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“Relation du Voyage des Ursilines de Rouen a la Nouvelle- Orléans.”

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Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans RELATION DU VOYAGE

DES DAMES

RELIGIEUSES URSULINES

DE ROUEN A LA NOUVELLE-ORLÉANS

AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES

PAR

GABRIEL GRAVIER,

Membre des Sociétés de l’Histoire de France et de l’Histoire de Normandie, Secrétaire de la Société Rouennaise de Bibliophiles.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans

LES

NORMANDS SUR LE MISSISSIPI

1682-1727.

INTRODUCTION A LA RELATION DU VOYAGE DES FONDATRICES DU COUVENT DES URSULINES DE LA NOUVELLE-ORLÉANS.

Le 6 avril 1682, Robert Gavelier, sieur de la Salle, de Rouen, touchait aux rives septentrionales du golfe du Mexique, après avoir exploré le Haut-Canada, les grands lacs, les vallées de l’Ohio, de l’Illinois et du Mississipi.

Il avait avec lui cinquante-quatre personnes: vingt-trois Français, dont un récollet, dix-huit Mahingans ou Abenakis, dix sauvagesses et trois enfants.

Le 9 du même mois, en présence de sa troupe, au bruit de la mousqueterie, au chant des hymnes de l’Eglise, il déclarait la France souveraine des contrées qu’il baptisait du nom de Louisiane.

Ce nom de Louisiane n’a été conservé qu’à l’un des plus petits états des Etats-Unis; la conquête de Cavelier de la Salle s’étendait du golfe du Mexique aux grands lacs et de l’Alleghany aux Monts-Rocheux.

En 1684, l’intrépide normand partit de la Rochelle pour retrouver par mer les embouchures du Mississipi et fonder des établissements qui devaient nous assurer la possession de ses découvertes. Desservi par le commandant de sa flottille, il manqua ces embouchures en janvier 1685 et s’échoua au fond du golfe, dans Matagorda Bay, la Bahia del Espiritu Santo des relations espagnoles, la baie de Saint-Bernard ou de Saint-Louis de nos anciennes cartes.

Après avoir lutté virilement pendant deux années, il fut assassiné au coin d’un bois, sur la Trinité, dans le pays des Cenis, par l’un de ses compagnons, le 19 mars 1687 (1).

Tandis que ses os blanchissaient dans un hasier, on laissait tomber dans l’oubli son importante découverte; le Père des Eaux disparaissait de notre cartographie ou n’y figurait plus qu’à des points imaginaires (2).

(1) Découvertes et Etablissements de Cavelier de la Salle’; Paris, Maisonneuve, 1870. — Cavelier de la Salle; Paris, Maisonneuve, 1871. — F. Parkman, The discovery of the Great West; Boston, 1869.

(2) V. notamment la carte de N. de Fer, de 1698, intitulée: VAmérique divisée selon Vétendue de ses principales parties. Les embouchures du Mississipi sont placées à 8� 15’ environ plus à l’ouest qu’elles ne sont réellement.

Mais il y avait alors au Canada un marin d’une valeur exceptionnelle et d’une bravoure à toute épreuve. Son histoire est une suite ininterrompue de faits héroïques, de victoires remportées sur les Anglais. 11 se nommait Le Moyne d’iberville (1). II était le second des huit fils de Charles Le Moyne de Longueil, gentilhomme normand, qui s’établit au Canada en 1641 (2).

En 1697, après sa brillante expédition de la baie d’Hudson, Iberville se rendit à Paris, auprès du ministre

(1) Charlevoix, Hist. et descrip. gén. de la Nouvelle France,t. m, passim; Paris, 1744, in-12 Barcia, Ensayo cronologicopara la historia generai de la Florida, p. 316, c. 2; Madrid, 1723.

(2) Charles Le Moyne, fils de Pierre et de Judith Duchesne, fut baptisé dans l’église Saint-Remy de Dieppe le 2 août 1626. Il eut pour parrain Charles Ledoux et pour marraine Marie Montfort. (Etat-civil de Dieppe. Registre de la paroisse Saint-Remy, de 1662 à 1643 inclus. Communication de M. Michel Hardy). Il descendait de Louis Le Moine, sieur d’Aviron, du bailliage d’Evreux, annobli des francs-fiels en 1471 «comme il est déclaré en la Recherche de 1523.» Ainsi que ses frères Guillaume, Jacques, Jean et Pierre, il a été maintenu en 1668. (Jacques Barin, Ch. Seig. de la Galissonnière, Recherche de la Noblesse de la généralité de Rouen, pp. 178, 179. Ms. de la Bibliothèque de Rouen, F. Martainville Y/62 . ) II s’établit au Canada en 1641, fut d’abord engagé des Jésuites, puis bon interprète et vaillant soldat. Le 28 mai 1654, il épousa Catherine Thierry, fille adoptive des époux Primot, femme de très-grand mérite, née à Saint-Denis-le-Petit, bourg du diocèse de Rouen. (Histoire de la colonie française au Canada, Pontchartrain, et proposa de renouveler les découvertes de Cavelier de la Salle. Le ministre, que la conquête de la Louisiane préoccupait vivement, lui donna le vaisseau la Renommée et le fit escorter jusqu’à destination par le François, que commandait le marquis de Châteaumorand.

Le 27 janvier 1699, il découvrit les côtes de la Floride. Quatre jours après, il prit terre à l’embouchure de la Mobile, non loin du village de Maville, où 2,500 Floridiens furent égorgés par Soto. Il se rendit ensuite à la rivière des Pascagoulas (Chicasawhay), dans la baie de Biloxi, à peu de distance de la petite colonie espagnole de Pensacola.

Il en partit sur deux biscayennes, approvisionnées pour vingt jours, avec ses frères Sauvole et Bienville, un récollet et quarante-huit hommes, dans le but de découvrir le Mississipi (1). 11 arriva aux embouchures de ce fleuve le 2 par l’abbé Faillon, t. u, pp. 204, 205, passim; t. m, passim. Villemarie, 1865. — Nouvelle Biographie générale de Firmin Didot, art. Le Moyne d'lberville, par M. P. Levot).

Charles Le Moyne était sans doute possesseur d’Iberville, hameau de la commune de Thil-Manneville, ancien fief appartenant aujourd’hui à la famille Le Bourgeois, de Dieppe. (Communication de M. l’abbé Cochet.)

(I) Les Espagnols l’appelaient Rio de la Palisada (Barcia, Ensayo cronologico, p. 316, c. 2); — Rio grande ou Chieagua (Garcilaso de la Vega, Historia del Adelantado Hernando de Soto, p. 203, et passim). Madrid, 1723. — Cavelier de la Salle le nomma Colbert (Pr. verb. de la prise de possession de la Louisiane à l’embouchure de la mer augolphe du Mexique, par le sieur de la Salle, le 9 avril mars 1699(1), guidé par la quantité prodigieuse de bois flottant que le fleuve arrache à ses rives et que les courants du golfe entraînent à des distances considérables (2).

Il s’engagea dans les méandres du fleuve et les remonta tantôt à la rame, tantôt à la voile. Comme je l’ai dit ailleurs (3), il voyait, à droite et à gauche, des déserts, des champs de cannes, d’épaisses forêts qui semblaient contemporaines de la création, mais pas un village, pas une hutte qui pût lui servir d’indication. Il trouvait que les descriptions du P. Hennepin et de Tonty ne répondaient pas

1682, dans les Découvertes et Etablissements de Cavelier de la Salle, app. p. XII). — Tonty l’appelle Mississipy. (Ms. Mémoire en. voyé en 1693 sur la découverte du Mississipi. Arch. du Min. de la Mar.) — Hennepin lui donne, comme la Salle, le nom de Colbert et aussi celui de Meschasipi. (Description de la Louisiane, pp. 3, 260 et passim; Paris 1683). — Le Page du Pratz l’appelle Saint-Louis. [Hist. de la Louisiane, I, 8; Paris, 1758; — Bossu, Mississipi et dit que les sauvages le nommaient Meschassepi, qui veut dire: Toutes les rivières ou le Grand fleuve. (Nouveaux voyages aux Indes Occidentales, lere,part., pp. 21, 87). — Dans les Relations de la NouvelleFrance, les PP. Jésuites l’appelaient : Messi Sipi (Rel. de 1670, p. 100, c. 1), Mississipi (Rel. de 1671, p. 24, c. 2, et p. 47, c. 1, éd. de Québec de 1858). D’après Chateaubriand, son vrai nom serait Meschacebé. (Prologue i’Atala).

(1) Charlevoix, loc. cit., t. III, pp. 377-81.

(2) Bossu, loc. cit., l’a part., pp. 21, 22.

(3) Découvertes et Etablissements de Cavelier de la Salle, p. 309, n. 1.

au paysage qu’il avait sous les yeux (1) et commençait à désespérer quand, à la hauteur de la tribu des Quinipissas, il vit, endormi sur le rivage, un jeune homme qui portait au cou un bréviaire relié en chagrin noir. Sur la première page de ce livre se trouvait le nom de l’un des compagnons de Cavelier de la Salle et la date de 1682.

Un instant après, le chef des Quinipissas lui remit une lettre qu’il avait reçue de Tonty, le 20 mars 1685, pour M. de la Sale, gouverneur de la Louisiane. Dans cette lettre, Tonty informait son chef que, pour le voir et lui venir en aide, il avait fait le voyage du fort Saint-Louis des Illinois; qu’il avait exploré trente lieues de ’côtes de chaque côté du Delta ; que, désespérant de le rencontrer, il avait porté plus avant dans les terres, parce que les eaux l’avaient renversée, la colonne plantée en 1682 sur les rives du Mississipi (2).

(1) Si d’iberville ne reconnut pas les lieux décrits par les deux chroniqueurs, cela ne veut pas dire, comme le croit Charlevoix, que leurs relations étaient inexactes. Le Bas-Mississipi et surtout le Delta varient continuellement. En 1685, ils n’avaient déjà plus la même figure qu’en 1682: Minet l’a constaté par une feuille de retombe sur la carte de Franquelin. En 1699, ils n’étaient plus les mêmes qu’au temps de Minet et, quand Charlevoix les vit, ils avaient, de nouveau, subi des changements considérables. (V. sur l’estuaire du Mississipi la Géologie pratique de la Louisiane, par R. Thomassy, Paris, Lacroix et Baudry, 1860.)

(2) Mémoire d’iberville sur la découverte du Mississipi. (Ms. Arch. du Min. delà Mar.) Tonty, Mémoire envoyé en 1693 sur la découverte du Missisisipi. (Ms. arch. du Min. de la Mar.) — Char, levoix, loc. cit., t. III, p. 383.

Rassuré par cette lettre, Iberville revint à la baie de Biloxi, construisit un fort, dont il donna le commandement à Sauvole, et repartit pour la France.

Pendant son absence, Bienville rencontra, dans un anneau formé par le Mississipi, à vingt-cinq lieues du golfe, une corvette anglaise de douze canons qui faisait une reconnaissance. Le jeune officier se trouvait presque seul ; comme s’il avait eu derrière lui beaucoup de monde, il donna l’ordre au capitaine anglais de se retirer de suite. L’anglais partit, tout en proférant une vaine menace de retour. Ce trait d’audace de Bienville valut à l’endroit du fleuve où se passa l’affaire le nom de Détour-aux-Anglais(1).

Les Anglais de la Caroline faisaient aux Chicassas et aux Illinois le trafic des esclaves et des pelleteries. Ils s’efforçaient en même temps de soulever ces tribus contre nous. Le gouvernement anglais faisait ouvertement des préparatifs pour nous chasser de la Louisiane et s’emparer du cours du Mississipi. Il avait pour but de s’assurer un déboucbè sur le golfe du Mexique et de se débarrasser des Protestants français qui s’étaient mis sous sa protection.

Ceux-ci, de leur côté, las des mauvais traitements qu’on leur faisait subir, demandaient avec instance à repasser sous l’autorité de Louis XIV. Ils promettaient de fonder et de défendre une colonie florissante, fidèle à la couronne,

(1) Charlevoix, loc. cit., pp. 383, 384.

à la seule condition qu’on leur accorderait la liberté de conscience. Le vieux roi, persistant dans le fatal ordre d’idées qui avait amené la révocation de l’édit de Nantes, refusa « de souffrir dans son royaume, ni dans les colo- « nies qui endépendoient, d’autre religion que la sienne. » La même demande, renouvelée sous la Régence, fut encore repoussée (1). Le duc d’Orléans répétait, par politique, les erreurs grossières que Louis XIV avait commises par excès de dévotion.

Les Espagnols s’efforçaient, de leur côté, de nous faire abandonner nos projets d’établissement sur le golfe, dont ils se prétendaient les seuls et légitimes maîtres en vertu des excursions de Ponce de Léon, de Pamphile de Narvaez, de Soto, surtout de la fameuse bulle pontificale intcr caetera du 4 mai 1493. Iberville fut-il dupe de la politique astucieuse du gouverneur de Pensacola? On pourrait le croire car, même après avoir vu le pays des Natchez, si beau, si bien situé pour une tête de colonie, il vint s’établir dans l'île Massacre (2) et la baie sablonneuse de Biloxi.

(1) Charlevoix, loc. cit., p. 387.

(2) Iberville nomma cette î'le Massacre parce qu’il y trouva, dans uu tuiuulus, les restes d’une soixantaine de personnes qui semblaient avoir été massacrées. Le Page du Pratz raconte qu’en effet, à la suite d’une guerre d’extermination, les derniers survivants d’une tribu avaient cherché un refuge dans cette île et que, découverts par leurs ennemis, tous y lurent égorgés, puis empilés et couverts d’une légère couche de terre. (Charlevoix, loc, cit. III, 330; — Le Page du Pratz, loc. cit. 1,36.)

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans

Quand il apprit, à son retour de France, la tentative et les intrigues des Anglais, ils construisit, à l’entrée du Mississipi, un petit fort dont il donna le commandement à Bienville.

Des pionniers d’une autre sorte travaillaient alors à l’établissement dans la Louisiane de la puissance française et de la religion chrétienne : c’étaient les Jésuites.

Ces pères avaient fini par adoucir l’humeur belliqueuse desHuronset par les soumettre à la discipline religieuse. Ils avaient dans leur pays sept petites églises assez prospères (1) qu’ils considéraient comme le noyau de l’empire dont ils rêvaient la fondation dans l’Amérique du Nord.

Mus par la charité chrétienne, désintéressés pour euxmêmes, ambitieux pour leur Ordre, ils furent courageux, patients, dévoués jusqu’au martyre. Ils firent ainsi pénétrer peu à peu dans le désert l’Evangile et la civilisation.

Mais les Iroquois ne pardonnaient pas à la race Tiuronne d’avoir autrefois dominé dans le Nord et moins encore d’être devenue chrétienne. Ils avaient juré de l’exterminer et lui faisaient une guerre incessante, la décimaient, la chassaient de désert en désert, de forêt en forêt. Les années 1649 et 50 virent la fin de cet horrible drame. Des 30 à 35,000 Hurons qui vivaient autour des Jésuites, dans

(1) Hist. de la Colonie française du Canada, t. 11, p. 110. Un espace de dix-sept à dix-huit lieues (1), quelques centaines seulement vinrent, avec ce qui restait des quinze Pères qui les dirigeaient, chercher un asile sous le canon français: tout le reste tomba sous les coups des Iroquois ou périt de misère dans les bois (2).

Ce désastre, comme le remarque M. Francis Parkman, était la ruine du projet des Jésuites (3).

Ils ne perdirent pas courage cependant. La même année 1650, leP. Lallemant disait, parlant des dix-neuf ou vingt missionnaires qu’il laissait au Canada: « tous (sont) bien « resolus de retourner au combat au premier signal de la « trompette » (4).

Ils y retournèrent en effet. A la fin du XVIIe siècle, leurs missions s’échelonnaient de nouveau le long du SaintLaurent et des grands lacs; Mermet souffrait patiemment les injures et les tracasseries des Mascoutens; d’Allouez et Gravier prêchaient les Miamis et les Illinois ; Dongé, du

(1) Relations des Jésuites de la Nouvelle France. — Relation du P. François Le Mercier, de 1653, p. 30, c. 1, éd. de Québec. — Paul Ragueneau, dans la Relation de 1650, p. 1, c. 2, appelle ce pays: « Terres de Promission qui estaient nostre paradis. »

(2) Hist. de la Colonie française du Canada, t. ii, pp. 112-116.

(3) The Jesuits in North America, p. 446 ; 5’ éd., Boston, 1870.

(4) Lettre du Pere Bierosme Lalemant, au R. P. Claude de Lingendes, Prouincial de la Compagnie de Jesus, en la Prouince de France, apud Relation de 1650, p. 49, c. 2, éd. de Québec de 1858. Ru, Limoges évangélisaient le Bas-Mississipi (1). Tout en répandant leurs doctrines, ils insinuaient le nom de la France et le faisaient aimer, ils enlevaient les épines du chemin que notre petite colonie désirait parcourir (2).

(1) L’évêque de Québec ayant paru contraire aux trois derniers, ils se firent rappeler en France.

L’évêque de Québec était suffragant de l’archevêque de Rouen. Avant la création de l’évêché de Québec, le Canada faisait partie du diocèse de Rouen. Ce fait prouve, ce semble, l’importance de l’élément normand dans la découverte et la colonisation de la Nouvelle-France. Il ne sera peut-être pas déplacé de rappeler quelques actes quj l’établissent.

Le 22 avril 1657, François II de Harlay nomme Gabriel de Queylus vicaire-général et official à la Nouvelle-France.

Le même jour, il donne pouvoir de prêcher en la Nouvelle-France à Gabriel de Tubières, abbé de Locdieu, à Gabriel Soccart, bachelier en droit canon, à Dominique Gallinier. (Arch. de l’arohev. de Rouen, Heg. des collations du 86 mars 1657 au 17 mars 1660. — Communication de M. Ch. de Beaurepaire).

Acte pour terminer le différend entre l’abbé de Queylus et le vén. supérieur des Jésuites de la maison de Québec « tous les deux nos grands « vicaires dans la partie de notre diocèse appelée la Nouvelle-France. » (Paris, 30 mars 1608. — Arch. de l’arehev. de Rouen. — Communication de M. Ch. de Beaurepaire).

(2) Au commencement du siècle, un américain demandait à un sauvage quel était le peuple qu’il aimait le plus. « Tiens, lui répondit le « sauvage, en lui portant la main vers l’épaule et en montrant toute la « longueur du bras, voilà comme j’aime les François; puis, baissant la t main jusqu’au coude, il ajoute: Voilà pour les Espagnols ; il la baisse « jusqu’au poignet, en disant: Voilà pour les Anglais ; enfin, il montre « l’extrémité de ses doigts et dit : Voilà pour les Américains. > {lettre de l’abbé Kichaud, Missionnaire à la Louisiane, de Saint-Louis, le 16 avril 1813, apud. — Nouvelles annales des voyages, t. xix, p. 380, Paris, 1823).

De tous les colons, les Jésuites sont assurément ceux qui out le plus contribué à nous faire aimer d’une façon aussi durable.

Cette colonie avait besoin pour se développer, même pour vivre, de paix et de sympathies. Quand, au mois d’avril 1700, Iberville repartit pour la France, elle se composait de 100 soldats, 75 canadiens volontaires, 28 familles blanches et 20 nègres; il est vrai qu’il y avait pour l’administrer un gouverneur, un commissaire-ordonnateur, un contrôleur, deux directeurs et un commandant des troupes.

En 1701, Iberville bâtit un nouveau fort au fond de la baie de Mobile, entre la rivière de Chactaux et la Mobile. C’est là que les sauvages vinrent recevoir les présents que le roi leur envoyait chaque année.

La contrée environnante est sablonneuse, cependant favorable au bétail. Les habitants sont laborieux et trafiquent avec les Espagnols de Pensacola (1). Bienville, devenu gouverneur parla mort de son frère Sauvole (2), y transporta son état-major.

En 1702, Iberville, revenu pour la quatrième fois, construisit des magasins et des casernes dans l’île Massacre (3), qui fut, pour quelque temps, le quartier-général de la colonie et reçut le nom de Dauphine.

En 1706, il revenait chercher en France de nouveaux

(1) Bossu, Nouveaux voyages aux Indes Occidentales. 11eme part., pp. 8. 9.

(2) Sauvole mourut de la fièvre jaune au fort de Biloxi.

(3) Au mois de septembre 1720, un corsaire anglais détruisit cet établissement.

secours quand, le 9 juillet, il mourut de la fièvre jaune, à la Havane, sur le navire le Juste qu’il commandait. Avec lui, dit Barcia, moururent ses idées et l’espoir qu’avait de Lisle d’obtenir des renseignements exacts sur les lieux que l’illustre capitaine avait décrits à Cassini dans une lettre datée de l’embouchure du Mississipi.- Il est à présumer, comme l’observe Le Page du Pratz, que si le vaillant capitaine avait eu plus longue vie, la colonie aurait fait des progrès considérables. Déjà, par suite des alliances qu’il avait faites avec les caciques, un grand nombre de sauvages s’étaient fixés en face de l’île Dauphine et avaient fait de vastes défrichements. Tandis que les Espagnols les éloignaient par leur dureté, Iberville les attirait par sa bienveillance (1).

Ce n’est cependant qu’en 1708, à l’arrivée de Diron d’Artaguette, que la colonie prit quelque développement. Par les soins de cet administrateur, les environs de notre établissement furent cultivés pour que les Français ne soient plus à charge aux sauvages quand les envois de France éprouvaient du retard (2).

(1) Barcia, Ensayo cronologico, p. 317, c. 2. — Le Page du Pratz, Hist. de la Louisiane, t.n., p. 9. — Léon Guérin, Hist. maritime de la France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, t. n, p 287; Paris, Abel Ledoux, 1844. — Nouvelle biographie générale, art. Le Moyne d Iberville, par M. Levot.

(2) Charlevoix, loc. cit., t. iv, p. 168.

Alors tout entier à la guerre, le ministère ne pensait plus., à la colonisation de la Louisiane. Crozat, sans se rendre compte de la situation, sans même ajouter foi aux renseignements de ceux qui connaissaient le pays, sollicita la concession du commerce de cette colonie (1).

Antoine Crozat, marquis du Châtel, était alors le plus riche et le plus habile négociant de France. Saint-Simon parle de lui avec beaucoup de dédain, sans lui rien reprocher cependant que d’être cordon bleu et d’avoir fait une immense fortune dans la banque et la marine (2).

Sa demande fut admise par édit du 14 septembre 1712. Dans le préambule de cet acte, Louis XIV rappelle les découvertes de Cavelier de la Salle, les entraves apportées par la guerre à la colonisation de la Louisiane, les connaissances de Crozat dans le commerce et la marine, l’espoir qu’il fonde sur l’habileté de ce financier, et termine parce passage, qui mérite d’être cité textuellement parce qu’il fait connaître l’importance de la concession et donne

(1) Barcia juge sainement la situation quand il dit: «Croçat, instruido de los Viages de Roberto de la Sala, y de Iberbile, sin hacer reflexion sobre sus desgraciados fines, bolvià à intentar la Poblacion del Rio de la Paliçada, con mejor fortuna, aunque con las mismas medras. » (Ensayo cronologico, p. 325, c. 2).

(2) Mémoires complets et authentiques, t. vin, pp. 213, 214. E l. Chéruel; Paris, L. Hachette, 1863.

une idée des fluctuations géographiques de l’Amérique:

« A ces causes nous.... établissons ledit sieur Cro-

« zat pour faire seul le commerce dans toutes les terres « par nous possédées et bornées par celles du Nouveau « Mexique et par celles des Anglais de la Caroline ; les «établissements, ports, havres, rivières, et principale- « ment les port et havre de l’ïle Dauphine, appelée au- « trefois du Massacre; le fleuve Saint’Louis, autrefois « appelé Mississipi, depuis le bord de la mer jusqu’aux « Illinois, ensemble les rivières Saint-Philippes, autre « fois appelées des Missouns, et Saint-Hiérôme, autre« fois appelée Oiiabache avec tous les pays, contrées, lacs « dans les terres et les rivières qui tombent directement « ou indirectement dans cette partie du fleuve Saint« Louis. »

II impose à Crozat : art. VII de l’édit, les coutumes et usages de la prévôté de Paris; art. VIII, d’envoyer, par an, deux vaisseaux à la Louisiane et de transporter sur chaque vaisseau dix garçons ou filles. Par l’article XIV, il lui accorde le droit d’envoyer, chaque année, un navire en traite sur les côtes de Guinée et de vendre sa cargaison d’esclaves aux Louisianais (1).

(1) Edit du Roi portant Vétablissement de la Louisiane par le sieur Crozat, 14 septembre 1712. (Ins. Cons. Sup. Reg. C.fol. 90, Ro, 30 juillet 1714, apud Edits, ordonnances royaux et arrêts du Conseil d’Etat du Roi concernant le Canada. Québec, 1854.) Le droit de réduire les nègres en esclavage fut accordé par Nicolas V au

La Motte Cadillac, cadet de Gascogne, fut nommé gouverneur après le départ de Diron d’Artaguette (1) et associé aux opérations de Crozat.

Tout en cherchant avec passion des mines d’argent, Cadillac tenta de nouer des relations commerciales avec les Espagnols. Il envoya dans ce but un navire à la VeraCruz. Le gouverneur de ce port reçut le capitaine avec courtoisie, lui fournit même quelques vivres, mais le força de repartir au plus vite avec ses marchandises.

Dans l’espoir qu’il réussirait mieux auprès du vice-roi, Cadillac résolut d’envoyer une ambassade par terre à Mexico. C’était une traversée d’environ sept cents lieues de pays encore peu connus. Cette mission exigeait un chef très-habile et des hommes de fer.

Cadillac fit choix de Juchereau de Saint-Denis, oncle de la femme de Le Moyne d’Djerville (2). Juchereau, dit Charlevoix, « étoit fort aimé des sauvages, et parloit as « sez bien la langue de plusieurs nations (3). » « Depuis « quatorze ans qu’il étoit dans la Louisiane, » ajoute Le Page du Pratz, « il avoitfait de côtés et d’autres beaucoup

roi Alfonse Vde Portugal, par lettresde 1454.(Declaratio tum Soptam tum reliqvam Africain a promontorii* Baradoc et Nam, ad Ghineam usque, vel etiam ultra ad antarcticum ornniaque adjanentia Karaetnorum regna Lusitanœ coronce esse addicta, 1454.)

(1) De Muys, major de troupes en Canada, nommé d’abord, mourut en se rendant à son poste. (Charlevoix, loc. cit. IV. 169.)

(2) Le Page du Pratz, Hist. de la Louisiane, t. I, p. 8.

(3) Hist. et descrip. gin. de la Xouvelle France, IV. 164.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans « de voyages. Il scavoit généralement toutes les Langues « des différentes Nations, qui l’habitent, et s’étoit fait aimer « et estimer de ces peuples, au point qu’ils l’a voient reconnu « pour leur grand Chef. Ce gentilhomme, d’ailleurs plein de « courage, de prudence et de force, étoit donc le plus pro« pre que M. de la Motte pût choisir pour exécuter son « dessein (1). »

En 1670 et 1672, on trouve son père capitaine à Tadoussac pour la compagnie des Cent-Associés. C’était un homme très-pieux, très-bon pour les sauvages et très-attaché à son devoir (2). Un arrrêté royal du 29 mai 1680, confirme la concession que Frontenac lui avait faite pour son fils Joseph (3). Louis XIV lui accorda aussi des lettres de noblesse, tant pour ses services militaires que pour glorifier la mémoire de son père, qui s’était attaché « unique« ment et suivant nos intentions, » dit le roi, «.à faire des « établissements considérables et à travailler au défriche« ment et à la culture des terres (4). » L’arrivée au Canada de cette famille laborieuse et brave remonte aux premiers temps de la colonie, ce qui, joint à son alliance

(1) Hist. de la Louisiane, t. i, pp. 11, 12.

(2) Relations des Jésuites de la Nouvelle-France. — Relation de 1670, p. 13 c. 1. Relation de 1672, p. 55, c. 2; Québec, 1858.

(3) Edite, ordonnances royaux et arrêts du Conseil du Roi concernant le Canada, p. 240.

(4) Reg. des Ins. du Cons. de Québec, fol. 128, cité par l’abbé Faillon, Histoire de la colonie française du Canada, t. m, p. 221, n. 1

avec la famille Le Moyne, porte à croire qu’elle était originaire de la Normandie (1).

Parmi ceux qui devaient accompagner Saint-Denis à Mexico se trouvait Penicault, charpentier de navire, homme de beaucoup de sens et très-brave. Il avait fait plusieurs voyages sur le Mississipi, entendait presque toutes les langues de la Louisiane et les sauvages lui accordaient une grande confiance. Il a laissé un manuscrit qui mériterait les honneurs de l’impression (2).

Saint-Denis reçut de Cadillac pour dix mille livres de marchandises qu’il devait laisser en dépôt aux Natchitoches, nation des rives de la Rivière Rouge, alliée des Français. En passant aux Tonikas, il décida le cacique et quinze bons chasseurs à l’accompagner. Chez les Natchitoches, il bâtit quelques maisons pour une petite colonie française. La Rivière Rouge cessant alors d’être navigable, il prit à pied la route de l’ouest.

Sur sa carte de 1782, Guillaume de l’Isle a marqué le chemin suivi par l’intrépide voyageur des Natchitoches au Presidio del Norte, sur le Rio Bravo, et du Presidio del Norte au Rio Salinas de Nadadores.

(1) Son nom ne se trouve ni aux archives départementales de la SeineInférieure, ni à celles du Palais-de-Justice de Rouen. Elle pouvait être de la Basse-Normandie ou se trouver dans une position très-modeste.

(2) Hist. gén. des Voy. t. xiv, p. 631. — Charlevoix, Fasies chronologiques du Nouveau-Monde, à la suite de l'Hist. et descript. gén. de la Nouv.-Fr. t. rv, p. 421 de VU. in-12 de 1744.

En vingt jours de marche il était arrivé des Natchitoches aux Assinaïs ; sept ou huit jours après il traversait la Trinité, près de l’endroit où Cavelier de la Salle fut assassiné. Les Cénis, habitants de ces contrées, ne se souvenaient plus du passage des Français. Les seuls Européens qu’ils connussent encore étaient des Espagnols fort misérables qui allaient nus comme eux. Ces sauvages de caractère très-doux, donnèrent à Saint-Denis des guides pour aller au Presidiodel Norte, à 150 lieues de leur pays.

Don Pedro de Vilescas commandait ce préside. Il reçut Saint-Denis avec bienveillance, le prit dans sa maison et logea sa troupe dans les maisons voisines du fort. Mais quand Saint-Denis lui parla de sa mission, il l’envoya au gouverneur de Caouis, son chef immédiat; celui-ci, ne pouvant rien décider non plus, le fit conduire au vice-roi de Mexico.

On compte 60 lieues du Presidio del Norte à Caouis et 250 de Caouis à Mexico.

Le vice-roi le reçut aussitôt son arrivée, examina soigneusement ses passe-ports et sa commission, en constata la régularité, les lui remit, et, sans lui dire un mot, le fit conduire en prison.

Trois mois après, au moment où sans doute il craignait d’être enterré dans une mine, il fut délivré et convié à la table du vice-roi. Il devait cet heureux dénoûment aux démarches des officiers français au service de l’Espagne.

Le vice-roi conçut de lui la meilleure opinion et s’efforça de l’attacher au service de son pays. Il lui confessa même en riant qu’il comptait beaucoup pour le décider sur l’influence de donna Maria de "Vilescas. Le trouvant inflexible, même après deux mois de réflexion qu’il lui avait accordés, il lui donna un bel alezan et mille piastres pour les « frais de ses noces » ; mais il lui refusa formellement la liberté commerciale qu’il était venu solliciter de si loin, à travers tant de périls.

A son retour au Presidio del Norte, il trouva don Vilescas dans le plus grand embarras : tous les sauvages du préside venaient de partir pour se soustraire aux vexations intolérables des Espagnols.

Saint-Denis était brave, éloquent, habile, aimait les aventures. Dans la pénombre, il apercevait donna Maria, belle et souriante, le regardant avec amour. Il n’eut pas un moment d’hésitation. Malgré l’effroi du gouverneur, il partit au galop de son cheval, avec son chirurgien, à la poursuite des sauvages. Ceux-ci, ayant avec eux femmes et enfants; n’allaient qu’à petites journées. Il les atteignit, s’entretint avec les chefs, fut éloquent, persuasif, réussit à les convaincre et les ramena triomphalement au préside. Vilescas leur tint les promesses de Saint-Denis. Donna Maria tint la muette promesse que ses beaux yeux d’espagnole avaient faite au vaillant officier.

Il partit six mois après pour rendre compte de sa mission à Cadillac. Sa jeune femme, alors enceinte, resta au préside. Quand elle le rejoignit à la Louisiane, il était capitaine et chevalier de l’Ordre de Saint-Louis (1).

Cadillac, toujours occupé de recherches de mines, envoyait aux Natchez. On y trouva les Anglais soufflant la guerre entre les sauvages pour se procurer des esclaves (2). Ce peuple, secrètement sollicité par ces mêmes anglais ou fatigué des vexations de quelques officiers, pensait à nous chasser de ses terres. II avait déjà tué quatre français, disposait une embuscade pour enlever une petite troupe qui se rendait aux Illinois et gardait à vue, pour le tuer au premier moment, un jeune officier nommé la Loire. Une répression prompte et sévère pouvait seule nous éviter un embarras grave et prochain.

Mais aux trois à quatre mille guerriers que la puissante nation du Soleil pouvait mettre en ligne, Cadillac n’avait à opposer que quelques centaines d’hommes. La mission de la punir était donc très-périlleuse. Cadillac n’était pas homme à la remplir, mais il eut assez d’esprit pour en charger Bienville.

Celui-ci partit avec cent hommes. AuxTonikas, le long du fleuve, il trouva, pendu aux branches d’un arbre, un sac contenant une lettre par laquelle Davion l’informait

(1) Charlevoix, Eist. et descript. gin. de la Nouv. Fr., t. IV, pp. 170-176. — Eist. gin. des voy, t. XIV, pp. 631-33. — LePageduPratz, Hist. de la Louisiane, t. I, pp. 11-17.

(2) Charlevoix, loc. cit., IV. 177.

que les Natchez venaient de massacrer et de voler un nommé Richard.

Cette nation, fort sage, ’était soumise à une hiérarchie de chefs commandés par un despote qualifié Grand-Soleil. Il est probable, comme le pensait Bienville, que ces assassinats, sans cause apparente, étaient ordonnés par le Conseil, après mûre délibération, et avaient pour but d’attirer les Français dans un piège. Croyant alors qu’il n’étaient pas prudent de s’avancer avec si peu de monde, le capitaine construisit un fortin aux Tonikas et fit dire au Grand-Soleil de le venir trouver.

Celui-ci se contenta d’envoyer quelques chefs subalternes et vingt-cinq guerriers.

Dès que Bienville aperçut leurs pirogues entre la double rangée d’arbres séculaires qui bordaient le fleuve, il fit dresser des tentes, arborer cinq drapeaux et battre tous les tambours afin de faire croire qu’il avait au moins six cents hommes.

Les sauvages entrèrent dans le fort avec beaucoup d’assurance et lui présentèrent le calumet de paix; mais il le refusa, ce qui les mit dans l’inquiétude. Après leur avoir dit qu’d exigeait la tête du meurtrier des français il envoya quelques-uns d’entre eux porter cette parole au Grand-Soleil et garda les autres prisonniers.

Les envoyés revinrent avec la tête d’un homme. En la voyant, Bienville leur dit avec colère que ce n’était pas celle du chef qu’il avait désigné. « Ce chef, lui répondirentils, estneveu duSoleil et le Soleilnele livrera pas quand le village tout entier devrait périr. Les coupables d’ailleurs sont dans ta main et tu peux te faire justice. » Bienville appela devant lui ceux qu’on lui indiquait, constata leur crime et leur fit casser la tête à coups de bâton (1).

Après cet acte de rigueur (2), il crut prudent de ne pas exaspérer la puissante nation des Natchez, qui pouvait nous fermer le Mississipi et isoler la Louisiane de la Nouvelle-France. Il demanda, pour conditions de paix, la construction d’un fort dans le village, la reddition des objets dérobés aux Fraçais, l’expulsion du neveu du Soleil. Ces conditions convenues avec les envoyés, un

(1) Ce genre de supplice était en usage chez les Floridiens, mais ils se servaient d’une massue, en ébène ou autre bois très-dur, dont la tête elliptique à double tranchant, avait à peu près la forme d’une lame de grattoir. Le bourreau faisait mettre le criminel à genoux devant le cacique lui posait le pied gauche sur le dos et lui fendait la tête d’un seul coup. Jacob Le Moyne a vu deux exécutions de ce genre. Il en a fait le récit et le tableau. V. Th. de Bry, Indorum Floridam provinciam inhabitantium eicones. Légende de la planche XXXII. Francoforti ad Moenum, 1591.

(2) En 1720, il punit avec une égale sévérité les Chichimachas, habitants des rives du Fourche ouest du Mississipi.

Ils avaient tué l’abbé S.-Côme, missionnaire. Bienville s’en prit à toute la nation et lui fit faire la guerre par nos alliés. Les Chichimachas décimés, vaincus, forcés de demander la paix, lui envoyèrent la tête de l’assassin, et une ambassade solennelle vint lui danser le calumet de paix. Depuis cette époque, les Chichimachas nous sont restés parfaitement fidèles. (Bossu, loc. cit. Ie part., pp. 29 et seq.; — Le Page du Pratz, loc. cit., t. i, pp. 105 et seq.)

officier et vingt hommes entrèrent dans le grand village tambour battant, enseignes déployées, et les soumirent à l’acceptation du Soleil.

Bienville vint peu de jours après avec cinquante hommes, fit le tracé du fort, qui fut commencé de suite, terminé en six semaines et nommé Rosalie (1).

Quant Iberville arriva dans ce riche et populeux pays, il le trouva « si charmant et si avantageusement situé, « qu’il crut ne pouvoir mieux placer la métropole de la « nouvelle colonie. Il en traça le plan et lui destina le « nom de Rosalie, qui étoit celui de madame la chance « lière de Pontchartrain (2). »

Bienville accomplit, autant qu’il le put, la volonté de son frère, mais la ville de Rosalie n’a jamais existé que dans l’imagination de quelques géographes.

Le fort de Bienville était sur une colline et consistait en une redoute fermée par une simple palissade.

Tandis que quelques hommes se sacrifiaient pour la colonie, Crozat ne pensait qu’à son commerce et la Motte Cadillac à ses mines. La population et l’agriculture faisaient peu de progrès (3). Les colons venaient pour s’enrichir en quelques années, c’est-à-dire tout autrement que

(1) Charlevoix, loc. cit. IV, 178-185. — Hist. gén. des Voyages, XIV, 634 .

(2) Charlevoix, Journal, Letttre des Natchez, ce 2 décembre 1721.

(3) D’après Michelet, il y avait dans la Louisiane, 4^0 agriculteurs en 1712, et 700 en 1717. (La Régence, p. 193; 2e édit., Paris, Chamerot, 1864.)

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans par l’agriculture. Et ceux qui, résolus à mourir loin de leur pays, s’attachaient au sol louisianais, les commis de Crozat les exploitaient indignement. Tout commerce leur était interdit avec Pensacola, d’où venait tout l’argent qui roulait dans la colonie; les marchandises qu’on leur livrait étaient taxées à des prix exorbitants, leurs pelleteries et leurs produits à des prix dérisoires. Autant que possible ils se pourvoyaient hors des magasins de Crozat, etportaient leurs pelleteries au Canada ou dans les colonies anglaises, mais, quoi qu’ils fissent, la misère était leur partage.

Cette situation devait amener la ruine de l’entreprise. Crozat se plaignit, dans des mémoires au roi, que le gouvernement négligeait la Louisiane, que la population française n’était pas assez nombreuse pour tenir tête aux sauvages. Ses plaintes étaient fondées, mais il ne disait pas que lui-même faisait tout le contraire de ce qu’il fallait pour attirer les colons.

Enfin, désespérant de réussir, il sollicita le retrait de son privilège, ce qui lui fut accordé par arrêt du Conseil du 23 août 1717 (1). Il fut immédiatement remplacé par la Compagnie d’Occident.

(1) Préambule des lettres-patentes du mois d’août 1717. (Edits, ordonnances royaux, déclarations et arrêts du Conseil d’Etat du Roi concernant le Canada, pp. 377 et seq.

IV.

Les lettres-patentes en forme d’édit octroyées à la nouvelle compagnie sont datées du « mois d’août, l’an de grâce 1717. »

Cette compagnie avait, pour vingt-cinq ans, le monopole du commerce de la Louisiane et du Canada (1), la propriété perpétuelle des terres, ports, havres, côtes, îles de la Louisiane, avec droit seigneurial et de justice. Elle devait seulement faire hommage au roi et donner, à chaque changement de règne, une couronne d’or du poids de 30 marcs (2). Elle avait le droit de déclarer la guerre, de faire la paix (3), de bâtir des forts, châteaux, places, et d’y tenir garnison, de lever des troupes en France (4), d’établir des gouverneurs et autres officiers (5), de nommer des officiers de justice et des conseils souverains (6). Ses navires pouvaient faire la chasse aux navires étrangers et même français qui allaient à la Louisiane sans son autorisation (7). Ses marchandises étaient exemptes des droits de douane, de péage, travers, passage, etc. (8).

Avec de pareilles conditions, elle était maîtresse absolue de ses mouvements. Le succès dépendait d’elle.

Elle eut à sa tête le fameux financier Jean Lawde Lauris

(1) Lettres-patentes du mois d’avril 1717, art. II, III, IV. — (2) art. V. — (3). Art. VI. — (4). Art. IX. — (5). Art. X. - (6). Art. XIIIXVI. — (7). Art. XXI. - (8) Art. XXVI, XXVII.

ton. Ses commencements se présentèrent sous un aspect favorable. Law enleva les principaux capitalistes « par le « tableau de l’immense avenir agricole et commercial ré« servé à ces terres neuves, à ces forêts vierges, que « baigne un fleuve de mille lieues de cours (1). » Cependant, au mois d’avril 1719, les actions, émises à 500 fr., n’étaient cotées que 300. Elles atteignirent le pair vers le 1er mai. Law prit successivement la ferme des tabacs, la compagnie du Sénégal (2), la compagnie des Indes Orientales, la compagnie de la Chine, et la Compagnie d’Occident changea son nom contre celui de Compagnie des Indes. Law eut ainsi dans les mains tout notre commerce maritime.

Ses opérations de banque, déjà très-compliquées, reçurent une nouvelle impulsion. Ses comptes s’enchevêtrèrent avec ceux de l’Etat, dont les finances étaient dans la plus déplorable situation.

Henri Martin, Htst. de France, t. xv, p. 80, 4e éd. (2) En 1681, Louis XIV autorisa la formation d’une compagnie pour l’exploitation commerciale du Sénégal, du Cap-Vert et et de la côte d’Afrique. Elle ne réussit point et fut remplacée, en 1696, par une nouvelle compagnie, tout aussi malheureuse, qui remit son privilège en 1709. Une troisième compagnie se forma. Les directeurs « n’ont rien laissé à désirer... de manière que ledit établissement a été conduit à sa perfection. » Il rendait les plus grands services au pays au moment on il passa dans les mains de Law. (Lettres d’cmnoblissement de Joseph Morin du, mois de janvier 1719. — Arch. du Parlement de Normandie. — Communication de M. Gosselin).

Le bruit se répandit qu’on avait trouvé des mines d’or au Nouveau-Mexique et à la Louisiane. Tout aussitôt Paris et la France furent prises de vertige. Cette Louisiane que l’on dédaignait, dont on savait à peine la position géographique, devint un Eldorado. Les actions de la Compagnie montèrent avec une effrayante rapidité. « Etes « vous réellement devenus tous fous à Paris? » écrivait Voltaire. « Je n’entends parler que de millions ; on dit « que tout ce qui était à son aise est dans la misère, et que « tout ce qui était dans la mendicité nage dans l’opulence? « Est-ce une réalité? Est-ce une chimère? La moitié de la « nation a-t-elle trouvé la pierre philosophale dans les « moulins à papier? Lass est-il un dieu, un fripon ou un « charlatan qui s’empoisonne de la drogue qu’il distribue «. à tout le monde? Se contente-t-on d«e richesses imagi« naires? C’est un cahos que je ne puis débrouiller, et au« quel je m’imagine que vous n’entendez rien (1). »

Voltaire avait raison, ils étaient devenus tous fous. L’agiotage avait pris des proportions inouïes. Les princes du sang, les grands seigneurs, les bourgeois, les laquais, les crocheteurs se précipitaient, pêle-mêle, dans ce hideux tripot qui passa de la rue Quincampoix à la place Vendôme et de la place Vendôme dans les jardins de l’Hôtel de Soissons. En un instant, des fortunes immenses s’engloutissaient dans cette fange et d’autres en surgissaient.

(1) Voltaire, Lettre à M. de Génonville, 1719, t. U, des œuv., I de la Corresp., p. 61. Ed. Beuchot, Paris, Lefèvre et Didot, 1830.

Plus d’un valet partait dans le carrosse derrière lequel il montait la veille. Dans ces saturnales, la vieille et laborieuse France perdit le sens moral et la pudeur, son amour du travail, sa probité, l’honneur de son foyer domestique.

Quand elle revint de sa démence, elle roulait dans le gouffre. Elle fit de vains efforts pour se retenir aux aspérités du roc: elle roula, roula toujours, roula jusqu’au fond.

La Compagnie des Indes survécut cependant à la banqueroute de 1721, et la Louisiane, dont les Mississipiens et les Millionnaires (mots créés dans la rue Quincampoix) se préoccupaient si peu, faisait quelques progrès.

Bienville était devenu commandant général de la colonie le 20 septembre 1717. L’Epinay, successeur de Cadillac, recevait les députés de vingt-quatre nations indiennes, ce qui causait beaucoup d’inquiétude au gouverneur de Pensacola (1). A la fin d’août, une affreuse tempête ayant rempli de sable le port de l’île Dauphine et submergé une partie de cette île, le gouverneur choisit pour mouillage une petite baie de l’île aux Vaisseaux et transporta les casernes et magasins de l’île Dauphine au Biloxi.

Le choix du Biloxi était loin d’avoir l’approbation de Bienville. « On sera obligé, je crois, dit-il, de l’abandon

(1) Barcia, Ensayo cronologico, p. 329, 30.

« ner. On continue k y faire des déchargements. Cela « retardera l’établissement de cette colonie et nous jette « dans de grandes dépenses à cause de l’éloignement de « l’«le aux Vaisseaux qui est à cinq lieues de la grande « terre, oû nous sommes établis, et pour les décharger « nous sommes obligés d’y envoyer des traversiers qui, à « leur retour, ne peuvent approcher de terre que de trois « quarts de lieue. On envoie ensuite des chaloupes pour « décharger ces traversiers et ces mêmes chaloupes « échouent à près d’une portée de carabine au large (1). Cependant, ajoute Charlevoix, la capitale de la colonie resta sur cette côte cinq ans entiers, ce qui semble démontrer que l’on se bornait alors au commerce que l’on pouvait faire avec les Espagnols (2).

C’est néanmoins en cette même année 1717 que la Nouvelle-Orléans fut fondée.

V.

Depuis dix-huit ans qu’il habitait la Louisiane, Bienville en avait appris la géographie et l’hydrographie. Il savait que les navires du plus fort tonnage pouvaient remonter le Mississipi jusqu’au pays des Natchez. Il avait

(1) Lettre de Bienvilled* 25 avril 1722. (Ms. Arch. du Min. de la Mar. — Commnnication de M. Boimare).

(2) Charlevoiï, Hist. et descrip. ge’a. de la nouvelle-France, IV, 196.

plusieurs fois sondé ce fleuve et il en aurait dégagé l’entrée si les ingénieurs ne s’étaient uniquement occupés du Biloxi (1).

En 1717, quand il descendit des Natchez pour saluer le nouveau gouverneur, il remarqua dans le pays des Oumas, entre le fleuve et le lac Pontchartrain, à trente lieues du golfe, un terrain très-convenable pour rétablissement de la nouvelle capitale qu’il projetait. On y voyait déjà les habitations de quelques Canadiens.

II soumit son projet au gouverneur et le lui fit approuver. II envoya ensuite de la Tour, ingénieur en chef, pour faire le tracé et les retranchements de la nouvelle ville.

La Tour partit avec trente faux-sauniers et quelques charpentiers.

Après avoir fait défricher un grand terrain, il ouvrit un retranchement rectangulaire appuyé au fleuve et divisé par deux voies en croix formant quatre îlets de mêmes dimensions : ce devait être la Nouvelle-Orléans, la future reine de l’Amérique du Nord. La Tour y construisit quelques habitations ; les colons bâtirent avec assez d’empressement, mais en bois, comme au Biloxi. Au mois de septembre, toutes ces constructions furent détruites par un effroyable ouragan qui dura trois jours.

Pour la reconstruction, on substitua la brique au bois. La Nouvelle-Orléans eut alors* des édifices, une appa

(1) Lettre de Bienville du 25 avril 1722. (Ms Arch. du Min. de la Mar. — Communication de M. Boimare).

rence confortable, un air de ville. Sa population augmenta rapidement. Sa ceinture, devenue trop étroite, fut remplacée par une autre qui comprenait huit îlets de face sur quatre de profondeur (1). En 1722, elle en avait onze de face sur quatre de profondeur; trente et un étaient complètement occupés, quatre en partie seulement, neuf restaient à concéder (2). Cinq ans plus tard, quand arrivèrent les Ursulines, les Louisianais comparaient leur ville à Paris; mais Madeleine Hachard, qui venait de passer par cette dernière ville, les trouvait quelque peu prétentieux. Toutefois, dit ailleurs la jeune religieuse, « je puis « vous assurer qu’il ne me semble pas être à Mississipi, il « y a autant de politesse et de magnificence qu’en France, « les étoffes d’or et de velours y sont communes, quoique « trois fois plus chères qu’à Rouen. &aquo; Par contre, les dames négligeaient fort la religion. Des dévotes, « il n’y en « avoit pas une dans tout le païs, ny aux environs. » Et maintenant encore, « nulle part, dans les Etats-Unis, il « n’y a si peu d’esprit religieux... Le créole ne va ja

(1) Charlevoix, Hi’sf. et descript. gén. de la Nouvelle France, t. iv, pp. 196, 197, — Hist. gén. des Yoy., t. xiv, p. 636. — Dumont de Montigny, Mémoires historiques sur la Louisiane, IIe part. Paris, 1753. — Boismare, Notes bibliographiques et raisonnées sur l’ancienne Louisiane. Autog. Paris, 1855. — Lett. de Bienvilh des 10 mai 1717 et 12 juin 1718. (MMs. Arch. du Min. de la Mar. — Communication de M. Boismare). — Barcia, F.nsayo cronologico, pp. 312, c. 2, et 328, c. 2.

(2) Cartes de Belin, in Charlevoix, loc. cit., t. iv; — Hist. gén. des >oy., t. xiv.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans « mais à l’église, ou seulement une fois l’an, à P« ques (1). »

Le rapide accroissement de la Nouvelle-Orléans tient à ce que, par sa position géographique et le Mississipi, elle est devenue le grand marché des Etats-Unis.

On l’appelle aujourd’hui la Crescent City parce que le Mississipi se déroule devant elle en forme de Croissant. « D’un côté, elle s’étend sur un espace de cinq milles le « long de ce fleuve magnifique, son canal et son port; de « l’autre, elle aboutit à une plaine de plusieurs milles d’é« tendue, qu’elle envahit peu à peu, et par laquelle, dans « quelques années, elle touchera au lac Pontchar« train (2). »

En 1803, elle avait 8,000 habitants (3); en 1828, 40,000, dont 11,800 esclaves (4) ; vers 1850, 150,000 (5); en 1864, 171,000(6).

En 1718, Bienville reçut, avec un renfort de huit cents hommes, sa commission de commandant général et de directeur de la colonie.

(1) Voyage de M. Sidon, citoyen des Etats-Unis. (Nouvelles annales des Voyages, t. xxxvm, p. 200.)

(2) X. Marmier, Lettres sur l’Amérique, t. i, p. 428. Paris, A. Bertrand, s. d.

(3) nouvelles annales des Voyages, t. xxxvm, p. 192.

(4) Nouvelles annales des Voyages, t. xxxvm, p. 192.

(5) X. Marmier, Lettres sur l’Amérique, t. 1, p. 431.

(6) Dict. degéog. anc. et mod., par Meissas etMichelot, p. 595, c. 1. Paris, Hachette 1864.

Les auteurs qui signalent cette première tentative de la Compagnie d’Occident ne disent pas les moyens employés. Ces huit cents hommes étaient-ils tous volontaires ? Quelques-uns seulement étaient-ils volontaires et les autres des vagabonds, des malfaiteurs, des déserteurs enlevés de force ? On peut seulement constater que, en 1720, les enlèvements se faisaient avec une dureté excessive, donnaient lieu à des abus incroyables (1) ; qu’en 1723, Nompar de Caumont, duc de la Force, comparut devant le Parlement de Paris pour avoir fait enlever quatre cents familles, composant au moins mille personnes. (2).

Tous ces hommes arrachés violemment de leur pays, aigris par les mauvais traitements, faisaient de fort mauvaises recrues. On devait, quand ils arrivaient, les entourer de soins intelligents et leur donner les moyens de vivre honorablement. On aurait ainsi relevé les uns de leur dégradation morale, adouci l’amertume de ceux qui étaient victimes de parents avides ou d’ennemis sans scrupule. On les laissait, au contraire, périr de misère; aussi ne se souciaient-ils point de mourir pour la colonie. Ceux que

(1) Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques, t. xi, p. 284, 85. Ed. Cheruel, Paris, Hachette, 1864.

f2) II donnait quarante livres pour un homme, autant pour une femme, moitié moins pour un enfant. Comme il était grand seigneur, il fut condamné à la réprimande. Oriant, Bernard, Landais, ses instruments, furent condamnés beaucoup plus sévèrement. (Journal de Barbier, le série, pp. 136, 137. Paris, Charpentier, 1857.

l’on armait demandaient à poser les armes au premier coup de feu.

En 1719, nous disputions à l’Espagne la baie de Pensacola . Un coup de main hardi nous en avait livré le fort. Quand les Espagnols se présentèrent pour le reprendre, notre garnison se rendit sans coup férir, malgré les instances des officiers. Peu de temps après, une troupe ennemie ravageaitnos campagnes. Vigoureusementpoursuivie. elle fut en partie détruite, en partie capturée. Au nombre des prisonniers se trouvaient dix-huit Français. Bienville cassa la tête à dix-sept, Serigny pendit le dernier.

La même année, après la prise de Pensacola, Champmêlin trouva aussi des Français parmi les prisonniers. II pendit les uns et condamna les autres aux galères (11.

Les désertions, malgré ces rigueurs, continuèrent à se produire avec la même intensité. Après la guerre, on vit des compagnies passer avec leurs chefs à la Caroline ou dans les possessions espagnoles. Parmi ces déserteurs, se trouvaient souvent d’honnêtes gens venus volontairement à la Louisiane. En voici un exemple. Le sieur Duclos, conduisant un traversier richement chargé, fut rencontré par une troupe de déserteurs. Ils lui prirent des vivres et des boissons. Comme ils se retiraient sans toucher aux mar

(1) Voir sur la guerre soutenue par la colonie contre l’Espagne: Charlevoix, loc. cit, U rv, pp. 199-223. — Le Page du Pratz, Bist. de la Louisiane, t. i, pp. 93-104. — Histoire générale des Voyages, t. xiv, p. 637. — Barcia, Ensayo cronologico, pp. 338-62.

chandises, il leur en manifesta son étonnement. « Nous ne sommes pas des voleurs, » lui répondirent-ils, « mais de braves gens allant demander notre vie à d’autres nations parce que la nôtre nous laisse mourir de faim. »

Cet état de choses allait cesser. Le 26 mai 1722, Bienville recevait enfin l’ordre de transporter à la NouvelleOrléans l’état-major de la Colonie. « Il me paroît » dit-il, « qu’on ne pouvoit prendre un meilleur party, attendu la « bonté du terrein le long du fleuve, propre à produire de « toute sorte de denrée et mesme de l’indigo, suivant les « épreuves qui en ont été faites par les habitans l’an der« nier. On pretend mesme que la qualité est meilleure « que celle de celuy qui vient dans les «les de l’Amérique. « Il en resuite encore un avantage considerable pour la « facilité du dechargement des vaisseaux que l’on amare « aux portes des magasins. » Après avoir rappelé ce qu’il avait dit au Conseil de l’écoulement de la barre, il annonçait qu’on y construisait des batteries et des logements pour garantir l’entrée de toute surprise (1).

Le 4 mars 1722, il avait écrit au Conseil que deux fois l’ingénieur Pauger avait descendu le Mississipi jusqu’à la mer; que les navires tirant quinze pieds d’eau pouvaient entrer en toute sûreté. Si l’on avait pris le parti, de se fixer à la Nouvelle-Orléans,_tous les effets et vivres, ajoutait-il, se seraient consommés utilement pour la colonie, on aurait

(!) Lettre de Bierwille du 23 février 1723 (Ms. Arch. du Min. de la Mar. — Communication de M. Boimare).

sauvé les nègres et les ouvriers en les débarquant sur de beaux terrains. Au lieu de cela, tout se consomme sans profit. Forcés d’aller au Biloxi chercher des bras et tout ce dont ils ont besoin, les anciens colons se trouvent fort gênés et limitent leurs exploitations.

Il annonçait en outre que, en compagnie du P. Charlevoix, il avait sondé les embouchures et les avait trouvées plus sûres et plus profondes que lors de sa première visite; que, devant la Balise, susceptible de recevoir un fort et des magasins, on pouvait mettre quinze à vingt vaisseaux à l’abri de la mer et des vents (1).

Le jour où la Compagnie des Indes, répondant aux instances de Bienville, couronna la Nouvelle-Orléans capitale, la colonie louisianaise fut définitivement fondée.

VI.

INNIT XLII

En 1722, l’évêque de Québec, d’accord avec la Compagnie, divisa la Louisiane en trois juridictions spirituelles desservies par les Capucins, les Carmes et les Jésuites (2).

Les Capucins, «dit Bossu,» «sont les premiers moines qui passerent à la nouvelle Orléans en 1723 comme Missionnaires. Le Supérieur est Curé de la Paroisse;

(1) Lettre de Bienville du 4 mars 1722. (Ms. Arch. du Min. de la Mar. — Communication de M. Boimare).

(2) V. Infrà, appendice, note I.

ces bons Religieux ne s’occupent que des affaires relatives à leur ministère.

«Les Jésuites, deux ans après, se sont établis à la Louisiane; ces fins politiques, ont trouvé le secret d’exploiter la plus riche habitation de la Colonie, que leurs intrigues leur ont fait obtenir» (1).

A côté de cette appréciation, il semble convenable de rappeler ces paroles de Périer, successeur de Bienville, dans une lettre officielle du 14 août 1728: ‘ Tout le monde se loue des Jesuites des postes oò ils sont. Je dois vous dire qu'ils y font beaucoup de bien. Les postes qui étoient les plus débordez, comme les Alibamous et les Yasous, sont tout à fait changez ’ (2).

Au mois d'octobre 1726, Périer, lieutenant de vaisseau, avait remplacé Bienville.

Jusqu'à cette époque, les Louisianais n'avaient pu faire instruire leurs enfants qu'en les envoyant en France. Quelques familles riches se résolvaient à l’éloignement de leurs garçons (3); mais ni riches ni pauvres ne voulaient en

(1) Bossu, Nouveaux voyages aux Indes Occidentales, 1" part. p. 28.

(2) V. Infrà, app. n. I.

(3) « Les Créoles, en général sont très-braves, grands et bien faits; « ils ont beaucoup de dispositions pour les Arts et les Sciences; mais comme ils ne peuvent les cultiver parfaitement pour la disette de bons madîtres, les pères riches bien intentionnés ne manquent point d’envoyer leurs enfants en France, comme à la première Ecole du monde, en tous genres. (Bossu, Nouveaux voyages aux Indes occidentales, Ie partie , p. 26; Paris, 1768). ’

faire autant pour les filles. Une fille a besoin, pour atteindre la perfection morale et physique dont elle est susceptible, des soins intimes et des affectueuses caresses de sa mère. C’est la raison qui empêchait les dames louisianaises de se séparer de leurs filles par l’Océan.

Dans cette position pénible, les colons avaient toujours les yeux tournés vers la France. La Louisiane leur semblait un lieu d’exil. Ils se hâtaient d’y faire fortune et ne pensaient guère à son avenir.

Bienville avait compris et fait comprendre à la Compagnie que, pour fixer les familles au sol, il fallait pourvoir à l’instruction des enfants. Des démarches faites pour obtenir des soeurs grises n’ayant pas abouti, le P. de Beaubois, jésuite, offrit de faire venir des Ursulines. Sa proposition fut acceptée et le 13 septembre 1726 on signa un traité par lequel six de ces religieuses devaient être chargées de tenir l’hôpital et d’instruire les filles de la Nouvelle-Orléans (1).

(1) L’original du contrat passé, le 13 septembre 1726, entre les Ursulines et la Compagnie des Indes, est conservé aux Archives du Ministère de la Marine. II est signé:

Pour la Compagnie, par l’abbé Raguet, J. Morin, Dartaguette-Diron, Castanier, Faintard, Fromaget et Langeois;

Pour les Ursulines, par la sœur Buscoli de Saint-Amand, première Supérieure des Ursulines de France, par les mères Trancliepain, Jude et Le Boulenger.

Cette pièce a été publiée en anglais, par French, dans le 3e vol. de l’Historical Collections of Louisiana.

Le 12 janvier 1727, la future communauté se trouvait réunie dans l’infirmerie des Ursulines d’Hennebon pour reconnaître comme supérieure la mère Tranchepain de Saint-Augustin(l).

Toutes vinrent « lui rendre leurs soumissions selon leur rang de profession comme il suit:

Sœur Marguérite Jude de St. Jean l’Evangeliste, professe de la Communauté de Rouen.

Sœur Marianne Boulanger de St. Angelique de Rouen.

Sœur Marie de Mahieu de St. Fs de Xavier, professe de la Communauté du Havre.

Sœur Renée Guiquel de Ste Marie, professe de Vannes.

Sœur Marguerite de Salaon de Ste Therèse de Ploërmel.

Sœur Cécile Cavalier (2) de St. Joseph, professe de la Communauté d’Elbœuf.

(1) La mère Tranchepain appartenait à une famille riche et protestante. Elle abjura entre les mains du grand vicaire de l’archevêque de Rouen et prit le voile aux Ursulines en 1699.

(Relation du voyage des premières Ursulines à la Nouvelle Orleans et de leur établissement en cette ville. Par la Bev. Hère St. Augustin de Tranchepain, supérieure. Avec les lettres circulaires de quelques unes de ses soeurs, et de la dite Mère, p. 54. Nouvelle York, Isle de Manate, de la presse Cramoisy de Jean-Marie Shea. M.DCCC L. IX. (Bibl. Nat. L K" 871. Réserve).

(2) Madeleine Hachard dit: Cavelier, et c’est assurément Cavelier qu’il faut.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans Sœur Marianne Dain de Ste Marthe, professe de la Communauté de Hennebon.

Sœur Marie Hachard de St. Stanislas, novice.

Sœur Claude Massy, seculière de Chœur.

Sœur Anne, seculière converse. » (1).

Elles s’embarquèrent le 22 février et arrivèrent à la Nouvelle-Orléans le 7 août, après avoir éprouvé de grandes fatigues, vu de près les corsaires, connu les angoisses du branle-bas de combat.

Les Louisianais leur firent la réception la plus sympathique.

« Les Pères et Mères, écrit Madeleine Hachard, sont transportez de joye de nous voir, disant qu’ils ne se soucient plus de retourner en France puisqu’ils ont de

quoi procurer l’instruction à leurs filles et c’est

à qui nous envoira le plus, ce qui nous charge d’obligations presque envers tout le monde. »

Le monastère que leur construisait la compagnie n’était pas prêt. On leur donna provisoirement la maison que Bienville venait de quitter. Ce provisoire, qui devait être de six mois, dura plus de six ans. Ce n’est qu’en 1734 qu’elles furent installées (2). Entre cette date et celle de 1727, seplacent des événements douloureux pour la petite communauté.

(1) Relation du voyage des premières Ursulines à la Nouvelle Orléans, etc., pp. 5, 6. A) V. Infrà, n. ft.

A la suite de la relation de la Mère Tranchepain, sous ce titre: Lettres de quelques Religieuses décédées dans le Monastère des Ursulines de la Nouvelle Orléans, écrites par la Mère St. Augustin, on trouve de la p. 39 à la p. 48 trois pièces dont voici les premières lignes:

I. « Le 6 Juillet 1728, est décédée notre très chère Sr Madeleine Mahieu de St. F. Xavier, professe du Havre. » signé: Sr. Marie Tranchepain de St. Augustin, supérieure.

II. « Le 14 Août, 1721 (1731) est décédée notre chère Mère Marguerite Judde de St. Jeanl’Evangeliste.» signé: Sr. de St. Augustin, supérieure.

III. « Le 5 Septembre 1733, est décédée notre chère Sœur Marguerite Talaon de Ste. Therese, professe de Ploërmel, en Bretagne. » signé : Sr. de St. Augustin, supérieure. »

A la suite, p. 54, se trouve une quatrième pièce sans signature intitulée : Lettre circulaire sur la mort de la Mère Marie Tranchepain de St. Augustin.

Cette religieuse était morte le 11 novembre 1733> au moment de prendre enfin possession du monastère, ce qui fait dire à ses compagnes, dans leur lettre circulaire, qu’elle expira, comme Moïse, en vue de la terre de Ghanaan.

En arrivant elles ouvrirent leur école et « commencèrent à instruire les jeunes filles avec un succès qui causa beaucoup de satisfaction à la colonie. »(1). Dès 1728, elles étendirent leurs soins aux sauvagesses et aux négresses (2).

Depuis cette époque, elles contiuuent les mêmes fonctions, avec le même zèle, au milieu du quartier français de la Nouvelle-Orléans.

Elles n’étaient pas les premières des Ursulines et des Normandes qui traversaient les mers pour porter l’instruction aux jeunes françaises et aux petites sauvagesses.

En 1634,1e P. Le Jeune, supérieur des missions du Canada, demandait que l’on établit à Québec un séminaire pour les garçons « et avec le temps un pour les filles, soubs la conduitte de quelque braue maistresse, que le zele de la gloire de Dieu et l’affection du salut de ces peuples fera passer icy, auec quelques Compagnes animées de pareil courage (3). » L’année suivante, rappelant les soins que les Hospitalières de Dieppe donnaient aux malades et aux sauvages qu’on leur envoyait, il ajoutait : « Si vn monastere semblable à celuy-là, estoit en la Nouuelle France, leur charité feroit plus pour la

(1) V. Infrà, App. N. I, ad /Inem, et N. VI.

(2) V. Infrà, App. N. 1. — Bossu, lac, cit. — Ie part , p. 28. — Dans deux mémoires que je crois postérieurs à 1740, elles figurent au budget de la colonie pour 12,000 1., savoir: pour entretien de douze religieuses 6,000 1.; pour entretien des filles pauvres orphelines 6,000 l.(Bibl. Nat., MM- F. Français, no 12,224, pp. 365, 68 et 70.)

(3) Relations des Jésuites. — Relation du P. Pavl Le Jeune, de 1634, p. 12, cl. — Québec, 1858.

conuersion des Sauuages, que toutes nos courses et nos paroles. »(1).

Ces souhaits furent entendus de la Cour et des couvents. MTM de Combalet, duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, résolut aussitôt de fonder à Québec une maison d’Hospitalières et promit d’envoyer, l’année suivante, six ouvriers pour leur préparer un logement (2).

Dans le même temps, une dame normande, Marie Madeleine de Chauvigny, veuve de M. delà Peltrie (3), résolut de consacrer sa fortune et sa vie à l’éducation des jeunes canadiennes. Elle choisit pour l’aider dans sa mission plusieurs Ursulines de la maison de Tours, une de celle de Dieppe, sœur Cécile de Sainte-Croix (4), et partit de Dieppe le 4 mai 1639 avec les Hospitalières que la duchesse d’Aiguillon avait obtenues de la communauté de cette ville (5).

Dans une lettre datée de « Kebec, le 2 septembre

(1) Relations du P. Pavl Le Ieime, de 1635, p. 8, c. 2.

(2) Relation du P. Pavl Leleune, de 1636, pp. 5, 6.

(3) Madame de la Peltrie était d’Alençon. Elle naquit en 1603. Sa famille appartenait à la haute noblesse de la Normandie. Elle eut toujours beaucoup de penchant pour la vie claustrale. (M. Parkman, The Jesuits in north America, pp. 168 et seq., 5 éd. Boston, 1870. — Charlevoix, loc. cil., t. IV, pp. 320-23.

(4) François de Harlay autorisa le départ de celle-ci par lettre du 21 avril 1639. (Arch. de’p. de la Seine-Inférieure, série D, p. 345.)

(5) M. P. Parkman, The Jesuits in North America, p. 181.

1639 » (1), sœur Cécile raconte à sa supérieure les péripéties de la traversée et l’installation de la petite colonie.

De violentes tempêtes les assaillirent. Elles passèrent parfois des jours et des nuits sans pouvoir se coucher ni s’asseoir; souvent elles désespérèrent d’arriver à destination et perdirent même le souvenir du Canada. Toutes les craintes qu’elles avaient successivement éprouvées furent un jour dépassées.

Elles étaient dans le réduit qui leur servait de chambre commune. La température était devenue tout-à-coup aussi froide qu’au mois de janvier (2). Le P. Vimont vint à elles en disant: « Nous sommes morts! » La mort, en effet, se présentait à eux menaçante, inflexible, horrible, sous la forme d’un iceberg, montagne de glace « grande corne vne ville. » Le navire était alors sur la route que suivent les glaces qui descendent des régions polaires par le détroit de Davis. Le temps était brumeux et quand on vit le danger, il ne semblait plus possible de l’éviter. L’équipage poussa des cris lamentables.

Les religieux et les religieuses, réunis pour mourir ensemble, firent un vœu et attendirent, le cœur palpitant, le choc qui devait les plonger dans l’abîme. Mme de la Peltrie

(1) Arch.dép. de la Seine-Inférieure, Série D, p. 403.

(2) « Quelque temps auparauant que Ion les apeiseut (les ice-bergs) il fesoit froit com au mois de janvier » (Lett. ms. de sœur Cécile de Sainte-Croix).

STOPPED HERE p.L

se tenait comme collée à sœur Marie de l’Incarnation, ? et ? je disposais mes habits, ? dit celle-ci, ? pour me trouver ? dans un état décent lorsque le vaisseau viendrait à se ? briser. ? (1). ? Il ne me vint, ? dit à son tour Cécile, avec une touchante naïveté. ? vne seule pensée de ? mes pechez ni crainte du iugemt ni de lenfer, la ? seulle crainte de mourir dans la mer me saisit et me dura ? iusques a ce que le pere fut sorti que ie commen?ai de ? rentrer dans moymesme. ?

Cependant, un matelot, qui semble avoir conservé un peu de sang-froid, se précipita sur le gouvernail. Sous ses efforts désespérés le navire changea subitement de direction et glissa triomphant auprès de Yice-berg

Bontemps, patron du navire, descendit alors chez les religieuses en criant miracle et leur fit voir, à l’arrière, la montagne de glace dont le sommet se perdait dans la brume.

Elles arrivèrent à Tadoussac le 20 juillet, à Québec le Ier août, vers les huit heures du matin. Quand on eut reconnu leur barque, le gouverneur les envoya chercher dans une chaloupe tapissée, vint au-devant d’elles avec son lieutenant et les re?ut avec beaucoup de courtoisie. ? Si tost que nous fusmes descendues à terre, ? dit sœur Cécile, ? nous nous mismes à genoux et le R. pere Vimont ? fit vne priere pour tous. Nous allasmes droit en l’eglise,

(1) H. R. Casgrain, Histoire de la Hère Varie de l’Incarnation, première supérieure desUrsulines de la Nouvelle France, p. 309; 2e id., Québec, 1865. ? on chanta le tedeum, entendismes la Ste Messe et ? communiasmes, puis apres nous v?nmes saluer Mr. le gou? verneur en sa maison. ? Dans sa relation de 1639, le P. Paul Le Jeune ajoute qu’elle ont baisé la terre, qu’elles étaient aussi fra?ches et aussi vermeilles que quand elles partirent de France et que le canon retentit de tous c?tés.

Après une courte visite dans les villages de la banlieue de Québec, nos religieuses commencèrent, les unes à soigner les malades, les autres, à instruire les enfants (1).

VIL

Ainsi, au nord comme au sud, quand les découvreurs et les pionniers ont pris possession du sol, elles viennent avec un catéchisme et un abécédaire, transmettent aux sauvagesses notre langue, nos mœurs, notre foi, préparent l’assimilation des races indigènes à la race fran?aise.

Ceux qui les demandent ne pensent, pour la plupart, qu’à la satisfaction d’un besoin présent, personnel; elles voient plus loin parce qu’elles savent que leur mission est

(1) Lett. ras. de sœur Cecile de Sainte-Croix (arch. départ, de la Seine-Inf.,’ série D, p. 403.) — Charlevoix, Hist. de la Nouvelle France, t. I, pp. 320 et seq. — P. Franciscus Crevxius, Ilis?oriœ Canadensis sev novœ-Franciœ, pp. 253 et seq.; Paris, 1644. — Casgrain, loc. cit. — Hist. de la Colonie fran?aise au Canada, t. I, pp. 312 et seq. — F. Parkm;in, The Jesuits in north America, p. 181, et seq.

de réagir, par l’éducation des petites filles, contre ce qu’elles appellent la corruption du siècle. Travailler sur une civilisation vieillie, travailler sur une civilisation embrionnaire, c’était toujours, pour elles, cultiver la vigne mystique.

Bien qu’elles n’aient vu que le c?té religieux de leur œuvre, le philosophe ne leur en a pas moins d’obligation, car elles apportaient la lumière, servaient la cause du progrès.

A l’époque de leur fondation, 1537, on trouvait les femmes assez instruites quand, selon l’expression d’un ancien, elles savaient distinguer un justaucorps d’un hautde-chausses. Le pouvoir civil voyait avec défiance les institutions laïques. Angèle de Brescia se présentant au nom des intérêts de l’Eglise, sous le patronage du pape et des évêques, fut bien re?ue; avec des vues plus larges, elle aurait subi le sort commun.

Son institut se développa très-rapidement. Il n’était pas mendiant, ne s’astreignait pas à des pratiques trop rigoureuses, ne perdait pas les jours dans d’oisives extases. Il compte dans ses patronnes Marie la Travailleuse.

Mademoiselle de Bermont introduit les Ursulines en Provence. On les trouve à Paris en 1608, ’ à Rouen, en 1615. Bient?t elles sont établies à Pontoise, Eu, Dieppe, Gisors, Gournay, Magny, Elbeuf.

Le cardinal de Joyeuse leur avait donné le collège des Bons-Enfants, mais les échevins refusèrent de les admet

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans tre: ils trouvaient trop grand le nombre des maisons religieuses établies dans Rouen et craignaient de voir un jour les gens de main-morte se substituer aux marchands et aux contribuables. Tolérées cependant, elles s’installèrent de leur mieux, ouvrirent leur école et attendirent patiemment que la municipalité leur devint plus favorable. Un don de 24,000 liv. de Fran?ois de Harlay et les générosités de la veuve de Jacques d’Aclainville leur permirent d’acheter deux corps de logis derrière les murs de SaintOuen, entre la rue de la Seille (1) et la rue de Montbret (2), a c?té du jeu de paume du Ch?teau-Rouge (3). En 1653, leur maison, devenue trop petite, est remplacée par une plus vaste qu’elles construisent sur la rue des Capucins (4).

(1) Ancienne rue de l’Eperon ou des Etuves de Gournetz. (M N. Periaux, Via. des rues de Rouen, p. 609. Rouen, 1870-71).

(2) Ancienne rue Pincedos, Pince-Doz ou Pinchedos, sur les anciens fossés de la ville. (M. N. Periaux, loc. cit. pp. 389, 90.)

(3) M. Ch. de Beaurepaire, Recherches sur les établissements d’instruction publique et la population dans le diocèse de Rouen, IIe partie, ch. io, dans les mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. vi de la III’ série et XXVI de la collection.

Ce magnifique travail est appelé à rectifier bien des idées fausses, tenues pour vraies jusqu’à présent, sur le degré d’instruction de nos ancêtres. L’aridité du sujet a complètement disparu sous la plume élégante et ferme de M. de Beaurepaire. Nous sommes heureux de savoir que cette laborieuse étude, revue et augmentée, est en voie de réimpression.

(4) Ancienne rue Coquereaumont. (M. N. Periaux, loc. cit., pp. 82, 148)

En 1690, elles furent ruinées par l’incendie de leur maison dé la rue de la Seille et une faillite due à l’infidélité de leur homme d’affaire. La municipalité leur vint en aide par le prêt, pour un an, de quatre muids de blé ? pour ? leur soutenir la vie pendant quelque temps, et les ? mettre en est?t de continuer les écoles publiques qu’elles ? ont toujours entretenues et entretiennent encore tous ? les jours gratuitement pour l’instruction de la jeu? nesse (1).

Depuis longtemps déjà les échevins leur étaient devenus ? plus sympathiques. On trouve les motifs de ce revirement dans un acte du 18 août 1668. ? Les Ursulines, ? y est-il dit, ? s’acquittoient, autant bien qu’on pouvoit le désirer, ? de l’instruction des jeunes filles, en leur enseignant les ? maximes du véritable chrétien, à lire, écrire, et faire ? toutes sortes d’ouvrages, de manière que ’toute la ville ? avoit juste subject de satisfaction des peines, vigilances ? et soins qu’elles prenoient pour leur instruction. (2). ?

A Dieppe, à la fin du XVIIe siècle, quinze religieuses sur cinquante-cinq, se consacraient exclusivement à l’instruction de 4 à 500 jeunes filles. A Rouen, en 1630, elles enseignaient gratuitement la lecture, récriture et le travail manuel à 400 enfants. En 1665, vingt-cinq ou trente re

(1) ?rch. de la Seine-Ins. D. 407. — Arch. de l’H?tel-de-Tille de Rouen, délib. du 16 août 1707. Citées par M. de Beaurepaire.

(8) Délib. des Echevins du 18 août 1668. (Arch. de la Seine-Inférieure. D. 405. Citée par M. de Beaurepaire.)

ligieuses sur soixante-et-une, en 1090, quarante sur soixante-quinze se consacraient à l’enseignement (1).

Le besoin d’instruction s’imposait alors si impérieusement, gr?ce en partie à l’action des Ursulines, ? qued’au? tres communautés fondées à l’origine, ? dit M. de Beaurepaire. ? dans un but différent, s’étaient vues dans la né? cessité de se consacrer à l’enseignement, les échevins ? faisant de l’acceptation de cette t?che une condition ri? goureuse de leur admission ou de la protection qu’elles ? réclamaient. (2). ?

VIII.

Marie-Madeleine Hachard, en religion, sœur SaintStanislas, était de celles à qui la fonction d’institutrice convenait le mieux. Elle avait le cœur bon, affectueux, l’esprit cultivé, une instruction remarquable pour son sexe et pour son temps. Elle était pieuse, quelque peu crédule, mais nullement bigote. Ayant remis ses jours dans les mains de la divinité, elle allait son chemin le sourire aux lèvres, aimant, se faisant aimer, plaisantant des mésaventures de voyage, secouant les oreilles après chaque danger, contente de voir la Louisiane si Dieu ne jugeait à propos de lui donner un lit au fond de la mer.

(1) M. de Beaurepaire, loc. cit.

(2) M. de Beaurepaire, loc. cit., IIe part., p. 199 de la réimpression.

La supérieure actuelle des Ursulines de la NouvelleOrléans écrivait à M. Boimare, il y a quelques années, que, après trente-cinq ans d’enseignement, la sœur SaintStanislas emporta outre-tombe les regrets de toute la communauté et qu’elle laissa un gros volume manuscrit que les sœurs ne consultent guère.

Ce qui rend cette aimable fille particulièrement sympathique, c’est qu’elle allait à la Louisiane autant par patriotisme que par dévotion.

Elle pense que la ville de Rouen doit être fière d’avoir vu na?tre les découvreurs du Mississipi et les premiers pionniers de la Louisiane; elle espère que les religieux et religieuses de Normandie qui travaillent encore ? de tout ? leur possible à l’instruction et salut des ?mes de ces ? pauvres sauvages, ? engageront ses compatriotes à tenter la découverte de nouvelles terres. Elle rappelle avec bonheur que les Indiens considèrent la Normandie comme la province la plus glorieuse et croient les Normands capables de réussir dans toutes leurs entreprises (1).

Dans un opuscule cité plus haut se trouve une Relation du Voyage des Fondatrices de la Nouvelle Orléans, écrite aux Ursulines de France, par la première supérieure; la mère St. Augustin. Cette relation est absolument la même que celle de Madeleine Hachard, sauf quelques petites phrases ajoutées après coup comme

(1) lettre du 24 avril 1728.

celle-ci, de la p. 35: ? Autant que possible nous ne prendrons de religieuses que de trente à quarante ans. ?

On retrouve dans la relation de Madeleine Hachard l’orthographe, la ponctuation, la tournure de phrase et d’esprit des lettres; d’un autre c?té, on ne peut pas admettre de sa part un abus de confiance ou un larcin. On doit regarder comme certain que sa supérieure l’a chargée de rédiger la relation du voyage et l’a signée comme sienne après y avoir fait quelques petites additions. Etant l’auteur de ce travail, Madeleine a pu, sans manquer aux convenances, en envoyer une copie à son père.

On ne sait de sa famille que ce qu’elle en dit elle-même. Son père était bourgeois de Rouen. Elle avait un frère religieux, un autre qu’elle aurait voulu voir prêtre ou missionnaire jésuite. De ses quatre sœurs l’une, l’a?née, était religieuse à Saint-Fran?ois et avait avec elle, comme élève ou postulante, sa sœur Elisabeth ; Louison était postulante au Val-de-Gr?ce; de la quatrième, Dorothée, on ne sait que le nom.

En 1778 on trouve à Rouen un nommé Jean-Baptiste Hachard, fils de Fran?ois. L’un serait-il son neveu, l’autre ce frère qu’elle aurait voulu voir prêtre ou missionnaire?

Jean-Jacques Hachard, ma?tre en chirurgie, de la paroisse d’Harfleur, marie un fils Jacques-Fran?ois en 1776, et un second fils, Jacques-Toussaint, en 1792.

On trouve encore au Havre, en la même année 1792, Jean-Jacques Hachard, fils de Jacques-Laurent (1).

La répétition du prénom Jacques et l’orthographe dunom portent à croire que toutes ces personnes étaient parentes, même à un degré assez rapproché. Etaient-elles aussi parentes de Madeleine Hachard?

IX.

Le livre de Madeleine Hachard, imprimé à Rouen, chez Antoine Le Prevost, rue Saint-Vivien, en 1728, forme un petit volume in-12.

On n’en conna?t que trois exemplaires : celui de M. Paul Baudry, celui des dames Ursulines de la rue des Capucins, celui vendu par M. Boimare à un américain.

En 1865, M. Paul Baudry en a fait une réimpression, a 50 exemplaires, pour la Société des Bibliophiles Normands. Il y a joint une notice très-remarquable et par l’atticisme delà forme et par l’étendue des recherches.

Cette réimpression, destinée aux bibliophiles, reproduit textuellement, et lettre pour lettre, l’édition de 1728.

(1) Arch. dép. de la Seine-Inf. F. de l’arch. — Dispenses de ban, requêtes, informations, etc. (Ha.-Hal ).

J’adresse les plus vifs reraerc?ments:

A M. Boimare, qui m’a fourni une copie du texte et un grand nombre de documents précieux et inédits sur la fondation de la Nouvelle-Orléans;

A M. Paul Baudry qui, en me confiant obligeamment son exemplaire de l’édition originale, m’a permis de donner à mon œuvre toute la perfection possible;

A M. Charles de Beaurepaire, à qui je dois particulièrement de la reconnaissance pour ses démarches et ses bienveillantes communications;

A M. Ed. Frère et à M. Gosselin, qui ont eu la bonté de mettre à ma disposition des ouvrages et des pièces du plus grand intérêt.

Gabriel Gravier.

Rouen, le 16 avril 1872.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans DU VOYAGE

DES DAMES RELIGIEUSES

URSULINES

A LA NOUVELLE ORLEANS

’Parties de France le 22 Février 1727. et arrive^ à la Louijienne le 23 Juillet de la même année.

Le nom desquelles Dames ^Rgligieufes sont marque^ dans ladite rRelation.

cA %pUEN, Chez Antoine LE PREVOST, ru? Saint Vivien.

M. DCC. XXVIII. oAvec Approbation et Permission.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans LETTRE

ai l’Orient, ce 22. de Février 1727.

Mon Cher Pere,

J’ai re?û toutes les Lettres que vous m’ avez sait Thonneur de m’écrire, vous me demandez un détail éxact de tout ce qui s’est passé dans n?tre route, c’est un effet de v?tre bonté de vous interresser à ce qui nous regarde. II est juste de contenter vos desirs pour vous satisfaire: Voici un espéce de Journal de n?tre marche depuis Roiien jusqu’à l’Orient, Ville Maritime de Basse Bretagne proche le Port-Louis.

Vous le lavez, mon cher Pere, & je croi avoir déja eu l’avantage de vous le mander, c’est le Révérend Pere de Beaubois de la Compagnie de Jesus, qui a formé le noble projet de n?tre établissement à la nouvelle Orleans, ce Missionnaire est plein de zéle, & de sagesse; vous ne s?auriez croire combien il a eu d’obstacles à surmonter pour faire réussir son entreprise; il en est cependant heureusement venu à bout avec le secours du Ciel.

Vous s?avez encore, mon cher Pere, que nos Révérendes Meres, je veux dire Madame Tranchepain, choisie pour être la Supérieur, Madame Jude pour Mere Assistante, & Madame le Boullenger pour Dépositaire, se rendirent à Paris long tems avant nous pour contracter au nom de notre petite Communauté avec Messieurs de la Compagnie des Indes, ces Messieurs trés-zélez pour la Religion, en ont usé avec nous de la maniere du monde la plus gratieuse, la fondation nous paro?t également solide & avantageuse.

Les affaires qui concernent n?tre établissement, étant réglées à Paris, n?tre Révérende Mere Supérieure en partit avec ses deux chéres Compagnes pour se rendre à Hennebon, il convenoit de prendre des mesures avec le Révérend Pere de Beaubois, l’habille conducteur de toute cette entreprise, ce Révérend Pere étoit à Hennebon, Ville peu éloignée de s Orient, o? il attendoit le départ d’un Vaisseau qui devoit incessamment mettre à la voile, nos Révérendes Meres eurent le bonheur de l’y trouver, mais elles ne pûrent conférer avec lui que pendant peu de jours; ce Révérend Pere fut obligé de ?’embarquer, il méne avec lui une bonne recrue de fameux Missionnaire, je les crois à present être bien prés de la Louisienne, pays fortuné aprés lequel je soupire comme aprés la Terre de promission, je voudrois de tout mon cœur être déja dans le Monastére qu’on nous y b?tit.

Vers le dix-huit d’Octobre 1726. nous re?ûmes ordre de nous rendre à Paris, le jour de n?tre départ fut fixé au vingt quatre du même mois, si je parus vous quitter, mon cher Pere, ma chere Mere, & toute ma famille, d’un œil sec, & même avec joye, mon cœur n’en souffroit pas moins, je vous avouerai que j’ai éprouvé dans ces derniers momens de rudes combats, mais enfin le sacrifice est fait, & je me s?ais bon gré d’avoir obéi au souverain ma?tre de notre destinée, il n’est point nécessaire de vous répéter toutes les marques d’amitié que j’ai re?û?s des Dames Religieuses Uriulines de Rouen, & en particulier des Dames de Vigneral & de Lamberville, qui sont à la tête de cette aimable & illustre Communauté, il me suffit de vous assurer que je n’en perdrai jamais le souvenir, ici va commencer notre Journal, si je ne vous dis rien capable de piquer la curiosité, j’aurai du moins le mérite de l’obéïssance, vous voulez du détail, je t?cherai de ne rien omettre.

Le Jeudi vingt-quatre Octobre 1726. je partis de Rouen dans le Carosse de Paris, j’avois pour compagne ou plût?t pour conductrices deux Dames Religieuses Ursulines, qui devoient faire une partie de la nouvelle Communauté, l’une étoit la Mere de Saint Fran?ois Xavier Religieuse Ursuline du Havre, l’autre étoit Madame Cavelier de Rouen Religieuse Ursuline d’Elbeuf, toutes deux d’un caractére assez différent, cependant toutes deux d’un aimable commerce, nous din?mes à Fleury, & nous fûmes coucher à Saint Clair, nous y arriv?mes trés-tard, les chemins étoient si mauvais que nous fûmes contraints de faire plus de deux lieu?s de nuit, je vous avouerai que j’eus grande peur de marcher si long-tems au milieu des plus épaisses ténébres.

Le lendemain vingt-cinq nous pass?mes par Magny, Monsieur le Confesseur des Dames Ursulines de cette Ville nous arrêta de la part de Madame la Supérieure, nous mont?mes au parloir pour la saluer, nous y trouv?mes un déjeuner bien aprêté, nous re?ûmes de ces Dames mille honnêtetez, elles sont toutes gratieuses, notre Mere Supérieure, Madame Tranchepain, & Madame Jude ont demeuré dans cette Maison plusieurs années, elles y sont fort estimées, c’est sans doute en leur considération qu’on nous a fait tant d’amitiez, le soir nous couch?mes à Pontoile, nous loge?mes chez les Dames Ursulines de cette Ville, elles nous re?ûrent & régalérent trés-bien.

Nous pass?mes le vingt-six par Saint Denis, & nous arriv?mes à quatre heures à Paris à l’endroit o? f arrête le Carosse, nous y trouv?mes la Touriere des Dames Ursulines de Saint Jacques qui nous y attendoit depuis neus heures du matin, avec ordre de Madame la Supérieure de louer un carosse, mais nous avions déja retenu un fiacre, qui nous porta chez lesdites Dames Ursulines de Saint Jacques, o? nous fûmes re?û?s on ne peut pas mieux, l’on nous donna à chacun un apartement, Madame la Supérieure eut la bonté de nous y conduire elle-même.

Nous espérions ne rester à Paris que trés-peu de jours, mais le Révérend Pere d’Avangour, Procureur de la Mission du Canada & de la Louisienne, nous dit que nous y resterions plus d’un mois, que notre embarquement étant désigné à F Orient, et le B?timent qui nous devoit porter à la Louisienne n’étant pas encore en état, il étoit plus à propos de rester à Paris qu’à l’Orient, o? nous aurions le tems de nous ennuyer, ce retardement me fit une vraye peine, je ne pen??is nuit & jour qu’à notre Mission, cependant il fallut prendre patience, les bonnes manieres de toutes les Dames Ur?ulines avec lesquelles j’avois l’honneur d’être, adoucirent mes douleurs pendant notre séjour à Paris.

Elles ont eu mille & mille bontez pour nous, Madame de Saint Amand la Supérieure, Dame d’un mérite infini, nous a fait present de livres qui seront nécessaires à notre Communauté, & elle a eu la bonté de vouloir bien se charger de nos commissions, quand nous aurons besoin de faire venir à la Louisienne quelque chose de France : Je vous

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans assure, mon cher Pere, que j’ai re?û de la part de toutes ces Dames les marques de la plus sincére amitié, je ne vous dirai point que dans ce Paradis Terrestre j’ai été tentée & que la tentation a été des plus délicates, mais le Seigneur m’a soutenue, fortifiée de sa grace, j’ai préféré le sejour de la Nouvelle Orleans à celui de Paris; je vous avouerai seulement qu’au moment de la séparation il y a eu de part & d’autres bien des larmes répandues, j’ai éprouvé que j’étois déja attachée, & que sans peine je me serois accoutumée dans cette agréable maison -, mais, mon cher Pere, quand Dieu parle il faut obé?’r, ceci doit être secret, je me reconnois tout-à-fait indigne de l’honneur que ces Dames vouloient me procurer en me recevant dans leur illustre maison.

II étoit incertain s’y partant de Paris nous irions par Orleans & ensuite sur la Loire pour nous rendre ici, lieu de notre embarquement, ou si nous irions par la Bretagne, mais il fut à la fin conclû que ce seroit par la Bretagne.

Nous part?mes de Paris avec le Révérend Pere Doutrelo & le Frere Crucy Jesuites, qui devoient venir avec nous à la Louisienne, le huit Décembre à cinq heures du matin, aprésavoir entendu la sainte Messe, recité les Prieres des voyageurs & déjeûné, le Carosse de Bretagne vint nous prendre à la porte du Con vent, il nous en cou ta quarante livres par chaque personne pour nous porter jusqu’à Rennes, sans compter la nourriture.

De Paris nous fumes d?ner à Versailles, on nous fit voir le magnifique Palais du Roi, il y a dequoi satisfaire la curiosité, j’eus souvent la pensée de fermer les yeux pour me mortifier, ce genre de mortification ne laisse pas de couter, le soir nous couch?mes à un Village appellé la queue; le lendemain neuf de Décembre nous d?n?mes à Dreux, petite Ville assez peuplée, & fort jolie, le soir nous couch?mes à Bresolles;

Le dix nous din?mes à Hodan, là nous trouv?mes un Cavalier de bonne mine qui suivoit n?tre même route, il voulut en payant quelque chose au cocher remplir la huitiéme place de n?tre Carosse, pour disoit-il, passer le temps plus agréablement avec une si aimable compagnie, nous ne le re?ûmes pas des mieux, le Révérend Père Doutrelo, pour le dégouter de son dessein, lui fit entendre que nous avions trois heures de silence à garder matin & soir, le Cavalier repliqua que si nous ne voulions pas parler, il fentretiendroit avec le Frere Crucy, mais quand il se fut fait conno?tre nous v?mes bien que nous aurions besoin de lui, qu’il falloit le ménager, qu’étant le Président de Mayenne o? nos Caisses, Valise & paquets devoient être visitez, il pourroit nous sauver cette visite, qui cause toujours du retardement & de l’embaras, nous le re?ûmes dont, il en usa avec nous avec beaucoup de politesse.

Le Révérend Pere Doutrelo le pria d’user de son autorité dans sa Ville, pour empêcher l’ouverture de nos Balots, il nous le promit & nous tint parole, il eut l’honnêteté de se rendre au Bureau de la Douane, &rien ne fut visité, nous couch?mes à Mortagne, aprés avoir passé un endroit assez dangereux o? le Carosse de Ca?n à Paris avoit été volé il y avoit huit jours, les chemins commen?oient à être très mauvais.

Le onze nous din?mes au Mefie & nous couch?mes à Allen?on, je ne puis rien dire de cette Ville, nous y arriv?mes de nuit & nous en part?mes le lendemain douziéme avant le jour, il n’étoit pas encor trois heures du matin que nous étions déja en route, les chemins étoient si peu praticables qu’à peine avions nous fait une demie lieu?, qu’il fallut mettre pied à terre, n?tre

B

Carosse embourbé parfaitement, les chartiers joignirent aux douze chevaux qui nous menoient vingt-deux bœufs pour tirer n?tre équipage d’un mauvais pas, nous ne l’attendions point, nous continu?mes n?tre chemin & fimes environ une lieu? à pied, nous avions trés froid, & nous ne trouvions pas de maisons o? nous retirer, nous fûmes obligez de nous asseoir sur la terre, le Révérend Pere Doutrelo se mit sur une petite hauteur dans un bois voisin, là comme un autre Saint Jean-Baptiste, nous exhortoit à la penitence, dans le fond nous avions besoin de patience, aprés nous être un peu reposez, nous repr?mes notre route, & à la fin nous eumes le bonheur de trouver une petite Chaumiére, dans laquelle il n’y avoit qu’une pauvre femme couchée, ce ne fut qu’aprés bien des supplications & des promesses qu’elle nous fit la grace de nous ouvrir sa porte, elle n’avoit ny bois ny chandelle, il nous fallut faire du feu avec du genêt, à la lumiere duquel le Révérend Pere dit son Bréviaire en attendant le jour, nous ne manqu?mes pas de récompenser la charité de la bonne femme.

Notre Carosse ne vint nous rejoindre qu’à plus de dix heures, nous ne pûmes faire ce jour-là que quatre lieues, presque toutes à pied, malgré la fatigue nous ne laissions pas de rire souvent, il arrivoit de temps en temps de petites avantures qui nous divertisfoient, nous étions tous crotez jusqu’aux oreilles, les Voiles de nos deux Meres étoient mouchetez de terre demi-blanche, cela faisoit un effet des plus dr?les, nous arriv?mes le soir à Majenne, Monsieur notre Président en nous quittant nous pressa fort de venir loger chez lui, nous ne crûmes pas devoir accepter ses offres toutes gratieuses qu’elles étoient, nous fumes à l’Auberge o? nous ne rest?mes pas long-tems fans nous coucher, car nous étions trés-lasses, j’oublie à vous dire que pendant la route nous ne gard?mes pas scrupuleusement nos six heures de silence, annoncée par le Révérend Pere Doutrelo.

Le treize nous fumes coucher à Laval, c’est une Ville fort jolie, il y aune Communauté d’Ursulines, mais nous ny sumes pas loger, il étoit trop tard & il ne convenoit pas de déranger une Communauté à heures indu?, de plus nous devions partir le lendemain de grand matin, c’étoit un Dimanche, le Pere Doutrelo nous dit la Messe à la Paroisse qui est vis-à-vis l’Auberge o? nous étions logez, nous primes ensuite une tasse de Chocola pour n?tre déjeuner avant que de partir, toute la Ville étoit à la porte de n?tre Auberge pour nous voir monter en Carosse, quoi-qu’il tomb?t fortement de la pluye, cela n’empêcha pas le peuple d’être dans la ru? depuis cinq heures du matin jusqu’à huit à nous attendre, je remarqué en cette occasion que les Habitans de cette Ville, sont aussi curieux qu’on l’est à Roûen pour ne rien voir de rare.

Nous all?mes ce jour-là d?ner à Vitrel, le Frere Crucy fut député pour nous faire aprêter à manger à l’Auberge, pendant que nous irions saluer Madame la Supérieure des Ursulines de cette Ville, elle prit le Pere Doutrelo pour un Prêtre de l’Oratoire, nous la laiss?mes dans cette pensée, son erreur nous a bien diverti; en voyage, mon cher Pere, on rit de tout, aprés une heure de conversation avec cette Dame Supérieure, nous fumes d?ner à l’Auberge & mont?mes ensuite en Carosse, toute la Ville étoit encor en mouvement pour nous voir, vous ne croyez peutêtre pas que votre fille dût un jour ainsi piquer la curiosité des Villes entiéres.

Ce jour-là quinze Décembre nous couch?mes en un petit Village, o? nous trouv?mes à l’Auberge deux Peres Capucins qui cherchoient à loger, notre Révérend Pere les invita à souper avec nous, on avoit envie de les bien régaler, mais on ne put avoir qu’une soupe au lait avec une omelette & quelque bagatelle pour dessert, si nous ne dépens?mes pas beaucoup nous r?mes bien en récompense, nous avons toujours été de trésbonne humeur.

Enfin le Mardi seize nous arriv?mes à Rennes Ville Capitale de la Bretagne, les Dames Urfulines eurent la bonté d’envoier leur Tourriere un quart de lieue au devant de nous, cette bonne sœur nous fit entrer chez un des principaux de la Ville pour nous chauffer, car il faisoit trés-froid, le ma?tre de la maison nous re?ut parfaitement bien, & nous vint conduire jusques dans un Carosse qui nous attendoit à la porte pour nous mener aux Ursulines.

Je ne puis vous dire toutes les honnêtetez que nous avons re?ues de cette aimable Communauté, il étoit dix heures du matin quand nous y arriv?mes, & nous y rest?mes jusqu’au lendemain matin huit heures, pendant tout ce temps il n’est point d’attentions, de gracieusetez & d’amitiez dont l’on ne nous ait accablez de la part de ces Dames, le Pere Doutrelo fit sa résidence au Collége des Jésuites.

Plusieurs Révérends Peres de ce Collége nous firent Fhonneur de nous rendre visite au Parloir, & nous engagérent à venir voir leur maison & leur Egliie, le Collége de Rennes est mille fois plus beau que celui de Rouen, les B?timens en sont magnifiques & trés-commodes, quoique l’Eglise soit trés-belle, je trouve cependant dans l’Eglise du Collége de Rouen quelque chose de plus frapant & de plus auguste, je donnerois au?si la préférence au jardin du Collége de notre bonne Ville, pendant que nous visitions le Collége, & que nous recevions bien des honnêtetez de la part des Révérends Peres qui le composent, le Frere Crucy étoit occupé à faire mettre en état les deux Chaises qu’il avoit arrêtées pour continuer notre route, il vint nous prendre en Caro?Te & nous conduisit à la Messagerie le prix de ces Chaises étoit de vingt livres par tête pour nous porter en un jour de Rennes à Hennebon.

Nous fumes d?ner à Hors & coucher à Hennebon, le Révérend Pere Doutrelo avoit envoyé devant son valet à cheval, pour nous annoncer à Madame Tranchepain, notre chére Supérieure de la Louisienne, elle demeuroit depuis quelque tems chez les Dames Ursulines de Hennebon, o? elle nous attendoit, comme il étoit tard, cette sage Mere nous fit dire de coucher à l’ Auberge pour ne pas déranger la Communauté o? elle n’étoit pas ma?tresse, & qu’elle envoyeroit le lendemain une Tourriere qui nous conduiroit au Monastére, nous obé?mes sans peine à des ordres si raisonnables.

Le lendemain huit heures nous arriv?mes aux Ursulines, n?tre chére Supérieure nous re?ut à bras ouverts, & nous fit mille & mille amitiez, la Supérieure de la maison, Dame d’unvray mérite, nous re?ut pareillement bien, elle fit donner une Chambre au-dehors au Père Doutrelo, un jour aprés notre arrivée je vis venir deux Religieuses Ursulines de Plehermel conduite par le Révérend Pere Tartarin Jesuite, Missionnaire de la Louisienne, nous en avons encore une de Hennebon, ainsi notre Communauté est composée de huit Religieuses Professe, savoir Madame Tranchepain Supérieure, mes Dames Jude & Boulenger de la maison de Rouen, de Madame de Saint Fran?ois Xavier, de la maison du Havre,

de Madame Cavelier, de la maison d’Elbeuf, de 1 deux Dames de la maison de Plehermel, & d’une Dame de la maison de Hennebon, il y a deux postulantes, ma Sœur le Massif venue de Tours & moi, & une Converse qui est la Sœur Fran?oise, en tout nous sommes onze, sans compter deux Servantes, il y a bien des Communautez en France, qui ne sont pas st nombreuses, mais je doute fort qu’il y en ait dont tous les membres soient plus unis & plus contents de leur sort.

J’oublie à vous dire, mon cher Pere, que sur toute la route depuis Paris jusqu’à Hennebon, nous avons été presque toujours en guerre le Frere Crucy & moi, le Révérend Pere Davangour m’avoit chargée d’être sa Directrice, & Madame de saint Amand, Supérieure de saint Jacques, l’avoit chargé d’être mon Directeur, nous nous sommes acquitez de notre commission à merveille, de temps en temps nous nous disions avec franchise nos véritez, le tout se faisoit gayement, de mon naturel je ne suis pas mélancolique, le bon cher Frere ne l’est pas non plus, de fois à autre on rioit à nos dépens, mais étant les plus jeunes il nous convenoit de défrayer la Compagnie.

Les Révérends Peres Tartarin & Doutrelo, qui doivent faire le voyage avec nous, sembarquérent le lendemain pour l’Orient afin de presser la charge du Vaisseau qui doit nous porter à la Louifienne, nous fumes témoins de l’embarquement, il se fit à la porte du Monastére que la Mer arrose, nous v?mes les deux Peres monter dans une jolie petite barque, & nous leur souhait?mes un bon voyage.

Nos Révérendes Meres avant de partir de Rouen m’avoient accordé deux graces. Premiérement, que mon Noviciat commenceroit du jour de mon départ de Rouen pour Paris. Secondement, que je prendrois le Saint Habit de Religion à Hennebon, ayant re?u mon extrait Baptistaire que vous avez eu la bonté de m’envoyer, je fis ressouvenir Madame Tranchepain de sa promesse, elle m’écouta volontiers, & me la tenue fidellement, le Révérend Pere Doutrelo se donna la peine d’aller à Vennes demander la permission à Monseigneur l’Evêque, ce Prélat l’accorda sans difficulté, la Cérémonie de ma Prise d’Habit se fit le dix-neuf de Janvier 1727. avec beaucoup de solemnité, j’ai pris le nom de Saint Stanislas, Madame Tranchepain n?tre Supérieure régala

c

toute la Communauté d’Hennebon, le lendemain de ma Vêture, l’on me donna le voile noir, que je conserverai pendant tout le voyage.

D’Hennebon nous nous embarqu?mes dans un Caroffe d’eau sur la mer, dans lequel Monsieur Morin, riche Marchand de l’Orient, eut la bonté de venir avec nos Révérends Peres pour nous prendre & nous amener ici, nous ne fumes nullement incommodez des deux lieues que nous fimes sur mer, nous avons toujours logé chez ledit Sieur Morin, c’est un homme d’une grande polite?fe & d’un vrai mérite, nous lui avons bien des obligations, nous sommes chez lui presque au?si commodement que dans une Communauté, nous y avons une Chambre qui nous sert de Chœur, une autre de Refectoire, & plusieurs autres de Dortoirs.

Nos Révérends Peres menent avec eux un Menuisier, un Serrurier, & plusieurs autres ouvriers, pour nous mon cher Pere, n’en soyez pas scandalisé c’est la mode du païs, nous menons un Morre pour nous servir, nous menons aussi un fort joli petit chat, qui a voulu être de notre Communauté, supposant apparemment qu’il y a à la Louisienne comme en France, des souris, & des rats.

Je ne suis nullement f?chée des bruits que l’on fait courir dans Rouen, sur mon sujet, on prétend que je n’en suis point partie, & qu’on m’y voit souvent, cela m’est glorieux d’être en même tems dans deux Villes si éloignées l’une de l’autre, je me souviens d’avoir lû dans la Vie de Saint Fran?ois Xavier, que ce grand Ap?tre des Indes & du Japon se trouvoit souvent tout à la fois en divers lieux, ce qui est regardé comme un trésgrand prodige, je ne suis pas mon cher Pere, une assez grande Sainte pour opérer de pareils miracles, je suis certainement, non à Rouen, mais à l’Orient, & j’y suis toujours trés-gaye & tréscontente dans ma vocation, bien résolue d’en remplir les devoirs le mieux qu’il me sera possible.

II partit d’ici le deux de ce mois un vaisseau pour Pontichery, il porte trois Révérends Peres Jésuites Missionnaires, avant leur départ ils nous ont fait l’honneur de nous venir voir & de d?ner avec nous plusieurs fois, ils voulurent débaucher la moitié de notre Communauté pour établir un Convent d’Ursulines à Pontichery, mais le Révérend Pere Tartarin n’en a voulu donner aucune, nous avons la consolation d’être transportées dans un vaisseau, dont tous les principaux Officiers, nous paroissent de trés-honnêtes gens.

Nos Révérends Peres ne veulent point que nous disions n?tre, comme vous s?avez que l’on dit dans les Convents, parce que, disent-ils, au premier moment nous entendrions les Matelots f en mocquer, & diroient notre soupe, notre bonnet, ainsi du reste, & il se trouve que depuis qu’ils nous l’ont deffendu, je ne s?aurois m’empêcher de le dire, & même jusques à dire notre nez, & le Pere Tartarin me dit souvent, ma Sœur levez notre tête, & le tout pour rire & nous distraire de nos fatigues.

Le Révérend Pere Tartarin dit, qu’il se moquera bien de nous si nous nous trouvons indisposées sur la mer aprés notre embarquement & nottamment de celle qui commencera, je souhaite être la premiere pour en être plût?t quitte, & avoir le plaisir de rire des autres à mon tour.

L’on embarque dans notre vaisseau une quantité de Moutons & cinq cens Poulies, on n’a pas envie, comme vous le voyez, que nous mourions de faim sur la route.

Enfin, mon cher Pere, est arrivé ce jour, ce grand jour, ce jour tant désiré, pour notre départ, le vent f est rendu favorable, & l’on nous avertit presentement, qu’il faut nous embarquer dans une heure, je ne puis vous exprimer la joye de toute notre Communauté, pour la mienne elle ?eroit sans pareille, si elle n’étoit tempérée par la douleur que je ressens en m’éloignant de vous, & de ma chere Mere pour qui j’aurai toute ma vie la plus vive reconnoiuance, lors que je me rapelle toutes les bontez que vous avez eû?s pour moi, je ne puis que je ne m’attendrisse, il n’y a que Dieu seul dont j’entens & je suis la voix qui puisse me séparer de parens, dont j’ai mille fois éprouvé la tendresse & que j’embrasse maintenant de tout cœur.

Nous allons tout presentement nous embarquer quoi que les pacquets de Madame Cavelier & les miens, qu’on avoit envoyez par le Havre pour être transportez ici, ne soient pas encore arrivez, peut-être que le bon Dieu les ayant jugez superflus, aura permis qu’ils soient coulez au fond de la mer, que sa sainte volonté soit faite, s’ils viennent à bon port, on nous les envoyera dans un autre b?timent.

Monsieur Morin à la bonté de venir avec un assez grand nombre des principaux Habitans de la Ville, nous conduire jusqu’à la premiere d?née trois lieu?s sur mer, & ils reviendront ce soir dans une barque.

Je suis embara?fée comment nous allons pouvoir monter dans notre Vaisseau, car il est tréshaut de bord, le Révérend Pere Tartarin dit qu’il nous fera mettre deux à deux dans une pouche, & qu’on nous guindera avec une poulie, comme l’on fait un ballot, mais notre Capitaine quoi que peu expérimenté dans la charge d’une telle Marchandise, nous assure qu’il nous fera monter plus commodément, à s?avoir assises dans un fauteuil l’une aprés l’autre.

Adieu mon trés-cher Pere, je vous supplie de me donner souvent de vos chéres nouvelles, je n’ai rien au monde de plus cher, que vous & ma chere Mere, soyez persuadez qu’il ne falloit pas moins, pour me séparer de vos chéres personnes, que la gloire d’un Dieu, & le salut de ses pauvres Sauvages, mais je vous assure que je ne serai séparée de vous que de corps, je vous serai toujours unie d’esprit & de cœur, mais comme je ne puis rien de moi-même, je m’adresse à celui qui peut seul vous combler de bénédictions je le prie chaque jour, pour la conservation de vos santez, & la fandification de vos ames, je vous demande en grace de ne pas oublier une fille, qui fera toute fa vie, avec le plus profond refpecl & la plus parfaite reconnoiffance,

MON TRES-CHER PERE,

V?tre trés-humble & trés-obéïflante Fille & fervante Hachard de Saint Staniflas.

(APPROBATION.

J’ai lû par l’Ordre de Monfieur le Lieutenant Général de Police, la Première Lettre d’une Dame Urfuline : je n’y ai rien trouvé qui puiffe en empêcher rimprellion, à Rouen le 10. Juin 1728.

Le Gros.

Vû l’Approbation du Sieur le Gros, permis d’imprimer à Rouen, ce 10. Juin 1728.

DE HOUPPEVILLE.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans LETTRE

A LA NOUVELLE ORL?ANS,

Ce vingt septième O?obre 1727.

Mon Cher Père,

J’ai re?û fhonneur de la v?tre dattée du six Avril dernier, je Pai re?û? le vingt de ce mois veuille de Sainte Ursulle sortant de retraite, jugez mon trés-cher Pere, quelle fut ma joye d’apprendre de vos cheres nouvelles, de celles de ma chere Mere, & de toutes mes sœurs, vous avez dû recevoir deux de mes Lettres, l’une écrite la veuille de n?tre Embarquement à l’Orient Ville de baffe Bretagne, & l’autre à la Caille Saint Louis, un des Ports de l’Isle Saint Domingue, dans la premiere du vingt-deux Février 1727. Je vous marquois tout ce qui s’étoit passé sur notre route depuis Rouen jusqu’à n?tre Embarquement

D

& dans la seconde du quatorze May notre arrivée en cette Isle, vous voyez, mon cher Pere, que je ne perds pas une seule occasion pour vous témoigner la reconnoislance parfaite que j’ai de toutes les bontez que vous avez eu pour moi, mais particulierement de Theureux consentement que vous avez donné à mon départ, contre l’avis de tant de personnes qui fopposoient aux desseins de Dieu, de toutes les obligations que je vous ai, je regarde cette derniere, comme la plus grande, & la plus agréable à Dieu, comme ma reconnoislance quelque parfaite quelle soit, est toûjours peu de chose, je m’adresse tous les jours à N?treSeigneur, & le prie qu’il soit v?tre récompense, & qu’il vous conserve une parfaite santé.

Ceux qui vous ont dit que nous avions été en péril pendant quinze jours à la Rade de l’Orient, ce sont bien trompez, il est vrai que nous fûmes viron un heure en péril, aprés quoi nous secouames les oreilles comme font les Ecolieres, & nous nous remimes en route, il n’y parut plus, sinon que n?tre vaisseau faisoit un peu d’eau, & qu’on étoit obligé de pomper toutes les deux heures, & quelquefois plus souvent, il se peut faire que les habitans de l’Orient nous ayent crûs perdus, mais quand bien même, cela auroit été, nous n’aurions été perdus avec la grace de Dieu, que pour le monde, mais non, N?tre-Seigneur ne Test point contenté de notre bonne volonté, il veut encore ici en voir l’effet.

Vous m’aprenez que ma sœur Loûison postule au Val-de-Grace, je souhaite de tout mon cœur, quelle soit Religieuse dans cette sainte Maison, elle aura savantage d’y vivre avec une personne dont j’honore singulierement le mérite & la vertu, c’est Madame de Quevreville, le Seigneur lui avoit donné comme à moi, vocation pour n?tre établissement de la Louisienne, je comptois bien faire ce voyage avec une si aimable compagnie, mais des raisons de famille l’ont retenue en France, s’y ma sœur m’en cro?t elle suivra exactement les avis du Révérend Pere Houppeville mon ancien Directeur & à present le sien, je desire qu’ils lui soient aussi salutaires qu’à moi.

J’aurai bien de la joye, si ma sœur Elisabeth continue à rester à Saint Fran?ois, quel bonheur pour elle s’y elle pouvoit y être Religieuse avec ma sœur A?née, je me flate que vous m’instruirez des progrès que mon cher frere fera dans les sciences, le plus ardent desir de mon cœur est qu’il soit un jour, ou un bon saint Prêtre, ou un fervant Missionnaire Jesuite, le frere d’une de nos Meres, est Missionnaire à cinq ou six cens’ lieues d’ici c’est le Révérend Pere Boullanger Jesuite, je suis cependant un peu fachée contre mon frere de ce qu’il ne m’a point écrit, s’y c’est une plume qui lui manque qu’il me le dise confidament, & je lui en envoyerai une, o? si c’est qu’il ait oublié à écrire c’est une autre affaire je le prie de raprendre, & de me donner par la premiere occasion, de ses nouvelles, j’attens aussi la même grace de ma sœur Dorothée que j’embrasse de tout mon cœur.

Pour mon frere le Religieux, il ne m’a pas fait l’honneur de m’écrire, seroit-il faché contre moi, ou me cro?t-il fachée contre lui, il est vrai que pour me détourner de mon dessein, il me dit avant mon départ bien des choses qui ne devoient pas me faire plaisir, mais j’ai regardé tout cela comme une épreuves & même comme une marque de son amitié, mon cher Pere, quand on est assuré de faire la volonté de Dieu, on compte pour rien les discours des hommes, bien des gens ont traité n?tre entreprise de folie, mais ce qui est folie aux yeux du monde, est sagesse aux yeux du Seigneur, sy ce cher frere est encore faché contre moi de ce que je n’ai pas déferé aveuglement à ses avis, je vous iuplie de faire ma paix avec lui, s’y je ne lui écris pas, c’est que naturellement timide je n’ose prendre cette liberté qu’il ne m’en ait donné auparavant la permission, je crois cependant qu’il ne m’a pas oublié pendant n?tre Navigation. II me semble même avoir ressenti l’effet de ses fervantes prieres dans plusieurs rencontres, ou je vous assure que nous devions périr, chacun disoit dans notre Vaisseau nommé la Gironde, que de dix Vaisseaux qui auroient autant de secousses que le notre, il n’y en auroit pas un de réchapé, qu’il falloit qu’il y eut de bonnes ames qui priassent pour nous, à la tête de ses bonnes ames je mettois toûjours ce cher frere, je vous prie de rassurer que je conservé toûjours pour lui l’attachement le plus sincere

Quoi que je ne connoiffe pas encore parfaitement le Païs de la Louisienne je vais cependant, mon cher Pere, vous en faire un petit détail, & je puis vous assurer qu’il ne me semble pas être à Missicipy, il y a autant de magnificence & de politesse qu’en France, les Etoffes d’or & de Velours y sont communes, quoi que trois fois plus cheres qu’à Rouen, le Pain y coute dix sols la livre, il est fait de farine de Bled dinde autrement Bled de Turquie, les œufs quarante-cinq & cinquante sols la douzaine, le lait quatorze sols le pot, moitié mesure de France, nous y mangons de la viande, du Poisson, des Poix & des Féves Sauvages, & plusieurs fruits & Légumes, comme des Ananas qui est le plus excellent de tous les fruits, des Melons d’eau, des Patates, des Sabotines, qui sont à peu prés comme des Pommes de Rainette grise en France, des Figues Banales, des Pacanes, des Noix d’Arcajous que si-t?t qu’on en mangent prennent à la gorge, des Girmons, qui sont comme des especes de Citrouilles, & mille autres fruits qui ne sont pas encore venus à ma connoissance.

Enfin nous vivons de Bœufs Sauvages, de Chevreuils, de Signes, d’Oirs & Dindes Sauvages, de Liévres, Poulies, Canards, Sercelles, Faisants, Perdrix, Cailles & autres Volailles & Gibier de differentes especes, les Riviéres y sont fécondes en poissons monstrueux, nottament des Barbues, qui est un excellent Poisson, des Rais, des Carpes, des Salmandes, & une infinité d’autres Poissons qu’on ne conno?t point en France, l’on fait beaucoup d’usage ici de Chocolat au lait & de Cassé, une Dame de ce Païs nous en a donné bonne provission, nous en prenons tous les jours l’on fait trois jours gras chaque semaine en Carême, & le cours de l’année le Samedi gras comme aux Isles Saint Domingue, nous nous accoûtumons à merveilles aux vivre Sauvages de ce Païs, nous mangeons du Pain moitié ris & moitié farine, il y a ici du Raisin Sauvage, plus gros que le Raisin Fran?ois, mais il n est point en grape, on le sert dans un plat comme des Prunes, ce que Ton mange davantage & qui est plus commun est du Rit au lait, & de la sagamité que l’on fait avec du Bled d’Inde broyé dans un mortier, puis l’on fait bouillir la farine dans de l’eau avec du Beurre ou de la graisse, le peuple de toute la Louisienne trouve ce manger trés-bon.

J’ai été curieuse de m’informer de l’état du terrain de ce Pays, afin, mon cher Pere, de pouvoir vous en donner quelque petite idée, vous apellez ce lieu-ci tant?t la Louisienne & tant?t Missisipi, mais ce doit être la Louisienne, c’est le nom que lui donna Monsieur Robert Cavelier Sieur de la Salles natif de Rouen, quand il y vint avec le Sieur Joustel & plusieurs autres personnes de la même Ville , faire la premiere découverte en 1676. &en i685. En consideration du Régne de Lot?is le Grand, & ce nom de la Louisienne lui est resté, mais le nom de Missisipi c’est le fleuve qui s’appelloit ainsi, auquel ledit Sieur de la Salle donna le nom de fleuve Colbert, parce que Monsieur Colbert étoit lors Ministre d’Etat, mais ce nom de Colbert ne lui a pas resté, l’on a continué de le nommer le fleuve de Missisipi, & plusieurs le nomment à present le fleuve Saint Louis, c’est le plus grand fleuve qu’il y ait dans toute l’Amérique excepté celui de Saint Laurent, il se joint à ce fleuve de Missisipi une infinité de Riviéres, il a sept à huit cens lieues depuis sa source jusqu’au Golfe du Mexique dans lequel il se décharge, mais il n’est pas Navigable il n’y peut monter & descendre aucuns B?timens mais seulement des petites Chaloupes qui peuvent porter douze ou quinze personnes, d’autant que ce fleuve étant borné par des Forêts de hauts Arbres, la rapidité de ses eaux cave & creuse la terre du Rivage, de fa?on que les Arbres y tombent, & il f en joint à certains lieux une quantité qui ferment le passage de la Riviére,’ ce seroit un travail infini & des dépenses immenses, si l’on vouloit débarasser tous ces Arbres pour rendre ce fleuve Navigable & en état d’y faire monter & descendre des B?teaux, à joindre qu’il y a des bancs de sable par distance, & qu’il y faudroit faire un Talut.

Nous sommes ici plus prés du SoJeil qu’à Rouen, sans cependant y avoir de trés-grandes chaleurs, l’Hiver y est assez modéré, il dure pendant viron trois mois, mais ce ne sont que des petites gelées blanche; l’on nous a assuré que le pais de la Louisienne est quatre fois plus grand que la France, les terres sont trés-fertilles, & raportent plusieurs recoltes chaque année, non pas le long du Fleuve & des Rivieres, car ce ne sont en la plûpart que des Forêts de Chênes, & autres arbres de hauteur & de grosseur prodigieuse, des Rozeaux & des Cannes qui croissent de dix quinze & vingt pieds de hauteur, mais à quelques lieues de là ce sont des prairies, des pleines, & des campagnes, o? il croit une quantité d’arbres nommez des Cottonniers, quoi qu’ils ne raportent point de Cotton; des Chicomores, Meuriers, Chataigniers, Figuiers, Amandiers, Noyers, Citronniers, Orangers, Grenadiers, & autres qui font la beauté des Campagnes, si le terrain étoit cultivé il n’en seroit pas de meilleur au monde, mais pour cela il faudroit qu’il fût autrement peuplé, & qu’il y vint de France des ouvriers de tous métiers, un Homme y travaillant seulement deux jours à bêcher la terre, & y en semenser du bled, en recueillira plus que suffisament pour se nourir pendant toute l’année, mais la plûpart des Peuples y vivent dans l’oisiveté, & ne s’apliquent presque qu’à la Chasse & à la Pêche; la Compagnie fait beaucoup de Commerce de Pelletrie, Castors, & autres Marchandises avec les Sauvages, qui font gens dont la plûpart sont trés-sosiable. Voilà tout ce que j’ai pû aprendre de l’état de ce païs, je vous en informerai plus emplement par la fuite, quand j’en serai plus instruite.

Vous me marquez, mon cher Pere, avoir acheté deux grandes Cartes de l’état du Mifllsipi, & que vous n’y trouvez pas la Nouvelle Orleans, il faut aparament que ces Cartes soient anciennes, car l’on n’auroit pas dû y obmettre cette Ville Capitalle du païs; je suis fachée qu’il vous aye couté eent-dix sols pour n’y pas trouver le lieu de notre residence; l’on va je croi faire de nouvelles Cartes o? notre établissement sera marqué.

Nous avons fait huit jours de Retraite avant la Sainte Ursule, le Reverend Pere de Beaubois nous faisoit tous les jours trois Conferences, notre postulante Demoiselle de Tours a pris l’Habit le jour de Sainte Ursule, & ma Sœur Fran?oise le va prendre le jour de la Toussains, nous sommes ici autant bien logez que l’on peut souhaiter, en attendant que notre Couvent soit achevé de b?tir; il n’y a point de Maison Religieuse qui aye si bien été dans leur commencement; en arrivant ici le Reverend Pere de Beaubois nous aprit qu’il venoit de perdre neuf Nègres qui avoient peri d’un seul coup de vent de Nord, c’est une perte de neuf mille livres, la Compagnie des Indes nous en a donné huit il y a quinze jours, dont deux se sont enfuits aparament dans les bois ou ailleurs, il fen est aussi évadé quatorze ou quinze à la Compagnie le même jour, nous en avons gardé une belle pour nous servir, & le reste nous les avons envoiyés à notre habitation pour cultiver nos terres, cette habitation n’est qu’à une lieue d’ici, nous y avons un Econome & sa Femme qui ont soin de conserver nos intérêts.

Nous gardons ici la cloture avec autant de regularité que les Convents de France; si nous avions le malheur que le Reverend Pere de Beaubois fut malade, & qu’il ne pût pas nous venir dire la Messe, nous la perdrions le jour de P?ques, & même pendant six mois plût?t que de sortir de notre Couvent pour l’aller chercher à la Paroisse.

Les Reverends Peres Tartarin & Doutrelo, font partis d’ici il y a six semaines pour trouver leur poste vers les Illinois, notre Reverend Pere Superieur est maintenant seul ici avec le Frere Parisel.

Je ne vous parlerai point, mon cher Pere, des mœurs des séculiers de ce Pays ne les connoissant pas & n’ayant nulle envie de les conno?tre, mais l’on dit, que ce sont des mœurs bien corrompus & bien médisans, il y a aussi un trésgrand nombre d’honnêtes-gens, il ne s’y voit aucunes de ses filles qu’on disoit y avoir été envoyées par force, il n’en est parvenu aucunes jusques ici, vous dites, mon cher Pere, que le Révérend Pere de Houppeville fait toutes ses dévotes Religieuses, nous aurions besoin ici de ce Révérend Pere, non pas pour y faire des Religieuses, mais des dévotes, car un Révérend Pere Capucin nous assura l’autre jour qu’il n’y en avoit pas une dans tout le pais, ny aux environs.

Toutes nos Meres sont en parfaite santé, excepté n?tre Révérende Mere Supérieure, que nous avons eu le chagrin de voir presque toûjours malade depuis que nous sommes ici, elle est cependant un peu mieux qu’elle n’a été, elle vous salué, ainsi que toute notre Communauté.

Je vous assûre, mon cher Pere, qu’elles ont toûjours mille & mille bontez pour moi, principalement n?tre aimable Mere Supérieure, plus je suis sous sa conduite, plus je l’aime, je re?ois tous les jours de nouvelles marques de sa tendresse, ce qui me fait peine est que je ne le merite pas, je suis contente on ne le peut davantage, enfin autant qu’on le peut être en ce monde, & qui ne le f?roit me trouvant dans une société de saintes filles, l’on voit bien que c’est le bon Dieu qui a lui-même choisi ses sujets, car il n’y a pas une de ses Meres qui n’aye un merite infini, & une dévotion des plus parfaites, notament notre Révérende Mere Supérieure, & la Mere de S. Fran?ois Xavier ma?tresse des Novices, qui étoit aux Ur?ulines du Havre, & avec laquelle je partis de Rouen, nous ne serions pas surprises de leur voir faire des miracles, c’est à moi de marcher sur leurs traces, suivre leurs exemples, & les imiter en tout ce que je pourrai.

Je supose que ma sœur A?née se porte bien, je suis surprise qu’elle ne m’aye pas écrit, je l’embrasse de tout mon coeur & me recommande à ses saintes prieres.

J’oublie à vous dire, mon cher Pere, que dans le péril o? nous avons été dans la Gironde, je promis aux ames du Purgatoire l?x Messes, à condition que vous voudriez bien avoir la bonté de les faire dire, étant persuadé de votre bon cœur, & que vous ne me les refuserez pas.

Ce paquet va partir dans le Prince de Conty, qui vient de nous aporter des Naigres de la Guinée, la Gironde part d’icy au même-temps, ainsi que le Dromadaire, mais j’espére que le Prince de Conty, est le meilleur voillier & qu’il arrivera le premier én France, & mettra à l’instant ce paquet à la poste de l’Orient pour vous être tenu.

Je vous affûre, mon cher Pere, que mon éloignement ne diminue en rien l’estime & le respect que j’ai toûjours eu pour vous, si je n’étois aussi contente dans ma vocation que je le suis, l’éloignement de vos chéres personnes seroit pour moi un chagrin trés-grand.

Je me porte parfaitement bien graces au Seigneur, je souhaite que votre santé soit aussi bonne, je n’ai été nullement incommodée de la mer, quoi que notre traverse aye été tréslongue, & trés-difficile, causée par les vents qui nous ont été presque toûjours contraires, je vous envoye une Relation de tout notre voyage, elle vous fera sans doute plaisir, je finis crainte de vous ennuyer, adieu mon trés-cher Pere, je vous embrasse mille fois, mais non je ne puis vous êtes trop loin, je prie donc mon cher Frere de s’acquitter pour moi de cette aimable commission, je suis de tout mon cœur, dans un profond respect & une parfaite reconnoissance,

MON CHER PERE,

V?tre trés-humble & trés-obéïssante Fille & Servante Hachard de Saint Stanislas.

^APPROBATION.

J’ai lû par l’Ordre de Monsieur le Lieutenant Général de Police, la seconde Lettre d’une Dame Ursuline, je n’y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l’impress?on. A Rouen le 10. Juin 1728.

Le Gros.

Vû VApprobation du Sieur le Gros, permis d’imprimer à Rouen, ce 10. Juin 172S.

DE HOUPPE VILLE.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans RELATION.

A LA NOUVELLE ORL?ANS

Ce vingt-septième O?obre 1727.

VOus m’avez témoigné, mon cher Pere, souhaiter d’avoir une Relation de notre Voyage, c’est un effet de votre bon cœur, de prendre interêt à ce qui nous regarde, s’en est un de ma reconnoissance de vous contenter en tout ce que je pourrai, voici une confession généralle de tout ce qui s’est passé depuis mon départ de France, voyez combien je suis fidéle à vous rendre mes comptes.

Nous nous Embarqu?mes le vingt-deuxiéme Février 1727. dans le Vaisseau de la Gironde commandée par Monsieur de Vauberci, le second

F

Capitaine étoit Monsieur Guéret, ce dernier a eu pour nous des égards & des attentions s’y grandes que nous ne pourons jamais lui en marquer assez de reconnoissance, avant que de nous Embarquer nous fumes prendre congé de Monsieur Dufaillet Commandant de fOrient, & Directeur de la Compagnie des Indes, auquel nous avons aussi beaucoup d’obligation, de-là nous nous rend?mes au Vaisseau accompagné de Monsieur & de Madame Morin & de plusieurs de nos amis qui voulurent bien présider à notre Embarquement, Messieurs nos Capitaines nous re?urent à bord ou ils nous attendoient, mais le vent ayant changé il fut résolu que nous ne mettrions à la voille que le lendemain, ce retardement nous donna le temps de nous arranger dans notre chambre, c’étoit une clouaison que l’on avoit faite pour nous dans l’entrepont de dix-huit pieds de long & de sept ou huit de large, nous étions de notre bande dans cet endroit, six lits chaque coté, trois l’un sur l’autre de sorte que nous n’avions pas la commodité d’être assises sur nos lits sans sentir le plancher, pour moi je puis vous assurer que j’y ai été souvent attrapée puisque j’étois une de celles qui couchoient en haut, parce qu’on y avoit mis les plus legeres, une de nos ?œurs qui faisoit la treiziéme couchoit en bas au passage.

Dans cet endroit il y avoit pour toute fenêtre deux sabots grands comme deux fois la main, encore bien souvent ne pouvoit-on les ouvrir à cause des lames d’eau qui venoient nous arroser jusques dans nos lits, nous étions obligez de nous lever & coucher, les unes aprés les autres, ne pouvans être dans notre chambre plus de deux ou trois à la fois, malgré les extrêmes chaleurs que nous avons essuyez dans cette étuve, le Seigneur nous a toûjours conservez en parfaite santé, nous avions la consolation d’être seules dans notre chambre, tous les autres passagers étoient ensemble dans la Sainte Barbe, nos Révérends Peres étoient encor plus mal que nous, ils n’avoient qu’un méchant petit trou qui n’avoit aucun jour, ils furent obligez de le quitter ne pouvant y rester dans les grandes chaleurs, ils prirent le parti de coucher sur la dunette au gré du vent & de la pluye, la tête enfermée dans un panier à laissive, pour recevoir la pluye quand il en venoit.

L*on mit donc à la voille le lendemain vingttroif?éme Février à deux heures aprés midi le temps étoit beau, nous étions montez bonne compagnie ?ur la dunette, quand à demie lie?e de l’Or?ent, notre vaisseau toucha deux fois contre un Rocher, le choc sut trés-rude & causa l’alarme dans le Vaisseau, l’on haussa en même temps les voilles, cela ayant été remarqué au Port de l’Orient, l’on ne manqua pas d’avertir Monsieur Dufaillet que notre Vaisseau étoit échoué, ce Monsieur & encore plusieurs autres vinrent à notre secours, il nous dit qu’il auroit été triste que nous eussions fait naufrage au Port, il nous r’assura de la crainte que nous avions eue, & fit travailler avec tant de vigueur que nous nous trouv?mes délivrez de cette premiere frayeur, & en état de continuer notre route, notre Vaisseau ne re?ut aucun dommage de ce coup si terrible, ce fut alors que chacun commen?a à payer le tribut à la mer, pas une n’en échapa, mais celles qui ont été les moins malades, ce fut la Mere le Boullanger & moi qui en fumes quittes pour quelques maux de cœur.

Les vents changerent & nous devinrent tout à fait contraires, le Vaisseau étoit dans une agitation continuelle, & faisoit des bonds qui nous renversoient les uns sur les autres, la souppe n’étoit pas plut?t mise sur la table qu’elle étoit renversée lur la nappe, à moins qu’on eut la précaution de la bien tenir à deux mains encore falloit-il que ce fut un Marin, car nous autres nous avions assez que de nous tenir nous-mêmes, cela contribuoit quelquefois à nous faire rire malgré le mal de mer qui est une maladie trés violente & qui réduit à une espece d’extrémité, mais quand une fois on la conno?t Ton ne s’en inquiete point parce qu’on n’en meurt pas, notre Révérende Mere Supérieure a été celle qui s’en est ressentie plus long-temps, mais cela n’a rien diminué de son zéle & de son courage pour la gloire de Dieu, il sufsisoit de la regarder pour nous animer non-seulement à souffrir avec patience, mais encore avec joye, nous avons eu la consolation de voir que malgré le mal de mer & les autres épreuves que nous avons eues, causez par les tempêtes la longueur de la Navigation & la rencontre des Corsaires, aucune ne s’est repentie du sacrifice qu’elle a fait d’elle même à Dieu, ni même qui ait paru s’inquietter des risques ou nous avons plusieurs fois cru être à cause des mauvais temps.

Ce fut dans cette s?ituation que notre Révérende Mere Supérieure fit un Vœu en son nom & celui de la Communauté à la Sainte Vierge & à Saint Fran?ois Xavier afin de mériter leur protection, la tempête étoit si forte & la mer si orageuse quelle causa la mort à quarante-neuf moutons, &à une quantité de poulies qu’on avoit embarquez dans notre Vaisseau pour notre nouriture & celle de l’Equipage, on les trouva étouffez & on les jetta à la mer, de ce qui diminua beaucoup nos vivres & nous réduisit à manger du rit à l’eau, du bœuf sallé & du lard si mauvais que nous n’en pouvions manger, & des Féves accommodez avec du saindoux n’ayant point de beurre, mais toute cette mauvaise nourriture n’a point affoibli nos santez.

Enfin le vent étant contraire notre Vaisseau n’avansoit gueres, en quinze jours nous ne f?mes pas le chemin de trois, cela diminuoit aussi notre eau ensorte que nous fumes réduits ainsi que Péquipage à demi pinte d’eau par jour encore étoit elle trés-mauvaise, si nos Capitaines avoient trouvé le vent favorable ils auroient relaché aux Canaries pour y faire de seau, mais le vent n’étoit favorable que pour retourner au Port Loûis, ce qui obligea n?tre Capitaine de relacher à rifle de Madére le douze Mars à trois cens lieu?s de T Orient.

Cette Isle apartient au Roy de Portugal, elle est divisée en trois Villes, la principalle est Episcopalle & c’est celle ou nous fumes en rade., aussit?t qu’on nous aper?ut on envoya un Canot au devant de nous pour ??avoir ce que nous voulions, les envoyez furent satisfaits aussi-t?t, notre Capitaine salua la Ville par sept coups de canon, la Ville lui répondit par cinq autres, ensuite nous jet?mes l’Ancre, ceux qui étoient venus nous voir ayant raporté qu’il y avoit dans le Vaisseau un Convent de Religieuses & plusieurs Jesuites Missionnaires, cette nouvelle picqua la curiosité & nous attira bien des visites, les Peres de la Compagnie de Jesus qui ont dans cette Ville un fameux College furent des premiers à se rendre à notre bord, ils ne donnérent pas le temps à nos Peres de les prevenir.

L’on ne peut être plus gratieux que sont ses Peres, il ni en avoit qu’un qui parla Fran?ois, mais il nous dit mille choses obligeantes au nom de tous, ils nous presèrent d’aller à terre, & de prendre notre logement chez eux, mais nous les remerci?mes, nos Révérends Peres surent le lendemain d?ner chez eux, on les re?ut avec politesse, on les traita avec magnificence & pour présent on leur donna un Bellier.

Nous eumes aussi part à la générosité de ses Peres, il nous aporterent eux-mêmes de grands panniers pleins de toutes sortes de rafra?chiflemens, comme Citrons en abondance, Salades, Confitures & autres, pendant trois jours que nous demeur?mes en rade, ces généreux & gratieux Peres nous firent plusieurs visites, paroissans prendre un grand plaisir à nous voir, louant fort le zéle qui nous a fait entreprendre un si long & pénible voyage, la plus grande peine qu’ils disoient avoir, étoit de ne pouvoir nous faire plus de bien, estimans ce qu’ils faisoient pour nous comme rien en comparaison de leur bonne volonté, il y avoit plusieurs de ces Peres qui avoient de grandes lunettes sur le nez à la mode de Portugal, & j’en remarqué un jeune qui les ?ta pour lire quelque chose, ce qui nous parut fort extraordinaires, du reste leurs manieres sont à peu prés comme celles de nos Peres de France, excepté qu’ils portent leurs cheveux plus cours.

Nous v?mes plusieurs autres Messieurs des plus considerables de cette Ville, entr’autres Monsieur l’Intendant du lieu qui vinrent nous rendre visite, tous habillez de noir portant chacun un reliquiere & chapelet à leur col, l’inquisition étant dans cette I?le comme en Portugal & en Espagne, les Ecoliers des Jesuites eurent aussi, la curiosité & la permission de nous venir voir, nous en fumes accablez, ils portent tous un chapelet à la main qui leur sert de contenance, mais l’on dit qu’ils n’en sont pas plus dévots, nos Révérends Peres trouvent l’Eglise de ses Peres Jesuites trésmagnifique, la Contretable & le devant d’Autel en est d’argent massif & les murailles de porcelaine, il n’est point d’Eglise en France si riche en ornemens, les arbres de cette Isle étoient chargez de fruits en maturité au mois de Mars, nous ne v?mes point de femmes elles ni sont pas visibles, on ne les voit qu’à travers les grilles, elles ne sortent que pour aller à la Messe & toutes à la même heure, ensorte qu’elles forment une espece de Procession, elles marchent couvertes de grands voilles & en silence s’y ce n’est quelles disent leur chapelet.

II y a dans cette Isle deux Convents dont le principal est de l’ordre de Sainte Claire, l’Abesse est une Princesle Portugaise, comme elles sont plus libres que les Séculieres, le bruit de n?tre arrivée parvint bien-t?t jusqu’à elles, cette Abesse écrivit une lettre toute gratieuse à notre Révérende Mere Supérieure pour la convier & toute sa Communauté d’aller chez elle, elle nous donnoit à toutes de grandes louanges, son stile étoit trés-tendre, du moins nos Officiers nous l’éxpliquérent de cette maniere; caria lettre étoit écrite en Portugais notre Révérende Mere Supérieure lui répondit en Fran?ois, & elle re?ût la lettre de notre aimable Mere avec toutes sortes de marques d’estimes & d’amitié, quoiqu’elle ni dût rien conno?tre, à moins qu’elle ne se la fit expliquer par quelque personne qui entendit le Fran?ois & le Portugais^ le lendemain une jeune femme du bord lui ayant été rendre visite de la part de notre Communauté, elle fut comblée d’honêtetez & de presens, les Religieuses de ce Monastere qui sont au nombre de plus de trois cens, voulurent l’embrafser à la porte conventuelle lui réiterant leurs instances pour nous engager à aller chez elles, mais ne jugeans pas devoir le faire ayans l’eau dons nous avions besoin, nous crûmes devoir édifier le public en demeurant attachez à notre cloture de la Gironde plut?t que de paro?tre dans une Ville ou les femmes séculieres même ne se montrent pas, enfin nous remerci?mes la Ville par un coup de canon, & nous primes le larges pour continuer notre route, je croi que si nous eussions resté plus long-temps en rade, les Religieuses moins attachez à leur cloture que nous à la notre auroient quitté leur Convent pour nous venir voir, on leur avoit parlé de la modestie de notre habilement qu’elles trouvoienl bien differend du leur, elles en furent charmées aussi bien que les Révérends Peres Jésuites.

Le vent ne nous fut favorable que pendant deux jours & ensuite il se changea contre nous, ensorte que nous fumes long-temps à faire deux cens lieues au bout desquels nous découvrimes un Corsaire Forban, ou Saltin, du moins donna-t-il lieu de le juger tel par sa contenance, aussi-t?t l’on songea à faire tous les préparatifs nécessaires pour le combat, chacun s’arma, les canons furent chargés & tous prirent leurs postes, il fut résolu que pendant le combat nous serions renfermez dans l’entrepont, les femmes séculieres s’abillerent en hommes, elles n’étoient que trois c’étoit toujours pour augmenter le nombre de l’Equipage, cependant elles disoient adieu à leurs maris, Mademoiselle de la Chaisse qui se rangeoit toujours avec nous pleuroit amérement de la crainte quelle avoit de perdre Monsieur son frere dans le combat, il étoit Enseigne de notre Vaisseau, son poste sur le Pont, celui du premier Capitaine étoit sur la dunette & le Pere Tartarin s’étoit rangé avec lui, le poste du second Capitaine étoit sur le Gaillard du devant, le Pere Doutrelot s’étoit rangé avec lui, & le frere Cruci sur le Pont à fournir des Gargouces à tous ces guerriers tous armez jusques aux dents & d’un courage admirable, nous autres nous avions pour toutes armes notre chapelet à la main, nous n’étions point tristes graces au Seigneur, personne de notre compagnie ne f?t para?tre aucune foiblesse, nous étions charmés de voir le courage de nos Officiers & passagers qui sembloient aller abatre l’ennemi du premier coup, tous ces ?prêts furent inutils, le Vaisseau ennemi aprés avoir fait plusieurs tours & retours nous voyant en état de deffences & se croyant aparament le moins fort se retira & nous laissa en liberté.

Mais c’étoit une triste liberté pour des Religieuses que d’être sur un Vaisseau o? il est impossible d’avoir un moment à soi, nous n’avons pas laissé de prendre du moins le temps de nos Exercices Spirituels, mais c’étoit au milieu de la dissipation qui se trouve parmi un nombre de gens qui ne pensent qu’à se divertir pour passer le temps, voila ce qui faisoit notre plus grande peine.

Enfin nous arriv?mes sous le Tropique le Vendredi Saint, c’est-à-dire, sous la ligne du Soleil, la Sainteté du jour empêcha qu’on ne f?t la céremonie du Bàtême dont vous avez sans doute oui parler, elle fut remise au Samedi l’aprés d?né, je ne vous ferai point le détail de cette céremonie qui n’est qu’un divertissement pour les Matelots, d’autant plus grand qu’on ne peut s’en exempter qu’avec de l’argent, comme nous étions plus de vingt de notre compagnie y comprenant les domestiques des Révérends Peres ainsi que les notres, ils eurent plus de deux pistoles de notre part, ceux des passagers qui ne voulurent rien donner eurent plusieurs sceaux d’eau sur le corps, mais le grand chaud qu’il faisoit leur rendoit ce bain agréable.

Quelques jours aprés nous eûmes une seconde allarme, par la rencontre d’un pareil Vaisseau ennemi, qui nous poursuivit de trés-prés, on se mit sur la deffens?ve, & lors qu’on se vit tout proche nous fumes nous enfermer dans le lieu qui nous avoit été indiqué; l’on étoit prêt de tirer sur l’ennemi, mais il se retira, ce qui nous rassura pour quelques heures & nous donna le temps de souper, & comme l’on remarqua qu’il se raprochoit, & se retiroit de temps en temps, on garda toute la nuit, nous fumes nous coucher en atendant toujours que l’on nous vint avertir de nous lever, mais l’on n’eut point cette peine, le Vaisseau se retira.

Si nous avons eu quelque consolation c’est par l’avantage que nous avions de participer au Saint Sacrifice de la Messe, on la célébroit tous les jours, & assez souvent nous avions le bonheur de nous fortifier du sacré Corps de Jesus-christ, nous eumes quelques Sermons par Monsieur l’Aumonier du Vaisseau & par nos Reverends Peres, l’on faisoit la Priere quatre fois par jour à quatre & à huit heures du matin, à cinq & huit du soir, l’on chantoit la grande Messe & les Vêpres tous les Dimanches & Fêtes, l’on fit le Vendredi-Saint l’Adoration de la Croix aprés la Passion d’une maniere assez dévote, nous fumes des premiers adorer la Croix nud pieds, ensuite les Révérends Peres, les Officiers, les Passagers & FEquipage tous d’une maniere assez respectueuse; l’on fit aussi au temps du Saint Sacrement la Procession au tour du Capestran, enfin il suffit dans un Vaisseau que les Officiers donnent l’exemple pour que tout l’Equipage soit en dévotion, l’on ne manque point de sonner & dire Y Angelus quatre fois le jour, revenons à notre route.

Aprés avoir perdu de vû? le Vaisseau ennemi, la mer continua le lendemain à se faire craindre, elle étoit quelquefois si furieuse qu’il étoit impossible de nous tenir dans nos lits, il falloit des cordes pour nous empêcher de tomber, nous nous trouvions sans discontinuer tantot d’un coté tantot de l’autre, & toûjours obligez de nous accrocher quelque part, mais nous souffrions encore davantage de la longueur du Voyage, aspirant de plus en plus aprés cette terre promise & si ardemment désirée, de jour en jour nous redoublions nos vœux & nos prieres pour obtenir un temps plus favorable, le Seigneur nous en accordoit par intervalles quelques heures, à l’aide de ce secours nous arriv?mes à la Caille Saint Louis qui est un Port de l’Isle Saint Domingue o? nous avons mouillé, & c’est là o? nous commenf?mesà cono?tre Messieurs les Maringouins ce sont de petits animaux que je puis comparer à ce qu’on apelle en France des bibets ou cousins, excepté que leurs picures sont beaucoup plus venimeuses & plus douloureuses, elles causent des empoulles & des demangessons violentes, on s’emporte la peau & il y vient des ulséres quand on se grate, ses animaux piquent d’une si grande fureur que nous avions le visage & les mains couvertes de leurs marques, mais heureusement que ces bêtes ne paroissent que le soir aprés le Soleil couché, jusques au lendemain au lever du Soleil.

Comme il n’y a point de maison Religieuse ni personne de connoissance, & qu’il falloit descendre pour veiller à notre linge que nous voulions faire blanchir, dès le soir même que nous eumes jetté l’Ancre, les Messieurs de la Compagnie vinrent nous faire visite & nous offrirent le Magasin de la Compagnie, nous n’avions garde de refuser une offre si gratieuse puisque c’étoit une necessité pour nous de descendre, notre Révérende Mere leur promit que dès le lendemain elle auroit l’honneur avec toute la Communauté de les saluer à terre, ces deux Messieurs sont d’un vrai mérite d’une probité reconnue & d’une grande politesse, le premier se nomme Cirou, il est encore gar?on, c’est un homme tout plain d’esprit & qui passe pour être trés-integre, il a une conversation tout à fait agréable malgré son application continuelle aux affaires, le second s’apelle Girard de qui le mérite n’éclate pas moins, nous avons mangé chez eux avec une jeune Dame Creolle du Pais, de qui l’on ne feroit aucune différence d’avec une Parisienne & des mieux élevées, au reste on ne peut rien ajoûter à toutes les gratieusetez que ces deux Messieurs ont eus pour nous, ils nous ont traitez une fois magnifiquement bien, & le reste du temps que nous avons demeuré chez eux, c’est-à-dire, prés de quinze jours nous avons été régalez avec propreté & abondance.

Deux jours aprés notre arrivée Monsieur le Gouverneur envoya s?avoir l’état de n?tre santé, & vint lui-même l’aprés-d?ner nous faire visite, il s’appelle Monsieur de Brache, homme de qualité & riche comme un Crésu, il nous parla d’un tremblement de terre qui étoit arrivé le matin, il n’y eut que moi de toute notre Communauté qui s’en étoit apper?u?, sans s?avoir ce que s’étoit, j’avois regardé ce remuement-là, comme une imagination que j’avois d’être toujours dans la Gironde, ce Gouverneur nous donna deux fois à manger chez lui avec une magnificence Fran?oise, on est agréablement chez lui, & l’on y jou?t d’une en

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tiére liberté, nous y f?mes nos exercices spirituels avec plus de commodité que dans le Vaisseau, il nous marqua avoir beaucoup d’envie d’avoir un établissement d’Ur?ulines dans ce pais, personne n’y pourroit mieux contribuer que lui, il n’a point d’enfant & il jou?t de cinquante mille livres de rente, les Messieurs Cirou & Girard ont le même desir pour l’éducation des jeunes Creolles qui ont communément d’heureuses dispositions, & qu’on est obligé d’envoyer en France pour les faire instruire dans les Communautez, ainsi il y a lieu d’espérer que nous aurons quelque jour encore une Maison de notre Ordre dans ce pays, ils s’informérent de la maniere qu’il falloit s’y prendre à la Cour de France pour obtenir cette permission, nous leur donn?mes une courte instruction par écrit, s’ils obtiennent cette grace du Roy je ne doute pas qu’il ne se trouve une infinité de Saintes Religieuses, qui remplies de zéle pour le salut des ames,n’aillent volontiersembrazer toutes ses contrés du seu sacré de l’amour Divin, si l’on s?avoit le plaisir qu’il y a de brûler d’un tel feu, on désireroit avec ardeur d’en être consumé, ce qui doit exciter davantage le zelle en faveur de ce pays, est le peu de Religion qu’il y a, les plus dévots sont ceux qui ne menent pas publiquement une vie scandaleuse, dans tout ce pays il n’y a qu’un seul Prêtre qui est obligé de dire deux fois la Meffe, tous les Dimanches & Fêtes, s?avoir la Grande Messe à la Paroisse dont il est Curé, & une seconde Messe au Fort Saint Louis, qui est placé au milieu de la mer o? il y a un grand nombre d’Officiers & Soldats qui en font la garde, Monsieur de Brache en est le Capitaine, mais comme il n’y va pas souvent c’est l’Officier Major qui préside en sa place, & le Curé demeure dans cet endroit, Monsieur le Gouverneur souhaita & nous engagea d’aller voir ce Fort, qui est selon les connoisïeurs une chose trés-rare en ce genre, nous y trouv?mes trois compagnies de belles troupes, qui étoient rangez en ordre sous les armes pour nous y recevoir au son des tambours pour nous faire plus d’honneur, & avant que de sortir on nous presenta quelques rasra?chissemens.

Enfin nous nous rembarqu?mes le dix-neuf May, comblez d’honnêtetez & de presens de la part de Messieurs Cirou & Girard, ils nous donnérent entr’autre chose un baril de Sucre pesant trois cens livres & autant à nos Révérends Peres pour nous adoucir sans doute le reste du chemin, qui étoit encor au moins de cinq cens lieues, le vent nous fut d’abord assez favorable, mais ce fut pour peu de temps, nous eumes beaucoup de calme & de vents contraires qui nous retardérent, nous rencontr?mes ensuite trois Vaisseaux Forbans, dont deux nous causèrent l’allarme, ils tournérent pendant deux jours autour du notre, n’osant cependant nous attaquer, nous en avons toujours été quitte pour la peine de se mettre en deffense, ils descendirent un nombre de gens de trés-mauvaise mine, qui se disoient être Anglois de Nation, dans leur Chaloupe, & vinrent à notre bord, feignant de nous demander du vin à acheter, nos Capitaines s’apper?urent qu’ils venoient uniquement pour reconno?tre l’état de notre Vaisseau & de l’équipage, peu ne s’en fallut qu’on ne les retint prisonniers, ou qu’on ne tira le canon sur leur Chaloupe pour les envoyer boire au fond de la mer, mais on leur fit grace, & on se contenta de leur commander de se retirer promptement, ils obéirent & s’éloignérent à l’instant sans demander leur reste.

Nous espérions malgré tous ses contre-temps que nous arriverions vers la fête du Saint Sacrement; mais N?tre-Seigneur qui avoit reservé la plus grande épreuve pour la fin, nous envoya des vents’ fort contraires , ces vents conjointement avec les courans qui se trouvent dans le Golfe du Mexique nous pouffèrent malgré nous vers rIsle qu’on appelle Blanche, comme nous desirions avec impatience de voir les premieres terres du Mi???sipi, nous ressent?mes beaucoup de joye à l’aproche de cette Isle, mais bon Dieu que ce fut une courte joye, & quelle nous fut chérement vendue, lors qu? nous y pensions le moins & ou aprés le d?ner nous étions à passer le tems sur la dunette, notre Vaisseau se trouva tout d’un coup arrêté par la terre, ce qui lui fit faire tant de rudes secousses, que nous nous crûmes dès ce moment perdus sans ressource, nous pr?mes notre Chapelet & d?mes notre In manus pensant que s’en étoit fait, & que nous ferions-là notre établissement de Religieuses, nos Capitaines quittérent leur d?ner, car ils d?noient aprés nous à midi, & les Révérends Peres & nous à onze heures, de même nous soupions le soir à cinq heures & nos Officiers à six, tout l’équipage fut en un instant en mouvement, l’on hausta les voiles, & l’on fit divers manœuvres, pour nous tirer de ce mauvais pas, le tout fut inutile, & l’on remarqua par la fonde qu’il falloit que notre vai??eau fut enfoncé de plus de cinq pieds dans le sable, en effet il y avoit déja lait son lit, & n’avoit aucun mouvement que par le gouvernail, qui de temps en temps fai??it des sauts qui faisoient trembler, ce qui détermina enfin notre Capitaine à décharger le Vaisseau, Ton commen?a par les Canons que l’on accommoda sur deux piéces de bois, ensorte qu’ils ne puisent couler à fonds, on les conduisit au loin & on les abandonna à la Mer, ensuite on vuida le laiste qui étoit composé de cailloux, de plomb &de feraille, le tout fut jetté à la mer, tout cela ne suffisant pas pour alléger le Vaisseau on délibéra aussi de jetter les coffres des Passagers qui étoient en grand nombre dans l’entrepont, les n?tres étoient des premiers, aussi étoit-ce à nous à faire le premier sacrifice, nous ne fumes pas long-temps à nous y résoudre, & nous consentimes de tous nos cœurs à nous voir dénuez de tout afin d’éprouver la plus grande pauvreté, l’on nous a?suroit qu’il n’y avoit rien à craindre pour notre vie étant fort proche de la terre, mais nous ni devions descendre que dans une extrême necessité, à cause que cette Isle n’est habitée que par des Sauvages, qu’on nous dit être trés-cruels, nonseulement ils mangent les Blancs, mais ils leur font souffrir auparavant des tourmens mille fois plus rudes que la mort, quelquefois ils font boire aux Blancs leur propre sang, enfin ils leur font souffrir les martyres les plus cruels, il est vrai que fi nous eussions été dans la triste nécessité de quitter le Vaisseau, nous étions en comptant l’équipage & les Passagers une vraye petite armée, qui munie d’Armes que les Sauvages craignent beaucoup, eut été à couvert de toute insulte & même redoutable, mais nous aurions toûjours été en risque de mourir de faim.

Enfin dans le temps que nous croïons voir jetter nos coffres en mer, Monsieur le Capitaine changea d’avis, & fit jetter tous les Sucres, dont il y avoit une bonne quantité dans le Vaisseau, cela fut executé, nos Révérends Peres & nous y perdimes les deux Barils pesant chacun trois cens livres dont Messieurs Cirou & Girard nous avoient fait présent en partant de la Caille, cela ne faisant pas encore assez d’effet, l’on voulut encore’ en venir aux coffres, mais par la permission de Dieu & la protection de la Sainte Vierge, que nous reclamions pendant tout ce temps à chaque fois qu’on alloit prendre nos coffres, le Capitaine changeoit d’avis & faisoit prendre autre chose on jetta encore soixante-un barils d’Eau-de-Vie & quantité de laiste & de feraille que l’on trouva encore, cette triste execution se fit pendant la nuit, nous étions sur la dunette à regarder avec pitié tout ce pauvre ménage, c’étoit la désolation de la désolation même, de voir les pauvres Passagers qui trembloient pour leurs coffres & regrettoient leurs sucres, car jusqu’aux Matelots ils avoient leur petit baril, pas un n’en fut exemté, pas même les Officiers qui en avoient aussi, tout le sucre fut jetté en mer sans choisir à qui il étoit, l’Eau-de-Vie appartenoit à la Compagnie ainsi qu’un nombre infini de ballots qui furent aussi jetiez, aprés cela l’on fit de nouveaux essors pour retirer le Vaisseau, & l’on en vint à bout, ce qui nous remplit tous de joye, ce premier péril dura viron depuis midi jusqu’au lendemain dix à onze heures du matin, personne ne coucha cette nuit, cependant l’on jetta l’Encre, on résolut de ne partir qu’avec la marée qui arriva fort peu d’heures aprés, alors on remit à la voile.

Nous ne fimes pas un quart de lieu? & nous n’étions pas encore revenus de la peur que notre Vaisseau toucha pour la seconde fois, mais ce fut avec une telle roideur & avec des secousses si fréquentes qu’il ne nous resta plus d’espérance que dans la toute puissance de Dieu, nos Capitaines même étoient surpris que le Vaisseau put résister, ils disoient que de dix il y en auroit eu neuf qui auroient été fracassez & brisez dés la premiere secousse, & qu’enfin il falloit qu’il fut de fer, l’on ne parloit plus d’aller à terre, alors l’on ne la voyoit plus que de trés loing, tous les Matelots étoient consternez & étoient dans la Chaloupe, & le Canot avec des ancres pour trouver ou tirer le Vaisseau par derriere, on ne leur donnoit guere de temps de refléchir au péril o? ils étoient, car on les faisoit travailler sans rel?che.

Je vous avoue, mon cher Pere, que je n’ai ja-: mais crû ny vû la mort de si prêt, bien que j’espérasse toûjours dans le secours de la sainte Vierge, la crainte qui étoit peinte sur tous les visages jusques dans les cœurs les plus assurez, toutes d’un commun accord nous fimes un vœu, chacun en notre particulier, car nous étions dans un état de trouble & d’allarme à ne pouvoir conVenir du Saint auquel on se recommanderoit, cependant chacun dissimuloit sa crainte & ne

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s’occupoit que de sa derniere fin, au premier endroit venu on se mettoit en priere, le plus souvent aux pieds de notre aimable Supérieure, qui nous representoit que nous devions avoir moins de peines que les autres à souffrir la mort, puisque nous avions fait avant que de nous embarquer un Sacrifice entier & parfait de notre vie au Seigneur, je ne vous rapporterai pas tout ce qu’elle nous di??it pour nous animer, j’ajouterai seulement que ses paroles nous encourageoient infiniment, son seul exemple donnoit un courage tranquille à la vile de la mort, elle s’entretenoit en son esprit de Sacrifice avec une liberté surprenante, mais le Seigneur se contenta encore pour lors de notre bonne volonté, il donna sa Benediction aux soins de nos Capitaines, & au travail de nos Matelots & Passagers, qui ne s’épargnerent pas, parmi lesquels nos Révérends Peres se signalerent aussi bien que le Frere Cruci, notre Vaisseau fut donc encore une fois retiré, & ce qu’il y avoit de plus étonnant, sans être beaucoup endomagé, au moins selon les aparences, il faut aprés Dieu en avoir l’obligation à Monsieur du Fuyet, Directeur général de la Compagnie & Commandant à l’Orient, qui avoit donné toutes ses attentions pour mettre ce Vaisseau en bon état avant que d’entreprendre notre Voyage.

Aprés cet accident le Canot marcha toûjours devant nous, la sonde d’un Officier en main, jusques à ce que nous fussions au large, ce qui nous éloigna de plus de quinze lieu?s de notre route, ce retardement nous fit d’autant plus de peine que nous manquions d’eau, & qu’il y avoit déja quelques jours que nous étions reduites à une pointe d’eau par jour, on en étoit de même à Tégarddu vin, les chaleurs étoient trés-grandes, & la mesure plus petite que celle de Rouen, ainsi nous souffrions beaucoup de la soif, ce qui nous faisoit échanger notre vin pour de seau, l’on ne nous donnoit cependant que bouteille pour bouteille, encore nous trouvions nous heureuses d’en avoir à ce prix, cela dura plus de quinze jours parce que le vent continuoit à nous être contraire & les courents nous emportoient, nous étions contrains d’être presque toujours à l’ancre qu’on levoit & remétoit plusieurs fois le jour.

Nous arriv?mes à la fin à la vû? de la terre, mais comme elle étoit inconnue, il n’y eut que la necessité o? nous étions d’avoir de l’eau, qui nous détermina à en aprocher, on envoya le Canot devant, conduit par notre second Capitaine pour t?cher de découvrir o? nous étions, & plus nous aprochions plus nous étions persuadez que cette Isle n’étoit habitée que par des Sauvages, ce qui nous le faisoit croire ainsi, est que nous y voyons pendant la nuit de grands feux allumez, cependant il n’y avoit pas plus de deux heures que le Canot étoit parti, que le vent devint bon, notre premier Capitaine ne jugeant pas à propos de perdre cette occasion d’avancer chemin, fit tirer un coup de canon pour avertir le Canot de nous venir rejoindre, & fit en même tems lever l’ancre pour continuer n?tre route, esperant que le Canot ayant entendu le signal se h?teroit de revenir, mais on se trompa, car le second Capitaine ayant pris ce coup de canon pour un coup de tonnerre, continua sa route vers la terre étant loin de nous de plus de trois lieu?s, & le vent ayant bien-t?t quitté nous remimes à l’encre pour attendre notre Canot que nous souhaitions fort de revoir, il nous causa une longue impatience, le vent lui étoit entierement contraire, & la mer dans une agitation extraordinaire, il y avoit tout sujet de craindre pour lui, nous n’ûmes la joie de le revoir que le lendemain matin, & l’on remit en même tems la

Chaloupe en mer pour aller faire de l’eau à cette Isle que nous croyons être l’Isle de Ste Roze.

Nous rest?mes là trois ou quatre jours à l’encre attendant un vent favorable, & pendant ce temps notre second Capitaine qui étoit parti dans la Chaloupe, n’ayant pû trouver d’eau douce dans cette Isle, fit creuser un trou sur le bord de la mer, o? il trouva de l’eau douce dont il fit emplir quelques barils qu’on apporta dans notre Vaisseau, ce qui nous fit bien plaisir car nous commencions d’en manquer entierement; le vent changea & devint favorable, on leva l’encre & nous rem?mes à la voille & continu?mes notre route, quelques jours aprés avoir repris le large nous découvr?mes risle Dauphine, & en même temps un Brigantin qui venoit à nous, comme nous n’attendions de là que des amis, cette vû? nous causa beaucoup de joie, esperant aprendre par ce moyen des nouvelles de la Nouvelle Orleans, notre esperance ne fut pas vaine, nous eûmes le plaisir de voir aborder ce Brigantin, dont le Capitaine étoit ami des n?tres, il demanda à nous saluer, & ce fut de lui que nous aprimes des premieres nouvelles du Révérend Pere de Beaubois qui nous attendoit ■ avec impatience, que notre logement étoit tout

disposé pour nous recevoir, en attendant que notre Monastére fut achevé de b?tir, je vous assure, mon cher Pere, que ce fut là la premiere joie exterieure que nous ayons goûtée depuis notre embarquement, elle nous fut f? sensible qu’elle nous fit oublier toutes les fatigues passées.

Nous continu?mes accompagnée du Brigantin vers l’Isle Dauphine o? nous mouill?mes dans Tintention d’y faire encore de seau, mais le vent étant devenu favorable, on remit à la voille & repr?mes notre chemin vers la Baliffe o? nous arriv?mes à la Rade, le vingt-trois Juillet, cinq mois jour pour jour depuis notre embarquement, éloignez de Rouen de viron deux mille quatre cens lieues, c’est un Port qui est à l’entrée du Fleuve du Missisipi, du c?té du Soleil couchant; Monsieur Duvergé y est Commandant pour la Compagnie, il vint aussi-t?t à bord pour nous voir, & nous offrir sa Maison en attendant que nous puissions avoir des voitures de la Nouvelle Orleans pour monter ce Fleuve; nous accept?mes ce parti qui nous étoit offert de si bonne grace, & le vingt-six Fête de Sainte Anne, décend?mes dans la Chaloupe avec une partie de notre bagage le plus nécessaire, Monsieur Duvergé étoit venu nous prendre pour nous y conduire, & bien nous en prit car le temps étoit alors fort mauvais, le vent contraire, & notre Chaloupe trop chargée, & qui pis est nos Matelots trés-jures & presque sans raison, nous nous trouv?mes dans un péril manifeste, & dont nous n’aurions jamais pû nous tirer si Monsieur Duvergé ne les eût obligez de rel?cher dans une petite Iste nommée l’Ifle aux Canons, située à l’embouchure du Fleuve du Missisipi, & peu avancée dans la Riviere : cette Isle ne contient au plus que demie acre, mais elle commande à toute l’embouchure du Fleuve, nous eûmes beaucoup de peines à y aborder, car nous ne cessions de nous enbourber, nous n’avions jamais à la vie entendu si bien jurer que faisoient alors nos Matelots, & nous courûmes risque de passer la nuit dans cette Isle o? il y a viron une douzaine d’Ouvriers de la Compagnie qui sont ocupez à construire une espece de Fort, sous la conduite dudit SieUr Duvergé., qui envoya ses Ouvriers pour nous chercher des Pirogues à la Balisse, & fit mettre un Pavillon pour avertir à la Balisse qu’il étoit là & qu’il vouloit des Voitures, ces Pirogues font des arbres creusez, & qui sont quelque fois a?sez grandes pour eontenir ieize per?onnes, les trois qu’on nous amena étoient moindres, nous fumes obligés de nous separer en deux bandes, la troisiéme Pirogue fut ocupée par Monsieur Duvergé & le Pere Doutrelo.

Ce fut de cette maniere que nous arriv?mes à la Baliffe chez led. Sieur Duvergé, il nous traita tout le mieux qu’il lui fut possible, ce Monsieur est trés gracieux, & quoi que jeune & sans Femme, il méne une vie reglée & des plus solitaires, étant apliqué sans rel?che aux affaires qui lui sont confiées, nous sommes persuadez que la Compagnie a peu d’employez aussi dignes que ce Monsieur, il y a lieu de croire, ou qu’il a des ennemis, (la vraye vertu éteint toûjours persecutée) ou qu’il n’est pas connu des Mrs de la Compagnie, car si il en étoit connu, il seroit sans doute plus avancé, ces Messieurs se faisant un plaisir & un devoir de récompenser le vrai merite, celui du Sieur Duvergé nous a paru digne des emplois les plus importans.

Nous rest?mes chez lui jusques au vingt-neuf du même mois, attendant des nouvelles de la Nouvelle Orleans; le Révérend Pere Tartarin nous avoit devanfés étant parti de la Gironde quelques jours avant nous pour nous aller annoncer au Révérend Pere de Beaubois qu’il surprit agréablement par son arrivée, notre longue navigation avoit allarmé tout le pais, & plusieurs nous croyoient perdus, le Révérend Pere de Beaubois ne tarda pas à nous envoyer une Chaloupe & des Pirogues pour nous prendre, sortant de maladie il n’étoit pas en état de venir lui-même audevant de nous, il chargea de cette commission Monsieur Ma?sy, Frere de notre postulante, ce Monsieur mit ès mains de notre Révérende Mere Superieure une lettre de Monsieur Perier, Gouverneur & Chevalier de Saint Louis, & une de Monsieur de la Chaise, Directeur général de la Compagnie, ces deux Messieurs lui marquoient une obligeante impatience de nous voir.

La Chaloupe se trouva trop petite pour contenir notre Compagnie, il fallut se séparer, notre Révérende Mere Supérieure choisit de se mettre dans la Pirogue avec les plus jeunes de ses filles, ainsi j’en étois du nombre, accompagnez du Révérend Pere Doutrelot & du frere Crucy, le reste de nos Meres se mirent dans la Chaloupe avec Monsieur Massi & nos deux servantes, il y avoit encore une petite Pirogue pour les domestiques & ouvriers des Révérends Peres, il faut avouer que toutes

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les fatigues de la Gironde n’avoient rien de comparable à celles que nous eumes dans cette petite traverse, qui n’est que de trente lieues de Riviére à monter depuis la Balifle jusqu’à la Nouvelle Orleans que l’on ne fait ordinairement qu’en six jours, nous y avons été sept ayant voulu aller de compagnie avec la Chaloupe, mais comme elle alloit trop doucement, nous pr?mes le devant & nous arriv?mes un jour plût?t que les autres, nous étions partis de la Baliffe le jour de Saint Ignace & la Chaloupe n’arriva ici que le jour de l’Octave : ce qui rend cette traverse si fatiguante, est qu’il faut Cabaner toutes les nuits, & on le fait une heure avant le Soleil couché, afin d’avoir le temps de faire des berres & de souper, parce qu’auffi-t?t le Soleil couché il vient des Maringouins dont on est assailli, pareils à ceux que nous avions commencé de voir à la Caille Saint Louis, leurs camarades que l’on apelle des Frapes d’abord, ne sont pas moins redoutables, on les aper?oit plus facilement parce qu’ils sont plus gros, quelquefois ils sont en si grand nombre qu’on les couperoit au couteau, mais ils ne sont pas plus pitoyables que les Maringouins, les uns & les autres piquent sans miséricorde & leurs piqueures sont trés-mauvai?es, le long du fleuve il n’y a point de terre cultivées ce ne sont que de grands Bois Sauvages uniquement habités par des bêtes de toutes couleurs, Serpans, Couleuvres, Scorpions, Crocodiles, Vipères, Tacqs, Crapeaux & autres qui ne nous faisoient aucun mal, quoi qu’ils nous ayent aprochez de trés-prés, nous en avons vû de toutes les sortes & en grand nombre, les herbes sont si hautes en ce lieu là, qu’on n’y peut cabanner que sur les bords de la Riviére, nos Matelots pour faire nos berres fichoient des Canes en terre en forme de berceau autour d’un Matelas-, & nous enfermoient deux à deux dans nos berres o? nous couchions tous habilez, puis couvroient le berceau d’une grande toille, de fa?on que les Maringouins & les Frapes d’abord, ne pussent trouver aucun petit passage pour nous venir visiter.

Nous couch?mes deux fois au milieu de la boue & des eaux, qui tomboient du Ciel en abondance & qui nous pénétrerent aussi-bien que nos Matelats qui nageoint presque dans l’eau, le tonnerre & 1 orage ayant donné vers le milieu de la nuit, le lendemain la Pirogue ne pouvoit avancer étant elle -même aussi-bien que nos habits & nos Matelats pénetrée d’eau, dans cette occasion plusieurs de nos Meres furent fort incommodées, les unes gagnérent des rhumes & des fluxions, aux autres le visage & les jambes enflérent, un autre en eut une maladie plus considérable, pour moi quoi que j’eusse également été baignée d’eau, je n’en fus nullement indisposée, nous avions encore l’incommodité dans la Pirogue, de ne pouvoir être assis, debout, ni à genoux & encore sans pouvoir branler, car la Pirogue auroit fait capot & nous aurions servi de nourriture aux Poissons, tout notre Equipage de Matelats & coffres Templissoient, il nous falloit être par-dessus tout cela en un petit toupin, & quand la Pirogue s’arrêtoit nous changions de situation, nous mangions du biscuit & de la viande sallée venant de la Gironde, que notre Ma?tre de la Pirogue nous faisoit cuire les soirs dans sa marmite; toutes ces petites peines fatiguent dans le temps, mais on est bien récompensé dans la suite par le plaisir qu’on trouve à se raconter chacun ses petites avantures & l’on est surpris quand on considère la force & le courage, que Dieu donne dans ces rencontres, ce qui prouve bien qu’il ne manque jamais à personne & qu’il ne permet pas que nous soyons tentez au-dessus de nos forces, nous donnant des graces proportionnées aux épreuves qui nous arrivent, il est vrai que le desir ardent que nous avions d’arriver à cette terre promise, nous fai??it tout endurer avec joye.

Lors que nous fumes à huit ou dix lieues de la Nouvelle Orleans, nous commen??mes à rencontrer des Habitans, c’était à qui nous pouvoit arrêter pour entrer chez eux, nous étions par tout re?ûs avec des acclamations de joyes, au de-là de notre attente nous trouv?mes là quantité d’honnêtes gens qui sont venus de France & du Canada s’établir dans ce Païs, on nous y promit par tout des Pensionnaires & plusieurs vouloient déja nous les livrer, notre dernier coucher fut dans l’habitation de Monsieur Maffi frere de notre postulante, o? nous nous trouv?mes aussi-bien que chez nous, nous contions de nous y delasser quelques jours, mais le Révérend Pere Tartarin étant venu nous y joindre avec Monsieur de la Chaise le Fils, il nous dit que le Révérend Pere de Beaubois nous attendoit le lendemain de grand matin, ainsi nous nous rembarqu?mes dès trois heures du matin & nous arriv?mes à cinq heures à la Nouvelle Orleans.

II seroit trop long & même inutile de vous exprimer, mon cher Pere, notre joye à la vû? d’une terre aprés laquelle nous aspirions depuis un fi long temps & combien notre consolation fut grande en mettant pied à terre, nous trouv?mes peu de monde sur ce Port à cause de l’heure matinalle, ainsi nous nous achemin?mes sans embarras vers la maison du R. P. de Beaubois, nous le rencontr?mes bien-t?t venant au-devant de nous avec une joye non pareille, parce que le retardement de notre arrivée lui avoit causé beaucoup d’inquiétude, il apréhendoit que nous ne fussions péris sur la route, d’autant que le voyage se fait ordinairement en trois mois, quand on a le vent un peu favorable & que nous y avons été cinq à cause des vents contraires, il nous conduisit chez lui, o? aprés nous être un peu reposez & entretenu avec lui, il nous fit servir un trés-beau déjeuner qui fut interrompu par un grand nombre de ses amis, qui nous vinrent saluer & de compagnie nous amenérent chez nous sur les dix à onze heures du matin.

C’est une maison que la Compagnie loue quinze cens livres par an, pour nous loger en attendant que notre Monastere soit achevé de b?tir, elle est directement au bout de la Ville & la Maison qu’on nous b?tit à l’autre bout. Nous ne contons prendre posse?ï?on de notre Monastere & de l ’ H?pital que dans un an ou peut-être plus : car les Ouvriers ne?ont pas ici si communs qu’en France, d’autant plus que l’on veut nous b?tir à demeure & que notre Maison soit toute de bricques; en attendant on nous b?tit actuellement un petit logement dans notre résidence pour y instruire les externes & y loger des Pensionnaires, le Propriétaire de la Maison fournit le bois & nous les Ouvriers, il y a déja plus de trente Pensionnaires qui demandent avec instance à y être re?û?s tant d’ici que de la Balisse & des environs, les Peres & Meres sont transportez de joye de nous voir, disant qu’ils ne se soucient plus de retourner en France, puisqu’ils ont ici dequoi procurer l’éducation à leurs filles, cette bonne disposition des Habitans les rend attentifs à ne nous laisser manquer de rien, & c’est à qui nous envoira le plus, ce qui nous charge d’obligations prelque envers tout le monde.

Nous avons sur tout pour nous Monsieur Paris Commandant & Madame son Epouse, qui sont des personnes plaines de mérite & d’une aimable societé, ce Monsieur s’est acquis en trois mois l’estime de tout le Païs, auffi ne peut-on trouver à reprendre sur sa conduite, ne s’apliquant qu’à rendre justice & portant les intérêts de la Compagnie d’une maniére si douce & si insinuante qu’il a presque appaisé les troubles & la désunion qui étoit dans cette Ville, il a établi par tout une Police bien réglée, il déclare la guerre au vice, il fait chasser tous ceux qui menent une vie scandaleuse, il y a punition corporelle pour les filles de mauvaise vie, les Procès s’y terminent en trois ou quatre jours, on y pend & roue pour le moindre vol, le Conseil est Souverain. II n’y a point d’Apel, l’on y amene des Illinois de quatre cens lieu?s loing, cela n’empêche pas qu’il y ait dans ces lieux des justices, mais on en apelle à celle-ci.

Nous recevons aussi beaucoup de gracieuseté & de prévenance de la part de Monsieur de la Chaise, Directeur général de la Compagnie, il ne nous a encore rien refusé de ce que nous lui avons demandé.

Nous avons tout lieu d’esperer que notre établissement procurera la gloire de Dieu, & qu’avec le temps il produira de grands biens pour le Salut des Ames, tel a été notre principal but, si l’on s?avoit combien il est doux de souffrir pour Jesus-christ, dans l’e?perance de lui gagner des Ames qu’il a rachetées au prix de son Sang, je ne doute nullement qu’un grand nombre de saintes Filles Religieuses ne suivissent notre exemple, & ne s’offrissent à rétablissement du Convent de notre Ordre qu’on poura faire comme je l’ai marqué à la Caille Saint Louis, ou du moins ne viennent volontiers nous joindre fi par la suite nous avons encore besoin de quelques Religieuses pour nous aider à instruire & convertir ces pauvres Sauvages, que la longueur & les fatigues du voyage ne dégoute personne, si l’on scavoit combien le Seigneur récompense magnifiquement ce que l’on fait pour lui, l’on conteroit tout cela pour rien ou pour trés-peu de chose, je scai par ma propre experience que le Seigneur se pla?t à faire éclater la force de son bras dans les sujets les plus foibles.

Depuis le lendemain de notre arrivée nous avons la Messe ici tous les jours par le Révérend Pere de Beaubois, & il y eut hier vingt-six Octobre trois semaines que nous avons le Saint Sacrement dans le Tabernacle que nous avons fait faire ici; qu’il soit adoré, aimé, glorifié, & respecté par

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toute la terre, & nous donne à tous sa Sainte Bénédiction.

J’ai l’honneur d’être avec tout le respect possible.

MON CHER PERE,

V?tre trés-humble & trés-obéislante Fille & servante , Marie-ma- DELAINE HACHARD, de Saint Stanislas.

APPROBATION.

J’ai lû par TOrdre de Monsieur le Lieutenant Général de Police, la Relation du Voyage des Dames Ursulines de Rouen, à la Nouvelle Orleans : je n’y ai rien trouvé qui puisse en empêcher rimpress?on, à Rouen le 10. Juin 1728.

Le Gros.

Vû 1 Approbation du Sieur le Gros, permis d’imprimer à Rouen, ce 10. Juin 1728.

DE HOUPEVILLE.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans LETTRE

A LA NOUVELLE ORLEANS,

Ce premier Janvier 1728.

Mon Cher Pere,

Je viens d’apprendre que le Vaisseau nommé les deux Freres va partir pour aller en France, je profite de cette occasion pour vous souhaiter, ainsi qu’à ma chere Mere, Freres, & Sœurs, une bonne & heureuse année, je prie chaque jour le Seigneur qu’il vous conserve en parfaite santé.

Vous devez avoir re?û un pacquet de mes Lettres, avec une Relation de tout n?tre Voyage, que je vous envoyai le vingt sept Octobre dernier par le Vaisseau nommé le Prince de Conty, vous me recommandez dans toutes les v?tres de ne laisser échaper aucune occasion sans vous écrire c’est mon devoir, je vous obéis, j’aurai soin d’y satisfaire exactement.

Toute notre Communauté est en parfaite santé, nous avons à present neuf pensionnaires, il nous en va venir encore autant aprés les Rois, & nous instruisons un nombre d’externes.

L’on travaille fortement à notre maison, Monsieur Perier, notre Commandant, toujours affectionné à tout ce qui peut nous procurer de la satisfaction, nous promet de nous y loger avant un an, l’ingénieur vint hier nous en montrer le plan, nous ne desirons rien tant que de nous voir en cette maison, afin d’être aussi occupée à l’H?pital à servir les malades, car nous aprenons tous les jours que c’est la plus grande pitié du monde de voir le mauvais arrangement qu’il y a, que la plus grande partie des malades meurent faute de secours.

L’intention de Monsieur le Commandant & des principaux Habitans de cette Ville, est que nous prenions aussi les Filles & les Femmes de mauvaise conduite, cela n’est point encore déterminé de n?tre c?té, mais l’on nous fait entendre que ce seroit un grand bien pour la Collonie, & pour cela on se propose de nous faire b?tir un appartement exprés au bout de n?tre enclos pour y renfermer ses gens-là.

Nous tenons aussi une classe pour instruire les Filles & Femmes Négres & Sauvages, elles viennent tous les jours depuis une heure aprés-midi jusques à deux & demie, vous voyez, mon cher Pere, que nous ne sommes pas inutiles en ce pays, je vous assure que tous nos momens font contez & que nous n’en avons pas un à nous, nous nous sommes chargez depuis peu d’une petite orpheline qui étoit à servir dans une maison o? elle n’avoit pas de trés-bons exemples, c’est encore l’intention du Révérend Pere de Beaubois que nous nous chargions des petites orphelines par charité, & il nous dit pour nous y engager qu’il se charge lui & Monsieur Perier de tous les orphelins.

Enfin nous sommes déterminez à ne nous épargner en rien à tout ce qui pourra être pour la plus grande gloire de Dieu, je suis quelquefois employée aux externes, je ne puis vous exprimer le plaisir que je trouve à instruire ses petites ames & leur aprendre à conno?tre & aimer Dieu, je prie le Seigneur qu’il me face la grace d’y bien réussir.

Dans quelques années nous pourrons avoir besoin qu’il nous vienne encore quelques filles de France, supof? qu’il ne nous soit pas possible de subvenir à tout, quand nous en aurons absolument necessité nous en demanderons.

N?tre Révérende Mere Supérieure a toûjours pour moi mille bontez, elle vous salue ainsi que la Mere Saint Fran?ois Xavier que vous avez vue à Rouen.

Toute n?tre Communauté est d’un contentement qu’on ne peut exprimer, nous allons suivre toute à la fois les fonctions de quatre différentes Communautez, celle des Ursulines, c’est n?tre premier & principal Ordre, celle d’Hospitaliere, celle de Saint Joseph & celle du Refuge, nous t?cherons de nous en acquiter le plus fidellement qu’il nous sera possible.

Je vous supplie de me croire avec un trés-sincere & trés-respectueux attachement,

MON CHER PERE,

V?tre trés-humble & trés-obéïssante Fille & servante Hachard de Saint Stanislas.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans LETTRE

A LA NOUVELLE ORLEANS

Ce vingt-quatrième Avril 1728.

MoN, TRèS-CHER PERE,

J’ai re?û avec bien du plaisir les deux Lettres, que vous avez eu la bonté de m’écrire, dattées des douze & ’vingt Aoust 1727. vous me demandez une explication de l’état du Pays, la situation de n?tre Ville, & enfin tout ce qu’on peut apprendre de ces lieux; mais j’espére avoir sufr?sament prévû à votre intention, par la Relation exacte des petites avantures de tout notre Voyage & de notre arrivée ici, que je vous ai envoyé au mois d’Octobre 1727. & par plusieurs Lettres que j’ay eu l’honneur de vous écrire.

Je croi vous avoir marqué que notre Ville nommée la Nouvelle Orléans, Capitale de toute la Louisienne.. est située sur le bord du Fleuve nommé le Misfisrpy du c?té de s Orient, il est en cet endroit plus large que n’est la Riviere de Seine à Rouen, de notre c?té de ce Fleuve il y a un talut bien conditionné, pour empêcher le débordement du Fleuve dans la Ville, & le long de ce talut, du c?té de la Ville, est un grand fofle pour écouler les eaux qui y descendent, avec des palissades de charpente pour la fermer.

Et de l’autre c?té de ce Fleuve, ce font des bois sauvages dans lesquels il y a quelques petites Cavernes o? logent les esclaves de la Compagnie des Indes; vous voyez par-là que la Carte de l’état de la Lou??enne, dont vous me marquez avoir fait achapt, dans laquelle la Ville de la nouvelle Orléans y est représentée être située sur le bord d’un lac nommé Pontchartrain, éloignée de six lieues du Fleuve du Missisipy, n’est pas exacte, car notre Ville n’est certainement pas située sur le bord d’un lac ; mais bien sur le bord du Fleuve même du Miss?sipy, il est vray que toute la force de ce Fleuve ne passe pas par ici, car audessus de notre Ville, il se sépare & forme trois bras de Riviere qui se rejoignent audessous, & se vont décharger avec rapidité dans le Golfe du Mexique.

Notre Ville est fort belle, bien construite, & régulierement b?tie, autant que je m’y peux conno?tre, & que j’en ai vu le jour de notre arrivée en ce pays, car depuis ce jour-là, nous avons toujours resté dans notre Cloture, quoi qu’avant notre arrivée l’on nous en avoit donné une trés-mauvaise idée, il est vrai que ceux qui nous parloient ainsi n’y étoient pas venus depuis quelques années, qu’on a travaillé & qu’on travaille encor actuellement à la perfectionner.

Les ru?s y sont tres-larges & tirées au cordeau, la grande rue a prés d’une lieu? de longueur, les Maisons fort bien b?ties en Collombage & mortier blanchies en chaud, lambrissées & percées toutes à jour, les dessus des Maisons sont couvertes de bordeaux, qui sont de petites planches taillées en forme d’ardoise, il faut le s?avoir pour le croire, car cette couverture a toute l’aparence & la beauté de l’ardoife, il suffit de vous dire qu’il se chante ici publiquement une chanson, dans laquelle il y a que cette Ville a autant d’apparence que la Ville de Paris, ainsi c’est tout vous dire.

En effet elle est trés-belle, mais outre que je n’ai pas assez d’éloquence pour pouvoir vous per?uader toute la beauté qu’en dit la chanson, c’est que je trouve de la difference entre cette Ville & celle de Paris, elle pouroit persuader gens qui n’auroient jamais vu cette Capitale de France, mais je l’ai vue & la chanson ne me persuadera pas du contraire de ce que j’en pen?e, il est vrai qu’elle s’agrandit journellement, & pourra devenir par la suite aussi belle & grande, que les principales Villes de France, si il y vient encor des ouvriers, & qu’elle devienne peuplée à proportion de sa grandeur.

Les Femmes ignorentes pour leur salut, ne le sont pas pour la vanité, le luxe qu’il y a dans cette Ville fait qu’on n’y distingue personne, tout est d’une égale magnificence-, la pluspart sont réduites à ne vivre avec leur famille que de Saganité, qui est une espèce de bouillie & sont vétu?s d’étoffes de velours ou de damas remplies de rubans, nonobstant la charté, car les étoffes se vendent régulièrement en ce pays trois fois plus qu’en France, les femmes portent icy, comme ailleurs, du blanc & du rouge pour cacher les rides de leur visage, avec des mouches; enfin le démon possede icy un grand empire; mais cela ne nous retire pas l’espérance de le détruire, Dieu aimant, comme il en est une infinité d’exemples, à faire paro?tre sa force dans notre foiblesse, plusl’ennemi est puissant, plus nous sommes encouragées à le combatre, ce qui nous fait plaisir est la docilité des enfans que Ton tourne comme l’on veut, les Naigres sont aussi faciles à instruire, quand une fois ils s?avent parler Fran?ois, il n’en est pas de même des Sauvages, qu’on ne B?tise qu’en tremblant à cause du penchant qu’ils ont au peché, sur tout les femmes, qui sous un air modeste cachent des passions de bête.

N?tre résidence depuis notre arrivée ici, est dans la plus belle maison de la Ville, elle est à deux étages & audessus une mensarde, ’nous y avons tous les appartemens necessaires, six portes pour entrer aux appartemens de bas, il y a partout de grandes croisées, cependant il ny a pas de vitres, mais les ch?ssis sont tendus de toilles fines & claires, qui donnent autant de jours que du verre.

Elle est située à un bout de la Ville, nous y avons une basse cour & un jardin, qui sont bornez & se joignent d’un c?té & d’un bout a de grands Arbres sauvages, d’une hauteur & grosseur prodigieuse, ce qui nous procure dès premiers la visite d’un nombre infini de Maringouins, de Frappes-d’abord, & d’une autre espéce de Mouches ou Bibets avec lesquels je n’ay pas encor fait connoi??ance, & ne les connois par nom ny par surnom, mais seulement de vue, il y en a dans ce moment plusieurs qui voltigent autour de moy & voudroient m’assasiner.

Ces méchans animaux piquent sans miséricorde, nous en sommes assaillis les nuits, & heureusement qu’elles ne paroissent que le soir aprés le Soleil couché, jusques au lendemain au lever du Soleil qu’elles se retirent dans les bois, ce qui nous oblige les nuits de bien clore nos portes & fenêtres, autrement elles ne manqueroient pas de nous venir visiter dans nos lits, & quelque précaution que nous prenions nous ne pouvons nous exempter de porter leurs marques.

La Maison que son nous b?tit est située à l’autre extrémité de la Ville, le Révérend Pere de Beaubois & l’ingénieur de la Compagnie qui en conduisent le dessein, suivant l’idée que nous leur en avons donnée, nous en font souvent voir le plan, elle sera toute de brique & suffisante pour y loger une grande Communauté, il y aura tous les apartemens que nous pourons souhaiter, trés-régulierement I

b?tie, bien lambrissée, avec de grandes croisées & des vitres aux chassis; mais elle n’avance guère, Monsieur Perier, notre Gouverneur & Commandant, nous avoit fait espérer quelle seroit prête à la fin de cette année; mais les ouvriers étant trésrares, nous serons heureuses d’y pouvoir loger & prendre possession de notre Hopital à P?ques 1729. il nous faudra alors de nouveaux secours, je prie le Seigneur qu’il nous envoye de bons sujets.

Monsieur Perier & Madame son Epouse, qui est trés-aimable & d’une grande pieté, nous font l’honneur de nous venir voir souvent, le Lieutenant de Roy est aussi un parfait honnete-homme & ancien Officier, tous nous comblent de toutes sortes de presens, l’on nous a donné deux vaches avec leurs veaux, une truye & ses petits, des poulies et des canards musquez, tout cela commence notre bassecourt, nous y avons aussi des dindes & des oirs, les Habitans voyant que nous ne voulions pas prendre d’argent pour instruire nos Externes, sont pénétrez de reconnoissance & nous aident de tout ce qu’ils peuvent, les marques de protection que nous recevons des principaux du pays nous font respecter de tout le monde, tout cela ne subsisteroit pas, si nous ne soutenions par nos actions, la grande idée que l’on a de nous.

Pendant le Carême nous avons fait gras quatre jours par semaine permis par l’Eglise, & hors le temps de Carême, on ne fait maigre que les Vendredis , nous buvons de la Biere, notre nourriture la plus ordinaire est du Ris au lait, des petites Féves sauvages, de la viande & du poisson; mais en Eté nous mangeons peu de viande, l’on n’en tue que deux fois la semaine, elle n’est pas facile à conserver, la chasse dure tout l’Hyver, qui commence au mois d’Octobre, elle se fait à dix lieues de notre Ville, l’on y prend des bœufs Sauvages en grand nombre qu’on amene ici & aux environs, nous l’achetons trois sols la livre comme le chevreuil, cette viande est meilleure que le bœuf & mouton que vous mangez à Rouen.

Les canards sauvages y sont à trés-bon marché, les Cercelles, Poules-d’eau, les Oirs, & autres Volailles & Gibier y sont aussi trés-communs, nous n’en achetons guére, car nous ne voulons pas nous délicater, enfin c’est un pays charmant tout l’Hyver, & en Eté le poisson y est commun & trés-bon, il y a des hu?tres & des carpes d’une grandeur prodigieuse qui sont délicieuses, à l’égard des autres poissons, il n’en est point en France de cette fa?on, ce sont de grands poissons monstrueux qui sont assez bons, nous mangeons aussi des melons d’eau & des melons fran?ois, des patates qui sont de grosses racines que l’on met cuire dans les cendres comme des marons, cela en a le goût, mais plus sucré, fort moilleux & trés-bon, tout ceci, mon cher Pere, est comme je vous le raporte, je ne vous dis rien dont je n’aye fait f expérience, il s’y mange encor beaucoup de viande, poissons & légumes dont je n’ay point encor gouté, & ne puis vous marquer leur bonté.

Al’égard des fruits du pays, il en est beaucoup que nous ne trouvons pas trés-excellens, excepté les pêches & les figues qui y sont en abondance, on nous en envoye des Habitations une si grande quantité, que nous en saisons des confitures & de la gelée de Mure qui est trés-bonne, le Révérend Pere de Beaubois a un jardin le plus beau de la Ville, il est plein d’Orangers qui portent d’aussi douces & belles Oranges qu’au Cap Fran?ois, il nous en a donné trois cens aigres que nous avons confites. Dieu mercy nous n’avons encor manqué de rien, notre Révérend Pere a soin de pourvoir à nous faire fournir notre nouriture, nous sommes bien mieux que nous n’avions crû l’être, mais ce n’est pas la notre souhait ni l’intention de notre entreprise, notre principal but est d’attirer des ames au Seigneur, & il nous accorde les graces d’y parvenir, notre Révérend Pere nous aide bien en cela, il nous dit tous- les jours la Sainte Messe & nous fait des conférences publiques, si no?s avions le malheur de le perdre, soit par maladie ou autrement, nous serions bien atristées & bien à plaindre.

Ce Révérend Pere nous a fait la semaine Sainte une retraite & à nos Pensionnaires, plusieurs Dames de la Ville s’y sont rendues assidues, elles se sont trouvées quelquefois aux Exhortations & Conférences jusqu’à prés de deux cens, nous avons eu les Le?ons de Ténébres en musique & un Miséreré chaque jour accompagné dinstrumens, notre Mere assistante, qui est madame le Boulenger, s’est signalée en cette occasion, le jour de P?ques à la Messe & au Salut nous y chant?mes des Motets à quatre parties, & la derniere des Fêtes de P?ques nous chant?mes la Messe entiere en musique, les Convents de France, avec tout leur brillant, n’en font pas tant.

Tout cela fait un assez bon effet, & aide beaucoup à attirer le Public, les uns par un commencement de dévotion, & les autres par curiosité, & toujours il s’enfuit un Sermon à la fin, car notre Révérend Pere est d’un zélé admirable, il semble qu’il ait entrepris & qu’il soit certain de convertir tout le monde; mais je vous assure, mon cher Pere, qu’il a encore beau travailler pour y parvenir, car nonseulement la débauche, la mauvaise foy & enfin tous les autres vices régnent ici plus qu’ailleurs, mais encor avec abondance démesurée; pour ce qui est des filles de mauvaise conduite, quoi qu’on les observe de prés & qu’on les punisse sévérement en les mettant sur un cheval de bois, & les faisant fouetter de tous les Soldats du Régiment qui fait la garde en notre Ville, il ne laisse pas d’y en avoir plus qu’il n’en faudroit pour remplir un refuge; l’on fait le Procez à un voleur en deux jours, il est pendu ou roué, soit Blanc, Sauvage ou Négre il n’y a point de distinction, ni de miséricorde.

Notre petite Communauté s’accroit de jour en jour, nous avons vingt Pensionnaires, dont huit ont fait aujourd’hui leur premiere Communion, trois Dames aussi Pensionnaires, & trois Orphelines que nous prenons par charité, nous avons aussi ?ept Esclaves Pensionnaires à instruire pour le

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B?tême & la premiere Communion, avec cela un grand nombre d’Externes, & des Négresses & Sauvageffes qui viennent deux heures par jour pour être instruites, l’usage est de marier ici les filles à l’?ge de douze & quatorze ans, avant n?tre arrivée l’on en avoit marié une quantité sans qu’elles s?ussent combien il y avoit de Dieux, jugez du reste; mais depuis que nous y sommes, l’on n’en marie aucunes qu’elles ne soient venues à nos instructions.

Nous sommes accoûtumées à voir des gens tous noirs, on nous a donné depuis peu deux Pensionnaires Négresses, ?gées de six ans & l’une de dix-sept, pour les instruire à notre Religion, & elles resteront à nous servir; si c’étoit la mode ici que les Négresses portassent des mouches au visage, il faudroit leur en donner de blanches, ce qui feroit un effet assez dr?le.

Vous voyez, mon cher Pere, que voilà dequoi exercer notre zéle, je ne puis vous exprimer le plaisir que nous trouvons à instruire toutes ces jeunesses, il nous suffit de considérer le besoin qu’elles en ont, des Pensionnaires de douze & quinze ans qui n’avoient jamais été en confesse, ni même à la Messe, élevées dans leur habitation, éloignées de cinq & six lieues de cette Ville & par conséquent sans aucun secours spirituel, enfin elles n’avoient jamais entendu parler de Dieu: quand nous leur disons des choses les plus communes, ce sont pour elles des oracles qui sortent de nos bouches ; nous avons la consolation de trouver en elles beaucoup de docilité & de grandes ardeurs d’être instruites, & toutes voudroient être Religieuses, ce qui n’est pas du goût du Révérend Pere de Beaubois, notre trés-digne Supérieur, il trouve plus à propos qu’elles deviennent des meres Chrétiennes, afin d’établir dans le pays la Religion par leurs bons exemples.

Je suis toujours trés-contente d’être en ce pays & dans ma vocation, & ce qui redouble ma joye est de voir approcher le temps de ma Profession, je ne puis vous exprimer le plaisir que j’aurai de prononcer mes Vœux dans une terre Etrangére, o? le Christianisme est presque inconnu; il est vrai qu’il y a bien d’honnêtes gens selon le monde, mais il n’y a pas la moindre apparence de dévotion, ni même de Christianisme; que nous serions heureuses si nous pouvions l’y établir, avec l’aide que nous avons de notre Révérend Pere Supérieur & de quelques Religieux Capucins qui s’y employent pareillement, & y font de leur c?té aussi tout leur possible, je vous assure que nous n’y épargnons rien.

Je ne puis me dispenser de vous faire part de la triste avanture arrivée à nos deux Révérends Peres Tartarin & Doutrelo, nos dignes conducteurs de voyage, nous venons d’aprendre, par leurs Lettres, qu’à vingt lieues des Illinois, le Canot dans lequel étoit le Révérend Pere Doutrelo passant une Riviere a péri, il se sauva en chemise à la nage, il a perdu toute sa Chapelle, ses habits & tout son Equipage, il avoit fait cinq cens lieu?s assez heureusement, pour faire ainsi naufrage au Port, il n’arriva rien au Révérend Pere Tartarin, qui étoit dans un autre Canot, & qui usa de charité, ayant deux Soutanes, il lui en donna une, ainsi du reste.

Puisque insensiblement me voila conduite jusques aux Illinois, je vous dirai, mon cher Pere, que le Révérend Pere Boullenger, qui y est, demande des Religieuses pour y faire un établissement, il en a écrit pour cela à la Mere Boullenger sa Sœur, qui lui a répondu n’avoir point encor assez de vocation, pour s’éloigner plus loin que la Nouvelle Orleans, & que cela lui pourra venir dans quelques années; mais quoi quelle seroit trés-zélée à vouloir aprendre le Christianisme à ses pauvres sauvages Illinois, dont la plûpart comme ceux-ci n’ont jamais entendu parler de Dieu, j’espére qu’elle ne nous quittera pas, ayant ici assez dequoi exercer sa charité, nous ne sommes pas trop, & je vous assure que nous sommes toutes occupées depuis le matin jusques au soir, nousn’avons pas un moment à nous, celui de vous écrire, je le prens sur mon repos de la nuit.

Monsieur Perier, notre Commandant, nous a fait faire ici il y a quelques jours une prison, pour y placer une Dame de nos Pensionnaires, qu’il nous avoit lui-même donnée étant séparée d’avec son mary; mais comme cette Dame commen?oit à s’ennuyer au Convent & à vouloir avoir un commerce secret avec un séculier, il la fait emprisonner avec le consentement de son mary, en attendant qu’on puisse la renvoyer en France; voilà de la maniere qu’on en use icy.

Je vous ay marqué par une de mes précédentes Lettres, que Monsieur Robert Cavelier Sieur de la Salle, natif de Rouen, étoit venu en 1676. & i685. par ordre du Roy Louis quatorze, en ce pays de la Louisienne, en qualité de Vice-Roy du Missisipy, avec nombre de personnes de la même Ville de Rouen, pour en faire la premiere découverte; voilà tout ce que j’en s?avois alors, mais depuis j’en ai apris d’autres circonstances qui vous feront plaisir.

Le Roy informé de cette premiere découverte faite par Monsieur de la Salle, des Terres du Missisipy en l’année 1676. de l’estime qu’il s’étoit acquis des Sauvages, qu’il étoit aimé des Illinois, des Hurons & de la plûpart des autres Nations du Missisipy, & qu’il avoit trouvé le moyen de se faire craindre & respecter des Irroquois, Nation la plus cruelle & la plus barbare de toute l’Amérique, puisqu’ils mangent les Blancs, le nomma en 1684. Vice-Roy de la Louisienne, lui permit de lever des troupes, luy donna quatre Vaisseaux commandez par le Capitaine Beaujeu, & rembarquement se fit à la Rochelle vers le mois de Juillet de ladite année 1684.

Monsieur de la Salle mena quand luy des ouvriers de tous métiers pour faire un établissement, six Missionnaires Apostoliques; s?avoir trois Ecclesiastiques & trois Religieux Recolets, les Ecclesiastiques étoient Monsieur Jean Cavelierson Frère,. Monsieur Fran?ois de Chefdeville son Parent, qui sortoit de Saint Sulpice à Paris, & Monsieur d’Aimanville, qui sortoit auffide Saint Sulpice; les trois Religieux étoient les Peres Zenoble, Anastase & Maxime, & un grand nombre de Volontaires qui s’étoient presentez pour venir avec lui, tous jeunes gens choisis, enfans de Famille natifs de Rouen, qui étoient entr’autres les Sieurs Cavelier & Crevel du Moranger, ses Neveux, Henry de Chefdeville, Frere de rEcclesiastique, & Desloges, ses Parents, Oris, Bihorel, de Clere, Planterose, le Carpentier, Thibault, Teffier, le Gras, Minet, de Ville Perdry, Davault, Hurié, Talion, Gayen, le Noir, l’Archevêque, Liotot, de Marie, Hians, Munier, Joustel, Duhault Freres, des Liettes, le Clerc, Dumesnil, Saget & beaucoup d’autres au nombre de viron deux cens cinquante, y compris cent soldats & leurs Officiers, dont Monsieur de la Sablonniere étoit le Lieutenant, le Sieur Henry de Chefdeville, ?gé de dix-huit ans, mourut de maladie dans le Vaisseau, aprés trois mois de Navigation.

II avoit projeté d’aborder par l’embouchure du Fleuve duMissisipy; mais quelque mésintelligence, qui arriva sur la route entre Monsieur de la Salle & le Sieur de Beaujeu, Capitaine du Vaisseau du Roy, occasionna qu’ils ne purent trouver cette embouchure, & Monsieur de la Salle se trouva forcé de débarquer avec sa troupe à viron cent cinquante lieues plus bas du c?te del’Occident, entre ce fleuve & la Nouvelle Espagne, territoire de l’Amérique, occupée par les Espagnols, dans lequel il y a plusieurs mines d’or & d’argent, qui produisent au Roy d’Espagne tous les ans un profit trésconsidérable, le Sieur de Beaujeu abandonna en cet endroit Monsieur de la Salle, & retourna en France avec son Vaisseau.

Monsieur de la Salle & sa troupe montérent ensuite fort avant dans le païs, & aprés avoir traversé nombre de Rivieres, Forêts & Campagnes, ils se trouvérent prés le fort des Illinois, lieu que l’on nomme aujourd’hui le petit Rocher, sans approcher de notre canton-, il est vray qu’en ce temps-là il n’y avoit point ici de Ville de la Nouvelle Orléans, c étoit un lieu desert & champêtre, jusques au temps de la Régence de Monsieur le Duc d’Orléans, qu’on a jetté les premiers fondemens de cette Ville, & c’est à ce sujet qu’on la nommée la Nouvelle Orleans, & n’a eu apparence de Ville que depuis l’année 1723. qu’on y a travaillé autant qu’on a pû trouver des ouvriers.

Revenons à Monsieur de la Salle, comme ce brave Capitaine s?avoit se faire craindre, & estimer des Sauvages, il sembloit que tout favorisoit affez son entreprise; mais au mois de Mars 1687. un jour qu’il se disposoit à envoyer Monsieur Gavelier Prêtre son Frere en France, pour informer le Roy de l’état de son entreprise, il fut assassiné par le complot funeste de cinq de ses gens, par une espèce de jalousie, le crime de Duhault, qui lui donna le cruel coup de mort, ne demeura pas impuny, car peu de temps aprés, Hians lui reprochant sa perfidie, le tua, & les quatre autres complices sont depuis morts malheureusement dans ce pays, n’ayant osé repasser en France.

Aprés que cette troupe eut perdu ce brave Capitaine, qui avoit seul la connoissance du pays, elle se trouva également désorientée & désolée, & se dispersa -, Monsieur Cavelier Prêtre, le Sieur Cavelier son Neveu, ?gé de seize ans, le Pere Anaslase, Recolet, & les Sieurs Joustel & Teslier, résolurent de retourner en France, & passant au Village des Accanas, ils y trouvérent une Habitation dans laquelle étoient les nommez Couture, charpentier, & Delaunay, cuisinier, tous deux natifs de Rouen, que Monsieur Tonty, Commandant alors le Fort de Saint Louis chez les Illinois, avoit laissez dans

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ce poste pour le garder, & ils prirent ensuite la route du Canada, passerent par le Fort-Louis, MontReal, & Quebec, o? ils s’embarquérent pour retourner en France.

Les Sieurs Desloges, Oris, Thibault, le Gras, Liotot & le Carpentier, surent tuez par les Sauvages, & le reste de la troupe se retira aussi chacun de leur c?té, excepté Monsieur de Chefdeville, Prêtre Missionnaire, qui resta au même lieu du Rocher, jusques au mois d’Avril 1688. qu’il avan?a du c?té des Illinois, vers les Irroquois, o? il b?tisa & convertit grand nombre d’ames à Dieu, puis il est décédé dans un Village en odeur de Sainteté, pour être couronné dans le Ciel en récompense du zéle ardent qu’il a fait paro?tre pour le salut des ames de ses pauvres Sauvages, ayant été un des premiers qui a eu la consolation d’ouvrir le Ciel aux premiers Chrétiens & Saints de cette Nation.

C’est ainsi que la noble & glorieuse entreprise de Monsieur de la Salle a échoué, & sans cette perfidie, il auroit découvert dès ce temps-là tout le pays du Missisipy, auquel il avoit donné le nom de la Louisienne, & il auroit eu une infinité de Familles qui seroient venus de France & du Canada s’y établir & y planter la Foy, un de ceux qui étoit de la Compagnie de Monsieur de la Salle au Rocher, nommé Desliettes, qui resta au même lieu du Rocher, & qui n’y est mort que depuis deux ans, a rapporté cecy de la maniere que j’ai l’honneur de vous le marquer, voilà tout ce que j’en ai pû aprendre.

Votre Ville de Roiien ne se glorisie-t’elle point, mon cher Pere, de l’honneur qu’elle a que ?’a été Monsieur de la Salle & sa Compagnie, presque tous gens natifs de cette Ville, qui ont fait la premiere découverte du Missisipy, Monsieur de Chefdeville, Prêtre Missionnaire, qui a planté des premiers la Foy, & enfin aujourd’hui des Religieux et Religieuses Ursulines de la même Ville, qui travaillent de tout leur possible à l’instruction & salut des ames de ses pauvres Sauvages; voilà dequoy exalter vos Citoyens, & les engager d’aller encor à la découverte des autres Terres inconnues, & d’y porter le Christianisme, je ne s?ay si c’est à cette occasion ou autrement que les Sauvages de la Louisienne font tant d’estime des Normands, ils considérent cette Province plus qu’aucune des autres, & les reconnoiflent capables de réussir dans toutes leurs entreprises; si on leur parloit des Conquêtes des Ducs de Normandie, les bravoures des Normands à la Terre Sainte lors des Croisades, leurs Conquêtes du Royaume d’Angleterre & autres, ils en seroient encor bien autrement convaincus; mais nous ne sommes pas icy pour cela, si ils les veulent s?avoir qu’ils s’en informent à d’autres, o? lisent les Histoires.

Je serois curieuse de s?avoir, & je vous prie de vouloir bien vous informer de quelle famille étoit ce Monsieur Fran?ois de Chefdeville, Prêtre Missionnaire, j’ay entendu dire plusieurs fois à mon Grand-Pere &à notre Cousin Autin, Capucin, que nous étions parens de Monsieur Chefdeville, Marchand à Rouen, lequel avoit, je croy, deux fils Religieux Capucins & une fille Religieuse à Saint Fran?ois, je croi que c’est elle que j’ai l’honneur de conno?tre, elle étoit la Mere Vicaire quand j’ay party de Rouen, nous pourrions être de la même famille, il vous est facile de le s?avoir du Révérend Pere Autin, Prieur des Religieux de Saint Antoine, si il est encor vivant, o? consulter la Généalogie que vous avez de notre famille, si nous sommes alliez, ce doit être du c?té de Monsieur Autin, ou de Monsieur Dumontier, vivant Ma?tres des Comptes, & si cela est comme je le pense, d’avoir la bonté de me le mander par la premiere de vos Lettres, car je souhaiterais bien être allié de ce Saint Missionnaire, étant obligé de faire du bien plût?tà ses parens qu’à autres, j’espérerais avoir plus de part aux Saintes Prieres qu’il fait au Seigneur dans le Ciel.

Vous trouverez cy-joint une Lettre que notre trés-Révérende & aimable Mere Superieure vous écrit, je vous assure, mon cher Pere, qu’elle a toujours, ainsi que toutes nos Meres, mille & mille bontez pour moy, il ne m’est pas possible de vous les exprimer, je ne puis me lasser de vous dire que plus je vais en avant, plus je me trouve heureuse d’avoir écouté la voix du Seigneur, lorsqu’il m’appeloit à une ?? sainte Vocation, je souhaiterais que toutes mes Sœurs prissent le même party; je suis réjouie d’apprendre que ma Sœur Elisabeth continue de rester à Saint Fran?ois avec ma Sœur la Religieuse, plus elle y restera mieux elle s’y trouvera; car dans la Religion, il semble quelle ne represente à nos yeux que des épines, mais aprés en avoir fait l’expérience, ces épines se trouvent changées en roses-, à l’égard de ma Sœur Louison, je prie chaque jour le Seigneur de me faire la grace d’apprendre par votre premiere Lettre fa Profession au Val de Grace, ce ?era pour moy une vraye joye.

J’avois écrit cette Lettre jusques à cet endroit, afin, mon cher Pere, qu’elle fut prête à vous l’envoyer dans le premier B?timent qui partiroit pour France ; mais n’en étant point parti, & cejourd’hui 8. May 1728. apprenant qu’il y en a un prêt à mettre à la Voille je l’acheve présentement ; je n’ai rien de nouveau à vous marquer, sinon que j’ai eu depuis plusieurs jours quelques accès de fiévre, je pris hier, pour m’en guérir, de l’émétique, c’est la médecine ordinaire de ce pays.

Notre Révérende Mere & chére Supérieure est toujours indisposée, & nos autres Meres se portent parfaitement bien, elles m’ont toutes chargée de vous assurer de leurs civilitez.

Nous sommes debarassées de la Dame dont je vous parle cy-dessus être prisonniere chez nous, un Conseiller de ce pays s’étant échapé de dire qu’il la vouloit bien prendre chez lui, Monsieur Perier, notre Commandant, l’a fait conduire en sa maison, & la chargé-de cette garde.

Je prie tous les jours le Seigneur qu’il vous conserve tous en parfaite santé, & suis du plus profond de mon cœur trés-respectueusement,

MON CHER PERE,

V?tre trés-humble & trés-obéissante Fille & Servante Hachard, de Saint Stanislas.

Permis d’Imprimer à ’Efi?en ce 2. d’Oétobre 1728.

DE HOUPEVILLE.

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans NOTES.

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^Mémoire concernant Véglise de la Louisiane (1722-1728), du 21 novembre 1728.

Par ordonnance de Messieurs les Commissaires du Conseil du 16 Mai 1722, rendue sur le consentement de M. l’Evêque de Quebec, la province de la Louisiane fut divisée en trois juridictions spirituelles.

La premiere devoit comprendre tout le pays qui se trouve en remontant le fleuve St Louis depuis la mer jusques à la hauteur de l’entrée de la riviere d’Ouabache dans le fleuve St Louis; Et toute la partie de l’ouest de ce fleuve dans ladite étendue de Pays. Les églises et les missions de cette juridiction devoient être desservies par les capucins et leur supérieur devoit toujours être grand vicaire de M. l’Evêque de Quebec dans ce département et resider à la Nouvelle Orleans.

La seconde juridiction devoit s’étendre sur tout le pays qui se trouve dans le haut de la province depuis la riviere d’Ouabache, et devoit appartenir aux Jesuites dont le supérieur résidant aux Illinois devoit toujours être aussi grand vicaire de M. l’Evêque de Quebec dans cette partie.

La troisième devoit s’étendre sur tout le pays qui se trouve à l’est du fleuve depuis la mer jusques à Ouabache et devoit être donnée aux Carmes dont le supérieur seroit également grand vicaire et se tiendrait ordinairement à la Mobile.

Dans la même année 1722, les Capucins prirent possession de leur district.

Les Jesuites étoient déjà établis depuis longtemps dans le leur.

Les Carmes étoient à la Mobile, mais M. l’Evêque de Quebec peu satisfait de leur conduite, réunit leur juridiction à celle des Capucins par ordonnance du 19 decembre 1722, et ils repasserent en France.

Au mois de decembre 1723, la Compagnie jugeant que les Capucins ne pouvoient fournir assez de religieux pour remplir toutes les cures et toutes les missions dans une partie aussi vaste que celle qui venoit de leur être donnée, fit borner leur juridiction aux Natchez; leur laissant tout le pays depuis ce poste en descendant le fleuve, tant à l’ouest qu’à l’est; et donnant le surplus aux Jésuites, qui, dans ce département, avoient pour cooperateurs deux prêtres des missions étrangères.

Cette disposition effraya les Capucins, ils demanderent sûreté pour ce qui leur restoit; quoique ce qui leur restoit comprit une très grande étendue de pays et le plus peuplé. La Compagnie pour les tranquilliser expedia, le 27 Juin 1725, une ordonnance portant que toutes les cures et missions établies et à établir dans le pays reservé en dernier lieu aux Capucins seroient par eux remplies sans qu’il put y être placé aucuns autres religieux ni prêtres, si ce n’étoit de leur consentement. Ce qui fut selon leur desir confirmé par un brevet du Roi du 25 Juillet 1725.

Mais les Capucins avoient plus de zele qu’ils ne pouvoient fournir de monde. La paroisse de Champagne d’o? viennent ceux de la Louisiane est petite et sterile en sujets. La Compagnie donc voyant qu’ils ne donnoient pas autant de religieux qu’il etoit necessaire pour remplir les postes ecclesiastiques de leur district, et sachant d’ailleurs qu’ils étoient peu propres aux missions chez les sauvages, jugea qu’il falloit absolument établir un nouveau partage, qui convenant au caractere et aux talents particuliers des deux ordres, rendit desormais invariable leur état. Elle prit le parti de fixer dans tous les postes fran?ois les Capucins, et de charger les Jesuites de la conduite spirituelle des sauvages, sous le bon plaisir de l’évêque de Quebec, qui a fort approuvé cet arrangement par ses lettres.

En consequence elle passa un traité, le 20 fevrier 1726, avec les Peres Jésuites, par lequel ils s’engagerent de fournir des missionnaires, non seulement dans tous les lieux de leur district, mais encore chez les nations sauvages, o? il seroit de l’interêt de la religion et de l’Etat de les établir dans l’étendue auparavant attribuée aux Capucins.

On ne put se dispenser d’accorder par ce traité au supérieur des missions jesuites un hospice à la Nouvelle Orleans. Il ne scauroit recevoir que là ce qui vient de France pour ses missions. Ce n’est que cette residence là non plus qui le mette à portée de rendre compte au commandant gênerai et au Conseil de ce que ces missionnaires lui apprennent touchant les dispositions des sauvages, dont l’amitié fait notre sûreté. Mais la Compagnie n’accorda cet hospice au supérieur des Jesuites qu’à condition qu’il n’y feroit aucunes fonctions ecclesiastiques sans le consentement des Capucins.

Au mois de decembre 1726, il partit de France le nombre de Jesuites necessaire pour remplir les missions qu’ils étoient convenus d’établir. Leur arrivée à la Nouvelle Orleans et la publication de leur traité causerent d’abord aux Capucins beaucoup de jalousie; mais comme cette jalousie étoit mal fondée, on leur fit bien entendre raison et tout auroit été tranquille si le P. de Beaubois, supérieur des missions jesuites, eut été ponctuel à tenir ses engagements. Il étoit convenu en dressant les articles du traité avec la Compagnie de la condition

Relation du voyage des dames religieuses Ursulines de Rouen à la Nouvelle-Orléans expresse qu’il ne feroit à la Nouvelle Orleans aucune fonction ecclesiastique sans le consentement des Capucins. Il avoit signé avec ses supérieurs le même traité portant cette condition. 11 avoit promis à M. de Mornai, alors coadjuteur et aujourd’hui évêque de Quebec, de s’y conformer fidèlement. Il avoit enfin ecrit au P. Rapha?l supérieur des Capucins, qu’il alloit bientost se rendre à la Nouvelle Orleans, pour y vivre en simple particulier; Et cependant, pendant tout ce temps-là, il faisoitagirà Quebec auprès de l’évêque pour se faire accorder la qualité et l’autorité de son grand vicaire, même pour la Nouvelle Orleans.

Arrivé dans cette ville avec la reponse de l’évêque, qui n’étoit tout au plus qu’un simple acquiescement à sa demande, il pretendit que cet acquiescement étoit un ordre absolu, un commandement de ma?tre. Il déposa sur ce pied là au greffe public la lettre du prelat; il se porta hautement pour grand vicaire; en exer?a les fonctions; se fit supérieur de la communauté des Ursulines et s’y empara de toute l’autorité. La Compagnie à la preuve de tous ces faits et du scandale qui en resulta; Et ces preuves sont telles que les supérieurs du P. de Beaubois l’on déposé et revoqué tout simplement après les avoir lues.

Cette revocation étoit d’autant plus necessaire que les capucins demandoient serieusement de repasser tous en France, si le P. de Beaubois restoit; Que M. de Mornai à qui Monseigneur de Quebec avoit conféré toute son autorité sur l’eglise de la Louisiane exigeoitde la Compagnie la sortie de ce pere; Et que M. de la Chaise, avec qui il étoit excessivement brouillé, ne le pouvoit plus souffrir. Suivant les dernières lettres de M. delà Chaise et celles du P. Rapha?l il y avoit tout lieu d’esperer une bonne intelligence entre les deux ordres. Le P. Petit qui succède au P. de Beaubois, étant à ce qu’on assure, d’un caractère très moderé et très circonspect.

On croit devoir mettre ici la liste des missionnaires et des lieux o? ils travaillent.

CAPUCINS:

Le P. Rapha?l, Vicaire général de M. l’évèque de Quebec

et curé de la ville. ... \ Le P. Hyacinthe, Vicaire ... > à la Nouvelle Orleans. Le P. Cécile, Ma?tre d’école . . )

Le P. Théodore aux Chapitoulas

Le P. Philippe au Village Allemand

Le P. Gaspard à la Balize

Le P. Mathias à la Mobile

Le P. Maximin aux Natchitoches

Le P. Philbert aux Natchez

Le P. Victorin, recollet, uni aux capucins aux Apalaches.

J?SUITES:

Le P. Petit, supérieur .... à la Nouvelle Orleans

Le P. Poisson aux Akansas

Le P. Doutreleau ...... à Ouabache

Le P. Petit était aux Chactas. 11 y aura un nouveau missionnaire aux Caïouïtas. Messieurs Taumar et Mercier prêtres des Missions étrangères sont avec les Jesuites aux Kaokias et Tamarois.

Pe P. Tartarin Le P. Le Boulenger Le P. Guimoneau. Le P. Sou?l . . . Le P. Beaudoum . Le P. Guienne . .

aux Metchigamias aux Yasous aux Chicachas aux Alibamous.

aux Kaskakias

M. Perier s’exprime ainsi sur les Jesuites de la Louisiane dans sa dernière lettre du 14 août 1728. Tout le monde se loue des Jésuites des postes o? ils sont. Je dois vous dire qu’ils y font beaucoup de bien. Les postes qui étoient les plus débordés, comme les Alibamous et les Yasous sont tout à fait changés.

La Compagnie ne s’étoit pas bornée a assurer les secours spirituels aux fran?ois et à procurer la conversion des sauvages, elle avoit encore en vue de mettre en régie l’hopital de la Nouvelle Orleans et d’en charger des personnes capables de travailler efficacement au soulagement des malades. Elle chercha donc pendant longtemps des sœurs grises, mais les difficultés qu’elle rencontra à en obtenir, la détermina à accepter les propositions que lui fit le P. de Beaubois de lui donner des Ursulines, qui se chargeroient du soin des infirmes.

Le i3 septembre 1726, la Compagnie signa un traité pour rétablissement de six religieuses de cet ordre dans cet h?pital (1). Elle leur laissa en même temps la liberté de travailler à l’éducation de la jeunesse de leur sexe, mais à condition que le service des malades qui étoit le principal objet de leur mission ne seroit jamais negligé.

Ces religienses arriverent à la Louisiane au mois de juillet 1727; le logement de l’hopital ne se trouvant pas en état de les recevoir, on leur donna une maison particulière, o? elles commencérent à instruire dejeunes filles avec un succez qui causa beaucoup de satisfaction à la colonie.

Si les ordres de la Compagnie ont été executés leur logement doit être fini à présent. ? CArch. du Min. de la Mar.)

(1) En 1770, une bulle du Pape dispensa les Ursulines du service d’hospitalières. Le roi d’Espagne accorda à deux de ces religieuses, à la même époque, une subvention de 16 pistoles par mois (80 francs).

II.

Extrait d’un placet, du 3o octobre 1721, envoyé au Ministre j 7 .

par l’entremise de Messieurs Perier et Salmon.

Le Pere d’Avangour represente que l’établissement des Religieuses Ursulines formé à la Nouvelle Orleans, en 1727, est une œuvre des plus utiles pour la colonie, o? estant arrivées elles ouvrirent une ecole publique pour les jeunes filles, qui se trouverent au nombre de 40, en ?ge et en état d’y aller tous les jours. Elles prirent aussi 24 pensionnaires, et en 1728, elles se chargerent des orphelines qui se trouverent à la Nouvelle Orleans et aux environs, qu’ellee retirerent et éleverent par charité La Compagnie voulut y entrer dans la suite et ordonna qu’on remit chaque année aux religieuses i5o livres par chaque orpheline qu’elles retireroient sur l’ordre du commandant.

L’objet de cet établissement a été d’avoir dans la colonie, des religieuses pour élever la jeunesse, faire les fonctions d’hospitalières et avoir soin de l’hopital.

La Compagnie fixe à six de ces religieuses six cents livres par an à chacune, outre une gratification de 3,ooo livres qui leur fut accordée pour les frais de leur voyage.

Quoique la Compagnie n’en pay?t que six, elles partirent en plus grand nombre, et n’ont pas été moins de huit.’ Elles sont surchargées de travail et ont besoin de secours surtout si le projet de l’établissement d’une maison de force a lieu.

La Compagnie devoit envoyer cinq ou six autres cette année; on pourrait l’executer de même, sans qu’il en coûte rien au Roi; la demi année des six religieuses qui va échoir suffisant pour les frais de leur voyage à la Rochelle et de leur embarquement.

Supplie d’ajouter mille livres par an aux trois mille six cens qui leur sont accordées, afin que cette communauté puisse subsister et ne point importuner dans la suite; moyennant laquelle somme elles seront obligées d’entretenir douze religieuses.

Outre cette augmentation qui sera telle que Monseigneur le jugera à propos, elles ne demandent que le passage de leurs religieuses; soit celles qui seront envoyées à la Louisiane, soit celles qui seront obligées de quitter la colonie, et le fret d’un tonneau par an.

Elles esperent par une protection particulière la confirmation en franc aleu de la terre qui leur a été concédée à la Nouvelle Orleans et d’être maintenues dans les droits et privileges de leur institut, comme elles en jouissent en France.

Arch. du Min. de la Mar.

III.

L’officier eue Madeleine Hachard appelle Duverger se nommait Devergès. (V., aux Arch. du Min. de la Mar., un procèsverbal du i5 avril 1731 sur le fort et les accroissements de la Balise.)

IV.

Le P. Doutreleau, que Madeleine Hachard appelle Doutrelo, fut envoyé en mission aux Illinois. En 1729, il profita de la saison des chasses pour venir régler quelques affaires à la Nouvelle-Orléans. Le 1" janvier 1730, au moment o? il disait la messe à l’entrée de la rivière des Yasous, il fut tra?treusement attaqué par les Sauvages. Un de ses serviteurs tomba mort à ses c?tés, un autre eut la jambe fracassée par une balle, lui-même fut blessé. Il prit son calice, sa patène et, couvert de ses habits sacerdotaux, se sauva dans une pirogue o? se trouvaient déjà deux de ses compagnons. Il atteignit sans autre accident sa destination, mais non sans avoir été longtemps poursuivi, d’abord par les Yasous, puis par les Natchez.

Cela se passait au moment du massacre des Fran?ais par les Natchez. Ce drame fut provoqué par l’avidité et la dureté du commandant Chepar.

Charlevoix, Hist. et descript. gén. de la Nouvelle France, t. IV, pp. 442 et seq., éd. in-12 de 1744. Bossu, Nouveaux Voyages aux Indes Occidentales, irt part., pp. 54 et seq. Paris, 1768.

V

Le F. Crucy, que son ?ge et son caractère enjoué rapprochaient de Madeleine Hachard, fut envoyé au poste des Natchez. Il mourut presque subitement d’une insolation, en 1729, deux jours avant le massacre des Fran?ais.

VI

La maison provisoirement affectée aux Ursulines était celle que Bienville venait de quitter. Elle était située au Sud-Ouest, entre les rues de Bienville, Roïale, Saint-Louis et de Chartres. Le monastère est à l’autre extrémité de la ville, à l’angle formé parle c?té Sud de la rue de l’Arsenal. (V, la Carte de Belin, in Charlevoix, t. IV.)

Ce monastère devait être terminé en 1728 : Le 8 décembre 1731, l’intendant Salmon écrivait au Ministre:

? La maison destinée pour loger les religieuses Ursulines dont nous vous envoyons le plan n’est pas achevée, il reste à faire les couvertures en tuile et les remblais de terre jusqu’à l’élévation du sol ; les planchers, escaliers, portes, croisées, ferrures, vitrages et autres ouvrages nécessaires pour pouvoir les loger et on y travaille actuellement. Je pense que n’étant que six ou huit religieuses elles auroient suffisamment pour leur parloir, réfectoire, cuisine et dépense de la moitié du rez de chaussée et qu’on pourroit placer les malades dans l’autre moitié de ce rez de chaussée, en rompant quelques cloisons pour en faire des Salles pour les malades. Les religieuses auroient en outre de cela le premier et le second étage entier pour faire leur celules, celles de leurs pensionnaires et des orphelines qui sont actuellement chez elles au nombre de trente; et pour chacune desquelles la Compagnie paye 15o livres de pension pour nourriture et entretien.

■< II est à observer que la Compagnie a fait en cela un grand acte de charité en retirant ces orphelines qui étoient la plupart des enfans dont les parens ont été tués aux Natchez. Elles ont une bonne éducation dans cette maison. On en a déjà marié quelques-unes; c’est un bien pour cette colonnie, au lieu que ?’auroit été autant d’enfans perdues si on ne les avoit pas retirées dans cette maison.

? II y a lieu d’espérer que Monseigneur voudra bien continuer cet acte de charité et saire un fond à cet effet. ?

(Arch. du Min. de la Mar.)

odchevé d’imprimer

POUR M. GABRIEL GRAVIER

PAR E. CAGNIARD, A ROUEN,

LE TRENTE ET UN MAI MIL HUIT CENT SOIXANTE-DOUZE.

Notes

  1. Capuchin A Catholic friar.




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Source

Cable, George Washington. "Posson Jone’" and Père Rapha?l: With a New Word Setting Forth How and Why the Two Tales Are One. Illus. Stanley M. Arthurs. New York: Charles Scribner’s Sons, 1909. Google Books. Web. 27 Feb. 2012. <http://books. google.com/books?id=bzhLAAAAIAAJ>.

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