois ou quatre. Et si peu 
qu'ils aient d'enfants... Vous en décidez à 
votre aise... D'ailleurs que faites-vous là de- 



260 PAULE DE BRUSSANGE 

dans de mon frère James? Un concurrent 
sérieux. 

— A l'héritage? 

— Par ricochet. 

— En principe et en droit, il est le futur 
héritier de votre oncle. 

— Oui, mais avec Kate dans la succession, 
ce qui diminue singulièrement le droit. 

— Sans toucher au principe. 

— D'accord. Convenez toutefois qu'à l'âge 
de James, devant une pareille tentation de 
richesse... 

— On ne peut faire moins que de se 
vendre, chère Madame. 

— Gela se voit, cher Monsieur. 

Gérard s'amusait beaucoup des alertes où 
ces conversations jetaient Hélène. Le nom de 
Kate était particulièrement désagréable à la 
jeune fille et l'acharnement d'Arabelle à en 
semer toutes ses phrases la mettait, quelle 



PAULE DE BRUSSANGE 261 

que fût sa confiance, sur des charbons 
ardents. Pourquoi toujours Kate? — Ehl 
parce que madame de Laubermont était 
femme de naïveté médiocre et mère pressée 
par excellence. Celle-ci avait hâte de voir 
régler le sort d'AIbéric, celle-là n'imaginait 
point que son frère, — taillé, selon les pro- 
babilités, sur le même patron qu'elle, — hé- 
sitât indéfiniment entre l'Indienne doublée 
des galions de lord Melwin et cette petite 
Hélène que ne doublait rien du tout. En le 
livrant seul aux instigations de la vanité, 
sans un mot pour lui rappeler ses devoirs, 
sans un signe pour l'arrêter, on s'exposait à 
lui voir descendre la pente attirante d'une 
perfidie où s'attachaient le bénéfice d'un 
grand titre et les commodités d'une fortune 
énorme. Aux yeux d'Arabelle, la partie valait 
bien la peine d'être jouée : quelques lignes 
d'Hélène empêcheraient la débâcle. Car 

15. 



262 PAULE DE BRUSSANGE 

James ne pouvait avoir oublié ce qu'il devait 
à M. de Brussange; la reconnaissance la 
plus banale l'enchaînait au père et, partant, 
à la fille ; il ne voudrait pas rougir toute la 
fie. Encore fallait-il l'informer qu'il aurait 
à rougir... Tandis qu'on ne l'en prévenait 
seulement pas ! Ces choses-là ne viennent 
guère d'elles-mêmes à la pensée, ou, quand 
elles viennent, vous les écartez, si personne 
ne vous force à les regarder en face... 

Plus que le persiflage de Gérard, une chose 
surtout irritait madame de Laubermont : le 
calme olympien de M. de Brussange. On 
aurait juré qu'il ne s'agissait pas d'Hélène. 
Si d'aventure ce nuageux Léopold daignait 
s'assombrir, c'était, dans des moments où 
il ne se savait pas observé, lorsqu'il exa- 
minait Paule et M. Dalisier marchant l'un 
près de l'autre le long de la terrasse. Son 
visage prenait alors une expression d'in- 






PAULE DE BBUSSANGE 263 

quiétude cruelle, que peu à peu dissipait 
un air de profonde résignation. Ces poètes, 
quelle race inconséquente ! Gérard et Paule 
n'étaient pas à plaindre : ils s'entendaient 
à merveille, rien ne leur manquerait, ne 
seraient-ils pas très riches? Hélène, au con- 
traire... Et, dans l'esprit de madame de 
Laubermont, recommençait la bataille pour 
les intérêts d'Hélène représentés par les 
intérêts d'AIbéric. 

Arabelle ne se trompait pas : M. de Brus- 
sange, à des signes imperceptibles, à ces 
indices que l'âme recueille sans les préciser, 
sans même savoir d'où ils viennent, sentait 
en Paule un sourd travail étrange. Le rire 
sonnait toujours l'or pur, avec des nuances de 
notes brisées; la flamme des pupilles irra- 
diait toujours, avec de subites lueurs mornes. 
Il l'étudiait attentivement: jamais Paule 
n'avait été plus belle, mais d'une beauté qui 



«64 PAULE DE BRUSSANGE 

la transfigurait presque. Lorsqu'elle pas- 
sait à travers les corridors du château, dans 
les allées du parc, le long des maisons du 
village, sa démarche prenait comme une 
majesté de lenteur; on eût dit qu'un poids 
l'écrasait et que plus il se faisait lourd, plus 
elle se faisait grande. Qui donc l'exhaussait 
ainsi sous le fardeau, et quel était ce fardeau ? 
Léopold n'osait interroger sa fille, encore 
moins alarmer sa femme ou Gérard en les 
avertissant; mais une sorte de religieux émoi 
l'envahissait. Dieu seul au monde pouvait 
vaincre Gérard auprès de Paule ; est-ce que 
Dieu voudrait lui prendre son enfant?... Il 
ne la lui disputerait pas, il avait eu dès l'$ge 
de raison l'habitude des soumissions aveugles 
aux volontés d'En-Haut, mais quelles luttes 
terribles il faudrait livrer à celui qui déjà la 
tenait pour sienne ! comme il était plein de 
sécurité, celui-là ! 



PAULE DE 3RCSSANGE 265 

Justement, tandis que M. de Brussange 
s'abandonnait à ses tristes préoccupations, 
de la cour montait la voix joyeuse de Gérard : 

— Miss Hélène? miss Hélène? 

— Je dessine, mon cousin. 

— Mettez-vous à la fenêtre. 

— Voici, Qu'y a-t-il pour votre service? 

— Il y a, miss Hélène, que, si vos yeux 
* valent les miens et qu'il vous plaise nous 

rejoindre, Paule et moi, vous apercevrez, au 
bout de l'avenue, un landau qui monte. 

— Eh bien, Gérard, que me fait ce 
landau qui monte ? 

— Rien du tout. Mais, devant lui, vous 
distinguerez, marchant d'un bon pas... 

— Madame de Laubermont. Je sais : elle a 
peur de fatiguer ses chevaux. 

— Jugement téméraire. 

— Je vous assure. 

— Au moins cette fois-ci. Pas de traces de 



266 PAULE DE BRUSSANGE 

madame de Laubermont, mais un grand 
diable de corps qui... 

— Ah ! mon Dieu ! cria la jeune fille. 
Elle dégringola les escaliers, en un bond 

fut dans la cour. Oui, c'était lui, c'était 
James! Enfin ! 

Et le père et la mère accouraient et 
toute la famille se trouva groupée dehors, 
"sous le beau soleil, Hélène rouge comme 
une cerise, pendant que là-bas James 
doublait les enjambées et qu'Albéric avait 
peine à le suivre. Bientôt les mots se mê- 
lèrent : 

— Hélène! 

— James ! 

Et l'ivresse de se revoir, et l'ivresse de se 
le dire, et les effusions que jadis, à cet 
endroit même, Gérard déclarait si ridicules, 
Gérard occupé, en ce moment, à chuchoter 
tout bas dans le cou de Paule : 



PAULE DE BRUSSANGE 267 

— Ils se croient heureux ! que seraient-ils 
donc, s'ils étaient à ma place? 

Le landau fit, à son tour, une entrée 
solennelle et déposa, devant le perron, la 
non moins solennelle madame de Lauber- 
mont, flanquée de sa fille Edith. 

— Hein? quelle joie ! Ne m'en parlez pas, 
dit Arabelle. 

Madame de Brussange ne put s'empêcher 
de rire : c'était, à une variante près, l'excla- 
mation du retour de Londres. Quand on fut 
installé au salon, Hélène prit ses airs de 
circonstance, et, levant vers James un index 
menaçant : 

— Et Kate? demanda-t-elle. 

— Albéric vous renseignera, répondit le 
flegmatique Anglais, àmille lieues de soupçon- 
ner tous les sous-entendus de l'interrogation. 

— C'est elle qui vous a empêché de m'é- 
crire ? 



268 PAULE DE BRUSSANGE 

— Non, je n'ai vraiment pas eu le temps. 

— Time is money, miss Hélène, articula 
l'ironique Gérard. 

— Je voudrais pourtant bien savoir, James, 
comment vous n'avez pu trouver une mi- 
nute... 

— Parce qu'une minute, c'est trop court. 

— Quand je vous disais 1 reprit Gérard en 
sourdine. 

— Et puis, fit Albéric, si vous vous ima- 
ginez que lord Melwin soit un oncle com- 
mode. Lorsqu'un entêté de son calibre est 
en face d'un entêté du calibre de James, il 
faut mettre les heures doubles pour bâcler la 
besogne. Lord Melwin voulait absolument 
que James fût son héritier et prît Kate, la 
délicieuse Kate, en avancement d'hoirie ; de 
son côté, James voulait que je fusse l'héritier 
de lord Melwin et que j'eusse Kate par-des- 
sus le marché. Ni l'un ni l'autre n'en démor- 



PÀULE DE BRUSSÀNGE 269 

dait et nous serions encore là-bas, si je n'a- 
vais trouvé le moyen de concilier les parties. 
J'ai proposé à notre oncle de trancher la 
question, selon la méthode de Salomon : à 
moi Kate, à James l'héritage. 

— 11 n'a pas eu l'imprudence d'acquies- 
cer, j'espère? cria madame de Lauber- 
mont. 

— Je vous demande pardon, maman. 

— Mais cette créature n'a rien. 

— Je suis riche pour deux. 

— Quand je vous disais ! recommença Gé- 
rard. 

— D'ailleurs, Arabelle, observa James, 
celle qui devait être notre cousine ne per- 
dra rien à devenir votre fille et ma nièce. Je 
m'en charge. 

— Ah ! dans ces conditions... 

Hélène se serrait contre son fiancé, toute 
rayonnante : 



270 PAULE DE BRCSSANGE 

— Vous savez, j'aurai une confession à 
vous faire. 

— Une confession? 

— J'ai été si injuste! 

Avec l'amour triomphant de la jeune fille, 
la joie rentrait dans Pierrelaurès. On fixa la 
date du mariage à l'expiration du deuil de 
lord Melwin pour que le vieillard y assistât. 

— Quel dommage que ce deuil soit si 
long ! dit Hélène à Paule. 

— Impatiente, va ! répondit la sœur. 

— Oh ! tu te trompes, ce n'est pas ce que 
je pensais... Je pensais que, sans lui, nous 
aurions pu nous marier le même jour. Mais 
Gérard ne consentira jamais à m'attendre. 

— Qui sait ! murmura Paule. 

Dans ce retour aux tranquillités anciennes, 
Gérard crut retrouver aussi la fête de ses 
premiers épanouissements. Cependant, à de 
certaines heures, il avait d'horribles an- 



PAULE DE BRUSSANGE 271 

goisses. Comme ces visions éblouissantes du 
songe, que jamais on ne peut saisir, qui 
montent et disparaissent dans d'impalpables 
nuées, Paule lui échappait. Où donc s'envo- 
lait-elle si loin de lui, si loin de la terre 1 ? 
Quels cieux allait-elle hanter dont il n'était 
pas digne ? Elle n'avait plus la réserve des 
temps de son retour ni pourtant les expan- 
sions de jadis. Elle semblait comme aguerrie 
contre les douceurs un moment redoutées ; 
elle l'enveloppait d'incessantes tendresses, 
viriles et radieuses ; une flamme étrange al- 
lumait ses prunelles. Si, parfois, vaincue 
dans il ne savait quelle lutte, elle s'arrêtait 
indécise près de lui, l'examinant avec crainte, 
vite elle secouait la torpeur, lui parlait lon- 
guement de M. Dalisier, l'entretenait des de- 
4 ' voirs nouveaux du fils à l'égard du père, lui 
traçait la voie à suivre pour ramener l'athée 
à Dieu. ♦ 



272 PAULE DE BJltJSSÀNGE. 

— Gérard, disait-elle, cette mission-là doit 
être votre devoir le plus cher. 

— Mon devoir le plus cher, Paule, c'est 
votre bonheur. 

— Non, non, mon bonheur, je l'ai, mais 
votre père... 

— Eh bien ! vous me servirez de guide au- 
près de lui. 

Elle le menait vers ses pauvres. 

— Je veux que vous les aimiez aussi, Gé- 
rard, commandait-elle. 

Il ne comprenait pas: c'était l'héritage 
qu'elle lui laissait, tout ce qu'il devait garder 
de ce qui les avait unis. 

Jacqueline, infirme depuis quelque temps , 
agonisait sur son grabat. Hors Paule et le 
curé, personne ne s'occupait de la mori- 
bonde. La jeune fille assistait à cette fin lu- 
gubre dont pas un parent, pas un ami ne 
saluait la dernière heure. Cet abandon la 



PAULE DE BRUSSANGE 273 

navrait. A chaque instant, on l'envoyait cher- 
cher du château... des visites, des félicita- 
tions pour les prochains mariages ! la joie, 
enfin, tandis que Jacqueline se mourait ! On 
ne lui laissait même pas la liberté de bercer 
le râle de la femme qui avait nourri la mère 
de Gérard!... 

Le soir, elle revint à ce chevet désert. 

Aux gémissements suprêmes de la vieille 
-se mêlaient, arrivant de la chaumière voi- 
sine, les cris de la petite Élisa. Ces deux 
souffrances, l'une prête à finir, l'autre qui 
commençait à peine, lui montraient la vie 
pour les misérables comme un vaste champ 
de bataille, du berceau jusqu'à la tombe. 
Gérard l'avait accompagnée, il ne put la dé- 
cider à rentrer. Jacqueline allait rendre le 
dernier soupir, elle ne la quitterait pas. 

— Alors je reste près de vous. 

— Restez, mon ami. 



Ts^y 



274 PÀULE DE BRUSSANGE 

Comme les cris d'Ëlisa continuaient avec 
persistance : 

— Voulez-vous, dit-elle, me faire bien 
plaisir ? Allez me la chercher. 

Et, lorsqu'elle eut la petite, elle la con- 
sola, l'endormit contre sa poitrine et l'y 
retint appuyée, tandis que, penchée vers 
Jacqueline, elle lui disait de sa voix harmo- 
nieuse les prières des agonisants : « Partez, 
âme chrétienne ! » Gérard était remué pro- 
fondément. Cette évocation d'anges, de 
saints, de bienheureux descendus au devant 
de l'humble, cette voix où vibraient toutes 
les ardeurs de la foi, cette enfant endormie 
dans les bras de cette créature — média- 
trice placée sur le chemin du ciel pour en 
ouvrir les avenues — et ce grabat ennobli 
par la majesté de la mort chrétienne, tout 
ce spectacle de choses dont il n'avait point le 
soupçon le tenait haletant. 



PAULE DE BRUSSANGE 275 

Lorsque les prières furent terminées, il 
s'approcha de Paule : 

— Vous vous rendrez malade. Venez. 

— Qui les gardera ? 

— Je vais chercher une de vos femmes. 

— Non, pas de mercenaires ici. Nous 
sommes les privilégiés de ce monde : c'est 
aux privilégiés que le devoir du sacrifice 
incombe. Gérard, reprit-elle en fixant sur lui 
la claire irradiation de ses pupilles, ne le 
croyez-vous pas ? 

— Je le crois, Paule. 

Elle ajouta lentement, comme pour mieux 
graver ses paroles en celui qui l'écoutait : 

— Ce sacrifice, pour être méritoire, doit 
être sans restriction, sans arrière-pensée, 
absolu ! 

Il l'enveloppa d'un regard d'épouvante. 



y-TuJ^fc*. 



XIV 



Ce fut avec une certaine répugnance qu'Ed- 
mond Dalisier prit enfin la route de Pierre- 
laurès. Il avait promis à son fils de l'y venir 
rejoindre, c'était d'ailleurs une démarche 
indispensable : il fallait remercier Léopold 
de son dévouement, s'entendre avec lui pour 
l'époque du mariage; mais, en dépit du nou- 
veau lien qui remplacerait bientôt ceux que 
la mort ou le temps avaient brisés, cette fa- 
mille lui inspirait des sentiments d'animosité 



V 



PAULE DE BRUSSANGE 277 

sourde et de gêne. Il se demandait ce que 
seraient une entrevue et un séjour qui, 
somme toute, devaient déplaire à Léopold 
autant qu'à lui-même. L'accueil de son beau- 
frère le déconcerta : Brussange, accompagné 
de Gérard, était allé l'attendre à la gare ; ses 
souhaits de bienvenue furent empreints d'une 
simplicité cordiale. Évidemment on le vou- 
lait mettre à l'aise. Madame de Brussange 
elle-même se montra presque affectueuse. 

— C'était bien la peine, songeait Edmond, 
de faire de moi un ogre ! Que diable! je ne 
mange personne. Elle s'en aperçoit, je sup- 
pose. . . 

Mais Paule surtout rompit la glace. Cette 
jeune fille dont jusqu'alors il se souciait mé- 
diocrement prit tout à coup sur lui un em- 
pire extraordinaire. Il était ébloui, éblouis- 
sement des yeux fascinés par tant de beauté, 
par cette grâce où le visage resplendissait 

16 



278 PADLE DE BRUSSANGE 

comme dans une auréole, éblouissemeat du 
cœur remué par un sourire et une voix qui 
lui rappelaient une autre voix et un autre 
sourire. Certes, sa vanité paternelle pouvait 
se déclarer satisfaite, il serait fier de voir au 
bras de son fils cette compagne superbe; % 
mais cela n'était rien en comparaison des 
douceurs intimes et personnelles qu'elle ré- 
veillait en lui. 

— Venez ici, disait-il. 

— Me voici, mon oncle. 

— Parlez-moi. J'aime à vous entendre par- 
ler, 

Paule se faisait l'esclave de ce vieillard 
dont Gérard était le fils. Edmond se per- 
suada qu'il avait découvert un trésor. 

— Puisque je t'affirme que c'en est un, dé- j 
clarait-il à Gérard. .• 

— Je ne vous contredis pas, mon père. 

— Il ne manquerait plus que cela. 



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PAULE DE BRUSSANGE 




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280 PAULE DE BRUSSANGE 

Sois tranquille, je vais m'oecuper de vous. 
Il tourna lestement les talons et se mit à 
la recherche de M. deBrussange. En chemin, 
il rencontra Paule, la salua du geste : 

— Oui, oui, je vais m'oecuper de vous, 
soyez tranquille. Où est ton père ? 

Paule avait posé sur son bras une petite 
maintremblanle.. 

— Que lui voulez-vous ? 

— Curieuse I 

— Je vous en prie... 

— Je veux... je veux lui prendre sa fille 
pour en faire la mienne. Là, es-tu con- 
tente ? 

Elle devint un peu pâle, une sorte d'an- 
goisse altéra sa figure et, d'une voix troublée, 
elle répondit : 

— Déjà ! 

— Comment, déjà? Mais il y a une éternité 
que ce devrait être fait. Demande plutôt à 






E PAULE DE BRUSSANGE 281 

wde* Gérard. Je viens de lui promettre... Il est 
gulsjr d'une impatience !... 
Ente — Gérard n'est pas raisonnable. 

te . — En revanche, tu l'es furieusement. 

K ri — Nous sommes tout à la joie de votre 

q arrivée. Nous désirions cette visite depuis si 

, longtemps ! Ne songeons d'abord qu'à vous, 
nous songerons au reste après. 

— Mais l'un n'empêche pas l'autre. 

— Si, si, mon oncle. 

— Du tout. 

ml / — Je vous assure. Accordez-moi une 

semaine. Vous pouvez bien m'accorder une 

semaine. Huit jours de tranquillité, de paix, 

, de calme. Ils passeront vite, allez ! Oh ! oui, 

èk tro P vite - 

Et, câline dans sa prière, animée, les 

lèvres pleines de sourires, elle avait pourtant 
'lefliré m v Pl e i ns de larmes. M. Dalisier observa 

Mol! <œ contraste d'une douleur qui se cachait 

9 16. 



282 PAULE DE BRUSSANGE 

sous le masque d'une gaieté. Des soupçons 
lui vinrent : peut-être mariait-on Paule contre 
son gré? 

— C'est sérieusement que tu me fais cette 
demande ? 

— Très sérieusement. 

— Et dans huit jours... 

— Vous serez libre d'agir à votre guise. 

Il se tut. Qu'allait-elle donc faire pendant 
ce court laps de temps et sur quelle plaie 
mystérieuse avait-il mis le doigt? Gérard se 
croyait aimé ; ne l'était-il pas ? 

— Que lui dirai-je, à lui ? reprit Edmond, 
suivant tout haut l'impulsion de sa pensée 
secrète. 

— Ne vous inquiétez pas, je me charge de 
tout. 

— Qu'il soit donc fait comme tu le désires, 
prononça M. Dalisier. 

Paule employa ce répit d'une semaine à 



PAULE DE BRUSSANGE 283 

cuirasser de son mieux l'être qu'elle était sur 
le point de frapper, et Gérard, se grisant de 
ses paroles, en extase devant elle, ne voyait 
pas la transformation d'un amour qui aban- 
donnait l'idéal terrestre pour embrasser 
l'idéal divin. Elle l'attirait, voulant qu'il mon- 
tât dans son sillage aux régions sereines où 
se puise la force de braver toutes les dou- 
leurs, de survivre à toutes les blessures, de 
s'endormir, résigné, dans l'agonie de toute 
espérance fragile. Et lui la suivait, harcelé 
d'inexprimables terreurs : une sensation de 
vertige le gagnait sur ces cimes trop élevées 
pour l'argile humaine. S'il rêvait de lointaine 
immortalité, il rêvait surtout de félicités pal- 
pables ; il n'avait point, comme Paule, les 
yeux uniquement fixés au ciel, il portait en 
lui le poids du limon que Paule ne connais- 
sait pas. Mais il l'en vénérait plus. 
La vie intérieure encadrait leurs sérénités 



281 PAULE DE BRUSSÀNGE 

faites d'une double angoisse : Hélène égre- 
nait les perles de son rire aux oreilles de 
James, toujours impassible jusque dans 
l'ivresse ; François se penchait sur sa mère, 
lui parlant de Marc et la consolant: et l'ama- 
zone d'Edith enlre Robert venu pour les 
fiançailles et Albéric réclamant Kale à 
outrance, les aphorismes d'Arabelle, les 
longues disputes — maintenant amicales — 
d'Edmond et de Léopold redonnaient à Pier- 
relaurès sa vieille physionomie bruyante. 

M. Dalisier ne put se le dissimuler : des 
huit jours demandés par Paule pas une mi- 
nute n'avait été dérobée à Gérard, ce qui 
n'empêchait point Gérard d'être aussi sou- 
cieux que le matin où il avait successive- 
ment promis de parler et de ne pas parler à 
M. de Brussange. Les délais étaient écoulés, 
il dit à son fils : 

— M'expliqueras-tu pourquoi tu es déplus 



i 



PAULE DE BRUSSANGE 285 

en plus sombre ? Gela n'est pas naturel. Tu 
dois couver quelque gros chagrin. Allons, 
conte-le-moi. 

— J'ai peur. 

— Serais-tu jaloux ? 

— Avec Paule ! 

— Alors?... 

. — Mon bonheur est trop haut. Je crains la 
foudre. 

— Eh bien ! mon petit, il faut le mettre à 
l'abri, ton bonheur. Cela me regarde.. 

A force de réfléchir, sans d'ailleurs commu- 
niquer à personne le sujet de ses réflexions, 
Edmond était arrivé à ce résultat que, si 
vraiment Paule répugnait au mariage, le plus 
simple était de violenter ses répugnances. 
L'avenir de Gérard se trouvait en jeu : pas 
d'hésitation possible. Son fils, après tout, 
saurait se faire aimer quand même et donne- 
rait à Paule, en dépit de Paule, la clef du 



286 PAULE DE BRUSSANGE 

paradis conjugal. Elle serait, parbleu ! bien, 
à plaindre avec lui ! Un homme charmant, 
exceptionnel!... 

— Où est Léopold? dit-il. 

— Avec mes cousines et François, sur la 
terrasse. 

— Viens. Et courage ! Je suis là. 
Quand ils arrivèrent auprès des promo- 

neurs : 

— Tu vas voir ce que j'en fais, de ta 
foudre. 

Il passa devant Paule en lui jetant ces 
mots: 

— J'ai tenu ma promesse, je suis dégagé 
maintenant. 

Et, s'adressant à son beau-frère : 

— Léopold, c'est à vous que j'en ai. Je 
vous dérange, tant pis. Mais ce me semble, 
l'heure est venue de régler une affaire qui 
nous intéresse tous. 



PAULE DE BRUSSANGE 287 

— Réglons, mon ami, dès que vous vou- 
drez. 

— Séance tenante. 

— Ohl oh! comme vous êtes pressé! 
Montons alors chez Louise, car, je le pré- 
sume, son avis est nécessaire? interrogea 
doucement M. de Brussange. 

— J'ajouterai même que, dans le cas 
actuel, il est indispensable, répliqua M. Da- 
lisier. 

Les beaux-frères disparurent, escortés de 
deux sourires satisfaits, l'un venu d'Hélène 
à l'adresse de Paule, l'autre de François 
à l'adresse de Gérard. 

Mais Paule était blanche comme un lis. 

Un instant, elle consulta l'azur dont la 
nappe profonde et tout ensoleillée s'éten- 
dait au-dessus de leurs têtes, puis, regardant 
Gérard : 

— Venez I dit-elle. 



288 PAULE DE BRUSSATSGE 

Ils étaient, seuls, en face l'un de l'autre, 
dans ce salon si souvent témoin de leurs 
aveux. 

— Comme vous voilà défaite et pâle ! fit 
Gérard. Est-ce que la démarche de moji 
père vous déplaît? 

— Je m'y attendais. 

— Regrettez-vous quelque chose ? - 

— Oui, de m'êtrë tue aussi longtemps... 
Pardonnez-moi le mal que je vais vous faire, 
mais il faut que je vous le fasse. 

Elle s'arrêta, suffoquée par l'émotion, et 
lui restait debout, immobile, vraie statue de 
l'angoisse. Elle repritavec effort : 

— Je ne puis tenir ma parole, je vous 
demande de me la rendre. 

— Mon Dieu ! mon Dieu ! balbutia Gérard. 
Des ténèbres descendaient sur son esprit, 

un froid mortel le glaçait. Il passa la main 
sur son front, sans doute il était le jouet 



PÀTJLE DE BRUSSÀNGE 2& 

d'an horrible cauchemar?... Mais non, elle 
était là, devant lui, blanche et toujours belle, 
les paupières baissées afin de nepas voir son 
ouvrage, résolue pourtant. 

— Je vous aurais donné, dit Gérard, ma 
vie jusqu'à son dernier souffle, mon sang 
jusqu'à la dernière goutte. J'étais vofete 
chose, vous la brisez ; Paule, je «"ai pas un 
reproche ; mais, par pitié, laissez-moi ïe 
croire, c'est une épreuve, n'est-ce pas? Vous 
ne m'ôtez pas toute espérance ? 

— Dieu m'appelle. J'entre en religion. 

— Et de quel droit? rugit-il, emporté par 
un accès de démence. Vous m'appartenez. 
Esl-ce que Dieu voudrait d'une parjure? Oui, 
parjure, si, fiancée à moi, vous vous fiâiïcez 
à un autre. Vous seriez ma femme depuis 
longtemps, sans l'absence de mon père. Vous 
m'auriez épousé quand vous avez connu mon 
amour. Dès cette heure-là, moi, je vous ai 



290 PÀULE DE BRUSSàNGE 

tenue pour mienn.e. Et vous Tétiez, et vous 
l'êtes toujours. Vous reprendre, c'est me 
voler mon bien. Dieu vous appelle? Eh 1 qu'il 
vous appelle! Cela ne me regarde pas. 

— Gérard!... 

— Jamais, jamais! Vous donner de mon 
plein gré? Jamais! Ah! c'est que vous ou- 
bliez : converti, soit, mais à la condition 
qu'on ne me mette pas brutalement en face 
d'une monstruosité. Je n'ai pas entendu, 
lorsque vous m'appreniez la prière, qu'elle 
se tournerait contre moi sans que je me 
retournasse contre elle. Votre abandon me 
rejette dans l'impiété. S'il est vrai qu'il 
existe des damnés, en me repoussant, vous 
en faites un de moi. 

— Et en ne consentant pas à me délier, 
répliqua Paule, vous empoisonnez ma vie. 
Choisissez. 

— Ah ! mon choix est fait, soyez libre ! 



PAULE DE BRUSSANGE 391 

Dans tin geste violent de menace vers 
le ciel, il ajouta : 

— Que tout ce que vous m'avez enseigné 
soit maudit ! 

Elle se précipita, posa la main sur ses 
lèvres : 

— Taisez-vous, taisez- vous ! Ne blasphé- 
mez pas ! 

— Eh ! que vous importe, dit-il rudement, 
puisque entre nous tout, est fini. Impie ou 
croyant, je ne vous suis rien. Laissez-moi ! 

Il la repoussa, et, d'une voix étranglée : 

— Vous ne m'avez jamais aimé. 

— Jamais aimé! répéta Paule avec ex- 
plosion. Jamais aimé! L'aveugle et l'ingrat! 
Mais depuis que je vous connais, je n'ai 
qu'une pensée, un souci, un orgueil : vous. 
Votre âme m'était plus chère que la mienne. 
J'aspirais pour elle à toutes les noblesses, je 
la voulais dégagée de ses erreurs, si belle 



29* PAULË DE BRUSSÀNOE 

que Dieu pût se contempler et se complaire 
en elle. Je m'étais faite sa mère et son 
esclave, rêvant de m'y reposer, de m'y ense- 
velir. Et c'étaient pour moi d'ineffables 
délices de la voir rayonner peu à peu. Je 
m'enivrais de ce rayonnement. Ah ! les dou- 
ceurs, les extases de votre amour, Gérard, 
quel holocauste impitoyable m'en a demandé 
le Seigneur t Que de fois j'ai pleuré, oubliant 
ma famille, ma liberté que j'allais sacrifier, 
ne pensant qu'à vous, car seul vous me 
rattachiez à la terre, de vous seul je ne 
pouvais m'arracher. Et je devenais lâche, si 
lâche, que par moments je voulais étouffer 
cette voix qui m'appelait, courir à vous, me 
réfugier dans vos bras, y oublier tout. 
Quand Dieu me courbait sous sa grâce, 
j'agonisais, comme maintenant. 

Elle tomba dans un fauteuil, couvrit son 
visage de ses mains et se mit à sangloter. 



PADLE DE BRUSSANGE 293 

Gérard s'agenouilla devant elle. 

— Paule, Paule, pourquoi me désespérer, 
puisque vous m'aimez encore ? Pardonnez- 
moi mes emportements, mes blasphèmes, ce 
moment de folie. Peut-on vous perdre sans 
devenir fou? Ne vous reprenez pas,mabien- 
aimée. Vous êtes libre. Je souffrirai tout ce 
qu'il vous plaira de me faire souffrir, mais, je 
vous en conjure, écoutez-moi : un amour 
saint et pur tel que le nôtre, Dieu doit pour- 
tant bien le bénir. Nous avons tous une 
mission ici-bas : la vôtre est de me diriger 
dans les rudes sentiers du christianisme. 
Votre place est à mon côté, ma femme et 
mon ange gardien. Votre place est à la tête 
des enfants que vous me donnerez, cohorte 
de petites âmes issues de nos âmes, que 
vous aurez à conduire vers le ciel. Vous 
serez ce qu'est votre mère, une de ces créa- 
tures dont le monde a besoin pour exem- 



294 PAULE DE BRUSSANGE 

pie, et dont la vie est la leçon des autres. 
— Oui, dit Paule en séchant ses larmes, 
c'était un beau rêve, le plus beau qu'on pût 
faire ici-bas : une tendresse comme la nôtre, 
des enfants, puis, au seuil de la tombe, une 
fois la route terminée ensemble, la certitude 
de joies immortelles. Il n'est pas dans ma 
destinée de le réaliser, et, je le crains à 
présent, Gérard, il n'est pas dans la vôtre de 
le recommencer. Je vous souhaite ardem- 
ment un foyer, je vous le souhaite sans 
jalousie, allez, sans regret, du plus profond 
de moi-même; mais je vous connais trop 
pour espérer d'être exaucée. Vous refermerez 
votre cœur sur votre unique amour et vivrez 
de votre blessure, cruellement. Ce sera là 
moncilice. J'aurais tant voulu vous épargner 
toute peine!... Mais nos douleurs ne seront 
pas stériles : vous avez votre père à racheter, 
la science à mettre au service de la foi ; moi, 



PAULE DE BRUSSANGE 296 

j'ai la rançon des miens à payer, tout mon 
bonheur à donner à ceux qui n'en ont 
pas. 

— Les pauvres, les misérables? fit Gérard, 
se souvenant des mêmes paroles proférées 
au chevet de Jacqueline. 

— Oui, répondit Paule. 

— Mais vous pourrez les servir en restant 
dans le monde. Je vous laisserai maîtresse 
absolue de vos actes. Vous y consacrerez 
votre fortune et votre temps. Les misé- 
rables? Eh ! n'en suis-je pas un, moi? Le plus 
à plaindre peut-être, car, vous partie, rien 
ne me reste. Paule, j'ai failli mourir une fois 
à cause de vous ; savez-vous si je ne vais pas 
mourir ! 

— Vous vivrez, Gérard. L'homme faible et 
désarmé que vous étiez alors a disparu. Vous 
êtes aujourd'hui comme moi, capable de 
tous les sacrifices. 



**6 PAULE DE BRCSSANGK 

. — Non, non, murmura- t-il dans un dernier 
accès de révolte. 

— Alors à quoi serviraient toutes les 
larmes que j'ai versées, mes déchirements du 
jour et de la nuit? En vérité, vous ne parais- 
sez pas soupçonner mes tortures. Toujours 
j'entendais l'appel de Dieu : « Prends ta 
croix, Paulé, renonce à tout, suis-moi; ne 
t'arrête pas dans les larmes; je t'ai mis au 
cœur d'immenses pitiés, il faut que tu les 
verses sur tes frères ; il faut que tu m'accom- 
pagnes dans la voie douloureuse, que tu 
boives mon calice jusqu'à la lie, que tu meures 
de ma mort. » Et je le suppliais : « Seigneur, 
j'ai un fiancé. Seigneur, il me vient de vous, 
c'est en vous que je l'aime. Ayez compassion : 
laissez-le moi ! * Et toujours j'entendais : 
€ Prends ta croix, suis-moi. Je t'ai donné ma 
vie dans les opprobres, pour te sauver; tu 
peux bien me donner ton amour pour me 



PAULE DE BRUSSANCiE Î97 

servir! » Et je le lui ai donné, Gérard. J'ai 
renoncé à vous, j'ai pris ma croix. Je vais 
tout quitter. Nous nous retrouverons là- 
haut. 

11 contemplait ce visage illuminé par l'ar- 
deur du sacrifice, ces yeux, noyés de pleurs, 
qui n'avaient plus rien d'humain, toute 
cette beauté qu'il adorait, qu'il avait crue 
son bien et qu'il ne reverrait jamais. Elle 
retournait à Dieu, la radieuse créature, 
après l'avoir arraché à la matière. Elle ne 
l'avait donc effleuré de l'aile que pour lui 
montrer les cieux, elle ne lui avait donc 
embrasé le cœur que pour le couronner 
d'épines? Il n'osait plus entrer en lutte. Il 
sentait bien qu'aucune chaîne terrestre 
n'arrêterait l'essor de cette charité sublime. 
Le désespoir laboura ses entrailles. Perdues, 
les chastes félicités si longtemps promises, 
si longuement attendues; perdu, l'orgueil de 

17 



= -7Bflr 



»8 PÀULE DE BRUSSANGE 

cette conquètedont sa vie devait resplendir; 
perdu, cet être en qui palpitait toute son 
âme et qui la lui emportait à Dieu, dans le 
suaire de son immolation ! 

11 se jeta comme eh délire sur la chaise 
longue où elle le soignait jadis, brisé, se 
lamentant, mordant les coussins pour étouffer 
ses cris. - 

Paule, debout, les joues humides, la main 
crispée contre sa poitrine pour l'empêcher 
d'éclater, regardait. 

La porte s'ouvrit, madame de Brussange, 
suivie de Léopold, s'avançait au bras d'Ed- 
mond. Tous trois demeurèrent pétrifiés. 

— Mon père, dit Paule, j'entre aux Petites 
sœurs des pauvres. Je partirai demain. 

— Toi ! cria madame de Brussange. 
Gérard se souleva. Des alliés lui venaient. 

Il courut à sa tante. C'était là le suprême 
appui. 



PAULE DE BRUSSANGE 299 

— Vous ne le tolérerez pas, dit Edmond 
à son beau-frère. 

Une émotion poignante suffoquait Léo- 
pold. Au bout d'un moment, il répondit : 

— Elle était à Dieu avant d'être à moi. 

. — Ah ! mon pauvre Gérard, sanglota ma- 
dame £e Brussange en prenant le jeune 
nomme dans ses bras, nous sommes con- 
damnés. 

— Gérard, fit doucement Pnuie, je vous 
laisse une mère. Consolez-la. 



XV 



Quelques mois plus tard, dans la ville de 
P***, la chapelle des Petites sœurs des 
pauvres offrait un aspect inaccoutumé ; son 
indigente mais gracieuse décoration, où 
l'ingéniosité des filles merveilleuses qui font 
tout de rien s'était donné libre carrière, an- 
nonçait une cérémonie imposante. L'autel, 
seul luxe de ces infiniment pauvres, brillait 
sous les lumières. À travers l'abside encore 
déserte, les hautes tiges de fleurs dressaient 



PàULE DE BROSSÀNGE 30! 

un massif de verdure. En deçà de la table 
sainte, le long des murs, comme un cordon 
d'honneur, s'échelonnaient des vieillards, 
les hommes du côté de l'évangile, les femmes 
du côté de l'épltre, et dans un large espace 
au sommet de la nef des prie-Dieu atten- 
daient. Par la porte ouverte de la sacristie, 
on apercevait le va-et-vient des petits clercs se 
vêtant, les ornements sacerdotaux, un clergé 
nombreux. Tout à coup, un frémissement 
courut sur le monde des vieillards ; ils chu- 
chotaient entre eux: « La mariée! la mariée! » 
Tandis qu'Hélène s'approchait de l'autel, 
conduite par M. de Brussange, dans le 
chœur, en face de la sacristie, un second 
cortège apparut, en tête duquel marchait 
Paule, vêtue aussi du costume nuptial. Mais 
Hélène, appuyée au bras de son père, était 
suivie de James, de ses parents, de ses amis ; 
Paule s'avançait seule, n'ayant derrière elle 



901 PAULE DE BRUSSÀNGZ 

que des servantes de mendiants drapées 
de noir. L'une se plaça devant la table de 
communion, l'autre resta dans Pabside. 
Alors débouchèrent les enfants de chœur aux 
tuniques rouges couvertes de mousseline 
blanche, portant les cierges, les encensoirs, 
les missels, et les prêtres en rochet, puis, 
fermant la marche, l'évêque. 

Au fond, se pressait la foule curieuse. Tout 
le chef-lieu connaissait les Brussange, quoi- 
que Pierrelaurès soit situé à la lisière du dé- 
partement. On ne voulait pas manquer le 
spectacle des deux sœurs fixant le même jour 
dans la même enceinte leurs destinées si 
dissemblables. Les commentaires à \oix 
basse allaient bon train : 

— Tiens ! monseigneur officie? 

— A cause de James Pernill. Un pair 
d'Angleterre, vous plaisantez I 

— Du tout. C'est à cause de la novice. 



PfcULE DE BRUSSANGE 303 

— Elle a fait, paraît-il, des conversions. 

— Éclatantes; celle, entre autres, d'un 
savant célèbre. 

— Qui s'appelle? 

— Je ne sais pas. Quelqu'un m'a conté la 
chose tout à l'heure et m'a même montré 
la... victime. Tenez, là, droit devant vous. 

Et le geste désignait un homme jeune, aux 
tempes blanchies, aux traits pâles, impassible 
comme le marbre, dont les yeux noirs 
avaient la mélancolie profonde et navrante 
des inconsolés. 

— Expliquez-moi, demandait un voisin à 
sa voisine, l'ordre et la marche... Je m'y 
embrouille. 

— C'est bien simple : d'abord le mariage 
d'Hélène de Brussange et, aussitôt après, la 
prise d'habit de sa sœur Paule. 

— Singulière idée de mêler ainsi les deux 
cérémonies. 



304 PAULE DE BRUSSANGE 

— Moi, je trouve cela fort touchant. 

— Ce doit être un supplice pour une fa- 
mille. 

— Pour une famille ordinaire. Mais les 
Brussange sont des êtres à part, si pieux ! 

— Tant qu'il vous plaira. Cependant de 
voir cette créature qu'on va rayer de ce 
monde, en face de l'autre, cela me remue, 
moi qui ne leur suis rien. 

— Examinez la mère. On devine au mou- 
vement des épaules qu'elle sanglote. 

— Alors, vous voyez bien , c'est un supplice. 
Oui, c'en était un, et cruel, pour la pauvre 
femme ployée sur ses genoux. Léopold, ab- 
sorbé par le tabernacle, ne laissait rien per- 
cer sur son calme visage de ses méditations 
en face de l'autel; la physionomie défaite de 
madame de Brussange marquait une indicible 
détresse. On brisait la chaîne bénie qui rat- 
tachait les filles à la mère. 



i 



PÀCLE DE BRUSSÀNGK 305 

L'une s'en allait avec l'époux, l'autre s'en 
allait avec Dieu, toutes deux fuyaient comme 
leurs frères avaient fui ; rien ne restait de la 
couvée, le nid était vide, la mort pouvait 
venir. 

Debout entre elle et François, Gérard con- 
templait dans l'abside Paule sous la neige de 
ses voiles. Elle était idéalement belle. Et 
c'était donc bien là celle qu'on lui arrachait 
à jamais ! De tout ce qu'il avait rêvé, de tout 
ce qu'il avait aimé, Dieu se faisait une proie, 
laissant au déshérité la souffrance sans même 
permettre qu'il s'y dérobât dans la tombe. 
Elle pleurait, la mère, près de lui; qu'elle 
était heureuse d'avoir encore des larmes ! 
Lui, n'en pouvait plus verser, il enfermait 
en son sein une incurable et muette torture. 
Et pourtant il était, sinon résigné, du moins 
soumis; il acceptait vaillamment une vie 
sans issue, composée des devoirs austères 



804 PAULE DE BRUSSANGE 

que Paule lui enseignait jadis. Il lui obéissait 
encore, il lui obéirait toujours; désormais sa 
seule volupté serait de se déchirer le cœur 
aux ronces semées par elle. Oh ! la suprême 
vision de l'aimée! Les derniers regards jetés 
sur l'ange ! Il vivait en ce moment la minute 
de grâce du condamné à mort. Elle allait 
prendre son vol vers les sphères inacces- 
sibles, monter, sans retourner la tête, vers 
celui qui l'appelait. Hélas! hélas! n'élait-ce 
pas lui qui l'appelait?... Et dans l'hallucina- 
tion de la douleur, il la voyait, sa fiancée, 
prête à lui tendre les bras, il voyait ces lèvres 
prêtes à murmurer encore le cantique des 
chastes tendresses. Hélène et James cour- 
baient leurs fronts sous le poêle sacré, il 
courbait le sien et prononçait le même ser- 
ment-qu'eux, le regard éperdument fixé sur la 
forme blanche et gracieuse agenouillée dans 
l'abside. Toujours, toujours, il serait le 



PAULE DE BRUSSANGE 307 

fidèle, l'aimant, l'extasié ; sa vie entière se- 
rait un remerciement de toutes les heures; 
pas une pensée, pas un battement de cœur 
où Paule dût rester étrangère ! . . . 

Soudain, parmi le silence, dans le trem- 
blement des cierges, à travers la fumée mon- 
tant des encensoirs, il la vit se lever. Elle 
s'avança jusqu'au pied de l'autel, sa voix 
harmonieuse et ferme retentit : Paule ré- 
clamait sa consécration à l'époux céleste, 
elle se faisait la servante des pauvres et des 
souffrants, elle mendiait l'ignominie du divin 
Maître pour s'en parer comme d'un manteau 
royal. En signe d'esclavage, les ciseaux mor- 
dirent la chevelure superbe. 

Gérard sortit de son rêve, la réalité brutale 
venait de le ressaisir. 

Des religieuses dépouillaient Paule. A la 
robe de fête succéda la robe noire. On con- 
duisit la jeune fille au milieu du chœur. 



388 PAULE DE BRUSSASCK 

Elle s'étendit sur les dalles et l'on couvrit 
son corps du drap funèbre. 

Un cri déchira l'air. 

M. de Brussange étreignit la main de Gé- 
rard et, la bouche tremblante : 

— Du courage, mon fils ! dit-il. 

Ah l du courage ! quand avec sa fiancée 
mourant au monde sa jeunesse, toute sa jeu- 
nesse, mourait au bonheur ! 

Rien sous le drap n'avait frémi. Dans le 
bercement de l'hymne des trépassés, le corps 
de Paule dessinait sa forme immobile. Peut- 
être les anges qui la gardaient, arrêtant le 
cri du désespéré, r avaient-ils détourné de 
Paule pour l'emporter en offrande vers le 
Maître qu'elle venait de se donner. 

Et dansce deuil un chant de triomphe éclata. 

La nouvelle religieuse se levait, rayonnant 
de ses holocaustes, victorieuse d'elle-même, 
entonnant le Magnificat des béatitudes éter- 



PAULE DE BRUSSANGE 30f 

nelles. € Le Tout-Puissant a fait en moi de 
grandes choses et son nom est saint. » 

Une larme tomba enfin des paupières arides 
de Gérard; maintenant, comme autrefois, 
Paule le secourait dans sa misère... 
— Et son nom est saint ! répéta-t-iL 
Elle embrassa Tune après l'antre les reli- 
gieuses qui l'entouraient, descendit porterie 
baiser de paix aux vieilles femmes pauvres 
devenues ses enfants, puis s'avança vers les 
siens... 

Oh ! cette dernière étreinte, qui l'a connue 
et n'en a pas été bouleversé ? 

Madame de Brussange défaillait. Robert 
et François, Marc, le bras en écharpe, un 
ruban à la boutonnière, se mordaient les lè- 
vres pour y clouer le sanglot. Àlbéric causait 
bas avec Edith et Kate. Arabelle même, la 
majestueuse et froide Arabelle, se sentait 
elle ne savait quoi dans la gorge. 



310 FAULEDE BKUSSANGE 

— Je suis là femme des attendrissements 
faciles ! chuchotait-elle à lord Melwin, pen- 
dant qu'Edmond Dalisier, les poings crispés, 
les sourcils en accent circonflexe, tempêtait 
intérieurement contre un Dieu auquel il était 
obligé de croire à la fin, puisque ce Dieu 
leur volait Paule. 

M. de Brussange prit sa fille dans ses bras : 

— Paule ! Paule ! 

— Je suis si heureuse, mon père ! dit-elle. 
James inclina le front devant la douce 

créature, tandis qu'Hélène lui demandait : 

— Veux-tu nous bénir, dis, toi aussi ? 
Quand elle arriva devant Gérard, son front 

conserva la mêmç limpidité sereine. Leurs 
yeux se mêlèrent. Ni l'un ni l'autre n'ouvrit 
la bouche; ils s'étaient compris sans se rien 
dire : ils se donnaient rendez-vous là-haut. 
Paule remonta dans le chœur et y demeura 
debout. Un à un, lentement, les vieillards 



PAULE DE BRUSSANGE 311 

défilèrent devant elle en la saluant. Et là-bas, 
Hélène se retirait avec son cortège. La reli- 
gieuse le regarda s'éloigner. La vision des 
bonheurs un jour convoités, des amours hu- 
maines, des chérubins pendus au cou, de tout 
ce qu'elle sacrifiait passa comme un éclair 
devant sa pensée. Elle se tourna vers le ta- 
bernacle, jetant au sein de Dieu ce qui pou- 
vait subsister en elle d'affections naturelles, 
et, délivrée de tout lien terrestre, elle con- 
templa ces misérables, vieux et repoussants, 
qui défilaient toujours, ces membres du 
Christ souffrant auxquels se dévouait sa 
vie, et, pleine d'une ardente ivresse : 

— Amour de mon Dieu, dît-elle, vous êtes 
le plus grand des amours l ' • 

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FIN 



Bourloton. — Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 8» 



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